Examen critique du discours de M. Mac Culloch sur l’économie politique
EXAMEN CRITIQUE
DU
DISCOURS DE M. MAC CULLOCH
SUR L’ÉCONOMIE POLITIQUE
La grande importance que les esprits éclairés attachent maintenant à l’économie politique ; la résolution prise par le gouvernement de la nation la plus commerçante du globe de modeler désormais ses lois économiques sur les principes dont cette science démontre la vérité ; les fruits que la Grande-Bretagne recueille déjà d’une marche plus analogue aux progrès des lumières, sont des motifs suffisants pour arrêter quelques instants notre attention sur une brochure qui a vivement intéressé en Angleterre, et qui vient d’être traduite en français par M. Guil. Prévost, fils du savant professeur de Genève.
Les Universités de l’Europe se ressentent encore de leur origine monacale ; elles n’ont point suivi la marche du genre humain. Les Académies, les corps savants n’ont dirigé leurs recherches que sur les sciences physiques et mathématiques ; c’est-à-dire, sur des objets matériels. Les phénomènes que présente la société, étant plus compliqués, ont été étudiés les derniers et naguère n’étaient enseignés nulle part. On croyait que leur existence n’avait d’autre fondement que les volontés arbitraires et versatiles des hommes, et ne dépendait en conséquence d’aucuns principes fixes, susceptibles de démonstration et pouvant devenir les objets d’une étude solide. Ce qu’on appelait philosophie, métaphysique, morale, n’étant point fondé sur l’observation et l’expérience, ne pouvait conduire à rien d’applicable et d’utile. Mais, le dernier siècle ouvrit une ère nouvelle pour les sciences morales et politiques. Locke porta le flambeau de l’analyse dans les opérations de l’entendement ; et cinquante ans plus tard, on commença à s’apercevoir que les phénomènes que présente l’économie des sociétés, dépendent aussi de certaines causes qui produisent toujours les mêmes effets dans des circonstances semblables. Toutefois, ces aperçus demeurèrent vagues et imparfaits, jusqu’au moment où des observations plus sûres relativement à la nature des choses et à leur mode d’action, avertirent les publicistes qu’une nouvelle science existait, qu’elle reposait sur des fondements aussi certains que ceux de nos autres connaissances, c’est-à-dire, sur l’observation des faits, et que les personnes qui demeuraient étrangères aux principes de l’économie politique, se trouvaient réellement en arrière des lumières de leur siècle.
Cependant, les matériaux devenaient tous les jours plus abondants : des occurrences nouvelles donnaient lieu à de nouvelles observations ; les conséquences qu’on en tirait pouvaient être mêlées d’erreurs ; et partout on sentait la nécessité de se réunir pour discuter, pour s’éclairer. Bonaparte avait supprimé, dans l’Institut, la classe des sciences morales et politiques. Il voulait pouvoir commettre sans contrôle les sottises qui l’ont conduit au tombeau. À l’époque de la restauration, quelques tentatives furent faites en France pour y suppléer : elles rencontrèrent des obstacles. Ce qu’on est réduit à souhaiter sur le Continent, en Angleterre s’exécute ; et déjà, depuis plusieurs années, il y avait à Londres une société d’économie politique, lorsqu’un de ses membres les plus zélés et les plus influents, David Ricardo, cessa de vivre.
Cette perte fut profondément sentie. Ricardo avait contribué à étendre nos connaissances économiques par ses écrits ; il en prenait la défense dans le parlement ; son caractère irréprochable, son immense fortune, leur prêtaient un appui constant. Plusieurs amis des lumières et de l’humanité se réunirent pour offrir à sa mémoire un tribut qui fût digne de lui et digne de notre époque. On fonda, par des souscriptions particulières, un cours public destiné à exposer et à répandre les principes de l’économie politique ; et Mac Culloch, Écossais qui s’était fait connaître par de bons articles dans la Revue d’Édimbourg et dans l’Encyclopedia britannica, fut choisi pour remplir cette chaire. C’est le discours préliminaire de son cours qui fait le sujet de cet article.
M. Mac Culloch répond avec éloquence, avec succès, aux attaques dirigées contre les notions dont le développement lui est confié. On a reproché à l’économie politique d’occuper les hommes d’intérêts trop matériels, trop mondains ; mais, comment ne voit-on pas qu’en occupant la société de ce qui multiplie ses ressources, ses richesses, on met dans ses mains, en même temps que des moyens de bonheur, l’aisance absolument nécessaire pour développer dans l’homme les plus nobles facultés de son âme ?
« Là où nulle richesse n’est recueillie et amassée, dit M. Mac Culloch, l’esprit des hommes, constamment occupé du soin de pourvoir aux besoins urgents du corps, ne saurait être cultivé ; les vues, les sentiments sont étroits, personnels, illibéraux… Sans la tranquillité et les ressources que procure l’aisance, ces études élégantes, qui étendent nos pensées, purifient notre goût, et nous placent plus haut dans l’échelle des êtres, ne sauraient avoir lieu. L’état de barbarie ou de civilisation d’un peuple dépend plus de l’état de ses richesses que de toute autre circonstance. À vrai dire, un peuple misérable n’est jamais civilisé, et une nation opulente n’est jamais barbare. »
« Les lois que suivent les corps célestes, observe avec raison M. Mac Culloch, dans un autre endroit, quoique nous ne puissions exercer la moindre influence sur leurs résultats, sont néanmoins regardées comme un noble sujet de nos études. Mais, combien les lois que suivent dans leur marche les sociétés humaines, les lois au moyen desquelles une nation s’élève au sommet de la civilisation et de l’opulence, ou s’enfonce dans un abime de barbarie et de misères, ne sont-elles pas plus importantes pour nous, puisqu’elles touchent de si près à notre bonheur et que nous pouvons exercer une si grande influence sur les phénomènes qui résultent de leur action ! La prospérité d’une nation ne dépend pas, à beaucoup près, autant de l’avantage de sa situation, de la salubrité de son climat, de la fertilité de son sol, que des institutions qui excitent le génie inventif de l’homme et favorisent le développement de ses facultés. Avec de telles institutions, les régions les plus ingrates, les plus inhospitalières, deviennent l’asile confortable d’une population nombreuse, élégante et bien pourvue ; tandis que, sans elles, les pays les plus favorisés de la nature ne fournissent qu’une existence imparfaite à des hordes clairsemées, misérables et féroces. »
Je passe par-dessus beaucoup d’autres considérations importantes, relativement à l’objet, aux moyens et à l’histoire de l’économie politique, considérations que les lecteurs français avaient déjà remarquées dans un autre discours préliminaire dont M. Mac Culloch s’est servi beaucoup plus souvent qu’il ne l’a cité, pour arriver à des points en litige auxquels on a attaché quelqu’importance de l’autre côté du détroit, et sur lesquels l’opinion générale est encore loin d’être fixée[1].
