Œuvres diverses de J.-B. Say/Correspondance avec le baron Thénard

J.-B. SAY À M. LE BARON THÉNARD,

MEMBRE DE l’ACADÉMIE DES SCIENCES[1].

(Inédite.)
Paris, 1818.


Vous avez désiré, Monsieur, que je vous fisse remarquer en quoi l’enseignement de l’Économie politique serait utile dans une école spéciale d’industrie. C’est un vaste sujet, et qui, pour être entièrement développé, demanderait un livre plutôt qu’une lettre ; vous voudrez donc bien m’excuser si je le touche à peine, et suppléer par vos propres réflexions, à ce que le temps et l’espace ne me permettent pas de vous dire.

Je vous prierai d’abord d’observer que je parle dans la supposition que l’enseignement, dont il est question, est destiné aux entrepreneurs de manufactures, aux chefs plutôt qu’aux simples ouvriers. Ceux-ci n’ont besoin que de l’instruction des ateliers, et ne peuvent bien s’instruire que là. Quant aux chefs, ils doivent avoir d’autres connaissances encore que celles qu’on peut y puiser ; et c’est l’enseignement de ces autres connaissances qui fait la véritable utilité d’une école supérieure pour l’industrie.

Les arts ne font pas la richesse d’un pays simplement par les procédés qu’ils emploient. Ces procédés pourraient être admirables quant à l’invention et à l’exécution, comme certains chefs-d’œuvre de l’art du tourneur, qui excitent une stérile admiration ; et cependant ne servir en rien à la fortune de leurs auteurs, ni à la richesse publique, qui n’est que la réunion de toutes les richesses particulières. Nos collections fourmillent d’idées ingénieuses qui n’ont point eu de suites, ou n’en ont eu que de funestes ; et nous voyons tous les jours des gens à imagination, savants même dans la mécanique et la chimie, et qui échouent dans toutes leurs entreprises.

Il y a donc quelque chose de plus à apprendre que les meilleurs procédés des arts. Cette chose est de savoir : Comment et en quoi les arts concourent à former les valeurs, qui sont le véritable élément de la richesse. L’entrepreneur de toute espèce de commerce et de manufacture doit être instruit sur ce point, parce que c’est lui qui combine les efforts avec les résultats, les moyens avec le but, les avances avec les produits. Si l’on en voit qui font de bonnes affaires sans instruction, c’est qu’ils suivent, par routine, une bonne direction ; mais il est toujours plus sûr de savoir pourquoi cette direction est la bonne. Or c’est ce que l’Économie politique enseigne ; je dis l’Économie politique de la nouvelle école, l’Économie politique expérimentale. La partie systématique de la science n’est que dans les conséquences qu’on tire des faits ; la partie essentielle est la connaissance des faits eux-mêmes, de la manière dont les choses se passent. On peut raisonner à perte de vue, et disputer sur leurs conséquences, sur la balance du commerce, sur l’influence des divers impôts, et d’autres questions de ce genre ; mais depuis qu’en Angleterre, en Allemagne, en France, on a fondé l’Économie politique sur l’observation des faits qui arrivent journellement, on est d’accord sur les bases essentielles ; tous les écrivains qui tiennent le premier rang dans cette science, conviennent maintenant, par exemple, que l’or et l’argent ne sont pas les seules valeurs ; que la richesse se forme et se détruit ; on sait dans quel but et sous combien de formes on emploie les capitaux dans l’acte de la production, etc., etc. Et ceux qui ignoreraient qu’on a maintenant une grande quantité de notions positives sur ces matières, ne sont réellement pas au courant des connaissances du siècle.

C’est faute d’avoir employé ces notions à diriger la pratique, que l’on voit en France, peut-être plus qu’ailleurs, tant d’empressement à se livrer à des entreprises qui ne peuvent pas avoir du succès, et à repousser des procédés qui vont ensuite enrichir l’étranger. On s’enthousiasme pour un projet avant d’avoir fait entrer dans ses calculs tous les éléments qui devraient s’y trouver ; sur un aperçu vague et incomplet, on hasarde sa fortune et celle de sa famille ; on dépense beaucoup d’argent, de temps, de travail, et même de science, pour un produit qui ne les vaut pas.

