Œuvres du R.P. Henri-Dominique Lacordaire/Tome II/Préface

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PRÉFACE



Le péché originel a fait à l’homme trois blessures guérissables dès ce monde par l’effet de la Rédemption, savoir : la concupiscence, l’ignorance et l’erreur ; la concupiscence, qui le détache de Dieu en le portant avec frénésie vers tous les objets sensibles ; l’ignorance, qui l’en sépare par les ténèbres qu’elle amasse dans son esprit sur la nature et l’action divines ; l’erreur, qui l’attire et le retient par une fausse lumière loin du centre éclatant de la justice et de la vérité. Ces trois foyers de mal, qui nous sont transmis avec la vie, pour être notre épreuve et la source de notre mérite, sont incessamment combattus, au nom de Jésus-Christ, par les Sacrements et la parole dont l’Église catholique est l’active dépositaire. Au moyen des Sacrements, elle purifie notre cœur en y appelant une effusion de l’éternelle sainteté qui est en Dieu ; elle dissipe les ombres qui assiègent notre intelligence, en y faisant pénétrer une lumière supérieure à celle de la nature ; elle assure notre faible logique contre les ruses d’une déduction trompeuse, en lui communiquant la droiture de l’humilité : mais, à cette action intérieure qu’elle exerce sur notre âme, Dieu a voulu qu’elle joignît l’action extérieure de la parole, parce que rien de ce qui regarde l’homme ne doit être purement spirituel, l’homme étant à la fois, partout et toujours, chair et esprit. Et de même que les Sacrements sont destinés à produire un triple effet de pureté, de lumière et de rectitude, la parole de l’Église est préparée, dans les conseils de Dieu, pour sanctifier, éclairer et détromper l’homme. De là une triple prédication : la prédication des mœurs, qui combat la concupiscence ; la prédication d’enseignement, qui combat l’ignorance ; la prédication de controverse, qui combat l’erreur.

Quand Jésus-Christ disait au peuple : Bienheureux les pauvres en esprit[1] ! c’était la prédication de mœurs. Quand il disait au Pharisien venu dans la nuit pour le sonder : Si l’on ne renaît par l’eau et l’esprit, l’on ne peut entrer dans le royaume du ciel[2] ; c’était la prédication d’enseignement. Quand il répondait aux sadducéens, désireux de l’embarrasser sur la résurrection des morts : N’avez-vous pas lu ce que Dieu a dit : Je suis le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob ? or il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants[3] ; c’était la prédication de controverse.

Ces trois prédications sont perpétuelles dans l’Église, parce qu’elle a toujours en sa présence des hommes faibles, des hommes ignorants, des hommes trompés. Mais, à la différence des passions, qui demeurent constamment les mêmes, ou qui, du moins, ne subissent que d’apparentes modifications, l’ignorance et l’erreur varient presqu’à l’infini, revêtues tour à tour des habits de la barbarie, de la civilisation, de la décadence, et empruntant aux peuples, pour les endormir ou les subjuguer, leur propre tempérament et leur génie natif. C’est l’ancien serpent de la perdition, qui change de couleur au soleil de chaque siècle. Aussi, tandis que la prédication de mœurs ne subit guère que des diversités de style, il faut que la prédication d’enseignement et de controverse, souple autant que l’ignorance, subtile autant que l’erreur, imite leur puissante versatilité, et les pousse, avec des armes sans cesse renouvelées, dans les bras de l’immuable vérité.

Les Conférences que nous publions n’appartiennent précisément ni à l’enseignement dogmatique ni à la controverse pure. Mélange de l’une et de l’autre, de la parole qui instruit et de la parole qui discute, destinées à un pays où l’ignorance religieuse et la culture de l’esprit vont d’un pas égal, et où l’erreur est plus hardie que savante et profonde, nous avons essayé d’y parler des choses divines dans une langue qui allât au cœur et à la situation de nos contemporains. Dieu nous avait préparé à cette tâche en permettant que nous vécussions d’assez longues années dans l’oubli de son amour, emporté sur ces mêmes voies qu’il nous destinait à reprendre un jour dans un sens opposé ; en sorte qu’il ne nous a fallu, pour parler comme nous l’avons fait, qu’un peu de mémoire et d’oreille, et que nous tenir, dans le lointain de nous-même, en unisson avec un siècle dont nous avions tout aimé. De là, je le présume, les sympathies qu’on nous a prodiguées, et aussi les voix accusatrices qui nous ont poursuivi. Les uns nous ont traité comme un frère aventuré dans les régions de la foi, les autres comme un frère perdu dans les ressouvenirs du monde. Nous avons tâché d’être doux envers les uns comme envers les autres, envers le succès comme envers l’humiliation. Dieu, qui est le juge des cœurs, nous a soutenu.

