Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/05


V. OBSERVATIONS

SUR LE MÉMOIRE DE M. GRASLIN

EN FAVEUR DE L’IMPÔT INDIRECT,

AUQUEL LA SOCIÉTÉ ROYALE D’AGRICULTURE DE LIMOGES
DÉCERNA UNE MENTION HONORABLE.


L’auteur impute mal à propos aux écrivains qu’il attaque, de ne regarder comme richesse que le produit net du sol, c’est-à-dire le revenu. Tout ce que produit la terre est richesse. Mais ces écrivains prétendent avec raison que la somme des richesses renaissantes d’un État se réduit à la somme des productions annuelles de la terre. Ces productions se divisent en deux parts, dont l’une est affectée à la subsistance et à la satisfaction des besoins du cultivateur, aux intérêts et au remplacement de ses avances, en un mot à tout ce qui est nécessaire, de près ou de loin, à la reproduction de l’année suivante. Cette partie n’est aucunement disponible, et les impôts ne peuvent l’attaquer sans détruire la source des richesses, en altérant la reproduction. Mais, cette partie prélevée, le surplus que le cultivateur rend au propriétaire du sol forme le revenu de celui-ci, qui, n’étant point nécessaire à la reproduction de l’année suivante, est libre dans sa main, disponible et susceptible de partage entre le propriétaire titulaire, les décimateurs, le seigneur censier, l’État, etc.


L’auteur n’entend pas non plus la vraie distinction entre les deux classes laborieuses, dont l’une, appliquée immédiatement au travail de la terre, produit, ou si l’on veut ôter toute équivoque, recueille immédiatement toutes les richesses que la terre donne ; l’autre, ne recevant immédiatement rien que par le canal de ceux qui ont recueilli les fruits de la terre, mérite sa subsistance et la reçoit en échange de son travail, mais n’ajoute aucune richesse nouvelle à la somme des richesses produites par la terre seule.


Ce n’est pas toute richesse réelle, comme le croit l’auteur, qui peut payer l’impôt ; il faut encore qu’elle soit disponible, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas nécessaire à la reproduction de l’année suivante, soit immédiatement, soit médiatement. Toute richesse peut être prise par une force supérieure ; mais nulle richesse nécessaire aux travaux de la reproduction n’en peut être détournée sans nuire à cette reproduction, à la richesse nationale, et par suite aux moyens de puissance du gouvernement. Voilà toute la théorie de l’impôt.

Les trois premières conséquences de cette doctrine des écrivains économiques se réduisent à la liberté indéfinie du commerce. L’utilité de cette liberté réclamée par les principes que l’auteur combat, est d’ailleurs établie sur tant d’autres principes incontestables, que la certitude n’en dépend nullement du système qu’on embrasse sur la nature des richesses et du revenu. Il ne faut pas croire qu’en permettant de vendre et d’acheter ce qu’on voudrait et à qui on voudrait, on abandonnât pour cela toute industrie, comme l’auteur et les autres partisans des prohibitions l’imaginent ou le disent : le raisonnement de ceux qui, pour faire peur de la liberté, supposent que les étrangers achèteront toutes nos matières premières, s’empareront de toute notre industrie, et feront tout notre commerce, est du même genre que celui des gens qui ont peur que la liberté de vendre notre grain aux étrangers ne nous fasse mourir de faim, quoiqu’elle augmente nécessairement notre reproduction et nos magasins, qui n’iront jamais chercher leur débit au loin quand ils en trouveront un avantageux dans l’intérieur.


J’appelle biens (bona) tout objet de jouissance, de possession, de désir, de besoin. J’appelle valeurs (merœ) toute chose susceptible d’échange et d’évaluation. J’appelle richesses (opes), tout bien commerçable, tout objet de jouissance qui a une valeur. Le revenu est la richesse que donne la terre au delà des frais et reprises de ceux qui la cultivent. L’eau est un bien qui n’a point de valeur. Le travail a une valeur, et n’est point par lui-même un bien. Des grains, des étoffes, sont des richesses. Ce qu’un fermier rend au propriétaire d’une terre, est un revenu.,

