Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Pierrot au Sérail

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 326-338).

PIERROT AU SÉRAIL

Pantomime en six actes
suivie de
L’APOTHÉOSE DE PIERROT
dans
LE PARADIS DE MAHOMET.

PERSONNAGES :

PIERROT.

CASSANDRE.

COLOMBINE.

La Mère de Pierrot.

Le Père de Pierrot.

Le Maître de pension de Pierrot.

Domestiques de la maison de Pierrot.

Un chameau.

Une autruche.

Un ours blanc.

Un affreux serpent.

Le Grand Turc.

La Sultane favorite.

Des eunuques noirs.

Trois médecins.

Odalisques du Grand Turc.

MAHOMET.

Houris du paradis de Mahomet.


ACTE PREMIER


Scène première.

Des domestiques rangent un dîner sur une table. — On apporte quelques paquets et une malle énorme que l’on place dans un coin.


Scène II.

Entrent avec fracas : Pierrot, une couronne de lierre sur la tête, plusieurs couronnes passées à son bras gauche et plusieurs livres serrés sous son bras droit ; — le Père de Pierrot, qui porte une pile de livres, et la Mère de Pierrot chargée d’un poids pareil. — Joie générale. — Pierrot vient de remporter des prix au collège, les parents pleurent de satisfaction et embrassent leur enfant. — Le Maître de pension (grand col, lunettes bleues, chapeau bas de forme, habit en queue de morue, gants de coton et parapluie rouge) est félicité, congratulé, remercié ; — il témoigne de la modestie et fait des révérences. — On apporte la soupe.


Scène III.

Entrent Cassandre et Colombine. — Colombine est la fiancée de Pierrot, mais il ne doit l’épouser qu’après ses voyages, complément nécessaire d’une bonne éducation. — On se met à table.

Tristesse de la mère, mélancolie de Colombine, regards ardents de Pierrot. — Le Père de Pierrot lui fait des recommandations d’éviter les excès de la boisson et des femmes ; — il doit surtout se tenir en garde contre elles, afin de conserver sa santé, pour n’en être que plus dispos ensuite à devenir le mari de Colombine. — Pierrot écoute avec une feinte obéissance. — Le Maître de pension, le repas fini, embrasse son élève ; — après mille bénédictions et encouragements, il s’en va.


Scène IV.

Alors la Mère de Pierrot lui montre, dans les paquets de voyage et dans la malle, tout ce qu’elle y a mis ; — elle exhibe des tricots, des bonnets de coton, des caleçons, des bouts de manches, des caoutchoucs, un petit pot de chambre en cuir bouilli, un clysopompe, etc., etc. — Pierrot remarque qu’il lui manque des bottes fourrées, en faisant signe d’avoir froid aux pieds. — Il indique aussi qu’on a oublié de lui donner de l’argent, et qu’il désirerait fort, pour le soutenir dans son voyage, le portrait de Colombine. — Le Père, la Mère et le futur beau-père sortent, l’une pour lui acheter des bottes, l’autre pour aller quérir de l’argent, et le troisième enfin pour rapporter le portrait de Colombine.


Scène V.

Libres et seuls, Pierrot et Colombine épanchent leur tendre amour. — Pierrot est très enflammé, Colombine très triste, ne vont-ils pas se quitter ? — Il y aurait un moyen cependant, ce serait de fuir ensemble, mais comment ? — Réflexions et perplexité de Pierrot. — Enfin, d’un bond rapide, il s’élance vers la malle, la vide avec fureur et jette tout par la fenêtre. — Puis, sans donner à Colombine le temps de réfléchir, il l’y pousse elle-même tout entière et ferme la malle. — Après quoi il vide complètement son sac de nuit et y introduit les restes du dîner, un jambon, deux bouteilles de vin et un bocal de prunes à l’eau-de-vie.


Scène VI.

Le Père, la Mère et Cassandre rentrent, l’heure du départ est arrivée, on entend la cloche du bateau. — La Mère donne les bottes, que Pierrot passe ; — le Père donne l’argent que Pierrot met dans sa poche ; — et Cassandre donne le portrait que Pierrot baise. — Puis on se fait les adieux, grande scène hydraulique. — Des domestiques prennent les paquets. (Pendant toute cette scène, on en a vu d’autres qui ont passé au fond, portant des sacs, ballots, caisses, etc.). — Pierrot saisit son sac délicatement ; — les deux vieillards enlèvent la malle, chacun par un bout.


ACTE II.

