Œuvres de Turgot (Daire, 1844)/Impôt/04


IV. OBSERVATIONS
SUR LE MÉMOIRE DE M. DE SAINT-PERAVY
EN FAVEUR DE L’IMPÔT INDIRECT,
COURONNÉ PAR LA SOCIÉTÉ ROYALE D’AGRICULTURE DE LIMOGES.


L’auteur suppose, 1o que la classe propriétaire dépense la moitié de ce qu’elle reçoit en achats de denrées à la classe productive, et l’autre moitié à la classe industrieuse en achats d’ouvrages de main-d’œuvre ; 2o que la classe des cultivateurs ne dépense que le quart de ses reprises en ouvrages de main-d’œuvre.

Ces deux propositions ne peuvent être regardées que comme des hypothèses qui ont quelque degré de vraisemblance, et dont on peut faire usage dans des formules de calcul, mais dont on ne peut tirer jamais de conclusions entièrement précises. La proportion entre les différents objets de dépense de chaque classe est trop variable pour qu’on puisse la calculer avec certitude. — Les suppositions de ce genre ne peuvent être employées utilement que pour donner une idée plus nette de la marche de la circulation.


L’auteur raisonne et calcule plus bas, d’après une supposition qu’il a déjà mise en principe, que la proportion des avances annuelles de la culture, à son produit total, est comme 2 à 5. — Les incertitudes de cette supposition n’affaiblissent point ce qui a été dit précédemment pour démontrer que l’impôt indirect retombe entièrement sur les propriétaires, parce que cette vérité ne résulte que de l’impossibilité d’entamer sans ruine les avances et les salaires des classes cultivatrice et industrieuse, qui ne peuvent payer qu’aux dépens des propriétaires, les seuls qui recueillent la portion disponible des fruits, cette portion gratuite que la terre rend au delà du prix du travail. Mais, dans ce qui va suivre, où l’on voudrait apprécier la surcharge de l’impôt indirect par l’effet que doit produire la diminution des avances, comme on part, pour calculer cet effet, de la proportion supposée de 2 à 5 entre les avances annuelles et la production totale, il est nécessaire d’examiner cette supposition.

Je veux accorder que cette proportion a été établie sur le calcul exact des avances et des produits de quelques fermes en grande culture, dans un pays fertile, dont l’auteur ou ceux qui lui ont fourni des Mémoires ont été à portée de s’assurer. Mais on n’est pas en droit de tirer de ce calcul particulier aucun résultat général ; il ne faut qu’un peu de réflexion pour sentir qu’il ne peut pas y avoir de proportion constante entre les avances et les produits. Les avances, qui ne sont qu’une dépense, n’ont par elles-mêmes aucune fécondité ; elles n’ont pas même cette fécondité de convention que le taux courant des spéculations d’intérêt donne à l’argent prêté. Si 20,000 livres mises en rente rapportent 1,000 francs, l’on en peut conclure que 40,000 en rapporteront 2,000. Mais, de ce que 2,000 livres d’avances annuelles mises dans une ferme font naître pour 5,000 francs de productions, l’on ne peut en conclure que 2,000 autres livres employées sur un autre terrain donneront également 5,000 francs, ni que 4,000 employées dans la même ferme en donneraient 10,000. — Les dépenses de la culture consistent à donner aux terres les préparations les plus propres à les rendre fécondes. Or, il s’en faut beaucoup que le succès de ces préparations, dont dépend la production, soit proportionné à la dépense : l’intelligence du cultivateur rend la même dépense plus ou moins productive, suivant qu’il l’applique d’une manière plus ou moins appropriée à la nature du sol et à toutes les circonstances de la saison. Si l’on donnait à une terre légère autant de labours qu’à une terre forte, on dépenserait davantage, et peut-être recueillerait-on moins. Si le système de Tull a quelque vérité, on peut gagner sur la production en économisant beaucoup sur la semence ; alors les avances annuelles diminueront, et la production augmentera. La production suppose des avances ; mais des avances égales dans des terres d’une inégale fécondité donnent des productions très-différentes, et c’en est assez pour faire sentir que les productions ne peuvent être exactement proportionnelles aux avances ; elles ne le sont même pas, placées dans le même terrain, et l’on ne peut jamais supposer que des avances doubles donnent un produit double. La terre a certainement une fécondité bornée, et en la supposant labourée, fumée, marnée, fossoyée, arrosée, sarclée autant qu’elle peut l’être, il est évident que toute dépense ultérieure serait inutile, et que telle augmentation pourrait même devenir nuisible. Dans ce cas, les avances seraient augmentées sans que le produit le fût. Il y a donc un maximum de production qu’il est impossible de passer, et lorsqu’on y est arrivé, les avances non-seulement ne produisent pas 250 pour 100, mais ne produisent absolument rien.

