Œuvres de jeunesse (Flaubert)/La Découverte de la vaccine

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume III (p. 339-366).

LA
DÉCOUVERTE DE LA VACCINE[1].

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS.

D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus hideux objet fait un objet aimable.

(Le Législateur du Parnasse.)
PERSONNAGES.

GONNOR, ancien chef des Bretons.

JENNER, amant d’Hermance, médecin de Gonnor.

ELFRID, rival de Jenner.

HERMANCE, fille de Gonnor, amante d’Elfrid.

AGÉNOR, confident de Jenner.

ISMÈNE, confidente d’Hermance.

HARPAX, confident de Gonnor.

Un Garde, amant d’Ismène.

Gardes, Soldats.

La scène se passe dans un château d’Albion.


Le théâtre représente le vestibule du palais de Gonnor, donnant sur ses appartements et sur ceux de sa fille Hermance. On remarque, suspendues aux murs, les dépouilles des Calédoniens vaincus. Au fond, on voit de superbes jardins, ornés d`amours, d’ifs taillés et d’agréables berceaux de verdure.

ACTE PREMIER


Scène première.

Jenner, seul.

Dévoré de soucis, j’abandonne ces lieux
Où l’illustre Gonnor, fils d’illustres aïeux,
Étendu sur sa couche, à la douleur en proie,
Enlève de ces bords et l’espoir et la joie.
Quoi ! vingt ans incliné sur d’arides travaux,
J’ai de la race humaine étudié les maux ;
Des produits bienfaisants qu’engendre la nature
Vingt ans j’ai contemplé la forme et la structure ;
Sur les coteaux fleuris, dans les sombres forêts,
Ravissant de ma main la plante des guérets,
Plongeant un œil hardi dans les flancs de Cybèle,
Sondant de toutes parts la nature rebelle,
Et, poussé jusqu’au bout par un sublime effort,
Pour connaître la vie interrogeant la mort,
J’aurai donc vainement, depuis ma tendre enfance,
Des siècles disparus épuisé la science,
Pour ne pouvoir, hélas ! inutile instrument,
D’un prince malheureux soulager le tourment !
Ce funeste fléau qui désole nos rives
Et peuple les enfers de victimes plaintives,
Faisant de ce palais un funèbre tombeau,
Offre de ses rigueurs un exemple nouveau.
Ah ! les cœurs les plus purs et les plus nobles têtes
Ne sont point à l’abri du souffle des tempêtes !
Épouvantable mal, dont l’effet redouté
S’il n’enlève la vie enlève la beauté ;
De la vierge, par lui, j’ai vu le doux visage,
Horrible désormais, nous présenter l’image
De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé,
Dont se sert la matrone en son zèle empressé,
Quand, aux bords onctueux de l’argile écumante,
Frémit Le suc des chairs, en mousse bouillonnante.
Hélas ! qui peut lutter contre les coups du sort ?
Pour ravir à Pluton l’infortuné Gonnor

J’ai tenté les secours que prescrit la science ;
Des funestes humeurs j’ai banni l’influence,
Avec le sel mordant qui chasse, en flots confus,
Par des sentiers divers d’immondes résidus ;
J’ai moi-même arrondi, procédant par mesure,
En globules légers l’essence la plus pure ;
Armé d’un dard prudent, j’ai, pour calmer son mal,
De sa veine gonflée ouvert Le noir canal ;
Sur son bras amaigri, la mouche de Cythère
Étala tous les feux de son âcre poussière,
Et sur ses pieds glacés j’ordonne en ce moment
La graine corrosive, odieux aliment
Qui du vil débauché caressant la mollesse
Des organes usés réveille la paresse,
Et qui porte à la fois, funeste et respecté,
Aux libertins la mort, aux mourants la santé.
Il est temps, en effet, qu’Esculape m’inspire.
Déjà de son cerveau s’empare le délire ;
En son égarement ce guerrier malheureux
Prodigue à ses coussins des baisers furieux,
Et des mots de l’amour empruntant le langage,
Sans souci de son nom, sans respect pour son âge,
Il semble dans ses bras étreindre un être aimé.
Il soupire ! il rugit ! son regard enflammé
À l’entour de son lit promène un feu lubrique,
Et, soulevant d’un bras sa nocturne tunique,
De l’autre il fait sur lui des gestes indécents
Qui font monter la honte à nos fronts rougissants.
Triste objet de pitié pour quiconque l’honore,
En ses transports fougueux la fièvre le dévore.
Cet endroit qui du corps est la base et l’appui
En fétides lambeaux se détache sous lui,
Symptôme trop certain d’un trépas qui s’avance !
..............................
De le sauver pourtant je garde l’espérance ;
Mes amours sont liés au destin de Gonnor :
Et que ne peut l’amour, même contre la mort !
Car pour les yeux si beaux de sa fille chérie
Cent fois s’il le fallait je donnerais ma vie !
Mais, pâle et tout tremblant à son charmant aspect,
Je voile mon ardeur d’un timide respect ;
Jamais je n’oserai, lui découvrant ma flamme,
Étaler à ses yeux les langueurs de mon âme ;
Dans sa pure vertu, cette jeune beauté
Semble sur son autel une divinité !
Eh ! d’ailleurs, ô Jenner, que pourrait ton audace

Ne sais-tu pas son nom, ses trésors et sa race ?
L’orgueil que dans son sang ont transmis ses aïeux
Comme un sanglant affront repousserait tes vœux.
Je n’ai pas, pour aimer, ce que cherchent les belles,
Pas de chars éclatants, pas de coursiers fidèles,
Pas de fer destructeur qui pende à mon côté ;
Dans mon humble demeure, au fond de la cité,
Pas de vassaux tremblants, qui de dons magnifiques,
Chaque jour, à l’aurore, encombrent mes portiques ;
Un modeste salaire à peine vient parfois
Payer l’âpre labeur dont je porte le poids.
Pourtant, si de l’esprit on comptait la richesse,
Plus qu’un autre j’aurais des droits à sa tendresse,
Et ce rival heureux, insolent devant moi,
S’écarterait confus et pâlirait d’effroi.
Que sont les vains trésors que jette la fortune
Et d’un faste insensé la grandeur importune
Près de ces biens réels qu’un travail assidu
Donne au mortel béni qu’enflamme la vertu !
Fuyant l’éclat des cours et l’air qu’on y respire,
Nul remords ne me trouble en mon modeste empire,
Et des infortunés les vœux reconnaissants
Sont ma félicité, ma gloire, et mon encens.
Mais… de ma déité la suivante assidue,
Bonheur inespéré ! se présente à ma vue.
Oserai-je, en son sein confiant mon amour,
Du mal qui me poursuit lui parler sans détour ?