Dans le précis historique que M. Mac Culloch trace des progrès de l’économie politique, il fait honneur à David Ricardo de plusieurs vérités qu’il dit nouvelles et fondamentales. Voici dans quels termes il s’en explique, page 66 de l’édition anglaise :
« Le principe fondamental soutenu par M. Ricardo, dans son grand ouvrage[2], est que la valeur échangeable, ou le prix relatif des marchandises, dépend uniquement des quantités de travail nécessaires pour les produire… Il en résulte :
1o Que les profits fonciers ne font nullement partie des frais de production[3] ;
2o Que les capitaux étant les résultats d’un travail précédent, et n’ayant d’autre valeur que celle qu’ils tirent de ce travail, la valeur de la marchandise, produite par leur moyen, est proportionnée aux quantités de travail consommées pour la production de cette marchandise ; ce qui montre que sa valeur est toujours déterminée par la quantité de travail que sa production a exigée.
3o Qu’une hausse dans les salaires des ouvriers occasionne une baisse dans les profits des entrepreneurs, et non une hausse dans le prix du produit comme aussi une baisse dans les salaires occasionne une hausse dans les profits et non une baisse dans le prix.
Ces conclusions, ajoute M. Mac Culloch, sont toutes de la plus haute importance, et en les établissant M. Ricardo a donné à la science un aspect tout nouveau. »
Il s’agit de savoir si elles sont fondées et conformes à l’expérience.
Et d’abord, est-il bien vrai que la valeur échangeable, le prix relatif d’une marchandise dépend uniquement des quantités de travail nécessaires pour la produire ? Ricardo prétend que le travail se retirant toujours d’un emploi qui n’indemnise pas les travailleurs, il n’y a jamais plus d’offres que de demandes ; et d’un autre côté, que la concurrence des travailleurs se portant toujours là où il y a plus de demandes, il y a toujours autant de quantité offerte que de quantité demandée. Il se croit autorisé, en raison de ce principe général, à nier l’influence (au moins d’une manière suivie) de l’offre et de la demande sur les prix. Il méconnaît ainsi ce qu’il y a de mieux démontré par l’expérience ; c’est qu’on observe des variations perpétuelles dans les quantités de produits que peut fournir une même quantité de travail : c’est qu’il y a une variété infinie dans les différentes capacités des hommes et dans le prix de leurs travaux. Il méconnaît l’influence que l’état où se trouve la société, un pays, une ville, exerce sur la demande qu’on fait de tel ou de tel produit. — Ce sont là des exceptions, dit-il, mais l’influence du principe subsiste et agit constamment. — Cela est possible, abstractivement parlant ; mais, au fait, les circonstances de la société qui toutes agissent en vertu de quelqu’autre principe, existent de même, et l’on ne doit jamais faire abstraction de leur influence.
Si l’on était fondé à poser des principes généraux au milieu de tant d’influences particulières, ne pourrait-on pas dire avec plus de raison que c’est l’utilité des produits qui est la cause de la demande que le public en fait, que cette utilité est, par conséquent, le premier fondement de leur valeur ; et ne pourrait-on pas ajouter que les frais de production sont une circonstance accidentelle qui fait que le produit ne peut être fourni au-dessous d’un certain prix ? En admettant que les frais de production sont la circonstance principale qui donne de la valeur, il faudrait admettre qu’un produit qui serait revenu à cent francs vaudrait cent francs, quoiqu’il ne fût bon à rien et que personne n’en voulût. Si nous nous représentons la valeur d’une chose, par une quantité d’eau versée dans un vase jusqu’à ce qu’elle déborde, pourrons-nous dire que ce sont les bords du vase qui sont la cause qui fait qu’il y a de l’eau dans le vase parce qu’ils déterminent la hauteur au-dessus de laquelle l’eau ne saurait s’élever ?