Il suit de ces définitions que la production du sol, quand elle n’est qu’égale aux frais, est richesse, mais richesse non disponible ; richesse, et non revenu. dans l’exemple cité du champ cultivé en lin, qui coûte cent francs au cultivateur, et qui ne lui rapporte que cent francs, ce lin est richesse et a sans doute, comme toute autre richesse, son utilité ; mais ii est évident qu’il ne donne aucun revenu ni pour le propriétaire, ni pour l’État. Le cultivateur a retiré exactement sa nourriture et son vêtement, c’est-à-dire le salaire indispensable de son travail ; mais le champ n’a pas produit de revenu. Le cultivateur ne donnerait pas un sou au propriétaire d’un pareil champ pour avoir la permission de le cultiver ; car il ne pourrait prendre ce qu’il donnerait que sur son nécessaire physique. Par la même raison, l’État ne peut rien retirer de ce champ, ni rien demander au cultivateur sans lui ôter de son nécessaire, et le réduire par conséquent à l’impossibilité de travailler. Si tous les champs d’un royaume étaient cultivés de cette manière, il est évident que l’État ne pourrait lever aucun impôt ; non parce qu’il n’y aurait aucune richesse, mais parce qu’il n’y aurait aucun revenu, aucune richesse disponible ; parce que, la totalité de la production annuelle étant affectée au nécessaire physique de celui qui fait produire, tout ce qu’on pourrait prendre anéantirait la culture et la reproduction de l’année suivante.


Il est très-vrai qu’à considérer les choses d’une manière vague, la subsistance du cultivateur faisant partie des frais, moins le cultivateur consomme pour lui-même et plus il reste de produit net. Il est certain que, si un fermier portait des habits de velours et sa femme des dentelles, il faudrait que cette dépense se retrouvât sur le produit de la terre en diminution de la portion du propriétaire. Mais il ne s’ensuit nullement que la misère du cultivateur augmente le produit net. Il est au contraire démontré que les richesses des entrepreneurs de culture ne sont pas moins nécessaires que le travail même pour tirer de la terre une production abondante, puisque les plus fortes avances donnent les plus forts produits. Comme la fertilité de la terre est bornée, il y a sans doute un point où l’augmentation des avances n’augmenterait pas la production à proportion de l’augmentation des frais ; mais jusqu’à présent on est bien loin d’avoir atteint cette limite, et l’expérience prouve que là où les avances sont les plus fortes, c’est-à-dire là où les cultivateurs sont les plus riches, là est non-seulement la plus grande production totale, mais là sont les plus grands produits nets.

La production étant supposée la même, plus la part du cultiva teur sont petite, plus celle du propriétaire ou des autres copartageants du produit net sera considérable. Mais, si le cultivateur n’avait pas un produit honnête et proportionné à ses avances, s’il n’était pas assez riche pour avoir droit à un gros profit par de grosses avances, la production ne serait plus du tout la même, et elle deviendrait d’autant plus faible que le cultivateur s’appauvrirait davantage ; au point que, arrivé à un certain degré de pauvreté, il n’y aurait presque plus de produit net. Il s’en faut donc beaucoup que les principes combattus par l’auteur contredisent le vœu que l’humanité dictait à Henri IV.