Ismène paraît.

Scène II.

Ismène.

Vous encore au palais, seigneur ?… Votre présence…

Jenner.

Je ne puis de ces lieux prolonger mon absence,
Et du noble Gonnor l’état désespérant
Exige, de ma part, un soin persévérant.

Ismène.

Pensez-vous maintenant que cette maladie
Puisse, en nous frappant tous, attenter à la vie ?

Jenner.

Des destins rigoureux terrible est le pouvoir !

Ismène.

Grands dieux ! c’en est donc fait ?

Jenner.

Grands dieux ! c’en est donc fait ? Conservons un espoir.
Peut-étre que le ciel, éclairant ma pensée,
Loin des sentiers connus de la route tracée,
Va m’offrir en ce jour, quelque moyen nouveau
D’arrêter ce guerrier sur le bord du tombeau.

Ismène.

O mortel généreux, dont la sollicitude
Du salut des humains fait son unique étude !

Jenner.

Ah ! c’est trop me louer, Ismène. En ce Palais
Je me sens retenu pas de plus doux attraits,
Et malgré mes terreurs une amorce secrète
Me fait de ce lieu sombre une aimable retraite.
À peine suis-je loin de son seuil adoré
Que de regrets amers je me sens dévoré,
Et j’y suis rappelé par le charmant visage
Qui dans mon faible cœur fait un si doux ravage ;
Au sein de mes travaux son souvenir me suit,
Dans mes pensers le jour, dans mes rêves la nuit ;
Mais la cruelle Hermance…

Ismène.

Mais la cruelle Hermance…Eh quoi ! seigneur, c’est elle
Pour qui vous nourrissez cette flamme fidèle ?
Hermance a su charmer vos yeux ?

Jenner, revenant à lui.

Hermance a su charmer vos yeux ? Qui te l’a dit ?

Ismène.

Vous-même, en ce moment…

Jenner.

Vous-même, en ce moment… Ô délire maudit !
Ô passion fougueuse ! imprudente parole !

Ismène.

Seigneur, malgré vos soins, votre secret s’envole !

Jenner.

Un vain songe t’abuse… et je n’ai point parlé.

Ismène.

Seigneur !…

Jenner.

Seigneur !… D’un rêve, ici, ton esprit est troublé.

Ismène.

Malgré lui, croyez-moi, quelque chose transpire
D’un cœur qui de l’amour endure le martyre ;
Et ce n’est point à moi que les tendres amants
Pourraient de leur transport dérober les tourments.

Jenner.

Hélas ! de Cupidon dans mon âme ulcérée
J’ai gardé, je l’avoue, une flèche acérée !…
Plutôt que d’adorer d’inflexibles appas
Mieux vaudrait pour Jenner le calme du trépas !

Ismène.

Vous, expirer ! Seigneur !… Songez-vous qu’une femme
Est légère en ses vœux, et mobile en sa flamme ?

Jenner.

D’un espoir décevant tu trompes mes douleurs.
Non, je n’attends rien d’elle… et dis-lui, si je meurs,

Qu’à mon dernier soupir, présente à ma pensée,
J’ai béni son dédain dont mon âme est blessée ;
Dis-lui… Mais à quoi bon prolonger ces discours ?
Adieu, je pars, Ismène.

Ismène.

Adieu, je pars, Ismène.Ah ! respectez vos jours !
Je n’ose vous promettre un succès sans alarmes,
Je ne saïs où trouver d’assez puissantes armes
Pour fléchir de son sein l’indomptable rigueur ;
Jamais de son esprit l’amour ne fut vainqueur ;
Délicate et timide en sa vertu trop pure,
Du mot le moins coupable elle craint la souillure.
Mais mon père expirant vous dut la vie un jour,
Et je promets mes soins à votre tendre amour.

Jenner.

Qu’un propice destin récompense ton zèle !
Que les dieux bienfaisants… Mais que vois-je ? c’est elle !
Adieu ! je ne pourrais supporter son abord,
Et j’évite l’amour comme on fuirait la mort.


Scène III.

Ismène.

Mortel infortuné, que ta dure influence,
Ô reine de Paphos, arrache à la science !
Hélas ! il ne sait point qu’un rival plus heureux
De la sensible Hermance a fasciné les yeux !


Scène IV.

Ismène, Hermance.
Hermance.

Vous ici, chère Ismène ?

Ismène.

Vous ici, chère Ismène ? En ce lieu solitaire
Je goûtais du matin le zéphyr salutaire,

Madame, et mon esprit, par la crainte agité,
Cherchait dans la nature un repos souhaité.

Hermance.

Du repos, chère Ismène ? hélas ! ma destinée,
Aux soucis dévorants aujourd’hui condamnée,
En vain le redemande à l’aurore, à la nuit,
Au calme des forêts, au sommeil qui me fuit.
Entre deux sentiments mon âme partagée
Succombe sous le poids dont le ciel l’a chargée.

Ismène.

Vous ! madame ? des pleurs ont roulé dans vos yeux ?
Vous, fille de Gonnor, vous, maîtresse en ces lieux ?

Hermance.

Gonnor ! à ce nom seul je tremble, chère Ismène ;
Cruelle avec bonté tu réveilles ma peine,
Hélas ! puisque celui qui m’a donné le jour
Va peut-être bientôt manquer à mon amour !
T’a-t-on dit ?

Ismène.

T’a-t-on dit ? Reprenez, madame, l’espérance ;
Jenner de le sauver m’a donné l’assurance.

Hermance.

Que les dieux soient loués !… Mais dis-moi sans retard
Quel espace Phébus a franchi sur son char ?

Ismène.

Au sommet de la tour dix fois l’airain sonore
A résonné depuis le lever de l’aurore.

Hermance. (Elle va à la fenêtre et soupire.)

Que le temps semble long, quand, le cœur déchiré,
On attend le retour d’un amant adoré !
Aussi loin que mes yeux plongent dans l’étendue
Nul poudreux tourbillon ne se lève à ma vue ;
Je tremble ! il ne vient pas !

Ismène.

Je tremble ! il ne vient pas ! Qui, madame ?

Hermance.

Je tremble ! il ne vient pas ! Qui, madame ?Celui
Pour qui mon cœur palpite et soupire d’ennui.