Quelque penchant qu’aient les Anglais à soutenir les doctrines de leurs compatriotes, préférablement à celles des étrangers, il ne faut pas croire qu’ils abondent tous dans le sens de Ricardo. Nous vivons dans un siècle où les droits de la vérité marchent avant tous les autres. M. Tooke qui a montré, dans son livre sur les hauts prix et les bas prix, combien la doctrine des valeurs lui est familière, ne partage point l’avis de Ricardo qui a encore été combattu dernièrement par l’auteur d’une dissertation sur les valeurs dont le passage suivant me parait répandre du jour sur le même sujet[4] :
« Pour peu que l’on connaisse les manufactures, dit cet auteur, on sait qu’il y a, dans différentes occupations et même souvent dans des occupations pareilles, différents degrés d’habileté et de promptitude dans l’exécution, qui permettent à certains ouvriers de gagner le double de ce que gagnent leurs camarades dans le même espace de temps. On sait encore qu’il y a des cas où l’insalubrité du travail, son désagrément, le danger dont il est accompagné, affectent beaucoup le salaire qu’on en retire. On sait que la valeur de certains articles est la même, quoique produits dans différentes villes, par des ouvriers différents et dans des circonstances fort peu semblables. Si la nature et la quantité des travaux varient, et non le prix, peut-on affirmer que le prix dépend uniquement de ce travail ? Ce n’est pas répondre que de dire avec M. Mill, qu’en estimant les différentes quantités de travail, il faut accorder une certaine latitude aux différents degrés de difficulté et d’habileté. Des exceptions de ce genre détruisent la règle. Les différents degrés d’habileté sont des circonstances qui affectent la valeur des produits, aussi bien que les différentes quantités de travail ; la quantité de travail n’est donc pas la seule cause qui influe sur la valeur. Que penserions-nous d’une assertion par laquelle on prétendrait que les habits sont entre eux relativement à leur valeur, comme la quantité de drap employée pour les faire, sauf pourtant les diverses qualités du drap ? Où serait la vérité, où serait l’utilité d’une telle proposition, surtout si elle devait servir de base à une déduction rigoureuse et mathématique ? La proposition ne devrait-elle pas en réalité être changée en une proposition diamétralement opposée, qui serait que la valeur des habits entre eux n’est pas comme la quantité de drap qu’il a fallu pour les faire ? Que deviendraient dès lors les conséquences rigoureuses qu’on aurait tirées de la première proposition ?.
Pour ramener tout à son idée dominante, que la quantité de travail influe seule sur le prix des produits et devient par là l’unique source des richesses, David Ricardo doit prouver que l’action végétative de la terre n’y contribue en rien. On sait comment il s’y prend pour le prouver. Il suppose que le territoire d’un pays est assez vaste encore par rapport au nombre de ceux qui l’habitent et qui peuvent le cultiver, pour que les terres de première qualité vaillent seules la peine d’être cultivées. Elles donnent un produit qui suffit pour indemniser le cultivateur de ses peines et de ses avances ; mais rien au delà. Si le cultivateur est en même temps propriétaire, son champ ne lui donne aucun profit foncier ; s’il ne l’est pas, il ne peut payer aucun fermage ; car alors il ne rentrerait pas dans la totalité de ses avances, et il préférerait ne pas cultiver le champ.
Cette société se multiplie et devient plus riche ; la demande des produits du sol s’augmente en conséquence, et en porte le prix à un taux tel qu’il devient profitable de cultiver les terres de seconde qualité que Ricardo désigne sous le nom de terres No 2. Celles-ci, avec le même capital, les mêmes soins, le même travail, ne rendent que 90, sur le même espace où les terres No 1 rendent 100. Dès cet instant, dit-il, un fermage est possible ; car, du moment que la valeur des produits territoriaux est telle que des cultivateurs trouvent leur compte à cultiver des terres qui, sur un espace donné, rendent 90 boisseaux de froment au lieu de cent, les propriétaires des terres Not trouveront des cultivateurs qui feront un profit pareil, même lorsqu’ils paieront 10 boisseaux (ou la valeur de 10 boisseaux) pour le fermage. Après avoir payé ces 10 boisseaux, les cultivateurs des terres de première qualité recueilleront encore 90 boisseaux qui suffisent pour indemniser ceux qui cultivent les terres de deuxième qualité.
Si la population et le prix du blé augmentent encore, on pourra trouver du profit à cultiver les terres de troisième qualité, c’est-à-dire celles qui ne rapportent que 80 boisseaux. Alors les propriétaires des terres No 2 pourront en tirer un fermage de 10 boisseaux, et les propriétaires des terres No 1 obtiendront des leurs 20 boisseaux de loyer ; puisqu’après avoir payé ces vingt boisseaux, il en restera 80 au fermier de même qu’au cultivateur qui aura mis en rapport les terres No 3, sans payer aucun fermage. On peut ainsi continuer la supposition jusqu’à ce qu’elle représente la situation réelle du pays où l’on se trouve.
Quelle conséquence Ricardo et son école tirent-ils de là ? C’est que le prix du blé n’est jamais déterminé par le taux du fermage, mais bien par les frais de culture, de main-d’œuvre, que, dans ce système, réclament les plus mauvaises terres en culture, celles qui ne donnent point de profit foncier. D’où ils concluent que le travail seul contribue à la production : que le profit foncier n’est que le résultat d’un monopole, et qu’il n’a d’autre effet que de faire payer au consommateur une portion de valeur qui ne fait pas partie du prix nécessaire des choses.
On peut répondre à cette doctrine que je suis forcé de comprimer pour qu’elle puisse être contenue dans les bornes d’un article, que, du moment que la richesse d’un pays consiste dans la valeur échangeable des choses qu’il possède, la production annuelle consiste dans la valeur échangeable des produits annuels, quels que soient les moyens de production employés. Il est permis d’attribuer avec Adam Smith la valeur territoriale produite, à la quantité de produits territoriaux que le public demande, comparativement à la quantité qu’on peut en créer. Qu’es-ce qui fait naître et soutient cette demande ? D’une part, l’utilité de ces produits, telle qu’elle résulte de l’état où se trouve la société ; et d’une autre part, la quantité de tout autre produit que l’on peut créer et donner en échange des premiers. Si la société produit beaucoup, elle offre, pour avoir un boisseau de blé, plus de valeurs que n’en exige le remboursement des avances du cultivateur. De là cet excédant de valeur qui, dans une société populeuse et productive, donne naissance au fermage.