En accordant à l’auteur du Mémoire que, dans l’état de la bonne culture ordinaire, les avances annuelles rapportent 250 pour 100, il est plus que probable qu’en augmentant par degrés les avances depuis ce point jusqu’à celui où elles ne rapporteraient rien, chaque augmentation serait de moins en moins fructueuse. Il en sera dans ce cas de la fertilité de la terre comme d’un ressort qu’on s’efforce de bander en le chargeant successivement de poids égaux. Si le poids est léger et si le ressort n’est pas très-flexible, l’action des premières charges pourra être presque nulle. Quand le poids sera assez fort pour vaincre la première résistance, on verra le ressort céder d’une manière sensible et se plier ; mais, quand il aura plié jusqu’à un certain point, il résistera davantage à la force qui le comprime, et tel poids qui l’aurait fait plier d’un pouce ne le fera plus plier que d’une demi-ligne. L’effet diminuera ainsi de plus en plus. Cette comparaison n’est pas d’une exactitude entière ; mais elle suffit pour faire entendre comment, lorsque la terre approche beau coup de rapporter tout ce qu’elle peut produire, une très-forte dépense peut n’augmenter que très-peu la production[1].

Si, au lieu d’augmenter les avances par degrés égaux au-dessus du point où elles rapportent le plus, on les diminue au contraire, on doit trouver le même changement dans la proportion. Il est non-seulement concevable, mais il est certain que de très-faibles avances donnent un profit beaucoup moindre que des avances très-fortes, et cela dans une proportion bien plus grande que celle des avances. Si 2,000 livres rapportent 5000, 1,000 n’en rapporteront peut-être pas 1,500, et 500 ne rapporteront pas 600.

La semence jetée sur une terre naturellement fertile, mais sans aucune préparation, serait une avance presque entièrement perdue. Si on y joint un seul labour, le produit sera plus fort ; un second, un troisième labour pourront non pas simplement doubler et tripler, mais quadrupler et décupler le produit, qui augmentera ainsi dans une proportion beaucoup plus grande que les avances n’accroissent, et cela jusqu’à un certain point où le produit sera le plus grand qu’il soit possible, comparé aux avances.

Passé ce point, si on augmente encore ces avances, les produits augmenteront encore, mais moins, et toujours de moins en moins jusqu’à ce que, la fécondité de la terre étant épuisée et l’art n’y pouvant plus rien ajouter, un surcroît d’avance n’ajouterait absolument rien au produit.

J’observerai que ce serait une erreur d’imaginer que le point où les avances rapportent le plus qu’il est possible soit le plus avantageux où la culture puisse atteindre, car quoique de nouvelles augmentations d’avances ne rapportent pas tout à fait autant que les augmentations précédentes, si elles rapportent assez pour augmenter le produit net du sol, il y a de l’avantage à les faire, et ce sera toujours de l’argent très-bien placé. Si par exemple on suppose, avec l’auteur, que les avances annuelles d’une bonne culture rapportent 250 pour 100, une augmentation qui rapporterait 225 pour 100 serait encore infiniment profitable. Car, l’intérêt des avances primitives et la rentrée des premières avances annuelles étant déjà prélevés sur les 250 pour 100, et ce prélèvement laissant encore un produit net très-honnête, si l’on prélève sur le produit des nouvelles avances 100 pour leur rentrée annuelle et 10 pour les intérêts de la première mise, qui devient une augmentation des avances primitives, dont les avances de la première année font toujours partie ; si donc on prélève ces 110 pour 100 sur les 225 produits par les nouvelles avances, on aura un produit net de 115 pour 100 de ces nouvelles avances, et qui viendra s’ajouter à celui des 250 pour 100 des premières avances ; et ainsi du reste.