Le désert. La scène est complètement vide, pas un arbre, rien. Le fond représente un ciel tout rouge.

Scène première.

Pierrot paraît, monté sur un chameau, ayant en croupe Colombine et devant lui le bocal de prunes à l’eau-de-vie. Il fait plusieurs tours de théâtre. — Le chameau s’arrête.

Pierrot alternativement embrasse Colombine et prend une prune. — Quelquefois il prend deux prunes sans embrasser Colombine, et celle-ci le tire alors par son habit pour qu’il lui donne un baiser. — À la fin cependant il trouve que les prunes valent mieux, il mange sans discontinuer et n’embrasse plus. — Vaines réclamations de Colombine.


Scène II.

On entend un bruit ; — effroi de Pierrot, qui cache le bocal dans sa poitrine ; — Colombine se tapit contre son dos. — Des cavaliers arabes, avec des lances gigantesques et de très longs arcs, des carquois à l’épaule, et des anneaux dans le nez, arrivent en caracolant sur des chevaux de carton, de toutes couleurs (chevaux terminés par des draperies, et dans lesquels le cavalier entre jusqu’à la ceinture). — Le chameau, à leur aspect, est tellement effrayé qu’il se sépare en deux ; — les jambes de devant s’enfuient d’un côté et les jambes de derrière d’un autre. — Par ce mouvement, Pierrot et Colombine tombent net par terre, et le bocal se casse. — Les Arabes examinent Colombine et la caressent de fort près. — Pierrot, exaspéré, veut se ruer contre eux ; — on lui donne un coup de lance sur la tête ; — il tombe évanoui. — Les Arabes s’en vont, emportant Colombine.


Scène III.

Pierrot reste évanoui. — La solitude est effrayante. — On voit alors (pour bien indiquer que l’on est dans le désert) passer silencieusement, au fond du théâtre, d’abord : un ours blanc qui marche très lentement ; — ensuite une autruche, une patte en l’air, et glissant très vite, sur des roulettes ; — puis un serpent fort long, ondulant, gueule ouverte, trois dards. — Pierrot reprend ses esprits quand Îles animaux ont eu le temps de passer ; — il se tâte les membres. — Il semble chercher Colombine ; — mais tout à coup il se rappelle son malheur et s’arrache les cheveux. — Paroxysme de désespoir épouvantable. — Après le désespoir, réaction douce ; — il se laisse retomber dans une pose accablée. — Il aperçoit par hasard une prune, il la prend puis la rejette et s’arrache de nouveau les cheveux. — Cependant il regarde la prune. — Lutte de sa conscience. — Mais il se relève désespéré et veut en finir avec la vie. — Dans un mouvement brusque, il empoigne à la fois toutes les prunes et les avale, en même temps qu’il envoie une multitude de baisers du côté où Colombine a disparu. — Il essaie ensuite de s’étrangler avec sa cravate ; — cela lui fait mal, il s’arrête. — Il tire son couteau, entame son habit ; — puis referme son couteau et le remet dans sa poche. — Enfin une meilleure idée lui survenant, il se frappe le front. — Des deux mains à la fois il se tire le coton des oreilles ; — il en sort considérablement, et toujours, et toujours. — Il bat le briquet, le coton s’allume. — Explosion subite. — Pierrot tombe.


Scène IV.

Bruits de tambours, de trompettes, de grosses caisses, fanfares. — Marche turque. — Un bataillon de Turcs s’avance, très en rang, marquant le pas et emboîtant. — Ils ont des pantalons de calicot blanc passés dans leurs bottes noires, des vestes retournées à l’envers, des sabres de papier doré, des moustaches excessivement longues, dont les pointes doivent monter jusqu’au turban. — Air des plus farouches, ils roulent des yeux. — En apercevant Pierrot étendu, ils s’arrêtent ; — puis le ramassent. — La musique reprend. — Défilé. — On marque le pas.


ACTE III.

Les jardins du sérail. Sur le devant de la scène, un petit massif ; à gauche, fenêtres grillées et porte grillée, en bois.

Scène première.

Pierrot, devenu captif et les fers aux chevilles, est poussé à coups de fouet par des eunuques noirs (jambes et bras nus, vestes de couleur, sabres recourbés, pistolets à la ceinture). — Ils se retirent après lui avoir donné plusieurs ordres. — Pierrot range des pots de fleur ; — jardine.


Scène II.

Quand les eunuques sont partis, il se désole, il se lamente. — Il songe à Colombine, à son père, à sa mère, aux bords qui l’ont vu naître, aux prunes à l’eau-de-vie…


Scène III.

