Œuvres diverses/Ce qu’est une Nation éclairée


CE QUE C’EST QU’UNE NATION ÉCLAIRÉE[1].


(Inédit).

Bien des questions semblent difficiles à résoudre qui ne le sont réellement pas lorsqu’on veut les juger d’après la seule règle que la raison puisse admettre : la nature des choses. D’autres questions paraissent fort simples, et cependant deviennent compliquées lorsqu’on veut des choses et non des mots pour réponse. Telle est celle qui se montre au titre de ce chapitre.

On a souvent parlé de l’enfance, de l’âge mûr et de la vieillesse des nations.-c’est comparer les nations : l’homme individuel ; c’est juger d’une chose (de la société) selon les règles que la nature a établies pour une autre chose (l’homme privé) ; c’est juger par analogie. Mais pour n’être pas égaré par l’analogie, il faut qu’elle soit complète. Une analogie vague fondée sur un aperçu léger n’est qu’une lueur qui égare ceux qui s’y laissent conduire. Les fausses similitudes ont trompe aussi souvent que les mauvais raisonnements, et peut-être que les mauvais raisonnements ne sont que de fausses similitudes.

Est-ce par la faiblesse qu’une nation jeune ressemble à un enfant ? Voyez la Suisse qui dès ses premiers pas résiste à l’Autriche au faîte de sa puissance ; voyez les gueux de la Hollande braver le roi d’Espagne et des Indes.

Est-ce par l’innocence des mœurs et la simplicité des arts ? Mais les colonies qui sont des États jeunes emportent communément les vices et les arts de la métropole, bien différentes des enfants de l’homme le plus instruit qui ne peuvent jamais commencer que par la plus complète ignorance.

D’un autre côté, les peuples vieux comme les Égyptiens et les Grecs, n’ont rien conservé de leurs lumières, pas même l’expérience qui est du moins pour les individus le fruit coûteux de l’âge et du malheur.

C’est avec aussi peu de fondement qu’on a prétendu que dans L’enfance des sociétés les peuples étaient d’abord chasseurs, devenaient ensuite pasteurs, puis agriculteurs et enfin commerçants. Un peuple est a perpétuité ce que son sol, sa position et son climat, lui ordonnent d’être. Les pasteurs arabes sont plus vieux que les commerçants hollandais. Ils étaient vieux avant l’existence des Romains que nous qualifions d’anciens, et qui, par parenthèse, n’ont jamais été un peuple chasseur ni un peuple pasteur, mais dès l’origine un peuple agriculteur, c’est-à-dire à l’un des degrés qu’on prétend être des plus avancés dans l’échelle de la civilisation, quoiqu’ils fussent encore bien grossiers.

Il ne paraît donc pas que l’occupation habituelle d’un peuple soit un indice suffisant de l’avancement de ses connaissances. Quelle que soit son industrie, elle dépend des circonstances qui lui sont propres, et forme des arts d’autant plus perfectionnés que la nation est plus instruite. Quoique nous ne soyons pas un peuple chasseur comme les Iroquois, nous avons des moyens d’attraper les animaux plus perfectionnés que les leurs. Un peuple navigateur comme les Hollandais, en sait plus de nos jours en agriculture que les anciens Romains qui n’étaient qu’agriculteurs : Les Arabes seront toujours pasteurs, tant qu’il y aura des Arabes, par la raison que l’on ne peut être chasseur là où il n’y a point de bêtes sauvages, ni cultiver là où il n’y a point d’eau. Les Hollandais seront toujours pécheurs et négociants, ou bien ils cesseront d’exister. D’autres seront négociants dès le moment où ils jouiront de quelque sûreté pour les personnes et les propriétés, comme les habitants d’Alexandrie et de Constantinople.