Au reste, l’auteur ne paraît pas ici avoir distingué l’entrepreneur de culture du cultivateur salarié, valet de charrue, homme de journée, qui travaille la terre de ses bras. Ce sont pourtant deux espèces d’hommes bien différentes, et qui concourent d’une manière bien différente au grand ouvrage de la reproduction annuelle des richesses. L’entrepreneur de culture contribue à la reproduction par ses avances ; l’homme de peine y contribue par son travail, dont l’entrepreneur de culture lui paye le salaire. Il faut convenir que plus l’entrepreneur donne de gages à ses charretiers, plus il paye cher la journée des moissonneurs et autres journaliers qu’il emploie, plus il dépense en frais, et que cette dépense est toujours en déduction du produit net. — Qu’en conclure ? Cela n’est-il pas vrai dans tous les systèmes ? Y a-t-il un genre de travaux où les profits ne soient diminués par la cherté de la main-d’œuvre ? Et y a-t-il de l’inhumanité à convenir d’une vérité qui n’a besoin que d’être énoncée pour être évidente ? Au reste, il y a entre les richesses produites, le revenu et les salaires, une proportion naturelle qui s’établit d’elle-même, et qui fait que ni l’entrepreneur ni le propriétaire n’ont intérêt que les salaires baissent au-dessous de cette proportion. Outre qu’en tout genre l’homme mal payé, et qui ne gagne pas par son travail une subsistance abondante, travaille moins bien, l’homme salarié, s’il gagne moins, consomme moins ; s’il consomme moins, la valeur vénale des productions du sol est moindre. Or, si lorsque le cultivateur paye ses ouvriers moins cher, il vend son blé moins cher, il est clair qu’il n’en est pas plus riche. La valeur vénale des productions du sol est, à production égale, la mesure des richesses recueillies chaque année par le cultivateur, qu’il partage avec le propriétaire. La haute valeur vénale des denrées du sol et le fort revenu mettent le cultivateur et le propriétaire en état de donner de forts salaires aux hommes qui vivent de leurs bras. Les forts salaires, d’un côté, mettent les hommes salariés en état de consommer davantage, et d’augmenter leur bien-être : de l’autre, ce bien-être et cette abondance de salaires offerts encouragent la population ; la fécondité du sol appelle les étrangers, multiplie les hommes ; et la multiplication des hommes fait à son tour baisser les salaires par leur concurrence, tandis que leur nombre soutient la consommation et la valeur vénale. La valeur vénale des denrées, le revenu, le prix des salaires, la population, sont des choses liées entre elles par une dépendance réciproque, et qui se mettent d’elles-mêmes en équilibre suivant une proportion naturelle ; et cette proportion se maintient toujours lorsque le commerce et la concurrence sont entièrement libres.

L’unique conclusion pratique à tirer de tout ceci, c’est que les salariés doivent être entièrement libres de travailler pour qui ils veulent, afin que les salariants, en se les disputant lorsqu’ils en ont besoin, mettent un juste prix à leur travail ; et que, de l’autre, les salariants "soient entièrement libres de se servir de tels hommes qu’ils jugeront à propos, afin que les ouvriers du lieu, abusant de leur petit nombre, ne les forcent pas à augmenter les salaires au delà de la proportion naturelle, qui dépend de la quantité des richesses, de la valeur des denrées de subsistance, de la quantité de travaux à faire et du nombre de travailleurs, mais qui ne peut jamais être fixée que par la concurrence et la liberté.


Quoique les frais de culture se dépensent dans l’État, il ne s’ensuit pas, comme le croit l’auteur, que l’État soit aussi riche quand les frais augmentent aux dépens du produit net. L’État n’a et ne peut avoir de force qu’à raison du produit net, parce que tout ce qui est nécessaire à la reproduction est tellement affecté aux besoins des particuliers qui travaillent à la faire naître, qu’il ne peut en être rien prélevé pour les dépenses publiques. Or, s’il ne peut y avoir de dépenses publiques, s’il n’y a point de forces communes pour employer à l’intérêt commun, il n’y a point d’État à proprement parler ; il y a seulement une contrée peuplée d’habitants qui naissent, vivent et meurent auprès les uns des autres. Les frais de culture restent dans l’État, dans ce sens qu’ils sont dépensés entre le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la mer ; mais ils n’ap partiennent ni ne peuvent appartenir à l’État considéré comme un corps politique formé par la réunion des forces communes dirigées vers l’intérêt commun. La comparaison de la mine d’argent, dont l’exploitation coûte 100 marcs et produit 100 marcs, est captieuse. Cette mine d’argent ne rapporte évidemment rien à son propriétaire, ni à l’entrepreneur qui la ferait exploiter pour son plaisir ; mais il est vrai qu’elle laisse dans l’État une valeur de 100 marcs, qui, ne se consommant pas, augmente la somme des valeurs existantes dans l’État, jusqu’à ce que cet argent s’écoule par la voie des échanges au dehors. À cet égard, les richesses renaissantes du sol qui se consomment et se reproduisent annuellement, sont très-différentes des valeurs non consommables qui circulent sans cesse sans jamais être détruites. Certainement, la somme des valeurs dépensées chaque année en frais de culture est entièrement consommée et détruite pour la subsistance des agents de la reproduction. Quant aux valeurs qui circulent sans se détruire, comme les produits des mines, la dépense des frais d’extraction ne les anéantit pas, et ne fait que les changer de mains. On peut donc dire ici que l’État a gagné 100 marcs, dans le sens qu’il existe 100 marcs dans le pays. Mais quelle augmentation en résulte-t-il pour la richesse de l’État, considéré comme corps politique ? Aucune, sinon autant que l’existence de cette nouvelle valeur circulante peut augmenter la somme du revenu ou du produit net des terres, soit en augmentant les avances destinées à la reproduction ou au commerce, si cet argent est réservé pour former un capital et le verser dans un emploi profitable ; soit en augmentant la valeur vénale des productions, si cet argent, porté immédiatement dans la circulation, est présenté dans les marchés aux achats courants des denrées, et en fait hausser le prix. Cette proposition est démontrable ; mais il faudrait, pour la bien éclaircir, développer le véritable usage de l’argent dans le commerce, et l’effet de son introduction plus ou moins abondante dans un État, en considérant cet État comme s’il était isolé, et ensuite comme environné d’autres États avec lesquels il a différents rapports de commerce et de puissance. Ces questions, qui n’ont jamais été bien développées, sont trop étendues pour être traitées ici. Je dirai seulement que l’auteur se trompe beaucoup en ne regardant l’argent que comme un gage conventionnel des richesses. Ce n’est point du tout en vertu d’une convention, que l’argent s’échange contre toutes les autres va leurs : c’est parce qu’il est lui-même un objet de commerce, une richesse, parce qu’il a une valeur, et que toute valeur s’échange dans le commerce contre une valeur égale.