Si les éléments nécessaires pour les bons calculs, étaient plus généralement connus, on ne verrait pas élever à grands frais d’immenses manufactures pour les renverser au bout de quelques années, et réaliser quelquefois le dixième seulement de ce qu’elles ont coûté. De là cette maxime populaire que, dans les grands établissements, il faut que les premiers entrepreneurs se ruinent pour que les seconds fassent fortune. Que veut dire cela ? Qu’on ne sait pas faire prospérer une industrie en France, à moins d’être débarrassé de l’intérêt de la première mise de fonds. Que d’hommes habiles, sous le rapport de l’art, ont été malheureux pour n’avoir pas su donner la meilleure direction a leurs talents !

On sait si peu, bien souvent, à quoi tient le succès ou le déclin des entreprises, que beaucoup d’entre elles se ruinent graduellement sans le savoir. Elles ne se rendent point compte des circonstances qui les entourent, et qui influent inévitablement sur leur sort ; elles redoublent d’efforts, et ne s’aperçoivent pas que plus elles en font et plus elles s’enfoncent dans la détresse.

Et remarquez, Monsieur, qu’un établissement qui va mal, fait tort à beaucoup d’autres du même genre. En manufacturier de beaucoup de sens et d’expérience, me disait un jour : Je ne crains pas la concurrence de ceux qui font bien leurs affaires, mais de ceux qui les font mal[2].

C’est ainsi que si l’on additionnait les perles supportées par les fabriques de soude, d’alun, d’acides, on serait effrayé des résultats. Je veux croire que nous en serons dédommagés par les produits futurs de ces arts nouveaux ; mais nous aurions pu les acquérir également sans les payer aussi cher.

On peut faire le même raisonnement sur plusieurs arts mécaniques nés de notre temps, sur les filatures dé coton, de lin et de laine, et surtout sur l’emploi des moteurs, dont l’utilité n’a jamais été bien calculée dans ses rapports avec leur dépense de premier établissement et d’entretien.

Un perfectionnement dans les procédés de fabrication économise certainement une partie des frais de production ; mais celle économie a des bornes ; elle ne saurait passer de certaines limites, et il ne faut pas la payer au delà de ce qu’elle vaut. Tel autre perfectionnement multiplie les produits avec une étonnante rapidité ; mais la consommation de ce produit a des bornes ; et il n’y a rien à gagner, quelqu’ingénieux que soit le procédé, à excéder les bornes de la consommation possible. Or l’Économie politique seule indique les éléments, la totalité des éléments, qu’il faut faire entrer dans ses différents calculs. Vous savez, Monsieur, qu’il n’y a de jugements sains que ceux où l’on fait entrer la totalité des données qui peuvent influer sur les résultats.

Combien de fausses idées, de fausses notions sur la vraie nature des choses qui les intéressent, ne trouve-t-on pas répandues dans la classé des négociants et des manufacturiers ? que les conversations qu’ils tiennent annoncent peu d’instruction ! À peine savent-ils la valeur des mots dont il se servent ; ils attribuent des événements commerciaux à des causes qui n’y ont aucune part ; ils prévoient des résultats qui ne sont pas dans l’ordre des possibles. Ceux qui ont voyagé en Angleterre, ont observé comme moi (nous pouvons le dire entre nous), qu’à cet égard on y est beaucoup plus avancé[3]. Aussi les entreprises mal conçues, les mauvais moyens d’exécution et les non-succès, y sont beaucoup moins fréquents qu’ils ne sont en France ; on y voit moins de ces établissements qui végètent ou qui déclinent, et l’aspect de l’aisance y est plus général, il faut bien en convenir, malgré le fardeau des impôts qui accablent l’industrie en Angleterre. Il s’agit donc en France de détruire beaucoup de préjugés qui nous empêchent de bien juger dans les questions qui tiennent à l’industrie ; il s’agit de répandre beaucoup de notions qui sont déjà communes ailleurs, et de rendre nos manufacturiers supérieurs à des ouvriers renforcés. Ce complément est indispensable pour faire de nous une nation vraiment manufacturière.

On vous dira peut-être que les considérations qui sont le sujet de cette lettre, sont plus importantes pour le commerce que pour les manufactures. Mais, en premier lieu, par la raison qu’elles seraient en même temps utiles au commerce et aux manufactures, faut-il en priver ces dernières ? et, en second lieu, est-il possible d’être manufacturier sans être négociant ? Le manufacturier ne doit-il pas acheter des matières souvent très-variées, et vendre ses produits en diverses villes et même en divers pays ? Ne doit-il pas combiner la possibilité et les temps les plus favorables à ses achats et à ses ventes ? Les procédés du commerce, les lois du commerce, la tenue des comptes, l’emploi des lettres de change, l’usage des diverses monnaies, ne sont-ils pas les mêmes pour le négociant et pour le manufacturier ?

