Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Rêve d’enfer

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 162-197).


RÊVE D’ENFER[1].

conte fantastique.
C’est souvent avoir une très fausse opinion de l’esprit d’autrui que de ne point le nourrir de fadaises.
La Bruyère.

I

La terre dormait d’un sommeil léthargique, point de bruit à sa surface, et l’on n’entendait que les eaux de l’océan qui se brisaient en écumant sur les rochers. La chouette faisait entendre son cri dans les cyprès, le lézard baveux se traînait sur les tombes, et le vautour venait s’abattre sur les ossements pourris du champ de bataille.

Une pluie lourde et abondante obscurcissait la lumière douteuse de la lune, sur laquelle roulaient, roulaient et roulaient encore les nuages gris qui passaient sur l’azur.

Le vent de la tempête agitait les vagues et faisait trembler les feuilles de la forêt ; il sifflait dans les airs tantôt fort, tantôt faible, comme un cri aigu domine les murmures.

Et une voix sortit de la terre et dit :

— Fini le monde ! que ce soit aujourd’hui sa dernière heure !

— Non, non, il faut que toutes les heures sonnent.

— Hâte-les, dit la première voix. Extermine l’homme dans un septième chaos et ne crée pas d’autres mondes.

— Il y en aura encore un, supérieur à celui-ci.

— Tu veux dire plus misérable, répondit la voix de la terre. Oh ! finis, pour le bien de tes créatures ; puisque tu as manqué jusqu’à présent toutes tes œuvres, au moins ne fais rien désormais.

— Si, si, répondit la voix du ciel, les autres hommes se sont plaints de leur faiblesse et de leurs passions ; celui-la sera fort et sans passions. Quant à son âme…

Ici la voix de la terre se mit à rire d’un rire éclatant, qui remplit l’abîme de son immense dédain.

II

Le duc Arthur d’Almaroës était alchimiste, ou du moins il passait pour tel, quoique ses valets eussent remarqué qu’il travaillait rarement, que ses fourneaux étaient toujours cendre et jamais brasier, que ses livres entr’ouverts ne changeaient jamais de feuillet ; néanmoins il restait des jours, des nuits et des mois entiers sans sortir de son laboratoire, plongé dans de profondes méditations, comme un homme qui travaille, qui médite. On croyait qu’il cherchait l’or, l’élixir de longue vie, la pierre philosophale. C’était donc un homme bien froid au dehors, bien trompeur d’apparence : jamais sur ses lèvres ni un sourire de bonheur ni un mot d’angoisse, jamais de cris à sa bouche, point de nuits fiévreuses et ardentes comme en ont les hommes qui rêvent quelque chose de grand ; on eût dit, à le voir ainsi sérieux et froid, un automate qui pensait comme un homme.

Le peuple (car il faut le citer partout, lui qui est devenu maintenant le plus fort des pouvoirs et la plus sainte des choses, deux mots qui semblent incompatibles si ce n’est à Dieu : la sainteté et la puissance), le peuple donc était persuadé que c’était un sorcier, un démon, Satan incarné. C’était lui qui riait, le soir, au détour du cimetière, qui se traînait lentement sur la falaise en poussant des cris de hibou ; c’était lui que l’on voyait danser dans les champs avec les feux follets ; c’était lui dont on voyait, pendant les nuits d’hiver, la figure sombre et lugubre planant sur le vieux donjon féodal, comme une vieille légende de sang sur les ruines d’une tombe.

Souvent, le soir, lorsque les paysans assis devant leurs portes se reposaient de leur journée en chantant quelque vieux chant du pays, quelque vieil air national que les vieillards avaient appris de leurs grands-pères et qu’ils avaient transmis à leurs enfants, qu’on leur avait appris dans leur jeunesse et que jeunes ils avaient chanté sur le haut de la montagne où ils menaient paître leurs chèvres, alors, à cette heure de repos où la lune commence à paraître, où la chauve-souris voltige autour du clocher de son vol inégal, où le corbeau s’abat sur la grève, aux pâles rayons d’un soleil qui se meurt, à ce moment, dis-je, on voyait paraître quelquefois le duc Arthur.

Et puis on se taisait quand on entendait le bruit de ses pas, les enfants se pressaient sur les mères et les hommes le regardaient avec étonnement ; on était effrayé de ce regard de plomb, de ce froid sourire, de cette pâle figure, et si quelqu’un effleurait ses mains, il les trouvait glaciales comme la peau d’un reptile.

Il passait vite au milieu des paysans silencieux à son approche, disparaissait promptement et se perdait à la vue, rapide comme une gazelle, subtil comme un rêve fantastique, comme une ombre, et peu à peu le bruit de ses pas sur la poussière diminuait et aucune trace de son passage ne restait derrière lui, si ce n’est la crainte et la terreur, comme la pâleur après l’orage.

Si quelqu’un eût été assez hardi pour le suivre dans sa course ailée, pour regarder où tendait cette course, il l’eût vu rentrer dans le vieux donjon en ruines, autour duquel nul n’osait approcher le soir, car on entendait des bruits étranges qui se perdaient dans les meurtrières des tours, et, la nuit, il s’y promenait régulièrement un grand fantôme noir, qui étendait ses larges bras vers les nues et qui de ses mains osseuses faisait trembler les pierres du château, avec un bruit de chaînes et le râle d’un mourant.

Eh bien, cet homme qui paraissait si infernal et si terrible, qui semblait être un enfant de l’enfer, la pensée d’un démon, l’œuvre d’un alchimiste damné, lui dont les lèvres gercées semblaient ne se dilater qu’au toucher frais du sang, lui dont les dents blanches exhalaient une odeur de chair humaine, eh bien, cet être infernal, ce vampire funeste n’était qu’un esprit pur et intact, froid et parfait, infini et régulier comme une statue de marbre qui penserait, qui agirait, qui aurait une volonté, une puissance, une âme enfin, mais dont le sang ne battrait point chaleureusement dans les veines, qui comprendrait sans sentir, qui aurait un bras sans une pensée, des yeux sans passion, un cœur sans amour.

Arrière aussi tout besoin de la vie, toute réalité matérielle ! tout pour la pensée, pour l’extase, mais une extase vague et indéfinie, qui se baigne dans les nuages, qui se mire dans la lune et qui tient de l’instinct et de la constitution, comme le parfum à la fleur.

Sa tête était belle, son regard était beau, ses cheveux étaient longs et s’ondulaient merveilleusement sur ses épaules en longs flots d’azur, lorsqu’il se penchait et se repliait lui-même sur son dos aux formes allongées, et dont la peau argentée d’un reflet de neige était douce comme le satin, blanche comme la lune.

Les autres créatures avaient eu avant lui des passions, un corps, une âme, et ils avaient agi tous pêle-mêle dans un tourbillon quelconque, se ruant les uns sur les autres, se poussant, se traînant ; il y en avait eu d’élevés, d’autres de foulés aux pieds ; tous les autres hommes enfin s’étaient pressés, entassés et remués dans cette immense cohue, dans ce long cri d’angoisse, dans ce prodigieux bourbier qu’on nomme la vie.

Mais lui, lui, esprit céleste, jeté sur la terre comme le dernier mot de la création, être étrange et singulier, arrivé au milieu des hommes sans être homme comme eux, ayant leur corps à volonté, leurs formes, leur parole, leur regard, mais d’une nature supérieure, d’un cœur plus élevé et qui ne demandait que des passions pour se nourrir, et qui, les cherchant sur la terre d’après son instinct, n’avait trouvé que des hommes, — que venait-il donc faire ? il était rétréci, usé, froissé par nos coutumes et par nos instincts.

Aurait-il compris nos plaisirs charnels, lui qui n’avait de la chair que l’apparence ? les chauds embrassements d’une femme, ses bras humides de sueur, ses larmes d’amour, sa gorge nue, tout cela l’aurait-il fait palpiter un matin, lui qui trouvait au fond de son cœur une science infinie, un monde immense ?

Nos pauvres voluptés, notre mesquine poésie, notre encens, toute la terre avec ses joies et ses délices, que lui faisait tout cela, à lui qui avait quelque chose des anges ? Aussi il s’ennuyait sur cette terre, mais de cet ennui qui ronge comme un cancer, qui vous brûle, qui vous déchire, et qui finit chez l’homme par le suicide. Mais lui ! le suicide ? Oh ! que de fois on le surprit, monté sur la haute falaise, regardant d’un rire amer la mort qui était là devant, lui riant en face et le narguant avec le vide de l’espace qui se refusait à l’engloutir !