Je me suis étendu sur la discussion de ce point, parce qu’il est important de ne pas se livrer trop facilement à l’espérance d’apprécier avec une entière précision la dégradation des produits par la diminution des avances, lorsqu’elles sont entamées par l’impôt indirect. Ici les calculs de l’auteur paraissent porter sur une base fausse, puisqu’il suppose que la reproduction est toujours aux avances dans la proportion de 5 à 2, et calcule sur ce pied la diminution des produits. Il est évident, par ce qui a été dit ci-dessus, que l’effet destructif de la diminution des avances doit être moindre lorsque la culture est au delà du point où les avances rapportent le plus qu’il est possible. Si, au contraire, cette diminution ne commence qu’au point où les avances donnent le plus grand produit, la dégradation doit être plus grande ; mais au-dessous, il doit aussi y avoir un point où la dégradation des avances ne diminue la production que dans une moindre proportion encore. En un mot, la dégradation des avances doit diminuer la production dans le même rapport que l’accroissement graduel des avances l’avait augmentée.

Le principe fondamental du Mémoire, que les reprises du cultivateur ne peuvent être entamées, et qu’il ne peut diminuer ses avances sans diminuer la production, est indubitable ; mais la mesure précise de cette diminution ne paraît pas pouvoir être exactement fixée.


Le rentier est un marchand d’argent. La rente est le prix du capital. Le capital ne rapportant point par lui-même, mais seulement en vertu de la convention des contractants, un impôt sur les rentes est exactement semblable à tout impôt sur les marchandises. Si vous prenez une partie du prix de quelque marchandise que ce soit, il est évident que vous empêchez ce prix de baisser au profit de l’acheteur de tout ce que vous demandez au vendeur. C’est donc l’acheteur, lequel est ici en dernière analyse le propriétaire des fonds, qui paye l’impôt sur les rentes. L’application de ce raisonnement aux faits paraît quelquefois les démentir au premier coup d’œil, par l’influence qu’a dans cette matière l’autorité de la loi du prince qui fixe l’intérêt de l’argent. Mais il faut observer que l’effet de la loi du prince sur l’intérêt de l’argent est toujours de le soutenir à un taux plus haut qu’il ne le serait sans loi. Il est de cette loi comme de toute autre taxe sur les marchandises, qui haussent toujours le prix, ou interrompent le commerce.

Lorsque le souverain taxe les rentes, la loi a tout son effet sur les stipulations anciennes, et comme le prêteur ne peut exiger le remboursement, il n’a aucun moyen de se dédommager. — Quant aux nouveaux contrats qui se passent après la loi, si les prêteurs subissent la loi de l’impôt, c’est une preuve que le taux légal de l’intérêt était au-dessus du taux naturel, car si le taux légal était trop bas, les prêteurs ou éluderaient la loi par des conventions particulières, ou cesseraient de prêter.

Si l’ordre naturel, la liberté entière, la concurrence qui en résulte, avaient lieu pour le commerce d’argent, les raisonnements que fait l’auteur seraient aussi vrais dans la pratique qu’ils le sont dans la théorie.


Il est certain que les maisons ne produisent aucun revenu qui puisse être regardé comme un nouveau revenu dans l’État[2]. Leur loyer est évidemment une pure dépense, qui, comme toutes les autres, est payée du produit des terres. Je crois cependant que les maisons doivent être taxées non à raison de la valeur des bâtiments, mais à raison de la valeur du terrain qu’elles occupent, et qu’on ne met en maisons que parce qu’il rapporte davantage de cette manière que d’une autre.


Il est physiquement impossible que l’impôt sur les consommations soit gradué sur la disproportion entre le superflu et le nécessaire. L’impôt sur les consommations a un maximum qu’il ne peut passer, et ce maximum est déterminé sur le plus ou le moins de facilité de la fraude. Les risques de la fraude s’évaluent comme les risques de la mer, et l’on sait que l’on fait assurer la contrebande. Si l’impôt sur une marchandise est de 15 pour 100, et si le risque de la con trebande n’est que de 10 pour 100, il est évident que l’on fera passer presque tout en fraude, et que l’impôt produira d’autant moins au gouvernement. Or, plus les marchandises sont précieuses, plus elles ont de valeur sous un moindre volume, plus la fraude est facile. Il est plus aisé de cacher pour 20,000 livres de dentelles que pour 20 francs de blé ; il faut donc diminuer le droit à proportion de ce que la denrée a plus de valeur, et les dépenses des riches sont précisément les moins chargées. Tous les droits excessifs ne peuvent être levés que par la voie de la vente exclusive ; mais les maux de ce genre d’impôt sont innombrables, et les effets qu’il produit, par le dérangement du commerce et par le renversement de toutes les notions morales dans l’esprit du peuple, sont plus funestes encore que ceux qu’il produit en qualité d’impôt indirect, et qui lui sont communs avec tous les autres impôts sur les consommations.