L’auteur propose une objection contre les principes de ses adversaires, qu’on peut réduire à ces questions : « Si l’industrie et le commerce ne produisent aucune richesse, comment les nations qui ne sont qu’industrieuses et commerçantes vivent-elles ? Comment s’enrichissent-elles ? Si l’impôt ne peut être pris que sur le produit net des terres, comment ces nations payent-elles des impôts ? Est-ce que l’industrie serait richesse dans un État commerçant, et ne serait pas richesse dans un État agricole ? »

Il n’y a point de nations qui soient industrieuses et commerçantes par opposition à l’agriculture ; et il n’y a pas non plus de nations qui soient agricoles par exclusion de l’industrie et du commerce. Le mot de nation n’a pas été jusqu’ici trop bien défini, parce qu’on a souvent confondu les nations avec les corps politiques ou les États.

Une nation est un assemblage d’hommes qui parlent une même langue maternelle. Ainsi, tous les Grecs étaient de la même nation, quoique divisés en une foule d’États. Les Italiens aujourd’hui forment une nation, et les Allemands une autre, quoique l’Italie et l’Allemagne soient divisées en plusieurs souverainetés indépendantes. La nation française n’était pas autrefois réunie en un seul corps de monarchie ; plusieurs provinces obéissaient à divers souverains, et tout ce qui parle français n’est pas même réuni au royaume de France.

Un État est un assemblage d’hommes réunis sous un seul gouvernement. Cette distinction n’est pas aussi purement grammaticale, ni aussi étrangère ici, qu’elle le paraît.