Que de fois il contempla longtemps la gueule d’un pistolet, et puis, comme il le jetait avec rage, ne pouvant s’en servir, car il était condamné à vivre ! Oh ! que de fois il passa des nuits entières à se promener dans les bois, à entendre le bruit des flots sur la plage, à sentir l’odeur des varechs qui noircissent les rochers ! Que de nuits il passa appuyé sur un roc et promenant dans l’immensité sa pensée qui volait vers les nues !

Mais toute cette nature, la mer, les bois, le ciel, tout cela était petit et misérable ; les fleurs ne sentaient rien sur ses lèvres ; nue, la femme était pour lui sans beauté, le chant sans mélodie, la mer sans terreur.

Il n’avait point assez d’air pour sa poitrine, point assez de lumière pour ses yeux et d’amour pour son cœur.

L’ambition ? un trône ? de la gloire ? jamais il n’y pensa. La science ? les temps passés ? mais il savait l’avenir, et dans cet avenir il n’avait trouvé qu’une chose qui le faisait sourire de temps en temps, en passant devant un cimetière.

Aurait-il craint Dieu, lui qui se sentait presque son égal et qui savait qu’un jour viendrait aussi, ou le néant emporterait ce Dieu comme ce Dieu l’emportera un jour. L’aurait-il aimé, lui qui avait passé tant de siècles à le maudire ?

Pauvre cœur ! comme tu souffrais, gêné, déplacé de ta sphère et rétréci dans un monde comme l’âme dans le corps.

Souvent un instinct moqueur de lui-même lui portait une coupe à ses lèvres, le vin les effleurait sans qu’un sourire vînt les dilater, et puis il s’apercevait qu’il avait fait quelque chose de fade et d’inutile ; il prenait une rose et la retirait bien vite comme une épine. Un jour il voulut être musicien, il avait une idée sublime, étrange, fantastique, que n’auraient peut-être pas comprise les hommes, mais pour laquelle se serait damné Mozart, une idée de génie, une idée d’enfer, quelque chose qui rend malade, qui irrite et qui tue. Il commença, la foule éperdue trépignait, et criait d’enthousiasme, puis, muette et tremblante, elle se prosterna sur le pavé des dalles et écouta. Des sons purs et plaintifs s’élevaient dans la nef et se perdaient sous les voûtes, c’était sublime ; ce n’était qu’un prélude. Il voulut continuer, mais il brisa l’orgue entre ses mains.

Rien pour lui désormais ! tout était vide et creux ; rien, qu’un immense ennui, qu’une terrible solitude, et puis des siècles encore à vivre, à maudire l’existence, lui qui n’avait pourtant ni besoins, ni passions, ni désirs ! Mais il avait le désespoir !

III

Il se résigna, et sa nature supérieure lui en donna les moyens ; il alla vivre seul et isolé dans un village d’Allemagne, loin du séjour des hommes qui lui étaient à charge.

Un château en ruines, situé sur une haute colline, lui parut un séjour conforme à sa pensée, et dès le soir il l’habita.

Il vivait donc ainsi seul, sans suite, sans équipages, presque sans valets, et renfermé en lui-même, bornant sa société à lui-même ; son nom n’en acquérait ainsi chaque jour qu’une existence de plus en plus problématique ; les gens qui le servaient ignoraient le son de sa voix, ils ne connaissaient de son regard qu’un œil terne et à demi fermé qui se tournait froidement sur eux en les faisant frémir ; du reste, ils étaient entièrement libres, c’est-à-dire que leur maître ne leur faisait aucun reproche, à peine s’il leur donnait des ordres.

Le château qu’habitait le comte avait pris à la longue quelque chose de la tristesse de ses hôtes ; les murailles noircies, les pierres sans ciment, les ronces qui l’entouraient, cet aspect silencieux qui planait sur ses tours, tout cela avait quelque chose de féerique et d’étrange. C’était pire au dedans : de longs corridors obscurs, des portes qui claquaient la nuit violemment et qui tremblaient dans leur châssis, des fenêtres hautes et étroites, des lambris enfumés, et puis de place en place, dans les galeries, quelque ornement antique, l’armure d’un ancien baron, le portrait en pied d’une princesse, un bois de cerf, un couteau de chasse, un poignard rouillé, et souvent, dans quelques recoins sans lumière, des décombres, des plâtras qui tombaient du plafond du vieux salon lorsque le vent, par quelque soirée d’hiver, s’entonnait dans les longues galeries avec plus de fureur que de coutume, avec des mugissements plus prolongés.

Le concierge (c’était un vieillard aussi décrépi que le château) faisait sa tournée tous les jours dans l’après-midi ; il commençait par le grand escalier de pierre dont la rampe était ôtée depuis que le dernier possesseur l’avait vendue pour un arpent de terre ; il le montait lentement, et, arrivé dans la galerie principale, il ouvrait toutes les chambres, toutes portant leurs anciens numéros, toutes vides et délabrées, après avoir eu pourtant leur destination et leur emploi. Là, c’était le vieux salon, immense appartement carré dont on distinguait encore quelques lambeaux du velours cramoisi qui, dans le dernier siècle, en avait fait le somptueux ornement, la fraîche beauté ; d’abord, ce fut la salle du plaid, puis la chapelle, puis le salon. Alors il était encombré par une centaine de bottes de foin, déposées en cet endroit depuis vingt ans environ, et qui se pourrissaient à la pluie qui pénétrait facilement par les carreaux, chassée par le vent du soir ; le reste du salon était occupé par des vieux fauteuils, des harnais usés, quelques selles mangées par les vers et une grande quantité de fagots et de bois sec. Le concierge ne l’ouvrait jamais, si ce n’est pour y pousser quelque chose de vieux et de cassé, qu’il jetait négligemment et qui allait tomber sur un vieux tableau, sur une statue de jardin ou sur les fauteuils dépaillés. Il reprenait sa course lente et paisible au milieu du corridor et faisait retentir du bruit de ses souliers ferrés les larges dalles de pierre, qui en gardaient l’empreinte ; puis il revenait sur ses pas, regardant les nids d’hirondelles, s’établissant de jour en jour dans le château, comme dans leur domaine, et qui volaient et repassaient par les fenêtres du corridor dont toutes les vitres étaient étendues par terre, cassées et pêle-mêle, avec leurs encadrements en lames de plomb.

De grands peupliers bordaient le château ; ils se courbaient souvent au souffle de l’océan, dont le bruit des vagues se mêlait à celui de leurs feuilles, et dont l’air âpre et dur avait brûlé l’écorce. Une percée pratiquée dans le feuillage laissait voir, des plus hautes fenêtres, la mer qui s’étendait immense et terrible, devant ce château sinistre qui n’en semblait qu’un lugubre apanage.

Là, c’était le pont-levis, maintenant on y passe sur une terrasse ; ici les créneaux, mais ils tremblent sous la main, et au moindre choc les pierres tombent ; plus haut, le donjon, jamais le concierge n’y alla, car il l’avait abandonné, ainsi que les étages supérieurs, aux chauves-souris et aux hiboux qui voltigeaient le soir sur les toits, avec leurs cris lugubres et leurs longs battements d’ailes.

Les murs du château étaient lézardés et couverts de mousse, il y avait à leur contact quelque chose d’humide et de gras, qui pressait sur la poitrine et qui faisait frissonner ; on eût dit la trace gluante d’un reptile.

C’était là qu’il vivait. Il aimait les longues voûtes prolongées, où l’on n’entendait que les oiseaux de nuit et le vent de la mer ; il aimait ces débris soutenus par le lierre, ces sombres corridors et toute cette apparence de mort et de ruine ; lui, qui était tombé de si haut pour descendre si bas, il aimait quelque chose de tombé aussi ; lui, qui était désillusionné, il voulait des ruines, il avait trouvé le néant dans l’éternité, il voulait la destruction dans le temps. Il était seul au milieu des hommes ! il voulut s’en écarter tout à fait et vivre au moins de cette vie qui pouvait ressembler à ce qu’il rêvait, à ce qu’il aurait dû être.

