Œuvres diverses de J.-B. Say/Correspondance avec Thomas Tooke

J.-B. SAY À THOMAS TOOKE[1].

(Inédite.)
Paris, 14 mai 1825.



Vous trouverez peut-être, Monsieur, que j’ai tardé longtemps à vous remercier du précieux présent que vous m’avez fait de vos considerations on the state of the currency ; c’est que je n’ai point voulu vous parler de cet ouvrage avant de l’avoir lu, afin de pouvoir vous dire l’extrême plaisir qu’il m’a fait. Il m’a expliqué plusieurs circonstances de la détresse commerciale que l’Angleterre a éprouvée dernièrement, et qui, ainsi que vous l’observez justement, doit faire naître de graves réflexions sur le système entier de sa circulation monétaire (of her currency). Toutes vos observations sont fondées sur des faits, et toutes sont applicables aux besoins de la société. Cette philosophie pratique est bien supérieure à la métaphysique obscure à laquelle plusieurs de vos compatriotes voudraient réduire les questions économiques. En fondant leurs arguments sur des principes abstraits plutôt que sur des faits observés, ils arrivent à des conséquences tout à fait différentes des résultats de l’expérience. Rien n’est plus propre à décréditer l’économie politique, que de faire croire qu’elle n’est bonne qu’à faire naître des discussions ennuyeuses d’où il ne résulte que des indications fausses. Après avoir lu votre livre, au contraire, il n’y a point de négociant, de directeur de la Banque et de ministre d’État qui ne soit forcé de convenir qu’il lui a suggéré des idées utiles, et propres à prévenir le retour des inconvénients passés.

Dans la cinquième édition de mon Traité, que je prépare en ce moment, mais dont l’impression ne sera terminée que dans quelques mois, je m’appuierai de votre opinion en parlant des banques de circulation et des billets de confiance.

J’avais prié Francis Place, non de vous consulter sur la traduction qu’il avait, entreprise d’un Essai économique et d’une petite Correspondance entre David Ricardo et moi, mais de vous demander si vous jugiez que cette brochure put avoir quelque intérêt pour le public anglais. Je me suis convaincu moi-même que le moment, tout au moins, était fort peu propre à une semblable publication. J’ai renoncé à faire paraître ce morceau en Angleterre, et je vous demande beaucoup d’excuses de ce qu’on vous a ennuyé de cet objet.

Je m’estimerai heureux s’il se présente quelque occasion où je puisse vous être utile en ce pays-ci, et je vous prie d’agréer l’expression de ma haute estime et de mon sincère dévouement.

P. S. Quand vous verrez M. Warburton, je vous prie de lui dire que je n’ai point oublié ses politesses. Je serai bien aise aussi d’être rappelé au souvenir de M. votre fils qui m’a fait visite à Bayswater. Ne viendra-t-il point à Paris ?


J.-B. SAY À M. TH. TOOKE.


Paris, 8 Janvier 1826.


Mon Cher Monsieur,


Il y a déjà quelques semaines que la 5e édition de mon Traité d’Economie Politique a paru : mais j’ai eu de la peine à trouver des voyageurs qui voulussent se charger d’un aussi gros paquet ; sans cela vous l’auriez reçu plus tôt. M. Murray (qui n’est pas le libraire d’Albermallstreet) a la complaisance de se charger de l’exemplaire que j’ai l’honneur de vous offrir. Vous verrez que j’ai été assez heureux pour in autoriser deux ou trois fois de votre nom.

Jusqu’ici j’avais attaqué avec un extrême ménagement la doctrine de Ricardo, Mac Culloch et autres, et leur méthode d’investigation. Je craignais que des dissentiments entre personnes faites pour s’estimer, ne fussent préjudiciables aux progrès des saines doctrines que nous professons tous. Mais il m’a semblé que ce serait leur être plus contraire encore, que ce serait empêcher qu’elles deviennent usuelles, que de faire de l’Économie politique une science d’adeptes, de l’étouffer sous de lourds arguments, ou de la laisser s’évaporer en vaines subtilités. Elle ne se répandra jamais dans toutes les classes de la société, elle ne servira jamais de guide dans la pratique, si l’on ne la considère comme une science expérimentale, dé même que la physique (natural philosophy) cherchant à connaître la nature des choses, non d’après les arguments, mais d’après leur manière d’agir.

Vous verrez, Monsieur, que je nie plus nettement que je n’avais encore fait, que les frais de production soient le fondement du prix des choses. Ils ne font pas naître ce prix, car le plus grand travail n’élève pas le prix d’une chose d’une manière disproportionnée avec le besoin qu’on en a, mais nous n’avons pas besoin d’acheter les choses dont on nous fait présent. Si le prix de certaines choses n’est pas proportionné à leur utilité, c’est parce que cette utilité, ou une partie vie celle utilité, nous est donnée gratuitement par la nature.

