Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Une leçon d’histoire naturelle


UNE
LEÇON D’HISTOIRE NATURELLE[1].


GENRE COMMIS.

Depuis Aristote jusqu’à Cuvier, depuis Pline jusqu’à M. de Blainville, on a fait des pas immenses dans la science de la nature. Chaque savant est venu apporter à cette science son contingent d’observations et d’études ; on a voyagé, fait des découvertes importantes, tenté de périlleuses excursions, d’où l’on n’a rapporté le plus souvent que de petites fourrures noires, jaunes ou tricolores ; et puis l’on était bien aise de savoir que l’ours mangeait du miel et qu’il avait un faible pour les tartes à la crème.

Ce sont de bien grandes découvertes, je l’avoue. Mais aucun homme n’a encore songé à parler du Commis, l’animal le plus intéressant de notre époque.

Aucun sans doute n’a fait des études assez spéciales, n’a assez médité, assez vu, assez voyagé pour pouvoir parler du Commis avec ample connaissance de cause.

Un autre obstacle se présentait : comment classer cet animal ? car on a hésité longtemps entre le bradype, le hurleur et le chacal.

Bref, la question resta indécise, et on laissa à l’avenir le soin de résoudre ce problème avec celui de découvrir le principe du genre chien.

En effet il était difficile de classer un animal aussi peu logique dans sa complexion. Sa casquette de loutre faisait opiner pour la vie aquatique, ainsi que sa redingote à longs poils bruns, tandis que son gilet de laine, épais de quatre pouces, prouvait certainement que c’était un animal des pays septentrionaux ; ses ongles crochus l’auraient fait prendre pour un carnivore, s’il eût eu des dents. Enfin l’Académie des sciences avait statué pour un digitigrade : malheureusement on reconnut bientôt qu’il avait une canne en bois de fer et que, parfois, il faisait des visites de jour de l’an en fiacre et allait dîner à la campagne en coucou.

Pour moi, que ma longue expérience a mis à même d’instruire le genre humain, je puis parler avec la confiance modeste d’un savant zoologue. Mes fréquents voyages dans les bureaux m’ont laissé assez de souvenirs pour décrire les animaux qui les peuplent, leur anatomie, leurs mœurs. J’ai vu toutes les espèces de Commis, depuis le Commis de barrière jusqu’au Commis d’enregistrement. Ces voyages m’ont entièrement ruiné et je prie mes lecteurs de faire une souscription pour un homme qui s’est dévoué à la science et a usé pour elle deux parapluies, douze chapeaux (avec leurs coiffes en toile cirée) et six ressemelages de bottes.

Le Commis a depuis 36 ans jusqu’à 60 ; il est petit, replet, gras et frais ; il a une tabatière dite queue de rat, une perruque rousse, des lunettes en argent pour le bureau et un mouchoir de rouennerie.

Il crache souvent et lorsque vous éternuez il vous dit : « Dieu vous bénisse ». Il subit des variations de pelage suivant les saisons.

En été, il porte un chapeau de paille, un pantalon de nankin, qu’il a soin de préserver des taches d’encre en étalant dessus son mouchoir. Ses souliers sont en castor et son gilet en coutil. Il a invariablement un faux col de velours. Pour l’hiver c’est un pantalon bleu avec une énorme redingote qui le préserve du froid. La redingote est l’élément du Commis comme l’eau est celui des poissons.

Originaire de l’ancien continent, il est malheureusement très répandu dans nos pays. Ses mœurs sont douces : il se défend quand on l’attaque. Il reste le plus souvent célibataire et mène alors la vie de garçon. La vie de garçon ! C’est-à-dire qu’au café il dit « Mademoiselle » à la dame du comptoir, prend le sucre qui lui reste sur son plateau et se permet parfois le fin cigare de trois sous. Oh ! mais alors le Commis est infernal ! Le jour qu’il a fumé il se sent belliqueux, taille quatre plumes avant d’en trouver une bonne, rudoie le garçon de bureau, laisse tomber ses lunettes et fait des pâtés sur ses registres, ce qui le désole considérablement.

D’autres fois, le Commis est marié. Alors il est citoyen paisible et vertueux et n’a plus la tête chaude de sa jeunesse. Il monte sa garde, se couche à neuf heures, ne sort pas sans parapluie. Il prend son café au lait tous les dimanches matin, lit le Constitutionnel, l’Écho, les Débats ou quelque autre journal de cette force.

Il est chaud partisan de la Charte de 1830 et des libertés de Juillet. Il a du respect pour les lois de son pays, crie « Vive le Roi ! » devant un feu d’artifice et blanchit son baudrier tous les samedis soir.

Le Commis est enthousiaste de la garde nationale ; son cœur s’allume au son du tambour et il court à la place d’armes, sanglé et étranglé dans son col, en fredonnant : « Ah quel plaisir d’être soldat ! »

Quant à sa femme, elle garde la maison tout le long du jour, raccommode les bas, fait des manchettes en toile pour son époux, lit les mélodrames de l’Ambigu et trempe la soupe ; c’est là sa spécialité.

Quoique chaste, le Commis a pourtant l’esprit licencieux et enjoué : car il dit « Ma belle enfant » aux jeunes personnes qui entrent dans le bureau. De plus il est abonné aux romans de Paul de Kock, dont il fait ses lectures favorites, le soir, auprès de son poêle, les pieds dans ses pantoufles et le bonnet de soie noire sur la tête.