IV

Le duc Arthur était assis dans un large fauteuil en maroquin noir, le coude appuyé sur sa table, la tête dans ses mains. La chambre qu’il habitait était grande et spacieuse, son plafond noirci par la fumée du charbon ; quant aux lambris, ils étaient cachés par une immense quantité de pots de terre, d’alambics, de vases, d’équerres et d’instruments rangés sur des tablettes.

Dans un coin était le fourneau, avec le creuset pour les magiques opérations ; puis, çà et là, sur des cendres encore chaudes, quelques livres entr’ouverts, dont quelques feuillets étaient arrachés à moitié et qui semblaient avoir été touchés par une main fiévreuse et brûlante, parcourus avec un regard avide et qui n’y avait rien lu.

Aucune lumière n’éclairait l’appartement, et quelques charbons qui se mouraient dans le fourneau jetaient seuls quelque lueur au plafond en décrivant un cercle lumineux et vacillant.

l’alchimiste restait depuis longtemps dans son immobile position ; enfin il se leva, alla vers son creuset et le considéra quelque temps. La lueur rougeâtre des charbons illumina tout à coup son visage en le colorant d’un éclat fantastique. C’était bien là un de ces fronts pâles d’alchimistes d’enfer, ses yeux creux et rougis, sa peau blanche et tirée, ses mains maigres et allongées, tout cela indiquait bien les nuits sans sommeil, les rêves brûlants, les pensées du génie.

Et vous croyez que ce sourire d’amertume est un sourire de vanité ? vous croyez que ces joues creuses se sont amaigries sur les livres, que son teint s’est blanchi à la chaleur du charbon, et que celui-là maintenant qui pleurerait de rage si c’était un homme, cherche un nom, une immortalité ? vous croyez que ces livres jetés avec colère, ces feuillets déchirés, et que cette main qui se crispe et qui se déchire, vous croyez qu’il se désespère ainsi pour n’avoir point trouvé une parcelle d’or, un poison qui fait vivre ?

Il allait retourner à sa place quand il aperçut, sur la muraille noircie, des lignes brillantes qui se dessinaient fortement et qui formèrent bientôt un monstre hideux et singulier, semblable à ces animaux que nous voyons sur le portique de nos cathédrales, affamé, les flancs creux, avec une tête de chien, des mamelles qui pendent jusqu’à terre, un poil rouge, des yeux qui flamboient et des ergots de coq.

Il se détacha de la muraille tout à coup et vint sauter sur le fourneau ; on entendit le bruit de ses pattes grêles et fines sur les pavés du creuset.

— Que me veux-tu ? dit-il à Arthur.

— Moi ? rien !

— Mais, n’es-tu point l’esprit damné qui perd les hommes, qui torture leur âme ?

— Eh bien, oui, repartit le monstre avec un cri de joie, oui, je suis Satan.

— Que me veux-tu ? que viens-tu faire ici ?

— T’aider.

— Et à quoi ?

— À trouver ce que tu cherches, l’or, l’élixir.

— Vraiment oui ! Tu ne sais donc pas que je peux vivre des mondes, qu’une pensée de ma tête peut faire rouler l’or à mes pieds ? Non, Satan, si tu n’as de pouvoir que sur cela, quitte-moi, laisse-moi, fuis, car tu ne peux me servir.

— Non, non, je resterai, dit Satan avec un singulier sourire, je resterai !

La vanité est ma fille aînée, elle me donne les âmes de tous ceux qui la prennent, pensa-t-il en lui-même, j’aurai son âme !

En ce moment, les charbons qui s’éteignaient jetèrent encore quelques nappes de lumière, qui passèrent sur la figure d’Arthur ; elle apparut à Satan plus belle et plus terrible que celle des damnés, et même des plus beaux.

— Tiens, sortons d’ici, lui dit Arthur, le vent agite les arbres, la mer gronde et le rivage est dévasté. Viens ! nous parlerons mieux de l’éternité et du néant au bruit de la tempête, devant la colère de l’océan.

Ils sortirent.

Le chemin qui conduisait au rivage était pierreux et ombragé par les grands arbres noirs qui entouraient le château. Il faisait froid, la terre était sèche et dure ; il faisait sombre, pas une étoile au ciel, pas un rayon de la lune.

Arthur marchait, la tête nue et le visage découvert, il allait lentement et prenait plaisir à se sentir le visage effleuré par sa chevelure bleue et soyeuse. Il aimait le fracas du vent et le bruit sinistre des arbres qui se penchaient avec violence. Satan était derrière ; il sautillait légèrement sur les pierres, sa tête était baissée et il hurlait plaintivement.

Enfin ils arrivèrent à la plage, le sable en était frais, mouillé, couvert de coquilles et de varechs, qui roulaient vers la mer avec les galets entraînés par le reflux. Ils s’arrêtèrent tous les deux.

Arthur riait sauvagement au bruit des flots.

— Voici ce que j’aime, dit-il, ou plutôt ce que je hais le moins, mais cette colère n’est pas assez brutale, assez divine. Pourquoi le flot s’arrête-t-il et cesse-t-il de monter ? Oh ! si la mer s’étendait au delà du rivage et des rochers, comme elle irait loin, comme elle courrait, comme elle bondirait ! ce serait plaisir de la voir, mais cela…

— Tu veux donc la mort, dit Satan, la mort dans tout ?

— C’est le néant que j’implore.

— Et pourquoi ? tu crois donc que rien ne subsiste après le corps ? que l’œil fermé ne voit plus et que la tête froide et pâle n’a point de pensée ?

— Oui, je crois cela, pour moi du moins.

— Et que veux-tu enfin ? que désires-tu ?

— Le bonheur !

— Le bonheur ? y penses-tu ? le bonheur !… tu l’auras dans la science, tu l’auras dans la gloire, tu l’auras dans l’amour.

— Oh ! nulle part ! Je l’ai cherché longtemps, je ne l’ai jamais trouvé ; cette science était trop bornée, cette gloire trop étroite, cet amour trop mesquin.

— Tu te crois donc supérieur aux autres hommes ? tu crois que ton âme…

— Oh ! mon âme… mon âme !…

— Tu n’en as donc pas ? tu ne crois à rien… pas même à Dieu ? Oh ! tu succomberas, homme faible et vaniteux, tu succomberas, car tu as refusé mes offres ; tu succomberas comme le premier homme. Que son regard était fier, comme il était insolent et fort de son bonheur, lorsque, se promenant dans l’Éden, il contemplait d’un œil béant et surpris ma défaite et mes larmes ! et lui aussi je le vis succomber, je le vis ramper à mes pieds, je le vis pleurer comme moi, maudire et blasphémer comme moi ; nos cris de désespoir se mêlèrent ensemble et nous fûmes dès lors des compagnons de torture et de supplice. Oh ! oui, tu tomberas comme lui, tu aimeras quelque chose.

— Et tu me prends donc pour un homme, Satan ? pour un de ces êtres communs et vulgaires qui croupissent sur ce monde où un vent de malheur m’a jeté dans sa démence et où je me meurs faute d’air à respirer, faute de choses à sentir, à comprendre et à aimer ? Tu crois que cette bouche mange, que ces dents broient, que je suis asservi à la vie comme un visage dans un masque ? Si je découvrais cette peau qui me recouvre, tu verrais que moi aussi, Satan, je suis un de ces êtres damnés comme toi, que je suis ton égal et peut-être ton maître. Satan, peux-tu arrêter une vague ? peux-tu pétrir une pierre entre tes mains ?

— Oui.

— Satan, si je voulais, je te broierais aussi entre mes mains. Satan, qu’as-tu qui te rende supérieur à tout ? qu’as-tu ? est-ce ton corps ? mets ta tête au niveau de mon genou et de mon pied, je l’écraserai sur le sol. Qu’as-tu qui lasse ta gloire et ton orgueil, l’orgueil, cette essence des esprits supérieurs ? Qu’as-tu ? réponds !

— Mon âme.

— Et combien de minutes dans l’éternité peux-tu compter où cette âme t’ait donné le bonheur ?

— Cependant, quand je vois les âmes des hommes souffrir comme la mienne, c’est alors une consolation pour mes douleurs, un bonheur pour mon désespoir ; mais toi, qu’as-tu donc de si divin ? est-ce ton âme ?

— Non ! c’est parce que je n’en ai pas.

— Pas d’âme ? eh quoi ! c’est donc un automate vivifié par un éclair de génie ?

— Le génie ! oh ! le génie ! dérision et pitié ! À moi le génie ? ah !