Pourquoi chercher le degré d’avancement des peuples dans la nature de leurs arts ? Les degrés sont dans l’avancement de ces arts en eux-mêmes. Quand peut-on dire qu’on est avancé dans les arts ? On l’est d’autant plus qu’on connaît plus complétement et plus exactement la nature des choses relativement à chacun des arts. Le verrier est avancé dans son art lorsqu’il en raisonne juste, qu’il sait faire le verre de la manière la plus parfaite, la plus expéditive et la plus simple. On peut être de même plus ou moins expert dans l’art de bâtir, dans la menuiserie, les étoffes, la teinture, et si l’on veut étendre plus loin l’observation, dans les beaux-arts, dans les sciences, dans l’art social lui-même, lorsqu’on sait plus ou moins exactement le but et les moyens de chacun d’eux. On est au contraire dans la barbarie par rapport aux arts qu’on ignore. La barbarie est complète si on les ignore tous, ou si l’on ne s’en forme que des idées fausses, des idées contraires à la vraie nature de chaque chose.

On voit que la civilisation et les lumières se confondent et qu’il est impossible de se faire une idée d’un État civilisé sans lumières, ou d’un État éclairé sans civilisation.

Mais faut-il, pour être parfaitement civilisé, que chaque homme soit instruit de tout, qu’il devienne une encyclopédie ambulante ? oh ! non. Ce degré d’instruction qui rendrait chimérique la parfaite civilisation, est heureusement inutile. Le développement de la nation serait complet du moment que chaque individu n’aurait que de justes idées des choses dont il est appelé à s’occuper. Un chapelier n’a nul besoin de savoir l’astronomie ; mais il ne faut pas qu’il ait des notions fausses, des préjugés dans les arts et les sciences qui se rattachent à la chapellerie.

On n’imagine pas ce point excessivement difficile à atteindre ; mais a-t-on donné une attention suffisante à cette expression : N’avoir que de justes idées des choses dont il est appelé à s’occuper ? A-t-on réfléchi qu’il y a des arts dont tout le monde, ou presque tout le monde dans une nation, est appelé à s’occuper ? Il n’est personne, du moins dans nos climats, qui, dans plusieurs occasions de sa vie, ne soit dans le cas d’allumer ou d’entretenir du feu. Or est-on bien sûr que parmi les peuples les plus policés, l’art de faire du feu soit généralement entendu, et qu’on suive sur ce point les procédés approuvés par les personnes les plus versées dans les connaissances relatives à la marche du calorique ?

Quant à moi, si, en voyageant, j’entre dans une auberge, et que j’observe que l’on pourrait préparer la même quantité d’aliments et me chauffer tout aussi bien en ne brûlant que la dixième partie de ce qu’on y brûle de combustible, j’en tire l’induction que le pays, ou du moins la province ou je voyage, est loin d’être avancée, ou, si l’on veut éclairée, Ou si l’on veut civilisée, dans ce qui a rapport à l’art de faire du feu. Elle est encore barbare sur ce point.

Et quelqu’utile que soit l’art de bien faire ou de bien conduire le feu, pense-t-on qu’il n’y ait pas d’autre art aussi généralement utile et beaucoup plus important pour le bonheur ? L’homme, quelle que soit la profession qu’il ait embrassée, n’a-t-il pas des relations continuelles avec ses semblables ? Et croit-on que pour régler sa conduite, les exhortations et les homélies soient beaucoup plus efficaces que la connaissance de la vraie nature des choses morales, des véritables intérêts de l’homme ? Et si l’on prouve que les misères, l’abrutissement, les malheurs de l’homme en société tiennent à une mauvaise organisation du corps politique, et que la mauvaise organisation du corps politique tient uniquement à l’ignorance des peuples sur la vraie nature des choses relativement à l’ordre social, ne faudra-t-il pas convenir que l’on n’est pas entièrement civilisé aussi longtemps chaque que individu, ou même seulement chaque chef de famille, ne connaît pas, du moins dans ses bases fondamentales, la vraie nature des choses morales et politiques ?

Pour s’élever à cette connaissance, il faut avoir perfectionné l’instrument avec lequel on conçoit, on compare, on réfléchit ; ou, selon l’expression de Condillac, avoir perfectionné sa faculté de sentir. De là, la nécessité de la culture générale de l’esprit ; jusqu’à ce point du moins qui suffit pour admettre les premières notions des choses sociales.