C’est l’effet d’un monopole, ajoute-t-on : un monopole n’occasionne point une création ; il n’occasionne qu’un déplacement de richesses[5]. Mais, ne commet-on point une erreur, lorsque l’on confond un monopole qui n’ajoute rien à l’utilité d’une denrée, avec la force végétative du sol qui élabore les sucs répandus dans la terre, l’air et l’eau, pour en faire une nourriture salutaire ? Un accapareur qui ramasse tous les blés d’un canton, et se prévaut de la faculté qu’il a de vendre seul du blé, n’ajoute rien à la qualité de cette denrée ; et ce qu’il gagne sur le consommateur, est une valeur pour laquelle il ne donne à ce dernier rien en échange. Mais ce n’est point là l’opération qu’exécute un propriétaire foncier par le moyen de son instrument qui est une terre. Il reçoit les matières dont se compose le blé dans un État, et les rend dans un autre. L’action de la terre est une opération chimique, d’où résulte pour la matière du blé une modification telle qu’avant de l’avoir subie, elle n’était pas propre à la nourriture de l’homme. Le sol est donc producteur d’une utilité : et, lorsqu’un propriétaire foncier fait payer cette utilité sous la forme d’un profit foncier ou d’un fermage, ce n’est pas sans rien donner à son consommateur en échange de ce que le consommateur lui paie. Il cède à celui-ci une utilité produite, et c’est en produisant cette utilité que la terre est productive aussi bien que le travail.
Je sais fort bien qu’il y a beaucoup d’autres utilités que nous devons à l’action des forces naturelles, et que la nature ne nous fait pas payer : telle est la force productive qui crée et amène des légions de poissons sur nos côtes et dans nos filets ; mais, de ce qu’il y a des agents naturels gratuits, s’ensuit-il que les agents naturels appropriés ne produisent pas ? Nous devons tâcher de faire produire, autant que possible, par des agents gratuits, les utilités dont nous avons besoin ; mais, nous ne devons pas désirer que les terres ne soient pas des propriétés particulières. De vrai, si le champ n’appartenait à personne, et si le fermier ne payait aucun loyer, l’utilité que produit ce champ, de même que celle de l’air et de l’eau, serait livrée pour rien au consommateur qui ne paierait alors que le travail du cultivateur. Mais, cette supposition ne saurait représenter un cas réel ; car, alors un cultivateur se battrait avec un autre pour labourer un champ qui n’aurait point de propriétaire ; nul ne voudrait faire les avances de la culture, et le champ resterait en friche. Le blé serait encore plus cher qu’à présent où nous sommes obligés de payer un profit foncier au propriétaire du sol où le blé a poussé ; car nous n’aurions point alors de blé ; or, on sait que nulle marchandise n’est plus chère que celle qu’on ne peut obtenir à aucun prix. Le propriétaire rend donc un service, puisqu’il concourt par son instrument à ce que nous ayons du blé. Son service est commode pour lui, j’en conviens ; mais nous ne pouvons pas nous en passer.
Ces controverses que je resserre par égard pour le lecteur, ont à mes yeux fort peu d’utilité, quand elles cessent d’être une simple narration de la manière dont les choses sont et dont les choses se passent ; quand elles prennent pour bases des données moyennes qui ne se rencontrent jamais dans la nature, comme dans nos discussions, dégagées de circonstances qui en modifient les résultats. Ces discussions dégénèrent alors en des disputes de mots qui les font ressembler beaucoup trop aux argumentations de l’école. Un de leurs plus graves inconvénients est d’ennuyer le lecteur et de lui faire croire que les vérités de l’économie politique ont pour fondement des abstractions sur lesquelles il est impossible de se mettre d’accord. Entre les sectateurs de Ricardo et ceux de Quesnay, il y a opposition complète de principes. Ceux-ci prétendaient qu’il n’y a de richesse nouvelle mise au monde que le profit du fonds, ou le fermage, qu’ils appelaient le produit net ; les Ricardiens prétendent, au contraire, que le sol ne nous donne pas pour un sou de richesses. Je crains que les uns comme les autres, à force de généraliser, ne se soient également écartés des voies de la nature qui ne nous présente que des phénomènes compliqués, résultats de plusieurs actions combinées, et qui marche à son but, à sa manière, et en dépit des règles qu’il nous plaît de lui tracer. Les économistes de Quesnay déduisaient d’un seul principe (celui que la terre est l’unique productrice) une foule de conséquences qui les conduisaient fort loin de la vérité. Voilà ce qui les a empêché de se soutenir. Leur dialectique était cependant assez serrée ; elle affectait aussi des formules, des déductions mathématiques, et beaucoup de très-bons esprits s’y étaient laissé entraîner. Cependant, au bout d’un demi-siècle personne ne se présentait plus pour soutenir les doctrines de Quesnay. Je crains que celles de Ricardo sur le profit du fonds de terre n’aillent pas si loin, parce que les questions sont maintenant mieux posées.
Heureusement que les vérités essentielles de l’économie politique ne dépendent pas de quelques points de droit qui peuvent toujours être contestés. Elles reposent sur des faits qui sont ou qui ne sont pas. Or, on peut parvenir à constater un fait et à développer toutes ses conséquences. C’est la méthode d’Adam Smith, et c’est la bonne[6].
Ricardo et ceux qui professent la même doctrine ne se sont pas contentés de nier la coopération des fonds de terre dans la production des richesses sociales. Toujours prévenus de l’idée que le travail humain est seul productif, ils ont refusé toute action productive aux capitaux, c’est-à-dire, à ces valeurs presque toujours répandues en améliorations sur une propriété territoriale, et qui forment le fonds de presque toutes les entreprises de commerce et de manufactures. Ils prétendent qu’un capital, une portion de capital (par supposition, la valeur d’un outil ou d’une machine) n’étant autre chose que la valeur accumulée d’un travail antérieur, le produit auquel la machine a contribué, n’est toujours que le résultat d’un travail ancien ou récent.