Ismène.

Peut-être que, lié par d’exigeantes chaînes
Et retenu trop tard au sein de ses domaines,
Elfrid n’a pu venir adorer vos appas.

Hermance.

Je redoute plutôt qu’un funeste trépas…

Ismène.

De noirs pressentiments pourquoi troubler votre âme ?

Hermance.

Hélas ! que ne craint point une timide flamme !
Peut-être qu’emporté par ses coursiers fougueux
Je vais le voir venir tout sanglant à mes yeux ?
Peut-être qu’en ses jeux son audace invincible
Aura voulu forcer quelque lion terrible ?
Peut-être des rivaux, de sa gloire jaloux,
Ont assouvi sur lui leur indigne courroux ?
Car tu sais comme moi que son âme bouillante
Aime d’un char léger la pompe étincelante,
Et qu’allant au péril demander des plaisirs
Il n’est jamais rapide au gré de ses désirs !
Mais d’un père expirant l’image vénérable
Accuse mon amour et le rendrait coupable.

Ismène.

Quoi ! d’un cœur délicat le tendre emportement
Veut au père, en ce jour, sacrifier l’amant !
Mais d’un scrupule vain pourquoi troubler votre âme ?
La piété doit-elle éteindre votre flamme ?
D’une amoureuse ardeur le transport innocent
Jamais n’a pu briser les doux liens du sang,

Hermance.

En vain tu veux flatter ma passion brûlante,
Ismène, je suis fille avant que d’être amante ;
Le devoir et l’honneur…

Ismène.

Le devoir et l’honneur… Trompeuse illusion !

Hermance.

Précepte impérieux !

Ismène.

Précepte impérieux ! Funeste fiction !
La sainte parenté d’un coup d’œil engendrée,
Madame, autant que l’autre est divine et sacrée.

Hermance.

Ô dieux ! puisque en mon sein vous allumez l’amour,
Pourquoi voiler mon âme et me taire en ce jour ?
C’est lui, c’est lui que j’aime, et par qui ma pensée,
Malgré tous mes efforts, est sans cesse enlacée !
Tu le sais, chaque jour, par mes soins assidus
L’un à l’autre unissant de superbes tissus,
J’ourdis avec amour pour sa tête si fière
Le commode ornement dont la Grèce est la mère ;
Vient-il ? ai-je entendu le doux son de sa voix ?
Tout mon cœur palpitant est réduit aux abois,
Je sens mon corps brûlé d’un désir frénétique,
Et d’un œil curieux pénétrant sa tunique,
Je cherche à découvrir au pli des vêtements
À quel point a monté l’ivresse de ses sens !
C’est peu ; seule en ma couche, au sein de l’ombre obscure…
Mais je rougis et n’ose achever la peinture…
Te l’avouerai-je, Ismène ?

Ismène.

Te l’avouerai-je, Ismène ? Achevez. Des amants
Comme vous j’ai connu les soins et les tourments ;
L’âge n’a point encore abattu dans mon âme
Le Temple qu’à Vénus avait bâti ma flamme.

Hermance.

Oui ! c’est la nuit qu’il vient, fantôme gracieux,
Peupler ma solitude et flotter à mes yeux.
De mes bras caressants j’entoure son image,
Je crois sentir ma lèvre effleurer son visage,
Et d’un secours furtif aidant la volupté,
Je goûte avec moi-même un bonheur emprunté.

Ismène.

Je comprends ces ardeurs, j’ai connu ce délire
Que le sang vigoureux à la jeunesse inspire.
Comme vous enflammée et belle comme vous,
Madame, on a besoin des baisers d’un époux.
Le ciel, qui nous donna la faiblesse en partage,
A voulu qu’en retour nous aimions davantage ;
Et si de la pudeur l’obstacle impérieux
N’arrêtait en leur cours nos désirs furieux,
Qui sait, qui sait, madame, oubliant la décence,
Où des sens égarés irait l’effervescence ?…
Nous aimons, on nous aime, et les hommes aussi
Par un moyen semblable apaisent leur souci.
Nourrissant un amour qui n’a pas d’espérance,
Il en est qui pour vous soupirent en silence
Et dont la passion, fertile en dévouement,
Peut-être effacerait celle de votre amant !…
J’en pourrais nommer un…


Scène V.

Elfrid.

J’en pourrais nommer un… Pardonnez, belle Hermance,
Et ne supposez point que mon indifférence
Loin de vous jusqu’alors ait retenu mes pas ;
Je saurais, pour vous voir, affronter le trépas,
Endurer le supplice et mourir avec joie ;
Mais les tristes pensers dont votre âme est la proie,
Un père vénérable aux portes du tombeau,
Semblent couvrir de deuil un entretien si beau.

Hermance.

Sans doute le destin dont la rigueur m’accable

Quoique à regret éloigne un sentiment aimable,
Je pensais à mon père, Elfrid, et je pleurais.

Elfrid.

Plein des mêmes pensers, Hermance, j’accourais…
Épanchant les pavots dont son urne est remplie,
Morphée a-t-il calmé sa noire maladie ?
L’oracle d’Épidaure aux sévères arrêts
Permet-il à sa faim les présents de Cérès ?
D’un doigt observateur la rare intelligence,
Du sang dans ses canaux mesurant la cadence,
A-t-il rendu l’espoir à ces nombreux amis
Qu’autour du vieux guerrier l’estime a réunis ?
Hélas ! où retrouver ce terrible courage,
Qui naguère aux combats répandait le carnage ?
Qu’est devenu ce bras, cet invincible bras,
Terreur des ennemis et soutien des États,
Qui, promenant la mort sur les champs de batailles,
Abreuvait les sillons d’impures funérailles ?
Languissant aujourd’hui, sans force, sans vigueur,
Accablé sous le poids d’une longue douleur,
Pourrait-il soulever cette vaillante épée
Que du sang des vaincus les guerres ont trempée ?
Coursiers, fiers compagnons de l’illustre Gonnor,
Vous, dont la noble ardeur dans le repos s’endort
Et qui, chaque matin, oubliant la pâture,
Semblez de son trépas présager l’aventure,
On ne vous verra plus, par Bellone emportés,
Sous vos pieds triomphants ébranler les cités !
Et c’est vous qui bientôt traînerez sa poussière
Alors qu’il gagnera sa demeure dernière !

Hermance cache sa tête dans ses mains.

Scène VI.