On a demandé quel était le but pratique de ces Conférences. Quel est, a-t-on dit, le but de cette parole singulière, moitié religieuse, moitié philosophique, qui affirme et qui débat, et qui semble se jouer sur les confins du ciel et de la terre ? Son but, son but unique, quoique souvent elle ait atteint par delà, c’est de préparer les âmes à la foi, parce que la foi est le principe de l’espérance, de la charité et du salut, et que ce principe, affaibli en France par soixante ans d’une littérature corruptrice, aspire à y renaître, et ne demande que l’ébranlement d’une parole amie, d’une parole qui supplie plus qu’elle ne commande, qui épargne plus qu’elle ne frappe, qui entr’ouvre l’horizon plus qu’elle ne le déchire, qui traite enfin avec l’intelligence et lui ménage la lumière comme on ménage la vie à un être malade et tendrement aimé. Si ce but n’est pas pratique, qu’est-ce qui le sera sur la terre ? Pour nous, qui avons connu la douleur et le charme de l’incrédulité, quand nous avons versé une seule goutte de foi dans une âme tourmentée de la magie de son absence, nous remercions et bénissons Dieu, et ne l’eussions-nous fait qu’une fois en notre vie, au prix et à la sueur de cent discours nous remercierions et nous bénirions encore. D’autres, si ce n’est nous, d’autres viendront après : ils feront mûrir l’épi, ils le cueilleront sous leur faucille ; le Seigneur l’a dit : C’est un autre qui sème, et un autre qui moissonne[4]. L’Église n’a pas une seule sorte d’ouvriers ; elle en a de toute trempe, formés par cet esprit qui souffle où il veut, qui donne sans mesure, mais avec distribution, qui fait les uns apôtres, les autres prophètes, ceux-ci évangélistes, ceux-là pasteurs et docteurs, afin d’employer toute sainteté au ministère qui édifie le corps du Christ[5]. Enfant de cet esprit un et multiple, respectons sa présence en chacun de nous, et dès qu’une âme rend dans le siècle le son de l’éternité, dès qu’elle témoigne en faveur du Christ et de son Église, ne nous montrons pas plus rigoureux que Celui qui a dit : Quiconque n’est pas contre vous est pour vous[6]. Il ne s’agit pas de suivre les règles de la rhétorique, mais de faire connaître et aimer Dieu ; ayons la foi de saint Paul, et parlons le grec aussi mal que lui.

Appelé par le choix de deux évêques dans la première chaire de l’Église de France, j’y ai défendu la vérité comme j’ai pu, avec un accent sincère du moins, et qui a touché les âmes. Je publie aujourd’hui les paroles que j’y disais. Elles arriveront au lecteur froides et décolorées ; mais quand, au soir de l’automne, les feuilles tombent et gisent par terre, plus d’un regard et plus d’une main les cherchent encore, et, fussent-elles dédaignées de tous, le vent peut les emporter et en préparer une couche à quelque pauvre dont la Providence se souvient au haut du ciel.

  1. Saint Matthieu, chap. V, vers. 3.
  2. Saint Jean, chap. III, vers. 5.
  3. Saint Matthieu, chap. XXII, vers. 31 et 32.
  4. Saint Jean, chap. IV, vers. 37.
  5. Saint Jean, chap. III, vers. 8 et 34. — Saint Paul aux Hébreux, chap. II, vers. 4. — Idem, aux Éphésiens, chap. IV, vers. 11 et 12.
  6. Saint Marc, chap. IX, vers. 39.