— Pas d’âme ? et qui te l’a dit ?

— Qui me l’a dit ? je l’ai deviné… Écoute, et tu verras. Lorsque je vins sur cette terre, il faisait nuit, une nuit comme celle-ci, froide et terrible ; je me souviens d’avoir été apporté par les vagues sur le rivage… Je me suis levé et j’ai marché. Je me sentais heureux alors, la poitrine libre ; j’avais au fond de moi quelque chose de pur et d’intact, qui me faisait rêver et songer à des idées confuses, vagues, indéterminées, j’avais comme un ressouvenir lointain d’une autre position, d’un état plus tranquille et plus doux ; il me semblait, lorsque je fermais les yeux et que j’écoutais la mer, retourner vers ces régions supérieures où tout était poésie, silence et amour, et je crus avoir continuellement dormi. Ce sommeil était lourd et stupide, mais qu’il était doux et profond ! en effet, je me souviens qu’il fut un instant où tout passait derrière moi et s’évaporait comme un songe. Je revins d’un état d’ivresse et de bonheur pour la vie et pour l’ennui ; peu à peu ces rêves que je croyais retrouver sur la terre, disparurent comme ce songe ; ce cœur se rétrécit, et la nature me parut avortée, usée, vieillie, comme un enfant contrefait et bossu qui porte les rides du vieillard. Je tâchai d’imiter les hommes, d’avoir leurs passions, leur intérêt, d’agir comme eux, ce fut en vain, c’est comme l’aigle qui veut se blottir dans le nid du pivert. Alors tout s’assombrit à ma vue, tout ne fut plus qu’un long voile noir, l’existence une longue agonie, et la terre un sépulcre ou l’on enterrait tout vif, et puis quand, après bien des siècles, bien des âges, quand, après avoir vu passer devant moi des races d’hommes et des empires, je ne sentis rien palpiter en moi, quand tout fut mort et paralysé à mon esprit, je me dis : « Insensé, qui veux le bonheur et n’as point d’âme ! insensé, qui as l’esprit trop haut, le cœur trop élevé, qui comprends ton néant, qui comprends tout, qui n’aimes rien, qui crois que le corps rend heureux et que la matière donne le bonheur ! Cet esprit, il est vrai, était élevé, ce corps était beau, cette matière était sublime, mais pas d’âme ! pas de croyance ! pas d’espoir !

— Et tu te plains ! lui dit Satan, en traînant ses mamelles sur le sable et s’étendant de toute sa longueur, tu te plains ! Heureux, bénis le ciel au contraire, tu mourras ! Tu ne désires rien, Arthur, tu n’aimes rien, tu vis heureux, car tu ressembles à la pierre, tu ressembles au néant. Oh ! de quoi te plains-tu ? qui te chagrine ? qui t’accable ?

— Je m’ennuie.

— Ton corps, pourtant, ne peut-il point te procurer les plaisirs des hommes ?

— Les voluptés humaines, n’est-ce pas ? leurs grands baisers, leurs tièdes étreintes ? Oh ! je n’en ai jamais goûté, je les dédaigne et les méprise.

— Mais une femme ?

— Une femme ? Ah ! je l’étoufferais dans mes bras, je la broierais de mes baisers, je la tuerais de mon haleine. Oh ! je n’ai rien, tu as raison, je ne veux rien, je n’aime rien, je ne désire rien… Et toi, Satan, tu voudrais mon corps, n’est-ce pas ?

— Un corps ? Oh ! oui, quelque chose de palpable, qui sente, qui se voie, car je n’ai qu’une forme, un souffle, une apparence. Oh ! si j’étais un homme ! si j’avais sa large poitrine et ses fortes cuisses… aussi je l’envie, je le hais, j’en suis jaloux… Oh ! mais je n’ai que l’âme, l’âme, souffle brûlant et stérile, qui se dévore et se déchire lui-même ; l’âme ! mais je ne peux rien, je ne fais qu’effleurer les baisers, sentir, voir, et je ne peux pas toucher, je ne peux pas prendre ; je n’ai rien, rien, je n’ai que l’âme. Oh ! que de fois je me suis traîné sur les cadavres de jeunes filles encore tièdes et chauds ! que de fois je m’en suis retourné désespéré et blasphémant ! Que ne suis-je la brute, l’animal, le reptile ! au moins il a ses joies, son bonheur, sa famille ; ses désirs sont accomplis, ses passions sont calmées. Tu veux une âme, Arthur ? Une âme ! mais y songes-tu bien ? Veux-tu être comme les hommes ? veux-tu pleurer pour la mort d’une femme, pour une fortune perdue ? veux-tu maigrir de désespoir, tomber des illusions à la réalité ? Une âme ! mais veux-tu les cris de désespoir stupide, la folie, l’idiotisme ? une âme ! tu veux donc croire ? tu t’abaisserais jusqu’à l’espoir ? Une âme ! tu veux donc être un homme, un peu plus qu’un arbre, un peu moins qu’un chien ?

— Eh bien non, dit Arthur en s’avançant dans la mer, non, je ne veux rien !

Puis il se tut et Satan le vit bientôt courir sur les flots, sa course était légère et rapide et les vagues scintillaient sous ses pas.

— Oh ! se dit Satan, dans sa haine jalouse, heureux, heureux… tu as l’ennui sur la terre, mais tu dormiras plus tard, et moi, moi, j’aurai le désespoir dans l’éternité, et quand je contemplerai ton cadavre…

— Mon cadavre ? dit Arthur, qui t’as dit que je mourrai ? Ne te l’ai-je pas dit ? je n’espère rien, pas même la mort.

— Les moyens les plus terribles…

— Essaie, dit Arthur qui s’était arrêté un instant sur la vague qui le ballottait doucement, comme s’il se fût tenu debout sur une planche.

Satan se tut longtemps et pensa à l’alchimiste : « Je l’ai trompé, se dit-il, il ne croit pas à son âme. Oh ! tu aimeras, tu aimeras une femme, mais, à celle-là je lui donnerai tant de grâce, tant de beauté, tant d’amour, qu’il l’aimera… car c’est un homme, malgré son orgueil et sa science. »

— Écoute, Arthur, lui dit-il, demain tu verras une fille de tes montagnes, tu l’aimeras.

Arthur se mit à rire.

— Pauvre sot, lui dit-il, je veux bien essayer, ou plutôt essaie de me tuer, si tu l’oses !

— Non, dit Satan, je n’ai de pouvoir que sur les âmes.

Et il le quitta.

Arthur était resté sur les rochers, et quand la lune commença à paraître, il ouvrit ses immenses ailes vertes, déploya son corps blanc comme la neige, et s’envola vers les nues.

V

Il faisait soir et le soleil rougeâtre et mourant éclairait à peine la vallée et les montagnes. C’était à cette heure du crépuscule ou l’on voit, dans les prés, des fils blancs qui s’attachent à la chevelure des femmes et à leurs vêtements de dentelles et de soyeuses étoiles ; c’était à cette heure où la cigale chante de son cri aigu, dans l’herbe et sous les blés. Alors on entend dans les champs des voix mystérieuses, des concerts étranges, et puis, bien loin, le bruit d’une sonnette qui s’apaise et diminue, avec les troupeaux qui disparaissent et qui descendent. À cette heure, celle qui garde les chèvres et les vaches hâte son pas, court sans regarder derrière elle, et puis s’arrête de temps en temps, essoufflée et tremblante, car la nuit va venir et l’on rencontre dans le chemin quelques hommes et des jeunes gens, et puis elle a seize ans, la pauvre enfant, et elle a peur.

Julietta rassemble ses vaches et se dirige vers le village, dont on distinguait quelques cabanes, mais, ce jour-là, elle était triste, elle ne courait plus pour cueillir des fleurs et pour les mettre dans ses cheveux. Non ! plus de sauts enfantins à la vue d’une belle marguerite que son pied allait écraser, plus de chants joyeux, ce jour-là, plus de ces notes perlées, de ces longues roulades ; non ! plus de joie ni d’ivresse, plus ce joli cou blanc qui se courbait en arrière, et d’où sortait en dansant une musique légère et toute chaude d’harmonie, mais, au contraire, des soupirs répétés, un air rêveur, des larmes dans les yeux, et une longue promenade, bien rêveuse et bien lente, au milieu des herbes, sans faire attention qu’elle marche dans la rosée et que ses vaches ont disparu, tant la jeune fille est nonchalante et toute mélancolique.