Il faut voir cet intéressant bipède au bureau, copiant des contrôles ! Il a ôté sa redingote et son col et travaille en chemise, c’est-à-dire en gilet de laine.

Il est penché sur son pupitre, la plume sur l’oreille gauche ; il écrit lentement, savourant l’odeur de l’encre qu’il voit avec plaisir s’étendre sur un immense papier ; il chante entre ses dents ce qu’il écrit et fait une musique perpétuelle avec son nez ; mais, lorsqu’il est pressé, il jette avec ardeur les points, les virgules, les barres, les « fins » et les paraphes. Ceci est le comble du talent. Il s’entretient avec ses collègues du dégel, des limaces, du repavage du port, du pont de fer et du gaz. S’il voit, à travers les épais rideaux qui lui bouchent le jour, que le temps est pluvieux, il s’écrie subitement : « Diable ! va y avoir du bouillon ! » Puis il se remet à la besogne.

Le Commis aime la chaleur, il vit dans une étuve perpétuelle. Son plus grand plaisir est de faire rougir le poêle du comptoir. Alors il rit du rire de l’heureux ; la sueur de la joie inonde son visage, qu’il essuie avec son mouchoir, et en soufflant régulièrement ; mais bientôt, étouffant sous le poids du bonheur, il ne peut retenir cette exclamation : « Qu’il fait bon ici ! » Et quand il est au plus fort de cette béatitude, il copie avec une nouvelle ardeur. Sa plume va plus vite que de coutume, ses yeux s’allument, il oublie de remettre le couvercle de sa tabatière, et, emporté par l’ivresse, il se lève tout à coup de sa place et revient bientôt dans le sanctuaire, apportant dans ses bras une énorme bûche ; il s’approche du poêle, s’en écarte à diverses reprises, en ouvre la porte avec une règle, puis jette le morceau de bois en s’écriant : « Encore une allumette ! » Et il reste quelques moments debout, la bouche béante, à écouter la flamme qui fait trembler le tuyau en rendant un bruit sourd et agréable.

Si par malheur vous laissez la porte ouverte en entrant dans le bureau, le Commis devient furieux, ses ongles se redressent, il gratte sa perruque, frappe du pied, jure, et vous entendez sortir d’entre les registres, les contrôles, les nombreux cahiers d’additions et de divisions, une voix glapissante qui crie : « Fermez la porte, corbleu ; vous ne savez donc pas lire ? Regardez l’avis qui est à la porte du comptoir ! La chaleur va s’en aller, mâtin ! »

Ne vous avisez pas de l’appeler : Commis ! Dites au contraire : Monsieur l’employé !

L’Employé a de longs ongles, et c’est un de ses plus doux passe-temps que de les gratter avec son grattoir. L’Employé apporte le matin son petit pain dans sa poche, ouvre son pupitre, prend sa casquette à larges bords verts et attend que le garçon lui ait apporté son déjeuner de beurre salé ou son fromage quotidien.

Lorsque le jour commence à baisser, l’Employé se réjouit fort de voir la porte du comptoir s’entr’ouvrir et de voir entrer la personne qui doit allumer les quinquets. Car le quinquet est pour le bureaucrate un long sujet de conversation, de distraction et une cause de dispute entre lui et ses semblables. À peine est-il allumé qu’il regarde si la mèche est bonne, s’il ne file pas ; puis, quand il a haussé le bouton à une hauteur démesurée, lorsqu’il a cassé cinq ou six verres, alors il se plaint amèrement de son sort et dit souvent avec l’accent de la plus vive tristesse, que la lumière lui blesse la vue ; et c’est pour s’en préserver qu’il a cette énorme casquette qui étend son ombre sur le papier de son voisin. Le voisin déclare qu’il est impossible d’écrire sans y voir et veut lui faire ôter sa casquette. Mais le rusé Commis l’enfonce davantage sur ses oreilles, et il a soin de mettre la gorgette.

Il va tous les dimanches au spectacle, se place aux secondes ou au parterre ; il siffle le lever de rideau et applaudit le vaudeville. Quand il est jeune, il va faire sa partie de dominos entre les entr’actes. Quelquefois il perd, alors il rentre chez lui, casse deux assiettes, n’appelle plus sa femme mon épouse, oublie Azor, mange avidement le bouilli réchauffé de la veille, sale avec fureur les haricots et puis s’endort dans ses rêves de contrôle, de dégel, de repavage et de soustractions.

J’ai dit, je crois, tout ce qu’il y a à dire sur le Commis en général, ou du moins je sens que la patience du lecteur commence à se lasser.

J’ai encore dans mes cartons de nombreuses observations sur les diverses espèces de ce genre, telles que le Commis de barrière, le Commis de rouennerie, le Commis douanier, — qui s’élève quelquefois jusqu’au rang de maître d’études, se lance dans la littérature et rédige des affiches et des feuilletons, — le Commis voyageur, l’Employé de mairie et mille autres encore.

Tel est le fruit ingrat des veilles de ma vie studieuse. Mais si des temps meilleurs se font plus tard sentir, si les orages politiques qui tendent à augmenter diminuent, eh bien ! je pourrai alors reparaître sur la scène et publier la suite de ce cours de zoologie, immense échelon social qui s’étend depuis le Commis de barrière jusqu’au Caissier de l’agent de change.

  1. Cette étude a paru dans le Colibri du 30 mars 1837, puis fut publiée par M. René Descharmes dans Flaubert, sa vie, son caractère et ses idées avant 1857 (Ferroud, édit.).