(Arrivée d’un garde effaré.)
Elfrid.

Mais… quel garde, couvert de poudre et de sueur,
Se hâte vers ces lieux… et présage un malheur ?

Le Garde.

Seigneur, vous l’avez dit, car bientôt cette terre
Ne sera pour nous tous qu’un enclos funéraire.

Hermance.

Grands dieux ! Qu’ai-je entendu ?

Ismène.

Grands dieux ! Qu’ai-je entendu ? Répondez ! quel ennui…

Le Garde.

Déjà Phébus chassait les ombres de la nuit ;
Fidèle à mon devoir, je me levais, tranquille.
Tout dormait dans les champs, tout dormait à la ville.
Dans les bras du sommeil les mortels épuisés
Oubliaient un moment leurs travaux commencés,
Mais ceux que Mars enflamme et guide à la victoire
Pour un lâche repos ne vendent point la gloire.
J’allais ; mes compagnons qu’avertissait le jour
Pour me céder la place attendaient mon retour.
Seigneur, vous connaissez la puissante barrière
Des Calédoniens protégeant la frontière,
Où flottent menaçants, sur le haut des remparts,
De l’illustre Gonnor les brillants étendards ?
J’arrive, et je confie à la garde qui veille
Le mot que ne doit pas entendre une autre oreille.
Soudain, à mes regards quel spectacle nouveau !
Ô prodige ! ô terreur ! De ce sombre tableau
Quels mots retraceront l’aspect épouvantable,
Et de ce jour affreux l’aurore lamentable ?
À peine j’avais dit, que, pâles et tremblants,
Je vois frémir d’effroi ces guerriers chancelants ;
D’une épaisse sueur l’exhalaison impure
De leurs membres gonflés coule sur leur armure ;
Leur cuisante douleur en mille cris se perd ;
Comme sur un serpent d’écailles recouvert
Tout à coup de leur peau des rougeurs inégales,
En cercle se formant, sortent par intervalles ;
Leur face en est semée, et leurs traits confondus
Sont un amas sans nom qu’on ne reconnaît plus !
L’un sur l’autre tombant et roulant sur la terre,
Sans gloire et sans combats ils mordent la poussière ;
De leur sein palpitant un cri suprême sort
Que pousse la douleur et qu’arrête la mort.
Je fuis, plein de terreur, et leur fétide haleine,
Épouvantable adieu, me poursuit dans la plaine.

Loin du triste fléau, je cours vers mes foyers.
Déjà, de toutes parts, les humains effrayés
Jetaient jusques aux cieux des plaintes déchirantes ;
Pères, mères, enfants, époux, tendres amantes,
Sous le chaume expirants, surpris dans les chemins,
Ensemble moissonnés, accusaient les destins !
L’un, pressant dans ses bras sa compagne accourue,
Lui donne en son délire un baiser qui la tue ;
L’autre, brûlé de feux et de rage éperdu,
Met la coupe à sa lèvre, et meurt sans avoir bu ;
Ici, c’est un vieillard à qui la Parque envie
Quelques heures de plus qu’il aurait dans la vie ;
Là, des mères qu’aveugle un effroi criminel
Repoussent leurs enfants loin du sein maternel.
Ô doux liens du cœur ! humanité ! nature !
Plus de lois ! plus de frein ! tout marche à l’aventure.
Sur un maître expirant l’esclave déchaîné
Exerce la fureur de son bras forcené,
À la virginité la soldatesque impure
Sur le bord de la tombe imprime la souillure ;
Mais du fléau commun punissant chaque amant,
Le ciel sous le plaisir glisse le châtiment,
Et, frappés sur le corps de leurs faibles victimes,
Ils meurent enivrés en expiant leurs crimes.
Partout enfin l’on voit d’odieux scélérats
Assouvir leurs instincts en face du trépas,
Tandis qu’aux saints autels la foule prosternée
Entoure de ses vœux la sourde destinée,
Ou maudissant le monde, elle-même et les dieux,
Fait trembler les parvis de ses cris furieux.
..............................
..............................
..............................
Mais… où suis-je ?… est-ce un jeu de mon âme abusée ?
Des objets à mes yeux la forme est effacée !…
Je sens par tout mon corps des frissons… des chaleurs,
Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

Ismène.

Qu’avez-vous ?

Hermance.

Qu’avez-vous ? Qui vous trouble ?

Elfrid.

Qu’avez-vous ? Qui vous trouble ? Ô guerrier que j’honore,
D’où vient que vous tremblez et pâlissez encore ?

Ismène.

Le suc délicieux exprimé du roseau,
Qui fond en un moment dans le cristal de l’eau
Et qu’on mêle au parfum du fruit des Hespérides,
Peut-il porter le baume à vos lèvres arides ?

Le Garde, se pressant le ventre.

Ô dieux ! un feu secret me déchire les flancs !

Ismène.

Ne puis-je, pour calmer ces désordres brûlants,
Rafraîchir d’une main complaisante et timide
Vos entrailles en feu, sous la rosée humide ?
Et pousser, à l’écart, doucement ajusté
Le tube tortueux d’où jaillit la santé ?

Le Garde.

Ô souffrance ! ô douleur ! ô cruelle torture !
Que de maux je subis ! quels supplices j’endure !
De mon sein haletant le souffle est suspendu
Et la peste fermente en mon sang corrompu ;
Sur mes mains, sur mes bras, jusque sur mon visage,
Le mal en traits de feu signale son passage.
Si de mes vêtements je détachais le fer
On frémirait à voir ce tableau de l’enfer :
Les flammes de l’Etna, les neiges d’Hyrcanie,
Alternant leurs fureurs se disputent ma vie.
Je frémis… je chancelle… et tombe sous le faix…
Et l’avide Achéron…

Il tombe.
Ismène.

Et l’avide Achéron… Malheureux ! Je l’aimais !


ACTE II.

I

Agénor, aide et élève de Jenner, vient, envoyé par son maître, porter au malade une potion bienfaisante. Il tient cette potion dans ses mains, il doute qu’elle serve à grand’chose. — Pourquoi Jenner vient-il si souvent chez Gonnor ? ce n’est pas seulement l’humanité qui l’y appelle, mais aussi l’amour ; car il a découvert la flamme qu’il nourrit pour Hermance. — Agénor a de l’ambition, il gagne peu à aller faire des saignées et lever des vésicatoires ; or, comme il a de l’ambition, il a résolu de découvrir la chose à Elfrid dans l’espérance qu’il en sera largement récompensé. — Il déteste d’ailleurs Gonnor, Jenner, Hérmance, tout le monde, et lui-même. — Il va donc porter la potion au vieillard fébricitant, mais il regrette qu’elle ne soit pas nuisible.