Que de fois, dans ce jour, elle courut après son troupeau ; que de fois elle revint se rasseoir, lasse et ennuyée, et là, penser, ou plutôt ne penser à rien ! Elle était oppressée, son cœur brûlait, il désirait quelque chose de vague, d’indéterminé, il s’attachait à tout, quittait tout, il avait l’ennui, le désir, l’incertitude ; ennui, rêve du passé, songe sur l’avenir, tout cela passait dans la tête de l’enfant, couchée sur l’herbe et qui regardait le ciel les mains sur son front. Elle avait peur d’être ainsi seule au milieu des champs, et pourtant elle y avait passé son enfance, se jouant dans les bois et courant dans les moissons ; le bruit du feuillage la faisait trembler, elle n’osait se retourner, il lui semblait toujours voir derrière sa tête la figure de quelque démon grimaçant avec un rire horrible.

Elle regarda longtemps les rayons rougeâtres du soleil qui diminuait de plus en plus, et qui décrivait, de place en place, des cercles lumineux qui s’agrandissaient, disparaissaient, puis revenaient bientôt ; elle attendit que la cloche de l’église eût fini de sonner, et quand ses dernières vibrations furent perdues dans le lointain, alors elle se leva péniblement, courut après son troupeau, et se mit en marche pour retourner chez son père.

Tout à coup elle vit, à une cinquantaine de as, une vingtaine de petites flammes qui s’élevaient de la terre ; les flammes disparurent, mais au bout de quelques minutes, Julietta les revit encore ; elles se rapprochèrent peu à peu, et puis une disparaissait, puis une autre, une troisième, et enfin la dernière qui sautillait, s’allongeait et dansait avec vivacité et folie. Les vaches s’arrêtèrent tout à coup, comme si un instinct naturel leur prescrivait de ne plus avancer, et firent entendre un beuglement plaintif qui se traîna longtemps, monotone, et puis mourut lentement. Les flammes redoublèrent, et l’on entendait distinctement des rires éclatants et des voix d’enfants. Julietta pâlit et s’appuya sur la corne d’une génisse, immobile et muette de terreur ; elle entendit des pas derrière sa tête, elle sentit ses joues effleurées par un souffle brûlant et un homme vint se placer debout devant elle.

Il était richement vêtu, ses habits étaient de soie noire, sa main gantée reluisait de diamants ; au moindre de ses gestes on entendait un bruit de sonnettes argentines, comme mêlées à des pièces d’or ; sa figure était laide, ses moustaches étaient rouges, ses joues étaient creuses, mais ses yeux brillaient comme deux charbons, ils étincelaient sous une prunelle épaisse et touffue comme une poignée de cheveux ; son front était pâle, ridé, osseux, et la partie supérieure en était soigneusement cachée par une toque de velours rouge. On eût dit qu’il craignait de montrer sa tête.

— Enfant, dit-il à Julietta, belle enfant !

Et il l’attira vers lui d’une main puissante, avec un sourire qu’il tâchait de faire doux et qui n’était qu’horrible.

— Aimes-tu quelqu’un ?

— Oh ! laissez-moi, dit la jeune fille, je me meurs entre vos bras ! vous m’écrasez !

— Eh quoi ! personne ? continua le chevalier. Oh ! tu aimeras quelqu’un, car je suis puissant, moi, je donne la haine et l’amour. Tiens, asseyons-nous ici, continua-t-il, sur le dos de ta vache blanche.

Celle-ci se coucha sur le côté et prêta le flanc, l’inconnu s’assit sur son cou, il tenait d’une main une de ses cornes et de l’autre la taille de Julietta.

Les feux follets avaient cessé, le soleil n’éclairait plus, il faisait presque nuit et la lune, pâle et faible, luttait avec le jour.

Julietta regardait l’étranger avec terreur ; son regard étai terrible.

— Laissez-moi ! lui dit-elle, oh ! laissez-moi, au nom de Dieu !

— Dieu ? reprit-il amèrement, et il se mit a rire. Julietta, continua-t-il, connais-tu le duc Arthur d’Almaroès ?

— Je l’ai vu quelquefois, mais c’est comme de vous, j’en ai peur… Oh ! laisse-moi, laisse-moi ; il faut que je m’en aille… mon père ! oh ! s’il savait…

— Ton père ! eh bien ?

— S’il savait, vous dis-je, que vous me retenez ainsi, le soir… oh ! mais il vous tuerait !

— Je te laisse libre, Julietta, pars !

Et il laissa tomber son bras qui la tenait vivement étreinte.

Elle ne put se lever, quelque chose l’attachait au ventre de l’animal qui geignait tristement et humectait l’herbe de sa langue baveuse ; il râlait et remuait sa tête sur le sol comme s’il se mourait de douleur.

— Eh bien, Julietta, pars ! qui t’empêche ?

Elle s’efforça encore, mais rien ne put lui faire faire un mouvement, sa volonté de fer se brisait devant la fascination de cet homme et son pouvoir magique.

— Qu’êtes-vous donc ? lui dit-elle, quel mal vous ai-je fait ?

— Aucun,… mais parlons du duc Arthur d’Almaroès. N’est-ce pas qu’il est riche, qu’il est beau ?

Ici il se tut, se frappa le front de ses deux mains : « Oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne donc ! »

Et puis ils restèrent ainsi tous les deux, longtemps, bien longtemps, la jeune fille tremblante, et lui l’œil fixé sur elle et la contemplant avidement.

— Es-tu heureuse ? lui demanda-t-il.

— Heureuse ? Oh ! non !

— Que te faut-il ?

— Je ne sais, mais je n’aime rien, rien ne me plaît, surtout aujourd’hui, je suis bien triste, et ce soir encore… votre air méchant… Oh ! j’en deviendrai folle !

— N’est-ce pas, Julietta, que tu voudrais être reine ?

— Non.

— N’est-ce pas, Julietta, que tu aimes l’église et son encens, sa haute nef, ses murailles noircies et ses chants mystiques ?

— Non.

— Tu aimes la mer, les coquilles au rivage, la lune au ciel et des rêves dans tes nuits ?

— Oh ! oui ! j’aime tout cela.

— Et qu’y rêves-tu dans tes nuits, Julietta ?

— Que sais-je ?

Et elle devint toute pensive.

— N’est-ce pas que tu souhaites une autre vie, des voyages lointains ? n’est-ce pas que tu voudrais être la feuille de rose pour rouler dans l’air, être l’oiseau qui vole, le chant qui se perd, le cri qui s’élance ? n’est-ce pas que le duc Arthur est beau, riche et puissant ? Et lui aussi, il aime les rêves, les sublimes extases.

« Oh ! qu’il vienne ! qu’il vienne ! continua-t-il tout bas, qu’il vienne ! elle l’aimera et d’un amour chaud, brûlant, entier, ils se perdront tous deux. »

La lune roulait sous les nuages, elle éclairait la montagne, la vallée et le vieux château gothique, dont la sombre silhouette se dessinait au clair de lune comme un fantôme sur le mur du cimetière.

— Levons-nous, dit l’inconnu, et marchons !

L’étranger prit Julietta et l’entraîna sur ses pas, les vaches bondissaient, galopaient dans les champs, elles couraient, éperdues, les unes après les autres, puis revenaient autour de Julietta en sautant et en dansant ; on n’entendait que le bruit de leurs pas sur la terre et la voix du cavalier aux éperons d’or qui parlait et parlait toujours d’un son régulier comme un orgue. Il y avait longtemps qu’ils marchaient ainsi, le chemin était facile, et ils marchaient rapidement sur l’herbe fraîche, glissante sous les pieds comme une glace polie. Julietta était fatiguée, ses jambes s’affaissaient sous son corps.

— Quand arriverai-je ? demandait-elle souvent.

Et son regard mélancolique s’élançait dans l’horizon qui ne lui offrait qu’une obscurité profonde. Enfin elle reconnut, après bien longtemps, la masure de son père. L’étranger était toujours à ses côtés, il ne disait plus rien, seulement son visage était gai et il souriait comme un homme heureux ; quelques mots d’une langue inconnue échappaient de ses lèvres, et puis il prêtait l’oreille attentivement, silencieux et la bouche béante.

— Aimes-tu le duc Arthur ? demanda-t-il encore une fois.

— Je le connais à peine, et puis, que vous importe ?