Mais la porte grillée s’entr’ouvre. — Il en sort quelques femmes, parmi lesquelles est Colombine (devenue suivante de la Sultane favorite) et la Sultane favorite elle-même, vêtue tout en blanc et voilée, sauf des yeux. — Elle aperçoit Pierrot et vient tourner autour de lui ; — elle se rapproche, l’observe. — Pierrot ne répond point. — Elle l’enhardit par des gestes aimables et même lui envoie un baiser. — Elle lui fait signe qu’elle l’aime ; — il s’approche. — En ce moment, Colombine, dans le fond, reconnaît Pierrot. — Sa surprise ; — elle n’ose avancer. — La Sultane lève son voile ; — Pierrot s’arrête ébloui. — Mais, comme l’éblouissement augmente, il se rapproche de plus près et lui colle un baiser sur la joue. — Le voile retombe après le baiser. — Colombine, dévorée de jalousie, arrive derrière Pierrot et tout à coup se présente à lui ; — il se mord le pouce. — Fureur contenue de Colombine. — La Sultane redouble ses avances. — Pierrot exprime à Colombine qu’il faut céder à la nécessité, que refuser serait fatal à tous les deux. — Indignation de Colombine. — Nouveau baiser de la Sultane qui ne s’aperçoit pas de Colombine.

On entend une musique douce. — Terreur de la Sultane ; — elle fait signe à Pierrot de se cacher derrière le massif d’arbustes ; — ce qu’il exécute immédiatement.


Scène IV.

Entre le Grand Turc, appuyé sur les épaules de deux esclaves et fumant une pipe démesurée que porte un enfant noir. — Il a une longue barbe blanche, une tunique qui flotte, un riche turban. — Il s’avance et, avec un petit lorgnon, considère attentivement toutes les femmes, exprimant par des gestes divers ce qu’il pense de chacune d’elles. — Enfin il s’arrête à Colombine, avec des démonstrations de satisfaction. — Pierrot, dans son coin, se démène. — Le Sultan tire un mouchoir de sa poche et le jette à Colombine. — Elle tombe à genoux dans une pose extatique en joignant les mains. — Mais la Sultane, froissée, s’avance vers le Sultan, qui la repousse dédaigneusement. — Colombine profite de ce jeu pour exprimer à Pierrot furieux qu’il faut céder à la fatalité. — Rage de Pierrot qui tremble. — Cependant il a le temps de donner à Colombine un rendez-vous pour le lendemain, vers un endroit qu’il lui désigne du doigt ; — car ils ont besoin de s’expliquer ensemble.

Quand le Sultan a suffisamment repoussé la Sultane, il part emmenant Colombine. — La Sultane achève de s’évanouir ; — deux femmes la soutiennent.


Scène V.

Mais à peine le cortège du Sultan est-il sorti, qu’elle se réveille tout de suite ; — chasse d’un geste ses esclaves ; — et ordonne non moins rapidement à Pierrot de la suivre dans le Harem. — Pierrot s’y glisse en tapinois, haletant, à quatre pattes.


ACTE IV.

Autre partie des jardins du sérail. Une tonnelle. Sur des ronds de gazon, des Amours, des ifs et des buis taillés en pyramides, en dômes et en paons, avec des yeux et des becs de porcelaine.

Scène première.

Colombine et Pierrot, après avoir débuté par de violentes invectives, se réconcilient et s’embrassent, chacun ayant à se pardonner bien des choses.


Scène II.

La Sultane se présente. — Elle est en quête de Pierrot ; — elle n’y tient plus ; — elle l’adore. — À la vue du baiser qu’il donne à Colombine, elle entre en frénésie. — Elle se jette sur Colombine, prête à l’étrangler de ses deux mains. — Pierrot fait des efforts pour les réconcilier.


Scène III.

Mais, attiré par ce vacarme, le Sultan paraît. — Son étonnement stupide en voyant Pierrot entre ces deux femmes qui se le disputent, et le tirent chacune de leur côté, en embrassant chacune une joue. — Quand il a deviné de quoi il s’agit, il frappe du pied la terre avec fureur. — Il siffle dans un petit sifflet. — À ce signal, six eunuques noirs arrivent.


Scène IV.

Trois se saisissent de Pierrot, de Colombine et de la Sultane, et les trois autres s’en vont, sur un signe du Sultan…


Scène V.

… Qui, par des gestes furieux, annonce bien clairement aux coupables leur mort prochaine.