Puissent tous les venins que mon noir cœur distille
Empoisonner Gonnor et perdre sa famille !

II

Elfrid arrive sur ces entrefaites, Agénor lui raconte comment il a entendu des soupirs, des sanglots dans l’ombre des nuits,

Quand Jenner languissant exhalait ses ennuis ;

comment, un jour, il a surpris des vers amoureux que Jenner écrivait et où le nom d’Hermance était mis en acrostiche. — Surprise et fureur d’Elfrid, il fait de grandes promesses au traître : ce sera lui qui sera le médecin de ses écuries et qui soignera ses vassaux ; il le poussera dans les concours et l’aidera de l’influence de son nom. — Après quoi il sort pour courir à la vengeance.

Pars, illustre guerrier…

III

Agénor seul.

IV

Jenner arrive. — Condescendance hypocrite d’Agénor. — Qu’il est heureux de servir sous un maître tel que lui ! — Pendant qu’il parle, Ismène apparaît rapidement au fond et sort aussitôt pour prévenir de l’arrivée de Jenner.

V

Gonnor entre appuyé d’un bras sur sa fille et de l’autre sur son confident Harpax ; on voit dans ses fiers yeux une larme qui brille, à peine s’il peut marcher,

… et ses débiles mains
Ne pourraient soutenir les combats inhumains.

Il contemple avec tristesse et amertume les trophées des Calédoniens, ces trophées qu’il a ravis, ces trophées… — Il parle de sa valeur passée, de son bras…

Et il voit se lever autour de ses murailles
Ses aïeux réveillés au sein des funérailles.

Il est bien souffrant encore, pourtant un peu d’air lui fait du bien. — Il vient interroger

Le célèbre Jenner sur le présent danger,

et savoir combien de temps il lui reste, car il ne craint pas la mort, lui ! la mort ! lui qui tant de fois… — Hermance sort par discrétion pour les laisser seuls.
VI

Jenner le rassure : Consolez-vous, bientôt ça ira mieux, dans quelques jours vous mangerez, on vous permettra un œuf à la coque, vous reprendrez vos habitudes,

Et votre fille encore pourra chaque matin
Mêler discrètement de sa main si jolie
Au lait de vos troupeaux la plante d’Arabie.

VII

Hermance revient avec Ismène. — Aparté de Jenner qui soupire : non, jamais il n’osera. — Il est brûlé, il est glacé.

Hermance et Ismène reconduisent

… en ses appartements
Le guerrier malheureux qui se traîne à pas lents.

VIII

Elfrid arrive haletant, l’épée nue, insulte Jenner et le provoque, sans que celui-ci sache pourquoi. — Fierté froide de Jenner : ce ne sont pas ces armes-là dont il se sert, lui, mais des armes de l’esprit. — Comparaison de la force physique à la force morale, du courage civil au courage militaire ; égalité des conditions, allusions à la révolution de 89 qui viendra, et à toutes les découvertes modernes de l’industrie, chemins de fer et messagers parisiens. — Alors en effet

Le plus simple mortel pourra pour quelque argent
Envoyer par la ville un courrier diligent.

Elfrid demeure confondu, il redoute en effet que ses vassaux ne se révoltent. — Transes. — Il suspecte Jenner d’être communiste et se propose de le dénoncer au souverain.

IX

Ismène revient et relève Jenner, en le remerciant d’avoir sauvé son amant qu’on avait cru mort à la fin du premier acte. — Mais ce n’est pas tout, répond Jenner, de guérir l’humanité, il faut prévenir le mal ; peut-être un jour me sera-t-il donné… — Il sort majestueusement.


ACTE III.

I

Jenner fait part à Agénor des éclairs qu’Esculape a fait luire à ses yeux ; il a observé, en promenant par les bois ses ennuis, que les jeunes filles destinées par

… des parents inhumains
À souiller dans les champs leurs délicates mains,

et qui ont le soin des tendres génisses, portent quelquefois sur leurs doigts légers des proéminences curieuses, inconnues, et que celles-là ne sont pas attaquées du fléau. Si on pouvait donc extraire ce bienfaisant venin et l’introduire dans le sein des mortels affectés, quel soulagement pour l’humanité ! quelle sainte gloire ! quel bonheur pour lui que de pouvoir sauver peut-être Hermance, dont la beauté à toute heure peut être ravie ! — Agénor fait semblant d’être satisfait de cette idée et l’approuve. — Jenner entre chez Gonnor.
II

Agénor au contraire en est désolé : oui, il réussira, tout lui réussit ; je le hais pour ses talents, à cause de sa bonté même pour moi. Eh bien, quand tout homme aurait la petite vérole ? j’en suis content. Une femme marquée de la petite vérole m’excite davantage, tant j’ai les goûts corrompus ; j’aime le gibier faisandé et les fromages pourris.

À ce degré d’horreur…

III

Elfrid arrive pour voir Hermance. — Il est choqué de ce qui se passe.

Le rustique mortel venu de l’Helvétie

lui a dit de parler à la confidente ; pourquoi ne peut-il voir Hermance ? — Ils épanchent ensemble leurs misères, leurs rages et les ulcères de leurs cœurs. — Agénor lui fait part de la découverte de son maître et se promet bien d’en empêcher l’exécution.
IV

Ismène vient excuser Hermance si elle ne paraît pas : c’était l’heure de sa toilette, il fallait la corser, faire bidet. — Elfrid va aller prendre l’air, dévoré qu’il est de jalousie, car Jenner est chez Gonnor, et Hermance y est peut-être. Que les médecins sont heureux ! c’est un métier bien propice aux larcins de l’amour ; ils voient même souvent ce que les femmes refusent de montrer à leurs époux. — Il est rongé d’inquiétude, de rage ; l’enfer est dans son âme. — Lui et Agénor rugissent en se séparant. — Agénor sort aussi pour accomplir ses noirs desseins.