Je crois qu’ils méconnaissent l’action du capital dans la production, plus encore qu’ils n’ont méconnu l’action du fonds de terre. Je crois que, dans toute entreprise qui va bien et qui se continue, le capital sert, et n’est pas consommé ; ou du moins qu’il est perpétuellement rétabli, à mesure qu’il est consommé ; tellement qu’au bout d’une, de deux, de dix années, un capital qui a servi tout le temps, existe encore et se rencontre tout entier au moment d’une liquidation. J’en appelle à tous ceux qui connaissent le moins du monde les entreprises industrielles. Les produits d’une entreprise qui se soutient ont une valeur qui suffit non-seulement pour rétablir perpétuellement le capital dans son intégrité ; mais ils procurent un profit qu’il faut diviser en deux parts : l’une que l’on peut regarder comme le salaire des travaux de l’entrepreneur, l’autre, comme l’intérêt de ses avances.
Si la portion de la valeur capitale que nous considérons est une machine, le capital n’est rétabli qu’autant que les produits, indépendamment de l’intérêt, ont remboursé les réparations et que la machine a conservé son entière valeur. Telle est la marche de l’industrie, quand elle est productive ; tels sont les faits.
Or, si la valeur capitale n’est pas consommée, en produisant on ne consomme aucune portion d’un travail antérieur. On ne consomme que le temps, le service, si l’on peut s’exprimer ainsi, du capital employé ; de même que, lorsqu’on a cultivé une terre, après qu’on y a recueilli une récolte, on a consommé le service du sol pendant un an ; mais l’on n’a point consommé le sol lui-même qu’on peut vendre, toutes choses égales d’ailleurs, aussi cher après la récolte qu’on l’aurait vendu avant de l’avoir ensemencé. Après que l’on s’est servi d’un capital pendant une année, on peut le placer intégralement d’une autre manière, l’employer à une autre production. La valeur du capital, comme la valeur de la terre, est indépendante de la valeur du service qu’ils rendent. On achète le service d’un capital, d’une terre, de même que l’on achète le service d’un ouvrier, sans détruire la chose ou la personne dont on a acquis le service pendant un temps quelconque.
Pour appliquer à notre sujet cette démonstration qui a totalement échappé à Ricardo et à son école, comme elle avait échappé à Smith, si un capital est un travail ancien qui a été amassé et incorporé, pour ainsi dire, dans une machine ; et, si ce capital ancien n’est point définitivement consommé dans la production d’un nouveau produit, la valeur de l’ancien travail ne fait nullement partie de la valeur du produit nouveau. Celui-ci est le résultat d’un service nouveau, sans cesse renaissant, mais d’un triple service : celui des travailleurs, celui des capitaux, et celui des fonds de terre, quoique Ricardo n’en reconnaisse qu’un : celui des travailleurs d’ancienne ou de nouvelle date. Le travail des travailleurs anciens a été incorporé dans un produit appelé machine ; le produit des travailleurs nouveaux a été incorporé dans un autre produit, appelé, si l’on veut, étoffe ; ces deux produits existent simultanément ; aucune portion de la valeur de l’un n’a passé dans l’autre.
Un autre exemple présentera la même doctrine sous un autre aspect. Un spéculateur emploie une somme de dix mille francs à l’achat d’une partie de vin ou d’eau-de-vie, avec l’intention de l’améliorer en la gardant. En accordant que ce capital soit le fruit d’un travail ancien mis en réserve, le profit que le spéculateur fera sur la liqueur ne saurait passer pour le produit de ce travail. C’est le capital lui-même qui est le fruit de ce travail et qui peut être réemployé ou consommé, après que la spéculation aura été terminée et aura procuré un profit indépendant de la somme de dix mille francs employée par le spéculateur.
Il est impossible de ne pas convenir qu’un capital est un produit différent des nouveaux produits auxquels il concourt ; qu’en sa qualité de fonds productif, il rend un service qu’on est obligé de payer sous le nom d’intérêt, que l’intérêt des capitaux compose une partie des frais de production, et doit, par conséquent, faire partie du prix des marchandises, si le producteur veut rentrer dans ses frais. Pourquoi s’élever contre ces notions déjà adoptées par le bon sens du public ? Et pourquoi qualifier du nom de grandes découvertes des principes abstraits qui leur sont opposés et que contrarie l’expérience ?
L’expérience dément pareillement cette autre assertion de la même école, que les salaires de l’ouvrier et les profits de l’entrepreneur sont perpétuellement en opposition ; que les salaires ne sauraient hausser, sans que les profits baissent, et vice versa. Quiconque a vu beaucoup d’entreprises industrielles peut rendre témoignage que c’est dans celles qui donnent les plus gros bénéfices à leurs auteurs, que les ouvriers sont le mieux payés. À Paris, comme à Londres, on bâtit beaucoup, à l’époque où nous sommes, ce qui est une preuve qu’on trouve de beaux profits dans cet emploi de capitaux. Or, dans l’une et l’autre ville, les ouvriers qui travaillent à la confection des maisons, les maçons, charpentiers, menuisiers, couvreurs, serruriers et les autres, sont peut-être les ouvriers qui, à talents égaux, gagnent les plus forts salaires. La vive demande d’un produit est favorable à tous les producteurs qui s’en occupent, et le profit des uns n’a point lieu aux dépens des autres. — C’est une circonstance accidentelle, dira-t-on, qui détermine un semblable effet. — Mais peut-on appeler accidentelle une circonstance qui dure des siècles ? La manufacture des glaces de Paris donne des profits considérables, depuis cent cinquante ans qu’elle existe.
La situation de la société, ajoutera-t-on, occasionne la demande d’un certain produit au point d’en élever les frais de production ; et la valeur du produit demeure encore égale aux frais de production ; mais, si la demande occasionne cet effet, comment peut-on refuser à l’étendue de la demande toute influence sur les prix ?