— Tiens, le voilà ! lui-dit-il.

En effet, un homme passa devant eux, il était nu jusqu’à la ceinture, son corps était blanc comme la neige ; ses cheveux étaient bleus et ses yeux avaient un éclat céleste.

L’inconnu disparut aussitôt.

Julietta se mit à courir, puis, arrivée à une porte en bois entourée d’une haie, elle se cramponna au marteau de fer et sonna à coups redoublés. Un vieillard vint ouvrir, c’était son père.

— Pauvre enfant, lui dit-il, d’où viens-tu ? entre !

Et la jeune fille aussitôt se précipita dans la maison, où sa famille l’attendait depuis plusieurs heures avec angoisse ; chacun aussitôt poussa des cris de joie, on l’embrassa, on la questionna, et l’on se mit à table autour d’un énorme pot en fer d’où s’exhalait une vapeur épaisse.

— As-tu ramené les vaches ? lui demanda sa mère.

Et sur sa réponse affirmative, elle lui prescrivit d’aller les traire. Julietta sortit et revint au bout de quelques minutes, apportant un énorme seau de fer-blanc qu’elle déposa avec peine sur la table… mais c’était du sang.

— Ciel ! du sang ! s’écria Juliette — elle devint pâle et tomba sur les genoux de sa mère — oh ! c’est lui !

— Qui ?

— Lui enfin, lui qui m’a retardée.

— Qu’est-ce ?

— Je ne sais !

— C’est moi, s’écria une voix qui partait du fond de l’appartement, avec un rire perçant.

En effet l’étranger et le duc Arthur étaient collés contre la muraille.

Le vieillard sauta sur son fusil croché dans sa cheminée, et les ajusta.

— Grâce pour lui ! s’écria Julietta en se jetant violemment autour de son cou.

Mais la balle était partie, on n’entendit plus rien, les deux fantômes disparurent ; seulement, au bout de quelques instants, une vitre se cassa et une balle vint rouler sur les pavés.

C’était celle que Satan renvoyait.

VI

Tout cela était étrange, il y avait là-dessous quelque sorcellerie, quelque piège magique ; et puis, ce lait changé en sang, cette apparition bizarre, le retard de Julietta, son regard effaré, sa voix chevrotante, et cette balle qui venait rebondir autour d’eux, avec leur rire sinistre échappé du mur, tout cela fit pâlir et trembler la famille ; on se serra les uns contre les autres et l’on se tut aussitôt. Julietta s’appuya la tête dans la main gauche, posa le coude sur la table, et défaisant le ruban qui retenait ses cheveux, elle les laissa tomber sur ses épaules, puis, ouvrant les lèvres, elle se mit à chanter entre ses dents, bien bas il est vrai ; elle murmurait un vieux refrain, aigre et monotone, qui sortait en sifflant ; elle se balançait légèrement sur la chaise et paraissait vouloir s’endormir au son de sa voix, son regard était insignifiant et à demi fermé, sa tenue était nonchalante et rêveuse.

On l’écoutait avec étonnement, et c’était toujours les mêmes sons, aigus et faibles, le même bourdonnement ; puis peu à peu il s’apaisa, et il devint si faible et si grêle qu’il mourut entre ses dents.

La nuit se passa ainsi, triste et longue, car chacun n’osait remuer de sa place, n’osait dire une parole ni regarder derrière soi. Le vieillard s’assoupit profondément dans son fauteuil de bois, sa femme ferma bientôt les yeux de crainte et d’ennui ; quant à ses deux fils, ils baissèrent la tête dans leurs mains et cherchèrent un sommeil qui ne vint que bien tard, mais troublé par des rêves sinistres.

Il eût fallu voir toutes ces têtes sommeillantes et abattues, réunies autour d’une lumière mourante qui éclairait leur front soucieux d’une teinte pâle et lugubre : celle du vieillard était grave, sa bouche était entr’ouverte, son front était couvert de ses cheveux blancs, et ses mains décharnées reposaient sur ses cuisses ; la vieille femme, qui était posée devant lui, tournait de temps en temps la tête de côté et d’autre, son visage était ridé par une singulière expression de malheur et d’amertume ; et puis il y avait la figure pâle et paisible de Julietta, avec ses longs cheveux blonds qui balayaient la table, sa chanson monotone qui sifflait entre ses dents blanches, et son regard doux et enivré.

Elle ne dormit pas, mais elle passa les heures de la nuit à écouter le beuglement plaintif de sa vache blanche qui, renfermée dans son étable, souffrait aussi, la pauvre bête, et se tordait peut-être d’agonie sur sa litière humide de sueur.

En effet, quand le jour fut venu et que Julietta sortit pour l’aller faire paître dans les champs, elle portait sur le cou l’empreinte d’une griffe.

Elle sortit, monta la colline d’un pas rapide ; arrivée au haut, elle s’assit, mais le bas de ses vêtements et ses pieds ruisselaient, elle avait marché dans la rosée, tant, ce jour, elle était folle et dormeuse tout à la fois ; elle courait, puis s’arrêtait tout à coup, portait sa main à son front, et regardait de tous côtés s’il n’allait pas venir.

Il ! car elle aimait, la pauvre enfant ! elle aimait un grand seigneur, riche, puissant, qui était beau cavalier, avait des yeux fiers et un sourire hautain ; elle aimait un homme étrange, inconnu, un démon incarné, une créature, pensait-elle, bien élevée et bien poétique.

Non ! rien de tout cela, car elle aimait le duc Arthur d’Almaroës.

D’autres fois, elle retombait dans ses rêveries et souriait amèrement, comme doutant de l’avenir, et puis elle pensait à lui, elle se le créait là, assis sur l’herbe perlée, à côté d’elle ; il était là, là, lui disant de douces paroles, la regardant fixement de son regard puissant ; et sa voix était douce, était pure, était vibrante d’amour, c’était une musique toute nouvelle et toute sublime. Elle resta ainsi longtemps, les yeux fixés sur l’horizon qui lui apparaissait toujours aussi morne, aussi vide de sens, aussi stupide.

Le soir arriva enfin, après ce long jour d’angoisses, aussi long que la nuit qui l’avait précédé. Julietta resta encore longtemps après le coucher du soleil, et puis elle revint, elle descendit lentement la montagne, s’arrêtant à chaque pas et écoutant derrière elle, et elle n’entendait que la cigale qui sifflait sous l’herbe, et l’épervier qui rentrait dans son nid en volant a tire d’ailes.

Elle s’en allait donc ainsi, triste et désespérée, la tête baissée sur son sein tout gonflé de soupirs, tenant de sa main gauche la corde toute humide qui tenait sa pauvre vache blanche qui boitait de l’épaule droite. C’était sur celle-là que Satan s’était assis.

Arrivée à l’endroit où l’inconnu l’avait quittée, la veille, et où le duc Arthur lui était apparu, elle s’arrêta instinctivement, retint fortement sa génisse qui, luttant naturellement contre elle, l’entraîna de quelques pas.

Arthur se présenta aussitôt, elle lâcha la corde, et la vache se mit à bondir et à galoper vers son étable.

Julietta le regarda avec amour, avec envie, avec jalousie ; il passa en la regardant comme il regardait les bois, le ciel, les champs.

Elle l’appela par son nom ; il fut sourd à ses cris comme au bêlement du mouton, au chant de l’oiseau, aux aboiements du chien.

— Arthur, lui dit-elle avec désespoir, Arthur, oh ! Arthur, écoute !

Et elle courut sur ses pas, et se traîna à ses vêtements, et elle balbutiait en sanglotant ; son cœur battait avec violence, elle pleurait d’amour et de rage. Il y avait tant de passion dans ces cris, dans ces larmes, dans cette poitrine qui se soulevait avec fracas, dans cet être faible et aérien qui se traînait les genoux sur le sol, tout cela était si éloigné des cris d’une femme pour une porcelaine brisée, du bêlement du mouton, du chant de l’oiseau, de l’aboiement du chien, qu’Arthur s’arrêta, la regarda un instant… et puis il continua sa route.

— Oh ! Arthur, écoute de grâce un instant ! car je t’aime, je t’aime ! Oh ! viens avec moi, nous irons vivre ensemble sur la mer, loin d’ici, ou bien, tiens ! nous nous tuerons ensemble.

Arthur marchait toujours.

