Œuvres diverses de J.-B. Say/Correspondance avec M. S.

J.-B. SAY À M. S…[1].
(Inédite.)
Paris, 9 mai 1815.


Voici, monsieur, la comparaison qu’on peut faire entre les fonds publics anglais et les nôtres.

Un capitaliste qui a des fonds à placer peut acheter à la bourse de Paris, pour 57 francs environ, une rente annuelle de 5 fr., son placement lui rapporte à très-peu de chose près 8 pour cent.

Un capitaliste peut acheter à la bourse de Londres, dans les 3 pour 0/0 consolidés qui composent la majeure partie de la dette anglaise, pour 57 livres sterling environ (le cours du 29 avril était 57 ) une rente annuelle de 3 l. st. Son placement lui rapporte donc à peu près 5 pour 0/0.

Lorsque l’un et l’autre gouvernement contractent l’espèce d’engagement que, dans chaque nation, on regarde généralement comme le plus solide, le gouvernement anglais trouve donc des prêteurs qui se contentent de 5 pour 0/0 ; tandis que le gouvernement français n’en trouve qu’autant qu’on leur paie 8 pour 0/0 ; et probablement s’il créait des inscriptions et s’il en mettait sur la place, les ferait-il tomber plus bas encore.

La différence des monnaies prêtées ne change rien à cette proportion, parce que les intérêts, de part et d’autre, sont payés en monnaie pareille à celle qui est prêtée. Cela ne change que la quotité de la somme et la quotité des intérêts. Un homme qui achète pour 57 L st. de fonds publics anglais placé une somme dix-neuf fois plus forte que celui qui achète pour 57 fr. de fonds français ; mais aussi les 3 l. st. qu’il retire annuellement sont 19 fois plus considérables que les 5 fr. que le nôtre retire annuellement.

Il est vrai que la dépréciation de la monnaie anglaise par rapport à la nôtre fait gagner quelque chose au capitaliste français qui change son argent de France en argent d’Angleterre pour le placer à Londres. Le Français peut acheter au cours du jour pour 19 fr. 25 c. une livre sterling qui, avant la dépréciation, lui aurait coûté 24 fr. Avec un capital égal, il achète donc en Angleterre un capital plus fort et par conséquent une rente plus considérable. Mais ce qu’il gagne sur le capital qu’il fait passer en Angleterre, il le perd sur les intérêts qu’on lui paie en Angleterre et qu’il faut qu’on lui fasse passer en France. Chaque livre sterling de ces intérêts ne lui rapporte en France que 19 fr. 25 c. et non pas 24 fr. Le taux pour 0/0 reste donc le même. Il perd en outre la commission que lui fait payer le banquier de Paris et celle de son correspondant à Londres.

Le bas intérêt auquel un gouvernement trouve à emprunter tient à un grand nombre de causes compliquées ; mais les deux principales et dont l’influence est majeure, sont l’abondance des capitaux à prêter, et le crédit que ce gouvernement inspire.

La somme des capitaux épargnés et prêtables chaque année en Angleterre est très-considérable, comparée avec la somme des épargnes faites en France annuellement. Les profits de l’industrie y sont infiniment plus multipliés et les dépenses mieux réglées. Et sous ce rapport un gouvernement qui excite à la profusion nuit aux prêts qu’on pourrait lui faire.

La seconde cause principale et probablement la plus influente1 du bas intérêt, le crédit proprement dit tient à la persuasion plus ou moins forte où l’on est, que le gouvernement paiera exactement les intérêts. Cette persuasion ne peut être vive et générale que lorsque l’ordre politique est assez stable et assuré pour que le public croie qu’il sera l’année prochaine comme cette année, l’année suivante comme l’année prochaine, etc., et lorsque le public sent qu’aucun changement ne saurait avoir lieu par aucune volonté arbitraire. En Angleterre, quelque parti qu’on suive, on a la persuasion intime que quel que fût le désir ou du prince régent, ou de la chambre des lords, ou de la chambre des communes de recourir à la banqueroute, ils n’oseraient en faire la tentative, et voilà pourquoi ils trouvent des prêteurs malgré l’état déplorable de leurs finances.

Mais comme les volontés humaines, quelque fermes et unanimes qu’elles soient, échouent contre la force des choses, la subversion aura lieu. Quand on dépense chaque année un milliard au delà des rentrées courantes, que les impôts qui fournissent ces rentrées courantes doivent par conséquent être augmentés chaque année de tout l’intérêt de ce milliard emprunté et que ces impôts, tels qu’ils sont, commencent déjà à devenir intolérables et ne produisent plus ce que l’on s’en promettait, il faut qu’il y ait un éclat, quelque intéressé que tout le monde soit à l’éloigner.

Les finances de France sont dans une bien meilleure position, et seraient dans une position excellente, si l’économie politique était un peu mieux entendue parmi nous.

Recevez, Monsieur, mes salutations.

J.-B. Say

  1. Bonaparte, pendant les Cent jours, m’avait fait sonder par Bassano et Sauvo pour que je prisse la plume et que je prouvasse que le cours des effets publics, était plus haut en France qu’en Angleterre, et par conséquent, le crédit du gouvernement impérial supérieur à celui du gouvernement britannique. Je m’y refusai et fis cette lettre pour montrer que ce que l’on voulait que je prouvasse n’était pas vrai.
    (J.-B. S.)