L’expérience dément encore une autre assertion de Ricardo. Il a dit qu’en même temps que le prix de la main-d’œuvre règle la valeur des produits, c’est le prix des denrées de première nécessité (des grains en Europe, par exemple), qui règle le taux de la main-d’œuvre, et que le renchérissement du blé diminue le taux des profits et augmente les salaires. Or, je tiens des principaux manufacturiers d’Angleterre et de France, notamment de MM. Ternaux et fils, qui ont des manufactures à Liège, à Louviers, à Sedan, à Reims et à Paris, que c’est précisément le contraire qui arrive. Quand les grains deviennent plus chers, les salaires baissent. Ce résultat n’est point accidentel ; la même cause est toujours suivie du même effet, et l’effet dure aussi longtemps que la cause. L’explication n’en est pas difficile : quand le blé est à un pris élevé, les classes laborieuses sont obligées de consacrer à leur dépense en blé une portion de leurs gains qu’elles auraient employée en vêtements meilleurs ou plus recherchés, en logement, en meubles, en aliments plus succulents et plus variés ; en un mot, elles réduisent toutes leurs consommations ; et le défaut de consommation réduit la quantité demandée de presque tous les produits. Or, la réduction de la demande entraine la médiocrité des profits de tout genre, aussi bien ceux des maîtres que ceux des ouvriers.
C’est sur des principes malheureusement si peu d’accord avec les faits que M. Mac Culloch met Ricardo au-dessus d’Adam Smith, pour les vérités qu’il a découvertes ; il lui accorde, entre autres, l’honneur d’avoir pleinement dévoilé les lois de la distribution des richesses[7]. Ne pourrait-on pas faire observer à M. Mac Culloch que les points auxquels il attache une si haute importance ne sont pas les parties de la science les plus applicables et les plus utiles. Ce ne sont, convenons-en, ni la part du propriétaire foncier, ni la part du capitaliste, ni celle de l’ouvrier, sur quelques règles qu’il plaise à des théoriciens abstraits de les établir, qui exercent la plus notable influence sur la distribution des richesses. C’est la capacité des entrepreneurs d’industrie. Dans le même genre d’industrie, un entrepreneur qui a du jugement, de l’activité, de l’ordre et des connaissances, fait sa fortune, tandis qu’un autre, qui n’a pas les mêmes qualités, ou qui rencontre des circonstances trop contraires, se ruine. Il convenait donc, ce me semble, de distinguer avec soin la capacité de l’entrepreneur d’industrie de la capacité du capitaliste, même lorsque ces deux capacités se trouvent réunies dans le même individu. La dernière, celle du capitaliste, ne peut éprouver que de faibles variations dans la part qu’elle obtient des valeurs produites. Celle de l’entrepreneur en éprouve de considérables. Voilà les vérités pratiques qui sont d’une grande utilité pour les particuliers.
Quant aux publicistes, aux hommes d’État dont les vues se portent avant tout sur des considérations d’intérêt général, sur les moyens d’augmenter l’aisance nationale, les vérités pratiques, celles qui peuvent le plus utilement les diriger, me semblent être celles qui ont pour objet la production, et les causes qui la favorisent. Pour les uns comme pour les autres, je serais tenté de croire que ce qu’il y a de plus important après ces démonstrations, c’est l’analyse de la consommation et de ses effets, parce que c’est ce qui peut éclairer les hommes sur les résultats bons ou mauvais de l’emploi des richesses, qui sont très-bonnes ou très-mauvaises, selon l’usage qu’on en fait.
Au surplus, les controverses abstraites contre lesquelles je crois utile de m’élever, ont d’autant moins de chances de se perpétuer en Angleterre, que les sociétés d’économie politique s’y multiplient tous les jours, bu vivant de Ricardo, il n’y en avait qu’une à Londres : non-seulement, elle est devenue plus nombreuse ; mais il s’en est formé une autre, dans la partie la plus commerçante de la ville. L’une et l’autre sont composées d’hommes de pratique, qui tous prennent part, soit aux affaires publiques, soit à des entreprises par actions, soit à des commerces particuliers. J’ai assisté, dans le sein de ces sociétés, aux discussions les plus intéressantes élevées entre les hommes les plus instruits. Il est impossible que l’attention de ces réunions distinguées ne soit pas sans cesse ramenée sur des sujets applicables, soit aux intérêts privés, soit aux intérêts de la nation, soit à ceux de l’humanité.
Non-seulement on a attaché à l’ouvrage de Ricardo une importance qui me parait exagérée ; mais on lui a attribué avec aussi peu de fondement le mérite de l’originalité et de la nouveauté. Suivant M. Mac Culloch, la publication de cet ouvrage forme une ère nouvelle et mémorable ; on se récrie sur ce qu’il a découvert que toutes les valeurs échangeables ne sont que le prix du travail, et que les fonds de terre n influent en rien sur les prix, sans faire attention que M. Destutt-Tracy, dans son Commentaire sur Montesquieu, qui même, dès avant les événements de 18I4, avait été traduit en anglais par l’illustre Jefferson, ex-président des États-Unis, avait avancé précisément les mêmes principes ; et qu’il les avait reproduits, en 1815, dans son Traité de la volonté[8]. Je ne les crois pas plus exempts d’erreur ; mais, enfin, voici les expressions de M. de Tracy :
« Dans nos facultés et dans l’emploi qu’en fait notre volonté consistent tous nos trésors, et cet emploi, le travail est la seule richesse qui ait par elle-même une valeur primitive naturelle et nécessaire qu’elle communique à toutes les choses auxquelles elle est appliquée, et qui n’en sauraient avoir d’autre… Adam Smith a bien vu que ce qui compose la masse des richesses d’un particulier ou d’une société, n’est autre chose que du travail accumulé… Cependant, il croit voir encore, dans la rente de la terre, autre chose que ce qu’il appelle les profits d’un capital. M. Say va plus loin. Il voit nettement qu’étant incapables de créer un atome de matière, nous n’opérons jamais que des transformations et des transmutations… Il prononce, sans hésiter, qu’un fonds de terre n’est qu’une machine. Néanmoins il maintient encore plus formellement que Smith, que c’est de l’action de la terre que nait le profit qu’elle donne à son propriétaire[9]… Avec cette prévention, on ne sait comment déterminer le prix naturel et nécessaire de chaque chose »[10].