Que devient dès lors le principe de Ricardo que le travail est le fondement de la valeur des choses et que le fermage vient du travail que les mauvaises terres réclament de plus que les meilleures ?

Ma doctrine sur ce point est résumée en abrégé dans mon Épitome. Je serais extrêmement flatté, Monsieur, qu’elle obtint votre approbation, et que vous me disiez sur ces fondements de l’Économie politique ce que vous approuvez et ce que vous n’approuvez pas : car je ne demande qu’à me corriger, mon unique désir est d’arriver au vrai ; je le cherche par tous les moyens qui sont en mon pouvoir, et je corrigerai mes ouvrages tant que je vivrai.

Je vous ai envoyé un article Économie Politique, fait pour un recueil intitulé : Encyclopédie progressive, et où je vous ai nommé avec éloge. Je ne sais s’il vous a été fidèlement remis.

J’ai reçu en son temps votre lettre du 10 juin, où vous me flattez trop ; je ne vous en dois pas moins tous mes remerciements, et vous prie de présenter mes respectueux hommages à votre famille.

Agréez, mon cher Monsieur, les nouvelles assurances de ma haute estime et de mon sincère attachement.

THOMAS TOOKE À J.-B. SAY.
(Inédite.)
Londres, 12 gars 1826.
Mon cher Monsieur,

Je vous dois tous mes remercîments pour le précieux cadeau que vous m’avez fait, en m’envoyant la cinquième édition de votre Traité d’Économie politique, et en l’accompagnant de votre lettre obligeante du 8 janvier. M. Murray a bien voulu remettre le paquet chez moi il y a un mois, et j’ai depuis lors employé tous les instants que mes affaires m’ont laissé de libres à lire cette nouvelle édition de votre précieux et intéressant ouvrage.

J’ai été du nombre de vos lecteurs en ce pays, lors de la première publication de ce livre, et, depuis lors, je n’ai jamais manqué de l’indiquer comme l’ouvrage le plus classique et comme celui qui doit faire le plus époque pour les progrès de la science. Vos doctrines me sont donc familières, et je puis dire que j’ai su les apprécier de bonne heure, et que j’ai contribué à les répandre. Je vous dirai, entre autres choses, que sur la première lecture de votre ouvrage, il y a vingt ans, je fus surtout frappé de vos développements sur les travaux productifs et improductifs. Delà je fus conduits à adopter votre doctrine sur les produits immatériels. Je les ai constamment soutenus depuis lors tous deux, tant dans notre société d’Économie politique que dans des conversations particulières (toujours en vous en reportant la démonstration). Je vous dirai même que les arguments par lesquels notre ami Malthus les attaquait ne faisaient, au contraire de ses intentions, que me confirmer dans mes convictions.

Vans ma nouvelle lecture, je me suis particulièrement attaché aux points que vous m’avez signalés comme l’objet de changements sur lesquels vous aimeriez avoir mon avis.

Je vous dirai d’abord, que dans votre réfutation de quelques doctrines de Ricardo et de ses adhérents, vous n’avez nullement dépassé les bornes d’une controverse loyale et courtoise, comme elle doit avoir lieu entre gens qui s’estiment et reconnaissent réciproquement leur bonne foi. Votre critique porte à la fois sur la forme et sur le fonds.

Quant à ce qui tient à la forme, je suis d’accord avec vous que Ricardo reste trop généralement dans les abstractions, tirant trop de conclusions d’un nombre restreint de faits, et s’appuyant sur des hypothèses plutôt que sur l’expérience réelle des choses de la vie. De plus, son style est un peu doctoral, et ceux même qui approuvent le fond de ses idées, sont tentés de résister à la forme paradoxale dans laquelle elles se produisent. Il faut dire cependant que ces défauts sont plus marqués encore chez ceux qui se posent comme ses disciples.

Cela est remarquable surtout lorsqu’il s’agit de la rente (fermage), des salaires, de l’offre et de la demande. Comme remarque préliminaire, en ce qui touche au fermage, je crois que vous n’avez pas reproduit d’une manière parfaitement exacte le sens du passage que vous citez à la page 34 de votre introduction, et sur lequel vous revenez à la page 357 du second volume ; c’est le passage où il dit que : « le fermage n’entre pas et ne peut pas entrer comme élément du prix des choses. » Dans le sens où il l’entend, il peut être fondé, et cela doit signifier seulement, que la rente de la terre est une conséquence et non pas une cause du prix que les consommateurs donnent du produit créé. Du reste, je suis de votre avis ; c’est lorsque la demande des produits de la terre excède ce que l’on peut en tirer, sans recourir à la culture des sols moins fertiles, que l’on voit s’élever le loyer ; mais dire « que ce sont les mauvaises terres qui sont la cause des profits que l’on fait sur les bonnes, » c’est présenter la même idée d’une façon moins heureuse. Non-seulement il y a quelque chose de paradoxal dans cette dernière proposition, mais encore il y a quelque chose qui pèche dans l’expérience des faits, lorsqu’on dit, qu’il faut une différence de fertilité dans différentes parties du sol, pour qu’il y ait rente ou fermage. En supposant le sol pourvu sur tous les points d’une fertilité uniforme, il suffirait qu’il fût limité en étendue, que la demande se maintînt progressive, pour que l’on vit s’élever le fermage.