V

Hermance, Ismène. — Le songe. — Elle a eu un songe : elle a vu un monstre bouffi, avec des creux, des bosses et des coutures, qui la voulait embrasser et se penchait sur elle ; elle sentait que chaque baiser lui faisait un trou. Une main mystérieuse tenant un glaive a paru dans les nuages ; une voix a dit : ce qui paraît donner la vie te donnera la mort, ce qui fait mourir prolongera tes Jours. — Haletante, je m’éveillai… et toujours dans mon souvenir…

VI

Entrée de Jenner et de Gonnor juste à la fin du songe. — Gonnor approuve la découverte ; il a toujours cru au génie de Jenner, il admire la science, il regrette que ses parents ne lui aient pas donné plus d’éducation. — Mais les armes ! le service du Prince ! l’État ! Il a néanmoins toujours été curieux de la nature et désireux d’étendre ses connaissances ; il avoue qu’il aime, dans ses jardins, à cueillir des simples et à soigner des abeilles malades ; il a envie de se former, dans sa retraite, une bibliothèque des meilleurs auteurs ; il demande à Jenner des livres de médecine et d’accouchement. — Donc, si Hermance se livrait à l’expérience, elle ferait bien. — Hermance refuse.

VII

Elfrid paraît au milieu de la contestation et décoche à Jenner les plus fines plaisanteries sur la tentative à laquelle il veut se livrer : il ne croit pas à la médecine, il raille cet art divin. — Jenner ne répond que par des apartés, dans lesquels il invoque Esculape, Apollon. — Elfrid prie, même supplie qu’on ne livre pas le bras aux expériences de cet empirique, de ce mortel téméraire… Il s’oppose à ce que ce bras soit exposé… ce cher bras… ce bras.

En vain Jenner représente qu’il est temps, bien temps ; que d’un moment à l’autre elle peut être attaquée. — Gonnor hésite, balance, il craint que sa fille ait la petite vérole, il craint que l’opération soit dangereuse, il est déchiré. Ô cœur d’un père ! — On hésite, on balance, Jenner lui-même est ébranlé. — Tout à coup Ismène, prise d’un beau mouvement, déclare qu’elle offre son bras.


ACTE IV.

I

Hermance, Ismène. — Ismène raconte à Hermance l’opération qu’elle a subie : détails du vaccin, on ne souffre pas, le sang ne coule pas, c’est plutôt un plaisir. Vous devriez imiter mon exemple.

II

Gonnor arrive tout guilleret sur la scène, il est guéri, quelques traces légères se mêlent aux cicatrices de son visage, mais ne les font pas disparaître. — En effet, c’est le plus bel ornement du visage d’un guerrier, reprend Ismène. — Gonnor avoue qu’il regrette d’être avec tous ses membres, mais Mars en tout l’a toujours protégé. — Il vient engager Hermance à se faire vacciner. — Qu’importent les vaines railleries d’Elfrid ? elles sont sans fondement ; c’est un homme élégant, mais peu instruit et qui ne repose pas souvent sous les sacrés bosquets. Que signifie donc ce qu’il peut dire ? qui sait d’ailleurs si les justes dieux ne sauront pas le punir ?

III

À ces mots, le même garde arrive haletant, effaré. — Elfrid est atteint du cruel fléau. — Punition des dieux ! s’écrie Gonnor en levant ses nobles mains au ciel.

IV

Jenner survient avec Agénor. — Qu’il est heureux que Gonnor en soit réchappé ! — Mais Hermance devrait bien, puisque l’opération a réussi sur Ismène… — Oui, oui, s’écrie Ismène.

… C’est un mortel divin
Prenez au nom des dieux son bienfaisant venin ;

mon père, mon amant, moi-même, tous nous lui devons la vie. On se rapproche des dieux par la science, un mortel instruit est l’image ici-bas de la Divinité, il la surpasse peut-être quand il y joint la bonté, l’humanité, la tendre pitié, car les dieux n’ont pas toujours ces qualités. — Agénor à part approuve cette idée, c’est bien sa façon de voir.

Enfin Hermance se décide. — Joie générale. — Aparté d’Agénor : il est au désespoir du bien qui va résulter ; c’est peut-être lui qu’on va charger de l’opération, alors il se promet d’être le plus maladroit possible et de lui couper tout le bras avec sa lancette. — Mais ce ne sera pas lui. — S’il avait au moins à aller chercher le vaccin ! au lieu de vaccin il rapporterait le suc des plantes les plus vénéneuses, la bave des serpents, car, s’il pouvait, il inoculerait la peste au genre humain.

Hermance, Jenner et Ismène sortent pour l’opération, suivis d’Agénor qui va au moins aller repaître ses yeux d’un supplice, quelque léger qu’il soit ; c’est toujours beaucoup pour son âme altérée.

V

Le vieux guerrier reste seul. — Il sait voir la mort sur les champs de bataille, Bellone ne l’a jamais effrayé ; mais, quand il s’agit de son enfant, le cœur d’un père est toujours faible. La sensibilité d’ailleurs s’allie toujours à la bravoure : le lion est généreux. — C’est maintenant qu’on opère Hermance ; ô mon Dieu ! le cœur de Gonnor est agité.

VI

Ismène d’abord,

VII

Agénor ensuite viennent lu rendre compte de ce qui se passe : on découvre le bras, on le saisit, on a mis le vaccin sur la lancette, etc. — Cruelle perplexité de Gonnor.

VIII

Enfin la porte s’ouvre. — Hermance, pâle mais belle, s’élance au cou de son père. — Tendre effusion, elle est sauvée ! — Jenner jouit de ce tableau. — Fureur sombre et concentrée d’Agénor : la voilà donc préservée du fléau, grâce à ce vaccin.

Jenner, seul, à l’écart : Oh ! s’il était un vaccin contre l’amour !


ACTE V.

I

Ismène, Agénor. — Agénor est venu clandestinement trouver Ismène pour tâcher de l’enlacer de ses intrigues. — Jenner réussit, Hermance est sauvée, Gonnor guéri ; donc tout va mal pour Agénor, Elfrid a même un commencement de petite vérole, il est temps encore d’arracher Ismène au parti de Jenner. — Agénor sonde celle-ci à ce sujet : il veut l’amener à lui, c’est-à-dire à tromper Hermance, à la livrer à ses propres mains ; alors Agénor en abusera. S’il ne peut jouir de la maîtresse, au moins il aura la confidente pour laquelle il se sent excité… Allons ! cueillons cette fleur… déjà pour elle ma main s’allume… soyons impudique et, Mercure et Vénus aidant, faisons sur la suivante des lubricités, car je désire

Avant que n’ait sonné la fin de la journée
En avoir à loisir une large soûlée.

Ismène s’aperçoit de ses projets et le repousse comme un misérable. — Agénor se relève en blasphémant et en promettant la vengeance.