— Écoute, Arthur ! mais regarde-moi ! je suis donc bien hideuse, bien laide ? tu n’es donc pas un homme, toi, que ton cœur est froid comme le marbre et dur comme la pierre !

Elle tomba à genoux à ses pieds, en se renversant sur le dos comme si elle allait mourir. Elle mourait, en effet, d’épuisement et de fatigue, elle se tordait de désespoir, et voulait s’arracher les cheveux, et puis elle sanglotait avec un rire forcé, des larmes qui étoilaient sa voix, ses genoux étaient déchirés et couverts de sang à se traîner ainsi sur les cailloux ; car elle aimait d’un amour déchirant, entier, satanique ; cet amour la dévorait toujours, il était furieux, bondissant, exalté.

C’était bien un amour inspiré par l’enfer, avec ces cris désordonnés, ce feu brûlant qui déchire l’âme, use le cœur ; une passion satanique, toute convulsive et toute forcée, si étrange qu’elle paraît bizarre, si forte qu’elle rend fou.

— À demain, n’est-ce pas, oh, Arthur ! Une grâce ! une grâce ! et je te donnerai tout après, mon sang, ma vie, mon âme, l’éternité si je l’avais ! tu me tueras si tu veux, mais à demain ! à demain sur la falaise… Oh ! n’est-ce pas ? au clair de lune… la belle chose qu’une nuit d’amour sur les rochers, au bruit des flots, n’est-ce pas, Arthur ?… à demain ?

Et il laissa tomber nonchalamment de ses lèvres dédaigneuses deux mots :

— À demain !

VII

À demain ! Oh ! demain ! et elle courut comme une folle vers la falaise, on ne la revit plus dans le village, elle avait disparu du pays.

Satan l’avait emportée !

VIII

Il faisait nuit, la lune brillait pure et blanche, et, dégagée de ses nuages, sa lumière éclairait le cabinet d’Arthur, dont il avait laissé la fenêtre ouverte ; il se penchait sur la rampe de fer et humait avec délices l’air frais de la nuit. Il entendit ce même bruit de pattes fines et légères sur les carreaux de son fourneau, il se retourna. C’était Satan, mais, cette fois, plus hideux et plus pâle encore ; ses flancs étaient amaigris, et sa gueule béante laissait voir des dents verdâtres comme l’herbe des tombeaux.

— Eh bien, Satan, lui dit Arthur, eh bien, est-il vrai maintenant que j’aime quelqu’un ? crois-tu que j’aie été ému par ces cris, par ces larmes et par ces convulsions forcées ?

— Vraiment, lui répondit le démon en frémissant sur ses quatre pattes, vraiment tu es donc bien insensible ! et tu l’as laissée mourir ?

— Elle est morte ? dit Arthur en le regardant froidement.

— Non ; mais elle t’attend.

— Elle m’attend ?

— Oui, sur la falaise. Ne lui avais-tu pas promis ? il y a longtemps qu’elle y est, elle t’attend.

— Eh bien, j’irai.

— Tu iras ? eh bien, Arthur, je ne te demande que cette dernière grâce ; après, tu feras de moi tout ce qu’il te plaira, je t’appartiens.

— Et que veux-tu que je fasse ?

— Crois-tu que je tienne beaucoup à ton âme, moi ? tu l’aimeras, te dis-je… Arthur, ne m’as-tu pas dit que tu voudrais avoir des passions, un amour fort et brûlant, étranger des autres amours ? eh bien, tu l’auras, cet amour… mais moi, à mon tour, n’est-ce pas ? tu me donneras ton âme ?

— Je n’en ai pas.

— Tu le crois, mais tu en as une, car tu es un homme puisque tu aimeras.

Satan était habitué à voir tant d’orgueil et de vanité qu’il ne croyait qu’à cela ; le malheur ne voit que le vice, l’affamé ne sent que la faim.

— Un homme ? Satan ! Dis, en as-tu vu des hommes qui puissent s’étendre dans les airs jusqu’aux nuages ? — et il déploya ses ailes vertes — en as-tu vu des cheveux comme ceux-là ? — et il montra sa chevelure bleue. — As-tu vu chez aucun d’eux un corps blanc comme la neige, une main aussi forte que celle-là, Satan ? — et il lui serrait fortement la peau entre ses ongles — enfin, y en a-t-il qui ose jamais t’insulter ainsi ? Puisque tu désires mon âme, tue-moi de suite, écrase ma tête dans tes dents, déchire-moi de tes griffes, essaie et vois si je suis un homme.

Et Satan bondissait sur le pavé, il écumait de rage et, dans ses sauts convulsifs, il allait se frapper les reins sur le plafond. Arthur était paisible.

— Satan, lui dit-il, tu es fort en effet, tu es puissant, je sens que tu peux m’anéantir d’un seul coup, essaie, essaie, ah ! de grâce, tue-moi !… Oui, j’ai une âme, je te la donne, mon âme ; tue-moi, cela t’est facile, car je ne suis qu’un homme.

Le démon sauta sur sa gorge avec un cri infernal qui partait de ses entrailles ; il voulut le saisir, la peau lui glissa sous les dents, Arthur se dégagea la poitrine ; Satan s’élança d’un bond furieux, les griffes en avant, il retomba sans pouvoir effleurer l’épiderme qui était intact et poli ; il bondissait, furieux, éperdu, un aboiement rauque courait sur ses lèvres ensanglantées, ses yeux flamboyaient, il trépignait ; Arthur se coucha sur le sol, étendit ses ailes, Satan glissait dessus, il s’y traînait, y rampait, ouvrait la gueule pour le déchirer, ses griffes s’usaient comme à déchirer un roc ; il bavait haletant, rouge de colère : pour la première fois il se trouvait vaincu. Et puis l’autre… l’autre riait mollement, et ce rire paisible était éclatant, sonore et comme mêlé à un bruit de fer ; le souffle bruyant qui s’exhalait de sa gorge repoussait Satan, comme la furieuse vibration d’une cloche d’alarme qui bondit dans la nef, rugit, ébranle les piliers et fait tomber la voûte.

Il fallait voir aux prises ces deux créatures toutes bizarres, toutes d’exception, l’une toute spirituelle, l’autre charnelle et divine dans sa matière ; il fallait voir en lutte l’âme et le corps, et cette âme, cet esprit pur et aérien, rampant impuissant et faible devant la morgue hautaine de la matière brute et stupide.

Ces deux monstres de la création se trouvaient en présence comme pour se haïr et se combattre, c’était une guerre acharnée, à mort, une guerre terrible,… et qui devait finir entre eux, comme chez l’homme… par le doute et l’ennui.

C’était deux principes incohérents qui se combattaient en face ; l’esprit tomba d’épuisement et de lassitude devant la patience du corps.

Et qu’ils étaient grands et sublimes, ces deux êtres qui, réunis ensemble, auraient fait un Dieu, l’esprit du mal et la force du pouvoir ! Que cette lutte était terrible et puissante, avec ces cris d’enfer, ces rires furieux, et puis tout l’édifice en ruines qui tremblait sous les pas, et dont les pierres remuaient comme dans un rêve !

Enfin, quand Satan eut bien des fois sauté et retombé sur le sol, haletant et fatigué, l’œil terne, la peau humide d’une sueur glaciale, les griffes cassées ; quand Arthur l’eut contemplé longtemps, épuisé de rage et de colère, rampant tristement à ses pieds ; quand il eut savouré longtemps le râle qui s’échappait de sa poitrine, quand il eut compté les soupirs d’agonie qu’il ne pouvait retenir et qui lui brisaient le cœur, enfin quand, revenu de sa cruelle défaite, Satan leva sa tête défaillante vers son vainqueur, il trouva encore ce regard d’automate, froid et impassible, qui semblait rire dans son dédain.

— Et toi aussi, lui dit Arthur, tu t’es laissé vaincre comme un homme… et par l’orgueil encore ! Crois-tu maintenant que j’aie dit vrai ?

— Tu n’es peut-être pas un homme, dit Satan… mais tu as une âme.

— Eh bien, Satan, j’irai demain sur la falaise.

Et le lendemain, quand le concierge fit sa tournée dans les corridors, il trouva que les dalles étaient dérangées et usées toutes, de place en place, comme par une griffe de fer. Le brave homme en devint fou.

IX

Julietta attendait le duc, elle l’attendait jour et nuit, courant sur les rochers, elle l’attendait en pleurant, elle l’attendait depuis quatre années.