Sur la doctrine des salaires, l’école de Ricardo affirme d’une manière beaucoup trop absolue, et sans avoir tenu compte des faits réels, que toute lacune sur le salaire a lieu aux dépens des profits, et vice versa. Cela est basé sur la supposition que le capital et l’industrie donnent toujours un produit fixe et limité, d’où résulterait que ce serait aussi une quantité déterminée que le salaire et le profit auraient à se partager ; tandis, au contraire, qu’il est de fait qu’une demande plus grande venant à faire hausser les prix, les salaires et les profits peuvent fréquemment marcher dans le même sens. Pour répondre à cette objection, les partisans de la doctrine en question disent qu’il faut toujours sous-entendre l’adjectif proportionnel comme compris dans leur mot salaire. Mais rien ne justifie cette prétention qui d’ailleurs n’élucide rien ; on n’arrive ainsi à l’explication d’aucun phénomène et je ne trouve pas que cette école ait jusqu’à présent donné une définition claire du point qui sépare réellement le salaire du profit. Du reste, j’ai déjà professé publiquement de mon entière approbation de tout ce que vous dites sur les salaires dans votre chapitre sur les revenus industriels.

En s’éloignant du principe admis que l’offre et la demande déterminent la valeur échangeable, Ricardo et ses adhérents partent de la supposition que sauf pour quelques produits, qui sont l’objet de monopoles, l’offre est toujours limitée par les frais de production, et que dès lors un accroissement de demande ne peut pas agir d’une manière longue et définitive sur la valeur réelle ; continuant alors leurs déductions, ils en viennent à dire que tous les frais de production se résument en travail ; que conséquemment la valeur échangeable de tout produit est déterminée par la quantité de travail que sa production a réclamé, et qu’en définitive le travail est à la fois la cause et la mesure de la valeur. Vous avez, suivant moi, combattu avec succès cette doctrine dans votre chapitre sur le fondement de la valeur des choses.

L’erreur de la nouvelle école a double origine ; d’abord dans l’assertion que le prix naturel, ou la valeur échangeable, est uniquement déterminé par le prix de production, et ensuite dans l’idée que les frais de production se résolvent toujours en travail. Il est de fait, au contraire, qu’une foule de circonstances peuvent maintenir les quantités offertes au-dessous de In demande, et faire monter les prix au-dessus du taux où, sans ces circonstances, la concurrence les ferait tomber. Il y a alors l’effet d’une série de petits monopoles qui ne sont pas aussi exceptionnels que Ricardo le suppose. Cela devient même la règle générale, et les exemples où peut agir la concurrence illimitée sont peut-être, au contraire, l’exception. Les faits donnent donc un démenti à l’assertion que le travail est le seul élément déterminatif des frais de production.

Maintenant que vous savez que je partage vos idées sur les principes si bien développés dans votre Traité, et que j’admets la plupart de vos réfutations de certaines doctrines de l’école de Ricardo, permettez-moi de vous faire remarquer qu’il ne serait pas juste de dire que ces discussions ont retardé les progrès de la science. C’est déjà quelque chose que d’avoir essayé de poser des généralisations de principes, et si cette école n’a pas toujours réussi a s’établir sur un terrain solide, elle a eu, du moins, le mérite d’introduire l’usage d’une logique serrée dans le raisonnement, et, bien que ne réussissant pas toujours à prouver ses propres assertions, elle a souvent fourni les moyens de signaler les sophisme » chez les autres. Nous ne devons pas oublier d’un autre côté que l’ouvrage de Ricardo renferme des chapitres sur le commerce extérieur et sur les impôts, qui réunissent a la profondeur la nouveauté des vues et qui sont les justes déductions d’une analyse exacte des choses réelles, et, par cela même, susceptibles d’heureuses applications.