Le nom de nation ne peut s’appliquer qu’à un grand peuple répandu dans une vaste étendue de pays qui fournit aux habitants de quoi satisfaire à leurs besoins. Le sol, par les travaux de l’agriculture, leur donne la nourriture et les matières premières de leurs vêtements ; l’industrie façonne ces matières premières et les rend propres à divers usages. Le commerce rapproche les consommateurs des producteurs, leur épargne la peine de se chercher réciproquement, leur assure de trouver la denrée dans le lieu et au moment où ils en ont besoin. Le commerce, comme dit très-bien l’auteur du Mémoire, se charge des transports, des magasins, des assortiments et de l’attente. Les besoins réciproques des vendeurs et des acheteurs les engagent à se rapprocher, et ils doivent naturellement se rassembler dans les lieux de chaque canton les plus commodément situés, les plus habités, où les routes que chacun suit pour les affaires particulières se croisent en plus grand nombre. Ces points deviennent naturellement les rendez-vous du commerce ; les habitations de ces entremetteurs s’y rassemblent ; il s’y forme des bourgs, des villes, où le concours des acheteurs et des vendeurs augmente d’autant plus, qu’ils sont de plus en plus assurés d’y trouver les occasions d’acheter et de vendre. Il s’établit ainsi partout différents centres de commerce plus ou moins rapprochés, et correspondant à des districts plus ou moins étendus à raison de l’abondance des productions du pays, de la population plus ou moins nombreuse, de la facilité plus ou moins grande du transport des denrées. — Les marchés établis dans les principaux lieux de chaque canton pour le commerce de détail et pour les objets de consommation journalière, forment comme un premier ordre de ces centres de commerce, dont chacun ne répond qu’à un district très-borné. Il y a des denrées d’un usage moins général et moins fréquent, dont la consommation n’est pas assez grande pour qu’on puisse en établir la culture ou la fabrique dans chaque lieu particulier, avec un profit suffisant. La valeur de ces denrées est ordinairement assez forte sous un petit volume pour pouvoir supporter les frais d’un transport éloigné. Le commerce de ces marchandises se fait en plus grosses parties, qui sont ensuite distribuées aux détailleurs. Le même principe qui a fait établir pour le commerce des denrées les plus communes des marchés dans les lieux du concours le plus fréquenté, établit pour le commerce en gros des marchés d’un ordre plus élevé, qui répondent à un arrondissement plus étendu, où les marchandises se rassemblent de plus loin pour être distribuées plus loin. Ces grands marchés (emporia) sont précisément ce qu’on appelle échelles de commerce, des entrepôts ; c’étaient les villes de ce genre qui, dans les siècles de barbarie féodale, s’étant unies pour la dépense commune, formèrent la ligue anséatique. Ces échelles de commerce sont toujours de grandes villes, et en tout cas elles le deviendraient par le concours d’habitants que l’activité du commerce y attire. C’est la situation avantageuse des villes à la croisée, si j’ose ainsi parler, des grandes communications, au débouché des grandes rivières navigables, la bonté des ports, quelquefois l’industrie des habitants et l’état florissant de certaines fabriques, qui déterminent les grands entrepôts du commerce à s’y placer. C’est ainsi que Nantes est le débouché de la Loire, Rouen de la Seine, Bordeaux des provinces traversées par la Garonne et la Dordogne ; les villes de Hollande et de Zélande, du Rhin, de la Meuse et de l’Escaut ; Hambourg de l’Elbe, Venise du Pô. — Tyr, Carthage, Messine, Gênes, Cadix, n’ont eu pour elles qu’une situation maritime avantageuse. Lyon, Genève, Strasbourg, Orléans, Limoges, sont des entrepôts d’un ordre un peu inférieur. Dans toutes ces villes le commerce, et le commerce de trafic, sont l’occupation dominante des habitants, et chaque ville répond à un district plus ou moins étendu de plusieurs cantons ou provinces dont elle est l’entrepôt, dont elle rassemble les productions, et auxquelles elle distribue leurs besoins. Le territoire et le commerce de ces villes d’entrepôt sont deux corrélatifs nécessaires l’un à l’autre, et la distinction du commerce des productions du sol et du commerce d’entrepôt ou de revendeur, est nulle quand on parle de nations et de régions. Ce n’est pas que certaines villes et côtes maritimes, qui servent d’entrepôt à un commerce étendu, n’aient pu, par le hasard des circonstances, former de petits États politiques séparés du territoire dont elles sont l’entrepôt ; mais ce hasard n’a rien changé à la nature des choses. La Hollande, quel que soit son gouvernement, n’en sera ni plus ni moins le débouché du Rhin, de la Meuse, de l’Escaut et des canaux de la féconde Belgique ; elle n’en sera pas moins un lieu de commerce et d’entrepôt favorable pour tous les ports de l’Angleterre, de la France et des États du Nord, et par conséquent aussi pour la plupart de ceux des autres pays qui veulent entretenir des relations et faire des échanges avec ces différents États, auxquels la Hollande est spécialement nécessaire.