Sous ce rapport les études purement littéraires donnent des lumières non pas tant à raison de ce qu’elles enseignent, que parce qu’elles perfectionnent l’entendement ; et c’est ce qui leur donne un degré d’importance fort supérieur à celui des autres beaux-arts. Sans cela je ne mettrais la poésie que d’un degré au-dessus de la musique et de la peinture. On a bien dit que la poésie était le premier des beaux-arts, mais faute de s’être rendu compte du pourquoi, on n’a pas vu combien le second des beaux-arts, quel qu’il soit, est au-dessous du premier.

Toutefois il ne faut pas s’exagérer l’importance des études littéraires. Si l’on fait abstraction des jouissances de l’esprit et de l’âme qu’elles procurent ainsi que les autres arts libéraux, elles ne sont qu’un instrument ; elles, ne sont, de même que la lecture dont on peut les regarder comme le développement, qu’un moyen de communication des idées, un moyen pour tous les hommes, de se rendre propres les pensées et les sentiments qui prennent naissance et se développent chez les plus avancés d’entre eux.

Combien, dans les pays les plus civilisés, le gros de la nation n’est-il pas encore éloigné, non-seulement des notions saines sur ce qu’il lui importe le plus de savoir, mais même d’avoir préparé l’instrument propre à les acquérir ! Quand on compare la civilisation des peuples les plus avancés à ce qu’elle pourrait être, on est tenté de s’écrier : Nations policées, que vous êtes encore barbares !

Qu’on s’avise par exemple de proposer aux bourgeois les plus éclairés d’une petite ville, une question du genre de celle-ci, qui est réellement pour eux de la plus haute importance : Par quels moyens peut-on identifier l’intérêt des gouvernants avec l’intérêt public, de manière que les gouvernants soient intéressés à bien faire ? Il est probable qu’une telle question ne provoquerait qu’un bavardage ridicule et sans résultat : au lieu que chez un peuple capable d’apprécier sa situation, qui connaîtrait les hommes et les choses, il sortirait d’une telle discussion plusieurs vues utiles et praticables, et qu’on saurait en écarter celles qui ne promettraient aucun succès ou exposeraient à trop de dangers.

On a voulu dans le cours de la révolution française élever le peuple à des considérations d’un ordre supérieur, mais le mauvais succès des efforts qu’on a faits, ne prouvent que mieux la vérité de ce que j’ai avancé. Le gros de la nation (j’allais dire la totalité, si je n’avais crains de proférer une impertinence) ne savait pas penser ; on recevait ses idées parla poste ; elles arrivaient avec les décrets, avec les journaux ; et la masse de la nation était alors un troupeau de républicains, comme elle avait été auparavant un troupeau d’esclaves. On en a tiré mille sottes conséquences ; on a dit que l’esprit humain était borné et que lorsqu’il voulait franchir de certaines barrières, il se plongeait dans un océan de malheurs ; on a dit que les grands États ne pouvaient se gouverner en république, etc., etc. Tout esprit humain est borné s’il n’est pas cultivé ; cela n’est pas douteux ; et quand on veut faire une république avant d’avoir fait des citoyens, il arrive ce qu’on a vu ; mais que l’esprit humain ne puisse pas étendre ses facultés par la culture ; que les bourgeois de France et d’ailleurs ne puissent pas devenir des citoyens, c’est ce dont je ne saurais convenir. Nos neveux en jugeront.


  1. J. B. Say avait le projet de consacrer à la morale et à la politique des traités analogues a ceux que lui doit la science économique. Il avait réuni, dans ce but, de nombreux matériaux, tracé divers plans de ces ouvrages, et jeté même sur le papier le sommaire d’une partie des chapitres qu’il destinait à entrer dans leur composition. L’écrit ci-dessus est un de ces chapitres qu’un hasard heureux nous a légué complet. Voyez, sur le même sujet, la fin du chapitre premier de la quatrième partie de son Tours complet, et quelques-unes des pensées.du Petit volume.
    (Note des éditeurs.)