Car les ans passent vite dans un récit, dans la pensée ; ils coulent vite dans le souvenir, mais ils sont lents et boiteux dans l’espérance.

Le jour, elle se promenait sur la plage, écoutait la mer et regardait de tous côtés s’il n’allait pas venir ; et puis quand le soleil avait échauffé les roches, quand, épuisée, elle tombait de fatigue, alors elle s’endormait sur le sable, et puis se relevait pour aller cueillir des fruits, chercher le pain que des âmes charitables déposaient dans une fente de roches.

La nuit, elle se promenait sur les falaises, errante ainsi avec ses longs vêtements blancs, sa chevelure en désordre, et des cris de douleur ; et elle restait assise des heures entières sur un roc aigu, à contempler, au clair de lune, les vagues brisées qui venaient mourir sur la grève et mousser en blanches écumes entre les rochers et les galets.

Pauvre folle ! disait-on, si jeune et si belle ! vingt ans à peine… et plus d’espoir !… Dame ! c’est sa faute aussi, elle est folle d’amour, d’amour pour un prince ; c’est l’orgueil qui l’a perdue, elle s’est donnée à Satan.

Oui, bien folle, en effet, d’aimer le duc Arthur, bien folle de ne point étouffer son amour, bien folle de ne point se tuer de désespoir ; mais elle croyait à Dieu et elle ne se tua pas.

Il est vrai que souvent elle contemplait la mer et la falaise, haute de cent pieds, et puis qu’elle se mettait à sourire tout bas, avec une grimace des lèvres qui faisait peur aux enfants ; bien folle de s’arrêter devant une idée de croire à Dieu, de le respecter, de souffrir pour son plaisir, de pleurer pour ses délices. Croire à Dieu, Julietta, c’est être heureuse ; tu crois à Dieu, et tu souffres ! Oh ! tu es bien folle en effet ! Voilà ce que te diront les hommes.

Mais non, au désespoir avait succédé l’abattement, aux cris furieux les larmes ; plus d’éclairs de voix, de profonds soupirs, mais des sons dits tout bas et retenus sur les lèvres, de peur de mourir en les criant.

Ses cheveux étaient blancs, car le malheur vieillit ; il est comme le temps, il court vite, il pèse lourd et il frappe fort ; mais, plus encore, il faut moins de larmes au désespoir pour amaigrir un homme que de gouttes d’eau à la tempête pour creuser la pierre d’une tombe ; les cheveux se blanchissent en une nuit.

Ses cheveux étaient blancs, ses habits déchirés, mais ses pieds s’étaient durcis à marcher sur la terre, à s’écorcher aux ronces et aux chardons ; ses mains étaient crevassées par le froid et par l’air âpre de l’océan, qui dessèche et qui brûle comme les gelées du Nord ; et puis elle était pâle, amaigrie, avait les yeux creux et ternes, que vivifiait encore un rayon d’amour, qu’éclairait une étincelle d’enfer ; sa bouche était entr’ouverte et comme contractée par un mouvement des lèvres involontaire et convulsif. Mais elle avait toujours le teint doré et brûlé du soleil, elle avait toujours ce regard étrange qui séduit et qui attire, c’était toujours cette âme sublime et passionnée, que Satan avait choisie pour tenter la matière endormie, le corps dénué de sens, la chair sans volupté.

Quand elle voyait un homme, elle courait vers lui, se jetait à ses pieds, l’appelait Arthur, et puis s’en retournait triste, désespérée, en disant : « Ce n’est pas lui ! il ne vient pas ! »

Et l’on disait : Oh ! la pauvre folle, si jeune et si belle, vingt ans à peine… et plus d’espoir !

C’était par une nuit belle, radieuse d’étoiles, toute blanche, toute azurée, toute calme comme la mer, qui était tranquille et douce, qui venait battre légèrement les rochers de la falaise.

Julietta était là, toujours rêveuse et solitaire, et puis, je ne sais si c’est un songe, mais Arthur lui apparut.

Arthur ! oh ! mais toujours froid, toujours calme.

— Je t’attends, lui dit Julietta, il y a longtemps que je suis au rendez-vous !

Sa voix tremblait.

— Assieds-toi avec moi, sur cette roche, ô mon Arthur, assieds-toi. Que te faut-il ? la lune est belle, les étoiles brillent, la mer est calme, il fait beau ici, Arthur… oh ! assieds-toi et causons.

Arthur s’étendit à côté d’elle.

— Que me veux-tu, Julietta ? lui dit-il, pourquoi es-tu plus triste que les autres femmes ? pourquoi m’as-tu demandé à venir ici ?

— Pourquoi ?… ô Arthur… mais je t’aime !

— Qu’est-ce ?

— Eh quoi ? quand je te regarde ainsi, tiens, avec ce sourire — et elle passa son bras autour de sa taille — quand tu sens mon haleine, quand de mes cheveux j’effleure ta bouche, eh bien, dis, est-ce que tu ne sens pas là, sur la poitrine, quelque chose qui bat et qui respire ?

— Non ! non ! mais tu es une femme, toi, tu as une âme, oui, je comprends ; moi, je n’en ai pas d’âme — il la regarda avec fierté — et qu’est-ce que l’âme, Julietta ?

— Que sais-je ?… mais je t’aime ! Oh ! l’amour ! l’amour, Arthur, tiens, vous blanchit les cheveux, les miens.

Elle le contempla, elle se traîna sur sa poitrine, elle l’accabla de ses baisers et de ses caresses ; et lui, il restait toujours calme sous les embrassements, froid sous les baisers.

Il fallait voir cette femme, s’épuisant d’ardeur, prodiguant tout ce qu’elle avait de passion, d’amour, de poésie, de feu dévorant et intime, pour vivifier le corps léthargique d’Arthur, qui restait insensible à ces lèvres brûlantes, à ces bras convulsifs, comme l’attouchement du lézard au contact de la brute. Julietta était bondissante d’amour, comme Satan l’était de rage et de colère.

Elle passa bien des heures sur les joues d’Arthur, qui regardait le ciel azuré, qui pensait sans doute aussi à des rêves sublimes, à des amours, sans penser qu’il avait là, devant lui, dans ses bras, une réalité céleste, un amour d’exception, tout brûlant et tout exalté.

Julietta ! il la laissa tomber épuisée ; puis elle tenta un dernier effort… et courut vers les rochers les plus élevés et s’élança d’un seul bond ; il se fit un silence de quelques secondes, et Arthur entendit le bruit d’un corps lourd qui tombe dans l’eau. Et la nuit était belle, toute calme, toute azurée comme la mer, elle était douce, tranquille, et ses vagues venaient mourir mollement sur la plage, et puis les vagues roulaient, tombaient et apportaient sur le rivage des coquilles, de la mousse et des débris de navires.

Une vint rouler longtemps, elle s’étendit au loin, puis se recula, puis revint ; elle déposa quelque chose de lourd et de grand.

C’était un cadavre de Femme.

— Eh bien ? dit Arthur, en regardant Satan.

Et quand celui-ci eut vu que son front était toujours pâle et uni, que son œil était sec et sans larmes :

— Non ! non ! tu n’as pas d’âme, je me suis trompé, continua-t-il en le regardant avec envie, mais j’aurai celle-là.

Et il enfonça son pied crochu dans la gorge du cadavre.

X

Et plusieurs siècles se passèrent.

La terre dormait d’un sommeil léthargique, point de bruit à sa surface, et l’on n’entendait que les eaux de l’océan qui se brisaient en écumant ; elles étaient furieuses, montaient dans l’air en tourbillonnant, et le rivage remuait à leurs secousses comme entre les mains d’un géant. Une pluie fine et abondante obscurcissait la lumière douteuse de la lune, le vent cassait la forêt, et les cieux pliaient sous leur souffle comme le roseau à la brise du lac.

Il y avait dans l’air comme un bruit étrange de larmes et de sanglots, on eût dit le râle d’un monde.

Et une voix s’éleva de la terre et dit :

— Assez ! assez ! j’ai trop longtemps souffert et ployé les reins, assez ! Oh ! grâce ! ne crée point d’autre monde !

Et une voix douce, pure, mélodieuse comme la voix des anges, s’abattit sur la terre et dit :

— Non ! non ! c’est pour l’éternité, il n’y aura plus d’autre monde !



  1. 21 mars 1837.