Avoir ainsi des avantages locaux, c’est avoir une sorte de privilège exclusif par rapport aux lieux moins heureusement situés. — En raison de ce privilège naturel, et qui alors n’est pas injuste, on peut recevoir, même avec économie pour ceux qui les payent, des salaires qui excèdent les besoins de ceux qui les gagnent, surtout si ces derniers ont la sagesse de vivre avec épargne, comme font aussi les Hollandais.

Il en résulte que les peuples qui sont dans ce cas amassent aisément, par l’excès de leurs salaires sur leurs besoins qu’ils savent restreindre, des capitaux qui font baisser chez eux l’intérêt de l’argent et leur assurent par là un "nouveau titre de préférence, une nouvelle augmentation de salaires. — C’est sur ces salaires supérieurs à leurs besoins, que les Hollandais peuvent acquitter leurs dépenses publiques et continuer de s’enrichir.

Ils n’ont point produit ces salaires, ni les richesses qui les payent ; ils les ont légitimement gagnés par leur travail, que leur situation a rendu à la fois lucratif pour eux, utile à ceux qui l’emploient ; ils les ont gagnés comme les commissionnaires de nos grandes villes gagnent le leur.

Dans les pays riches et civilisés, les savants illustres, les grands médecins, les grands artistes, les grands poètes et même les grands comédiens, peuvent gagner aussi d’honorables salaires, vivre dans l’aisance, supporter des dépenses considérables, exercer la bienfaisance, amasser des capitaux. Personne ne pense qu’ils aient produit aucune de ces richesses qu’ils acquièrent, dont ils disposent, que leur transmettent — qui ? les propriétaires des terres ; lesquels les tiennent — de qui ? des cultivateurs, des avances et du travail de la culture : avances, travail dont la marche ne peut être gênée ni interrompue sans destruction, et c’est dans cette dernière maxime que consiste, comme je l’ai déjà dit, la théorie de l’impôt.

L’auteur, et ceux qui partagent son opinion, insistent et reprennent : « Puisqu’il y a des gens qui gagnent de forts salaires, ils peuvent donc payer l’impôt : vous convenez que les Hollandais en payent qui soutiennent leur république. — Pour que cet impôt ne soit point arbitraire et se proportionne à peu près aux facultés, ne convient-il pas qu’il soit levé sur les consommations ? »

À cela je réponds :

1o Que les Hollandais ajoutent le besoin qu’ils ont de payer l’impôt à leurs autres besoins, auxquels doivent pourvoir les salaires que leur payent les autres nations ; de sorte que, sauf la portion qui pèse directement sur le territoire de la Hollande, ce sont les autres nations qui payent l’impôt de cette république.

2o Qu’il est impossible de faire payer aux consommateurs non propriétaires l’impôt sur leurs consommations, parce que dès qu’on l’établit, ils sont forcés ou de restreindre leurs consommations, ou de diminuer le prix qu’ils peuvent offrir des productions qu’ils consomment, et que l’une ou l’autre mesure rejette cet impôt sur les producteurs et les vendeurs de ces productions.

3o Que le prix des salaires considérables, comme celui des salaires médiocres, est réglé par la concurrence, et ne peut donc être entamé sans que le salarié s’en dédommage, car sans cela il refuserait son travail ou le porterait ailleurs.

À quoi il faut ajouter, 4o que, si l’on veut mettre l’impôt sur les consommations précieuses des salariés riches, il ne rend presque rien, parce que le nombre de ces riches salariés est toujours très-petit. Et que si, pour en augmenter la recette, on le fait porter sur les consommations communes, il devient très-disproportionné aux salaires, presque nul sur ceux des salariés qui font de gros gains, accablant, au moins passagèrement et jusqu’à ce qu’ils aient pu s’en faire rembourser, sur ceux des pauvres salariés qui exécutent les travaux les plus pénibles et les plus utiles, parmi lesquels se trouvent naturellement tous les salariés directs de l’agriculture, qui forment la plus grande partie de la population : ce qui renchérit inévitablement les frais de culture ; ce qui est la manière la plus onéreuse de rejeter l’impôt sur les propriétaires ; la plus ruineuse pour les capitaux consacrés à la cultivation dans les pays où les terres sont affermées ; celle qui fait le plus promptement abandonner les terres médiocres, qui diminue ainsi le plus inévitablement les subsistances de la population, et qui conduit le plus rapidement une nation à la misère.