II

Hermance, Ismène. — Hermance épanche sa reconnaissance pour Jenner. — Ismène en profite pour lui parler de son amour. — Étonnement d’Hermance : son cœur éprouve un sentiment qu’elle ne peut définir.

III

Gonnor survient pour jouir encore une fois du spectacle de sa fille sauvée de l’opération, invulnérable maintenant… Mais ne nous réjouissons pas, il faut toujours craindre les coups du destin. — Éloge de Jenner. — Gonnor ne sait comment le payer. — À la fin de sa tirade : par la reconnaissance, Jenner arrive.

IV

Comment me payer ? il est un prix inestimable, prix au-dessus des richesses et des empires ; si on me l’offrait, plein de fierté je repousserais

… en mon choix
Et tout l’or des puissants et le sceptre des rois !

C’est… c’est… — Quand il a désigné Hermance, étonnement de Gonnor qui consent. — Hermance reste muette.

V

Entrée d’Elfrid, qui vient enfin, las des langueurs qui le font soupirer, demander la main d’Hermance. — Il est tout couturé de la petite vérole, hideux, et à peine reconnaissable ; aspect dégoûtant, voix faible.

Dialogue coupé entre Elfrid et Jenner, qui tous deux demandent Hermance et s’invectivent : Jenner reproche beaucoup à Elfrid sa laideur. — Hermance à part en effet ne le trouve pas beau. — Enfin elle se décide pour Jenner. — Désespoir d’Elfrid ; il se tue sur la scène, on emporte ce malheureux.

VI

Le garde arrive, toujours effaré. — Récit. — Agénor a été atteint de la petite vérole ; il souffrait déjà beaucoup, quand il a voulu néanmoins caresser une bergère ; il a bu pour étourdir ses inquiétudes, mais ça a redoublé son mal, le garde l’a trouvé expirant sur le bord du chemin. — Allocution.

Ismène trouve que les dieux l’ont bien puni. — Ses forfaits.

Mariage d’Hermance et de Jenner.

Ismène demande alors qu’il lui soit permis d’épouser le garde.

Gonnor y consent.

Joie générale. — Vers qui enveloppe :

… Après tant de travaux,
Allons tous dans l’amour oublier tous nos maux ;

ou

… Puisqu’en ce jour
Les justes dieux enfin récompensent l’amour.


Nous donnons les quelques scènes écrites des actes non développés.

Dans l’acte Il, à la 1re scène, monologue d’Agénor.

Agénor entre, portant à la main un immense bocal.
Agénor doit avoir des cheveux très crépus.

Ministre diligent d’un maître qu’on révère,
Je prépare aux douleurs un baume salutaire,
Et ce vase puissant que je tiens dans mes mains
Enferme en son cristal la santé des humains.
Ah ! plutôt, que ne puis-je au monde que j’abhorre
Ouvrir, comme un volcan, la boîte de Pandore,
De l’aveugle destin jeu moqueur et fatal,
Qui fait porter le bien par qui cherche le mal !
Mais je redoute en vain l’effet de ce breuvage :
Gonnor a contre lui le fardeau de son âge,
Et, malgré ses efforts, Jenner ne pourra pas
Arracher le vieillard aux portes du trépas…
Pourtant dans ce palais on le voit, à chaque heure,
Du père qui languit à la fille qui pleure
Prodiguer avec art, doublement agité,
Le remède au mourant, l’espoir à la Beauté !…
Mais un penser nouveau s’éveille dans mon âme :
Ne vient-il en ces lieux que poussé par sa flamme,
Et cet empressement qu’il montre nuit et jour
N’est-il qu’un masque impur pour voiler son amour ?
Car ce n’est pas à moi, qui l’épiai sans cesse,
Qu’il pourrait de son cœur cacher la folle ivresse ;

Mais je ne croyais pas qu’il fût assez pervers
Pour tromper un guerrier blanchi par les hivers.
Tirons de cette honte un profit pour moi-même,
Car je n’aime personne et personne ne m’aime.
Elfrid instruit par moi de cette passion
Pourra servir d’échelle à mon ambition.
Depuis mes tendres ans le travail m’importune
Et j’ai droit comme un autre aux dons de la fortune.
..............................


Scène III.

Agénor, seul

Pars, illustre guerrier ! tes plus chers intérêts
Sont d’un lien fatal unis à mes projets !
Car, pareil au serpent qui se glisse en silence,
J’avance sourdement en rampant… mais j’avance,
Et suivant dans la nuit des sentiers ténébreux,
J’enlace ma victime en mes plis tortueux.
L’heure a sonné peut-être, et bientôt, je le pense,
Pour prix de mes efforts m’attend ma récompense,
Et ce qu’à la vertu ne donnent pas les cieux
La noire trahison va l’arracher aux dieux.
Vainement j’ai cherché dans les soins et l’étude
À me faire un destin libre d’inquiétude ;
Ayant vu dans sa fleur mon espoir emporté,
Il ne me reste plus que la perversité.
Que dis-je ? existe-t-il des vertus et des crimes ?
Je ne vois ici-bas que bourreaux et victimes,
Et ce n’est que la foi du mortel égaré
Qui dresse à la Justice un autel vénéré.
Son esprit, tout peuplé des plus vaines chimères,
S’embarrasse soi-même en des lois mensongères.
Atome imperceptible en l’univers perdu,
Inconnu de lui-même en un monde inconnu,
Fragment ambitieux de l’inerte matière,
Qui, sorti du néant, retourne à la poussière,
Et, sans savoir le but où mène le chemin,
Roule au gré du hasard son fragile destin,
Des organes divers l’étonnant assemblage
Sous le nom de l’esprit n’est qu’un trompeur mirage,
Où l’orgueilleux humain d’un vain songe flatté
Au fond de son néant voit la Divinité.
Imagination, pensée, intelligence,
Haine, amour et vertus que le vulgaire encense,