Scène VI.

Les trois eunuques rentrent, apportant deux sacs et un énorme rasoir. — Les deux femmes sont mises chacune dans un sac, et les esclaves vont les emporter ; — quand le Sultan ordonne, pour l’exemple, qu’on leur découvre la tête et qu’elles restent là, afin d’être témoins du supplice de Pierrot.

Alors on va pour déshabiller Pierrot. — Un des esclaves porte la main sur un des boutons de sa culotte ; — tandis qu’un autre approche le sabre. — Pierrot pousse des cris ; — il joint les mains ; — il demande grâce et déclare qu’il aime mieux mourir, cependant que les deux femmes s’agitent dans leurs sacs, en hurlant de désespoir.

Le Sultan, miséricordieux, lui accorde la faveur du trépas, et pousse même la condescendance jusqu’à lui laisser choisir son supplice.


Scène VII.

Donc, on apporte un pal, un sabre démesuré, et une longue corde à puits, que l’on attache à une branche d’arbre.

Pierrot, sommé d’opter au plus vite, va d’abord passer sa tête dans le nœud de la corde ; — tire un peu ; — fait une grimace ; — et exprime clairement qu’il ne veut pas.

Deux nègres l’enlèvent et le suspendent sur le pal. — Il fait des mouvements tortueux de la croupe pour se l’enfoncer dans le cul. — Son effroi à la première sensation. — Enfin il déclare qu’il aime mieux le sabre.

Il va donc vers le sabre ; — en essaie le tranchant sur son pouce ; — et, après une longue hésitation, fait encore signe que non.

Le Sultan cependant perd patience. — Il s’avance précipitamment vers Pierrot et ordonne aux esclaves d’en finir.

On va donc décapiter Pierrot.

Le Sultan est placé à la droite du spectateur près de la coulisse, Pierrot à côté de lui, le bourreau à droite de Pierrot. (Dans le mouvement que fait le bourreau pour abattre la tête de Pierrot, rentrée du Sultan dans la coulisse, on lui substitue un mannequin.) — Le bourreau lève le bras. — Pierrot fait un bond en arrière et esquive le coup. — La tête du Sultan vole et son corps tombe à terre.

Pierrot soudain se précipite sur le cadavre. — Il s’empare du sabre, met le turban, passe les bottes du sultan, fouille dans ses poches et en tire de l’or dont il bourre les siennes et qu’il distribue aux esclaves.

À ce bruit entrent précipitamment des soldats. — Nouvelle distribution. — Enthousiasme de la troupe. — Harangue de Pierrot. — On l’emmène en triomphe, sans que personne se soucie des deux femmes, toujours restées dans leurs sacs ; — et qui font des contorsions pour en sortir.


ACTE V.

Intérieur du sérail. Grande salle du Trône.

Scène première.

Pierrot sur le trône du Grand Turc, radieux. — Toutes les femmes et tous les esclaves, rangés sur deux lignes, le contemplent et se disposent à recevoir ses ordres. — On va procéder à la toilette royale ; les femmes, l’une après l’autre, lui apportent différentes pièces du costume ; — on lui met successivement des babouches, une pelisse, un grand sabre, un turban, surmonté d’un croissant pareil à une tranche de melon et décoré d’une aigrette qui monte à l’infini. — Les femmes le parfument, le bichonnent ; — lui toujours sérieux et beau sur son trône. — On apporte un grand pot de pommade de lion et on lui en frotte la lèvre supérieure ; — aussitôt il lui pousse une paire de moustaches gigantesques, à pointes très relevées. — Puis quand la toilette est finie, il demande un miroir et se contemple dedans, avec bonheur.

La Sultane favorite sort de la foule pour aller embrasser Pierrot. — Il la repousse du bout de son long chibouk ; — et lance sur l’assemblée des regards sévères.


Scène II.

À la nouvelle que Pierrot est devenu sultan, Colombine, accourant pleine de joie, monte les degrés du trône pour s’aller précipiter dans ses bras. — Il la renverse d’un coup de pied dans le cul et se rasseoit majestueusement. — Il fait signe alors à toutes les femmes de venir lui baiser les pieds ; — ce qu’elles exécutent, y compris même la Sultane et Colombine, malgré leur répugnance bien concevable. — Pendant que ces deux dernières s’acquittent de cette humiliante fonction, Pierrot a le sabre levé sur leurs têtes pour les tuer impitoyablement, si elles bronchent.


Scène III.