J’ai reçu votre article Économie politique de l’Encyclopédie progressive, dans lequel vous mentionnez mon nom d’une manière toute favorable. Je ne puis qu’être très flatté de la manière dont vous parlez de moi dans la cinquième édition de votre Traité. Le succès toujours croissant de cet ouvrage est une preuve des progrès que fait la France dans l’étude des sciences économiques ; il montre en outre combien votre nom est associé à de semblables progrès. Je vous félicite du bonheur rare, mais mérité, dont vous jouissez, d’être, comme écrivain, convenablement apprécié de votre vivant.

Recevez l’assurance de ma considération et de mon dévouement.

THOMAS TOOKE À J.-B. SAY.
(Inédite.)
Richemond-Terrace, Witehall, 8 mars 1828.
Mon cher Monsieur,

Mon fils aîné est sur le point d’aller faire un court séjour à Paris. Il a déjà l’avantage d’être connu de vous et désire cultiver votre connaissance, autant pour son intérêt que pour le mien. Il saisira la première occasion de vous présenter ses respects, et vous remettra une suite de tableaux statistiques dont je l’ai chargé pour vous et que je vous prie d’accepter. Ces tableaux sont ingénieusement construits ; et comme ils ont rapport à nos communes études, j’ai pensé que vous seriez bien aise de les consulter dans l’occasion…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Notre ami, M. Malthus, m’a fait le plaisir de me communiquer quelque correspondance qui a eu lieu entre vous, au sujet d’une ou deux remarques qu’il a faites sur vos doctrines, dans son ouvrage sur les Définitions en Économie politique. Les deux points principaux sont : 1o  la définition de la valeur d’échange ; 2o  la classification parmi les richesses des produits immatériels.

Comme je suis entièrement de votre avis sur Ce dernier point, je ne m’y arrêterai que pour observer que, parmi d’autres incohérences résultant des opinions contraires, il faut comprendre celle d’exclure comme article de richesse le talent du musicien, tandis que c’est son talent seul qui donne de la valeur au violon et à tous les autres instruments de musique qui sont bien des produits matériels. Je n’ai jamais pu, en principe, apercevoir la différence qui ferait qu’une pêche, comme vous le remarques justement, qui cause au palais un plaisir passager, constituerait une portion de richesse, tandis qu’une chanson ou un opéra destinés à plaire à l’oreille n’en feraient pas partie, quoique étant le fruit d’un travail et d’une dépense pareille.

À l’égard du mot valeur d’échange, en prenant le mot utilité dans le sens où vous l’entendez, je ne diffère pas essentiellement de vous dans tes définitions que vous en donnez ; mais je ne saurais m’empêcher de croire que vôtre idée serait mieux rendue en substituant au mot utile ou utilité, l’expression pouvant servir à l’usage ou aux jouissances. Cette expression embrasse les articles de luxe et de simple commodité aussi bien que ceux de nécessité ; mais j’entends fort bien que vous les comprenez sous la même dénomination d’utiles ; ce n’est que pour éviter que vous soyez mal compris, que je les regarde comme préférables.

Dans quelques-unes de nos dernières réunions de la Société d’Économie politique, la définition suivante des richesses a reçu l’assentiment d’une portion considérable de ses membres, et l’on est convenu de l’adopter comme exprimant la signification la plus générale de ce mot : Objets calculés pour l’usage ou la jouissance, et existant en quantité limitée.

Vous observerez que cette définition embrasse les produits immatériels et oblige les écrivains qui ne les admettent pas de les exclure expressément en donnant leurs raisons pour faire une telle exception. Les termes de cette définition ont été suggérés par moi. Jusque-là la condition qui, indépendamment de l’utilité, était regardée comme essentielle à ta valeur échangeable et conséquemment à la richesse, était que l’objet fût le produit de l’industrie ou du travail. Maintenant, quoiqu’en fait peu de choses, si même il y en a, soient pourvues de valeur échangeable, sans avoir coûté quelque portion de travail, il n’est pas néanmoins absolument nécessaire qu’elles soient le produit du travail. La condition essentielle est simplement que, se trouvant pourvus d’une valeur d’usage (de la faculté de pouvoir servir), elles soient limitées en quantité. La nécessité du travail est seulement une des causes, quoiqu’à la vérité la principale, qui limitent la quantité. Les conditions ainsi réclamées, savoir, l’utilité d’une part et d’une autre part la quantité limitée, me paraissent simplifier la considération du sujet qu’on a jusqu’ici mal à propos compliquée. En réalité, c’est réduire à ses termes les plus simples la question de savoir si les variations de valeur résultent des divers rapports qui existent entre les quantités offertes et demandées.

Croyez-moi, mon cher Monsieur, avec une sincère estime, votre, etc.


  1. Auteur d’un ouvrage publié successivement en cinq parties, sous ce titre : Thoughts and details, etc. ; c’est-à-dire, Pensées et développements sur les prix des choses dans les trente années écoulées de 1798 à 1822, Londres, in-8, 1824.