« C’est à tort qu’on a fait de l’industrie agricole, dit le même auteur, dans un autre ouvrage, une chose essentiellement différente de toutes les autres branches de l’industrie humaine, et dans laquelle l’action de la nature intervenait d’une manière particulière[11]… Tous les êtres existants dans la nature, et susceptibles de nous devenir utiles, ne le deviennent que par l’action que nous exerçons sur eux, par le travail plus ou moins grand que nous exécutons pour les convertir à notre usage… Ce n’est pas à dire que, s’ils sont déjà devenus la propriété d’un homme (comme sont les terres), il ne faille commencer par faire un sacrifice pour les obtenir de lui ; mais ils ne sont devenus la propriété de quelqu’un, que parce qu’il y a précédemment appliqué un travail quelconque dont les conventions sociales lui ont assuré le fruit. Ainsi, ce sacrifice même est le prix d’un travail[12].
D’autres auteurs encore avaient prétendu que les produits agricoles n’étaient que le profit d’un capital accumulé, sur ce motif qu’on ne fait des avances pour rendre un fonds productif, que lorsque ces avances produisent un intérêt égal à celui que rend un capital prêté, et même que l’on se contente d’un intérêt moindre, pour les avances destinées à mettre en valeur une terre, que l’intérêt qu’on recevrait pour tout autre emploi, parce qu’on regarde celui-là comme le plus solide de tous.
Ce raisonnement assez spécieux ne prouve point encore que le fermage ne soit en totalité qu’un intérêt déguisé du capital engagé dans un fonds de terre. Il l’est sans doute en partie ; car il y a peu de biens fonds qui ne tirent quelque valeur des améliorations qu’on y a répandues ; mais la totalité de leur valeur locative ne proviendrait de là que dans le cas où la terre susceptible de produire et dénuée d’améliorations, ne pourrait se louer à aucun prix ; or, ce cas n’arrive point dans un pays civilisé. Le pacage de nos plus méchantes montagnes se loue. Il y a dans le royaume de Naples d’immenses plaines, abandonnées aux seules productions spontanées de la nature, productions dont la valeur est représentée par le droit prélevé sur le bétail qu’on envoie y passer l’hiver[13] !
On voit que M. Mac Culloch, comme il arrive trop souvent à ses compatriotes, n’accorde une grande attention qu’à ce qui s’écrit en Angleterre. Il s’est pourtant départi de cette règle à l’égard de M. Henry Storch qui a fait imprimer en français un Cours d’Économie politique destiné à l’éducation des grands ducs de Russie. On ne peut pas deviner le motif qui a porté M. Mac Culloch à vanter cet ouvrage outre mesure. Il ne peut pas ignorer que les trois quarts du livre de M. Storch ne sont qu’une copie littérale de quelques ouvrages connus[14]. Sans doute, on doit savoir gré à cet auteur travaillant à l’instruction de deux princes, d’avoir mis sous leurs yeux des extraits de livres accrédités ; mais ce n’était pas un motif pour exciter l’admiration du savant professeur de Londres ; d’autant plus que le dernier quart, qui n’est pas copié, du Cours de M. Storch, n’est que l’exposition d’un nouveau système qu’il s’est forgé relativement aux produits immatériels, qu’il appelle biens internes, système qui ne supporte pas un instant d’examen. Qu’est-ce, d’ailleurs, qu’un cours d’économie politique qui ne contient absolument rien sur les grandes questions qui intéressent le plus la société : sur la balance du commerce, les entraves à la circulation, les corporations, les monopoles, les colonies, les dépenses publiques et les impôts ? Du reste, il y a dans les notes de M. Storch quelques faits intéressants sur les États du Nord ; mais dont l’auteur ne tire aucune conséquence nouvelle.
Pour revenir à Ricardo, je pense que son seul titre de gloire, est sa doctrine des monnaies. Il a complètement profité des grandes expériences qui ont été malheureusement faites sur la dépréciation des papiers-monnaies de France et d’Angleterre, aussi bien que sur la restauration de celui d’Angleterre, qui a été peut-être plus fâcheuse que sa dépréciation. Il a dessillé sur ce point les yeux de l’Angleterre qui croyait bonnement que ses billets de banque avaient toujours la même valeur, lorsqu’ils ne pouvaient plus acheter que les deux tiers de la quantité de marchandises que l’on obtenait avec de l’or. Et ce qu’il y a de piquant, c’est que la doctrine de Ricardo sur cette matière, est fondée précisément sur ce principe de la proportion entre la quantité offerte et la quantité demandée dont il refuse de reconnaître l’influence. Il prouve d’une manière irrécusable que l’instrument de la circulation est une marchandise de même nature que toutes les autres, et il nie que toutes les autres soient soumises aux mêmes influences.