Quand le baisement des pieds est fini, il se fait apporter à manger. — Il mange, dévore, s’empiffre ; — il s’impatiente quand on le sert mal ; — il jette les bouteilles à la tête des gens. — Il est féroce d’orgueil, ivre de grandeur. — Lorsqu’on a enlevé la table de devant lui, on voit son ventre considérablement grossi.

Il manifeste le contentement de sa digestion et s’épanouit à loisir. — Bientôt des idées gaillardes lui viennent ; — il se fait un abat-jour avec sa main et considère les femmes. — Il tire de dessous le trône (où il y a un coffre spécial) un mouchoir qu’il jette à l’une d’elles. — Puis il croit s’être trompé ; — après quelque hésitation il jette un second mouchoir à une seconde femme. — Troisième, quatrième mouchoir. — Enfin, s’allumant de plus en plus, Pierrot empoigne les mouchoirs à vrac et les jette tous en pluie sur la scène. — Bataille générale des femmes, grande confusion, majesté de Pierrot.


Scène IV.

Tout à coup entrent, au milieu du brouhaha, le Père de Pierrot et le Maître de pension. (Le Père : en costume de voyage, bourré d’habits, on ne peut plus couvert de poussière, redingote en peau de taupe ; grandes guêtres jusqu’au ventre, casquette à double visière, une valise sous le bras avec une botte qui dépasse par chaque bout. — Le Maître de pension est dans le costume du 1er acte, sans paquets, excessivement couvert de poussière, des chaussons de lisière par-dessus ses souliers, un Cicéron sous le bras, et il porte son riflard dans un bel étui de toile bleue.)

Ils courent le monde depuis longtemps à la recherche de Pierrot et ils viennent d’apprendre sa nouvelle fortune. — Stupéfaction de ces deux honnêtes bourgeois, qui en croient à peine leurs yeux.

Le Père s’avance jusque sur les marches du trône et adresse à Pierrot une semonce violente sur son immoralité. — Pierrot envoie promener l’auteur de ses jours d’une façon dégagée. — Le bruit redouble dans le harem. — Le Père outragé prend un ton pathétique ; — il lui rappelle ses devoirs filiaux, sa mère, son titre de bachelier, et du doigt même lui montre le ciel. — Mais Pierrot répond qu’il est le maître.

Le Magister s’interpose. — Gravité de ce monsieur. — Pierrot lui fait des cornes. — Puis il ordonne à un eunuque d’aller lui chercher des musiciens. — Le calme se rétablit parmi les odalisques effarouchées.


Scène V.

Entrent les musiciens de l’orchestre dans le costume où ils seront venus ce jour-là au théâtre. (On désire qu’ils soient le plus crottés possible.)

Aussitôt ils entament un cancan. — Les femmes dansent et font des tentatives pour engager les deux bourgeois à danser. — D’abord ils s’y refusent ; — mais Pierrot s’avance et, après avoir fait un pas seul, au grand scandale de son papa, il force, sous peine de mort, le Maître de pension à pincer aussi un léger cancan. — Contorsions de ce dernier. — Une odalisque lui indique les poses les plus gracieuses ; — un eunuque lui façonne les articulations à coups de plat de sabre. — Il danse, son livre sous le bras et son parapluie sous l’autre, aussi gracieux qu’il le peut, mais roulant des yeux furibonds du côté de Pierrot, qui se tient le ventre de rire. — Le Père cependant est emporté dans un galop général. — Au cancan succède l’air de la polka et cette danse folâtre.

Après quoi, Pierrot renvoie les deux vieillards à grands coups de pied dans le cul. — Ils le maudissent dans une pose solennelle. — Pierrot leur fait un pied de nez.


ACTE VI.

Dans l’intérieur du harem, les appartements secrets et voluptuaires.

Scène première.

Des femmes décolletées et les cheveux pendants, fumant des brûle-gueules et des cigarettes, sont étendues sur des coussins et boivent ensemble des petits verres. — Au fond de la scène est un immense lit, vu de face, et qui porte sur son traversin quinze à vingt oreillers rangés en ligne. — Un grand croissant tient les rideaux.

Pierrot, devenu considérablement gros et ne pouvant plus bouger, est languissamment assis dans un voltaire. — Il se sent mourir de pléthore. — Quand les femmes viennent le caresser, il leur fait signe qu’il ne peut plus rien pour leur bonheur. — Il s’en va ; — il n’a maintenant ni appétit, ni sens, ni désir. — Il souhaiterait pourtant un médecin.


Scène II.

