Œuvres de saint Denys l’Aréopagite/Introduction


Traduction par l’abbé Darboy.
Sagnier et Bray (p. i-iii).

INTRODUCTION.


Il faut que les livres, comme les hommes, justifient de leur origine. Lorsqu’ils ne sauraient nommer leur père, l’opinion publique les accueille avec une sorte d’humeur hostile ; et l’obscurité et le mystère, si puissants ordinairement à exciter la curiosité, ne font ici que décourager la confiance. Une réprobation anticipée fait à ces enfants perdus des destinées ingrates ; et la flétrissure qui ne les avait atteints cependant que par voie de solidarité, disparaît à peine parmi le prestige et dans l’éclat de leur réelle et propre gloire. Cette loi est empreinte de pensées hautement morales, et il ne faut pas l’abolir ; mais on doit l’appliquer avec discrétion et réserve, de peur d’être injuste. Après tout, le bâtard de Dunois valait bien un autre homme ; et quand même l’Iliade ne viendrait pas d’Homère, comme le disent en effet quelques critiques d’outre-Rhin, ce n’en serait pas moins un beau poëme.

Ces remarques sont parfaitement applicables aux livres dont on offre ici la traduction. On les connaît peu, on les étudie encore moins. Qui a entendu parler de saint Denys l’Aréopagite comme d’un philosophe distingué et d’un théologien sublime ? Je ne sais même pas si l’on vous pardonnerait d’invoquer son autorité comme antique et vénérable, quoiqu’il soit certainement impossible d’assigner à cet écrivain une date moins reculée que le quatrième siècle.

Eh bien ! quel est le principe de cette défaveur ? Est-ce la faiblesse ou le peu d’importance des écrits eux-mêmes ? Mais la philosophie n’a rien produit d’aussi élevé et d’aussi pur, l’antiquité ecclésiastique n’a guère d’ouvrages plus remarquables. N’est-ce pas plutôt le doute qu’on éleva sur leur authenticité ? Je le pense assurément. Faut-il donc admettre que ces œuvres soient apocryphes ? Il est beaucoup plus facile de faire voir qu’elles ne le sont pas. Alors pourquoi les flétrir, à raison de leur supposition qui est moins certaine, et non pas les honorer à cause de leur authenticité qui est plus probable ? Ensuite pourquoi cet anathème préventif ne reculait-il pas devant la valeur intrinsèque et le mérite réel des livres dont il s’agit ? C’est qu’en matière d’honneur et de légitimité, un soupçon est toujours chose grave, souvent chose mortelle ; et puis encore, c’est précisément un de ces cas d’injustice dont j’ai parlé plus haut.

Ainsi deux questions se présentent : les ouvrages attribués à saint Denys l’Aréopagite sont-ils véritablement de lui ? puis quelle utilité et quelle portée faut-il leur reconnaître ?

D’abord l’opinion que ces livres sont apocryphes, opinion mise à la mode par des hommes d’un catholicisme douteux, et amicalement saluée par le protestantisme en foule, est-elle la mieux fondée en raison ? Nous sommes loin de le penser. Il ne suffit pas de quelques sophismes acerbes, ni d’un peu de bel esprit, pour se dispenser d’un examen approfondi, ou pour rendre une décision sans appel.

D’ailleurs, quand même on ébranlerait nos preuves, il resterait encore à fonder l’opinion opposée ; nous ne laisserons pas à nos adversaires le droit de se livrer avec intempérance à toutes les négations imaginables, tandis que nous serons dans l’obligation de tout établir positivement. C’est pourquoi nous demandons la révision d’un procès jugé sous l’empire de préventions fausses, et peut-être même avec une partialité préméditée.

Ensuite, authentiques ou non, ces livres qui remontent au moins jusqu’au quatrième siècle, ont un mérite incontestable, soit comme monuments, et à raison de leur antiquité, soit comme corps de doctrine, et à cause de la sublimité des enseignements qu’ils renferment, soit enfin à cause de l’influence puissante qu’ils exercèrent sur les études théologiques d’Orient et d’Occident surtout. Ils furent cités avec admiration et commentés avec amour par les plus grands génies. Les plus graves questions y sont abordées sans détour, et y reçoivent une solution claire et précise. La théologie en est élevée et pleine de pieuse ferveur, la philosophie hardie et pure, les pensées profondes et pompeusement rendues. Qu’on veuille bien les étudier, et on les absoudra sans peine des injures que leur ont décernées certains protestants, et, si j’ose faire ce rapprochement, de l’injuste oubli où ils furent laissés par quelques catholiques. Nous désirons aussi montrer la légitimité de cet éloge, en nous livrant à une appréciation sommaire des doctrines qu’a professées saint Denys, et en constatant leur influence sur le génie chrétien. Cette introduction aura donc deux parties : la première où l’on dira ce qu’il faut penser touchant l’authenticité des ouvrages qui portent le nom de saint Denys l’Aréopagite ; la seconde où l’on résumera les principaux points qu’a traités l’auteur, en rapprochant l’une de l’autre les assertions qui expriment toute sa pensée, et en les comparant avec les assertions analogues ou opposées des théologiens et des philosophes.