L’étude de l’Économie commerciale et manufacturière est encore propre à éclairer les fabricants et le commerce dans leurs rivalités réciproques, aussi bien que dans leurs rapports avec l’administration. Elle est propre à faciliter la tâche de l’administration elle-même, qui balancera plus aisément des intérêts plus éclairés. Dans l’état actuel des choses, des fabricants ont-ils fait une fausse spéculation, ont-ils maladroitement placé une manufacture, ou multiplié des produits qui n’éprouveront point de demandes, ils accusent le gouvernement de ne pas protéger leur industrie par des primes en argent ; ils l’entourent, le sollicitent pour obtenir de lui des lois sans efficacité, ou capables de produire un effet contraire à celui qu’on en attend, parce que c’est contre la nature des choses qu’on a péché.

Stimuler l’esprit d’entreprise sans l’éclairer, c’est nuire à la prospérité publique ; instruire les hommes laborieux des procédés des arts, et provoquer l’emploi de capitaux, sans leur montrer les conditions indispensables pour que ces moyens puissent fructifier entre leurs mains, c’est leur tendre un piège. Les sciences peuvent donner des produits admirables pour prouver jusqu’où va l’intelligence de l’homme ; sans consulter l’économie industrielle, elles ne peuvent rien faire pour son aisance, c’est-à-dire pour son bonheur. Les autres musées peuvent se borner à offrir, aux frais de l’État, de belles collections à la curiosité publique ; celui où l’on se pique de diriger l’instruction vers l’utilité, doit, de plus, montrer comment l’utilité est produite.

Telles sont, Monsieur, les considérations qui méritent d’être mises sous les yeux du comité qui s’occupe de rendre le Conservatoire des Arts et Métiers le premier établissement de ce genre qu’il y ait en Europe. D’après les correspondances que j’entretiens dans les principales villes, j’ai lieu de penser qu’il se fera beaucoup d’honneur, en prenant l’initiative d’une amélioration qui, de manière ou d’autre, aura lieu quelques années plus tard. J’en juge par le grand mouvement qui s’opère dans cet ordre d’idées, et dont je suis averti par mes relations.

J’ai l’honneur d’être, Monsieur, avec un parfait dévouement, etc.


  1. Cette lettre, provoquée par M. Thénard, était destinée à mettre en lumière les raison ; qui devaient faire accepter la création, au Conservatoire des Arts et Métiers, d’une chaire d’Économie politique, pour laquelle il fallut se résigner à accepter le titre de Cours d’Économie industrielle, et qui fut cependant la première chaire élevée à cet enseignement.
    (H. S.)
  2. Deux fabriques de sel ammoniac existaient, près de Paris. Elles fournissaient facilement à la consommation de la France, qui m s’élève pas au delà de 50 milliers de ce produit. Elles avaient à soutenir la concurrence du sel ammoniac de l’Inde et que les Anglais introduisent en fraude. Leurs procédés étaient fort perfectionnés, et vingt ans d’existence dans une prospérité médiocre, prouvaient que leurs profits étaient modérés. Les os des boucheries de Paris qu’elles obtenaient à cinq ou six sous le quintal, étaient leur matière première.

    De nouveaux entrepreneurs, moins expérimentés et moins instruits, ont élevé une fabrique semblable, la matière première (les os) étant dès lors plus demandés, le prix s’en est élevé à quarante sous le quintal. En même temps la quantité de sel ammoniac produit excédant la consommation possible, le prix en est tombé de 25 p. 0/0. Les nouveaux fabricants ont emprunté ; mais il n’ont pu soutenir leur fabrique qui s’est vendue à 15 ou 20 p. 0/0 de ce qu’elles coûté. Le successeur croit produire avec plus d’avantage ; mais les circonstances qui déterminent les prix demeurant les mêmes, doivent être suivies des mêmes résultats ; et la France reperdra peut-être une industrie qu’elle avait conquise.

    (J. B. Say.)
  3. Les manufacturiers de l’Écosse, principalement, prospèrent par un judicieux emploi de leurs moyens. Il est imposable de ne pas attribuer en partie leur instruction aux Cours publics d’Économie politique qui se font à Édimbourg et à Glascow. On sait que c’est dans cette dernière ville que professait Adam Smith, le père de l’Économie politique moderne qu’on enseigne à présent.