Entre un monsieur, vêtu a l’européenne, habit noir, cravate blanche, ruban. — Il tâte le pouls de Pierrot ; — et la main lui en saute à plusieurs reprises, tant les pulsations du pouls sont violentes. — Il lui tapote la poitrine ; — et fait de temps à autre des grimaces qui n’indiquent rien de bon. — Il sort.


Scène III.

On apporte une boîte remplie de pilules, grosses comme des noix. — Pierrot en avale quelques-unes, manque de s’étouffer ; — se désespère. — Il envoie chercher un autre médecin.


Scène IV.

Entre un médecin, en robe noire et à bonnet pointu. — Il tire de sa poche un immense stéthoscope, long comme une trompette, qu’il applique sur le ventre de Pierrot.

Agacement de Pierrot qui lui demande ce qu’il faut faire. — Le médecin conseille des sangsues aux oreilles. — Il sort.


Scène V.

On apporte un grand bocal rempli de sangsues monstrueuses qui ont l’air de couleuvres (boudins de drap vert auxquels on mettrait une tête de serpent). — On les applique contre les oreilles de Pierrot ; — qui fait des grimaces affreuses ; — et il ordonne qu’on les lui retire et qu’on aille lui chercher un autre médecin.


Scène VI.

Entre un charlatan (moustaches réunies aux favoris, chic empire, bonnet grec, bottes à la russe, à glands d’or, redingote à brandebourg, croix et médailles des deux côtés de la poitrine). — Il considère Pierrot et lui fait tirer la langue. — Pierrot tire une langue effroyablement chargée ; — et le charlatan recule trois pas, épouvanté. — Il s’informe s’il va à la selle ; — Pierrot répond que non. — Le charlatan commande un lavement.


Scène VII.

Deux artilleurs, domestiques du charlatan, apportent un grand baquet, qu’ils vont mettre près de Pierrot. — Et un Turc (en costume de Turc comme ci-dessus, avec des bottes, mais ayant de plus de larges lunettes et un tablier blanc) se présente, portant péniblement sur une serviette d’or, pliée en plusieurs doubles, une gigantesque seringue. — À cette vue toutes les femmes rabattent le voile.

Il faut prendre le clystère. — Mais Pierrot, apercevant le calibre de la canule et se rappelant le pal, déclare qu’il ne prendra pas un tel remède. — Le médecin l’exhorte ; — Pierrot se fâche. — En vain les femmes l’entourent et le sollicitent ; — il refuse, il s’impatiente, empoigne la seringue, en arrose les assistants, la jette à la tête du médecin, et retombe exténué dans son fauteuil.


Scène VIII.

Il se désole et pleure de ce que personne ne peut le guérir. — Mais tout à coup il relève fièrement la tête et donne un grand coup de poing dans le tamtam qui, toujours par terre à ses côtés, lui sert de timbre.


Scène IX.

Entrent des esclaves. — Il ordonne qu’on lui apporte à boire et à manger ; — il veut se soûler, bannir le chagrin.


Scène X.

On apporte quantité de pâtés et de flacons. — Pierrot prend un verre d’absinthe, qu’une odalisque mélange et fait mousser, en versant l’eau de très haut. — Alors Pierrot se met à manger et à boire sans discernement, pendant que les plus belles divinités de sa cour dansent des pas académiques en pinçant de la guitare.

Il entonne, il entonne. — Tout à coup il s’arrête ; — tord la bouche ; — pousse un cri. — Les femmes accourent. — Il crève ; — son ventre hydropique se déchire en deux. — Et on en voit sortir des bouteilles de vin, des pâtés, du boudin, des fruits, un melon, un lapin vivant, un homard, etc.

APOTHÉOSE.

le paradis de mahomet.

Mahomet, assis sur les nuages, fumant une pipe qui descend jusque sur la scène, et dans laquelle brûle le globe terrestre.

De droite et de gauche, entourées de nuages, sous des tonnelles de capucines et de chèvrefeuille, des femmes en maillots rouges (costumes de danseuses de corde, beaucoup de ballon, archipommadées), avec des hommes en Hercules du Nord, sont assises à de petites tables rondes peintes en bleu, et boivent de la bière de Strasbourg. — D’un arbre à l’autre, guirlandes de saucissons, de poulets et de gigots. — Feux de Bengale.

Pierrot, dans son vrai costume de Pierrot, monte vers Mahomet qui lui tend les deux bras. — Redoublement de feux de Bengale. — La Marseillaise. — Tableau.