Sont le produit banal de ces mille ressorts
Que l’aveugle nature a cachés dans nos corps.
Quand l’erreur sur le monde étendait son empire,
Des pontifes maudits l’hypocrite délire,
Étayant de l’autel l’ambition des rois,
Des superstitions a cimenté les droits ;
L’humanité, courbée au joug de l’ignorance,
Entre crime et vertu vit une différence,
Et le prêtre grandi par cet abaissement
A de ses cruautés bâti le monument.
Que de fois incliné sur les sanglantes dalles,
Au funèbre reflet des lampes sépulcrales,
Et d’un fer curieux interrogeant la mort,
J’ai voulu pénétrer le problème du sort !
Que de fois, le cœur plein d’un studieux courage,
J’ai cherché l’âme humaine en sa fétide image !
Mais ces tristes débris, sur les marbres épars,
N’offraient que le néant à mes sombres regards ;
Et j’ai ri dans moi-même, en songeant que la Parque
Ainsi que le pasteur emportait le monarque.
Devant tous ces tableaux mon cœur désenchanté
Est revenu, plus sage, à la réalité.
Pour bannir de mon sein la tristesse profonde
J’ai livré ma jeunesse aux passions du monde ;
Étalant près des morts ma débauche sans frein,
En de hideux banquets j’engourdis mon chagrin,
Et, la lèvre trempée au flamboyant breuvage,
J’épouvantai le ciel de mon affreux langage.
Mes amis avec moi, dans de nocturnes jeux,
Troublèrent sans pudeur le calme de ces lieux.
Certes, Minos a dû, dans sa cour étonnée,
Sentir par nos horreurs son âme consternée,
Quand, imitant l’amour et ses emportements,
Sur des membres glacés, sacrilèges amants,
D’un doigt luxurieux égarant la mollesse,
Nous donnions à la mort une infâme caresse.
Vertu ! si j’ai foulé tes préceptes pieux,
Que faut-il accuser des hommes ou des dieux ?
Les hommes ?… Ces amis, troupe chère et cruelle,
Qu’auprès de moi l’étude abritait sous son aile,
Non, jamais ils n’ont pu, malgré leur vil effort,
À ce point de licence amener Agénor.
Les dieux ?… lorsque leur main façonna ma nature
Ne pouvaient-ils choisir une argile plus pure ?
S’il est vrai que tu sois aveugle, Déité,
Le jour où je naquis que faisait ta bonté ?

Dieux maudits ! c’est à vous que mon juste délire
Reporte tout le mal dont je subis l’empire.
Que ne puis-je, arrachant le tonnerre à vos mains,
Faire crouler l’Olympe, au rire des humains.


ACTE III


Scène II

À ce degré d’horreur, hélas ! j’en suis venu
D’aimer ce que l’amour a de plus corrompu.
Et ce n’est point assez sur de faibles victimes
D’exercer en fureur d’épouvantables crimes,
Promenant à la fois sur leurs flancs déchirés
La rage de mon bras et d’immondes baisers ;
Pour exciter mon cœur en sa triste mollesse,
Il faut des cruautés qu’il épuise l’ivresse,
Qu’un soupir de douleur, que des cris déchirants,
Viennent dans nos festins chatouiller tous mes sens.
Longtemps il m’a suffi, dégradant la nature,
D’avoir avec l’enfance une jouissance impure,
Ou, dans mes premiers jeux, plein d’un tendre désir
De prendre à tout hasard pour me faire plaisir
Un cothurne défait, soit un casque, une épée,
Pourvu qu’elle fût longue et la garde assurée ;
Le plus banal objet qui s’offrait à ma main,
Ma luxure aussitôt s’en emparait soudain
Et, sans plus réfléchir quel en était l’usage,
J’assouvissais dessus les flammes de ma rage.
Mais le temps a passé de ces douces amours,
Jusqu’au fond du tombeau j’y songerai toujours.
Heureux, s’ils avaient pu, retenant ma jeune âme,
Du volcan de mon cœur emprisonner la flamme !

Maintenant, ce qui m’amuse, ce sont des horreurs inutiles : cracher sur la croix, cirer mes bottes avec les saintes huiles ; j’aime même à faire souffrir la nature morte, je casse tout pour le simple plaisir de détruire ; je tourmente les animaux. Qui croirait ? j’aime à souiller une oie et à lui trancher la tête, je déchire de mes ongles les faibles animaux.

Souvent le laboureur, regagnant ses travaux,
A trouvé par les champs sa génisse en lambeaux !

NOTE

Nous empruntons aux Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp (Hachette, éd.) la notice suivante :

Dans les tragédies les plus sombres, Flaubert ne voyait que le burlesque ; la phraséologie prétentieuse et violente des Scythes ou de Denys le Tyran le mettait en joie ; il déclara, — il décréta, — que nous allions faire une tragédie selon les règles, avec les trois unités, et où les choses ne seraient jamais appelées par leur nom.

Ce fut lui qui trouva le sujet : Jenner ou la Découverte de la vaccine. La scène se passe dans le palais de Gonnor, prince des Angles ; le théâtre représente un péristyle orné de la dépouille des Calédoniens vaincus. Un carabin, élève de Jenner et jaloux de son maître, figure le personnage philosophique de la pièce. Matérialiste et athée, nourri des doctrines d’Holbach, d’Helvétius et de Lamettrie, il prévoit la Révolution française et prédit l’avénement de Louis-Philippe. La petite vérole, personnifiée dans un monstre, apparaît en songe à la jeune princesse, fille du vertueux Gonnor. Nous nous étions engoués de cette drôlerie. Bouilhet venait tous les soirs, et souvent nous passions la nuit au travail. Flaubert tenait la plume et écrivait. Il a cru, de bonne foi, avoir fait une partie des vers dont se compose le premier acte, qui seul a été mené à bonne fin ; il s’est trompé. Il n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers alexandrins, il leur donnait onze ou treize pieds, rarement douze. Son oreille était si extraordinairement fausse, qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fût-ce une berceuse. Bouilhet disait : « Il y a une malédiction sur lui ; c’est un poète lyrique qui ne peut pas faire un vers. »

Dans notre tragédie burlesque, les vers, bien frappés, comiques, ayant l’apparence classique, sont de Bouilhet. L’expression propre n’est jamais employée, car elle est contraire aux canons ; on ne parle que par métaphores, et quelles métaphores !

Nous nous excitions mutuellement, et, sous prétexte que tout peut se dire en beau langage, nous en arrivâmes à pousser si violemment le comique, qu’il tomba dans la grossièreté et que notre parodie devint une farce que Caragheuz seul aurait osé jouer.


fin des œuvres de jeunesse
  1. 1846. Nous publions cette fantaisie telle que nous l’avons trouvée dans les papiers de Gustave Flaubert, c’est-à-dire inachevée. D’après Maxime Du Camp (voir note p. 366), le premier acte seul aurait été écrit et les vers les mieux frappés seraient de Louis Bouilhet.