M. Mac Culloch me reprochera peut-être de n’avoir pas fait connaître plus tôt ma façon de penser à l’égard des doctrines de Ricardo. Je me serais reproché encore plus de causer la moindre affliction à un homme aussi recommandable, qui m’honorait de son amitié, dont toutes les pensées, depuis qu’il s’était retiré des affaires, étaient tournées vers le bien public, dont, au total, les travaux ont été favorables au progrès de la science qu’il cultivait ; à un homme, enfin, qui était aussi peu porté à tirer vanité de son savoir que de sa fortune. Aussi, n’ai-je touché que très-légèrement, dans les notes que les libraires m’ont sollicité d’ajouter à la traduction française de son livre, les points sur lesquels nous différions ; mais on verra peut-être quelque jour, par notre correspondance[15] que, si j’ai évité de le combattre sous les yeux du public, je soutenais néanmoins à huis clos contre lui quelques combats dans l’intérêt de la vérité.
- ↑ L’auteur fait ici allusion au Discours préliminaire qu’on lit en tête de son Traité d’Économie politique et que M. Mac Culloch a en effet fortement mis à contribution, surtout lorsqu’il trace la ligne qui sépare l’économie politique de la statistique ; lorsqu’il montre l’usage que peuvent faire de la première de ces sciences, non-seulement les hommes qui gouvernent, mais ceux qui sont gouvernés ; lorsqu’il indique les vérités qu’Adam Smith a solidement établies, et les raisons qui font qu’une vérité appartient, non au premier qui l’énonce, mais au premier qui la prouve ; lorsqu’il répond aux objections contre l’économie politique tirées de la diversité des opinions de ceux qui la professent ; enfin lorsqu’il se livre à une foule d’autres considérations relatives à l’histoire et aux progrès de cette science. M. Mac Culloch a pu en user d’autant plus librement à l’égard de ce Discours préliminaire, que le libraire anglais, qui a publié la traduction anglaise du Traité de J.-B. Say, a jugé à propos d’en retrancher le Discours préliminaire tout entier, afin d’épargner quelques feuilles d’impression, s’imaginant peut-être que le lecteur anglais achèterait le livre sur son litre et sans s’informer s’il était ou non complètement traduit. (Note des Éditeurs.)
- ↑ Principes de l’Économie politique et de l’impôt, publiés à Londres pour la première fois en I8I7, et dont la traduction, avec les notes des différents commentateurs, fait maintenant partie de la Collection des principaux économistes, publiée par MM. Guillaumin et Cie. (Note des éditeurs)
- ↑ Par profits fonciers (en anglais rent) il faut entendre les profits qu’un propriétaire retire de sa terre, indépendamment de ce que peuvent rendre le capital répandu en améliorations sur le sol, et le travail du cultivateur. Ce profit foncier est représenté par le fermage, quand la terre est donnée à bail. Le traducteur français traduit ce mot par la rente, expression impropre, et qui sent le style qu’on appelle réfugié, parce que les protestants français obligés de chercher un refuge dans l’étranger, étaient sujets à transporter dans leurs écrits français, les termes et les tournures qui frappaient incessamment leurs oreilles. Le mot rente, et même rente foncière, est d’autant plus impropre pour rendre l’expression anglaise rent, que ce mot a déjà une autre signification en français, où il veut dire une rente hypothéquée sur un bien-fonds, et qui n’a aucun rapport avec le profit annuel de ce même fonds. D’ailleurs, nous avons en français le mot fermage qui représente le profit foncier, le profit résultant de l’action végétative du sol. (Note de l’Auteur.)
- ↑ A critical dissertation on Value, page 209.
- ↑ Voyez Buchanan : Commentaires sur la Richesse des nations.
- ↑ C’est la Méthode expérimentale de Bacon, appliquée aux sciences morales et politiques. On sait quels étonnants progrès lui doivent les sciences physiques. L’économie politique lui doit ses seuls progrès véritables. Smith fonde en général ses raisonnements sur un fait, et non sur une proposition générale sujette à controverse ; et comme il était bon observateur et raisonneur judicieux, il se trompe rarement ; si rarement, qu’il convient d’y regarder à deux fois, avant de se mettre en opposition avec lui. Sans doute quelques faits lui ont échappé ; ses analyses sont dans certains cas incomplètes ; il a laissé de côté des parties de la science, et l’arrangement de son livre laisse beaucoup à désirer ; mais, dans les détails, sa méthode est la seule qui puisse conduire avec certitude à la vérité. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Voy. les pages 65 et 67 de l’édition anglaise.
- ↑ La portion de cet ouvrage qui a rapport à l’Économie politique a été réimprimée sous le titre de Traité d’Économie politique.
- ↑
M. de Tracy oublie que je reconnais, dans un capital comme dans un fonds de terre, une coopération nécessaire pour créer des utilités, et qu’on est obligé de payer cette coopération, lorsqu’on achète l’utilité produite. On paie la coopération d’une machine qui est une portion de capital, de même qu’on paie la coopération d’un fonds de terre qui est une espèce de machine (Note de l’Auteur.)
- ↑ Commentaire sur l’Esprit des lois, p. 312 à 315, édit. de 1817.
- ↑ « L’action végétative du sol n’est pas d’une nature différente de l’action du vent qui pousse nos navires ; mais l’action du sol peut se faire payer, en vertu de l’appropriation des terres qui de son côté est nécessaire Pour que la production ait lieu. (Note de l’Auteur.)
- ↑ Traité de la volonté, pages 164 et 174.
- ↑ Voir le Cours complet d’Économie politique, où l’Auteur a développé cet exemple, tome I, page 227.
- ↑ De la Richesse des nations, de Smith ; du Traité d’Économie politique, de J.-B. Say, dont il a pris des chapitres tout entiers, le titre du chapitre compris ; du Traité de la volonté et du Commentaire sur l’Esprit des lois, par Destutt-Tracy, et du Traité des peines et des Récompenses, par Bentham, mis en ordre par Dumont.
- ↑ On trouvera plus loin dans ce volume cette correspondance, dans laquelle les deux célèbres économistes ont discuté avec une égale franchise et un même amour du bien et de la vérité, plusieurs des questions les plus délicates de l’Économie politique. (H. S.)