C’est certainement un mal qu’une très-grande partie des dépenses des particuliers se fasse dans la capitale ; mais cet inconvénient n’est point particulier aux profits de la ferme générale. Ceux des receveurs-généraux qui proviennent de l’impôt direct, ceux des gagistes et des pensionnaires du gouvernement, les revenus de tous les grands propriétaires, se dépensent dans la capitale. C’est un grand mal, mais qui tient plus au système général du gouvernement qu’à la nature de l’impôt indirect.


Il semble que l’auteur envisage ici comme un mal, qu’une partie des profits des fermiers-généraux soit mise en réserve pour former des capitaux, et que l’argent qu’ils ont perçu ne soit point rendu de suite à la circulation. Laissons là les fermiers-généraux, car l’avantage, et ce que l’auteur croit l’inconvénient, d’économiser sur les profits, ne tient pas plus aux leurs qu’à tout autre ; et considérons la chose en général.

L’auteur et la plupart des écrivains économiques semblent supposer que la totalité des revenus doit nécessairement être reversée immédiatement dans la circulation, sans qu’il en soit mis aucune partie en réserve pour former un capital pécuniaire, et que, s’il en était autrement, la reproduction souffrirait. — Il s’en faut bien que cette supposition soit vraie ; pour en sentir la fausseté, il suffit de réfléchir sur l’influence des capitaux dans toutes les entreprises lucratives de culture, d’industrie, de commerce, et sur l’indispensable nécessité des avances pour toutes ces entreprises.

Qu’est-ce que ces avances, et d’où peuvent-elles provenir, sinon des épargnes du revenu ? Il n’existe de richesses que les produits de la terre ; les avances ne peuvent donc s’accroître que par la réserve d’une partie de ce que produit la terre, et d’une partie de ce qui n’est point affecté indispensablement à la reproduction. Il n’importe que cette portion soit mise en réserve par les entrepreneurs des classes laborieuses ou par les propriétaires. Les entrepreneurs, dans le premier cas, réservent sur leurs profits et se forment des capitaux qu’ils emploient à augmenter leurs entreprises ; mais il faut pour cela que leurs profits soient un peu plus considérables que ce qui est indispensablement affecté à la reproduction de l’année suivante, ce qui arrive de deux façons : 1o parce que, outre la rentrée actuelle et le remplacement de leurs avances, outre le salaire de leur travail et leur subsistance, ils ont encore droit à un intérêt de leurs avances égal à ce que leur produirait le même capital employé de toute autre manière et sans travail de leur part, soit en acquisition de biens-fonds, soit en prêt à rente ; de sorte qu’il suffit qu’ils aient commencé avec un capital quelconque, pour que les intérêts de ce capital s’accumulant avec lui, le grossissent dans une progression assez rapide, car leur droit à la subsistance pour leur travail est indépendant de celui qu’ils ont de jouir des intérêts de leur capital ; 2o parce que le défaut de concurrence pour les entreprises met les entrepreneurs dans le cas de faire des profits plus considérables que ne l’exige la continuation de ces entreprises, et sur lesquels ils peuvent épargner beaucoup chaque année. Ces profits sont une portion du produit net que l’entrepreneur s’approprie au delà des reprises qui lui sont indispensablement dues, et aux dépens de la part du propriétaire. L’effet immédiat de l’épargne est l’accumulation des capitaux mobiliers ; et ces capitaux ne s’accumulent que dans la vue de se procurer un revenu ou profit annuel, ce qui ne se peut qu’en employant ce capital. — L’effet de cette accumulation est de diminuer l’intérêt de l’argent prêté ; d’augmenter la valeur vénale des biens-fonds ; de diminuer les reprises nécessaires des entrepreneurs en tout genre et les frais de toutes les entreprises ; de rendre profitables, et par conséquent possibles, des entre prises qui ne l’étaient pas ; d’augmenter à proportion la somme des entreprises et des produits.

De tous les emplois de l’argent, celui qui exige le moins de peine de la part des capitalistes, c’est le prêt à rente ; le second dans cet ordre de la commodité est l’acquisition des terres ; mais celui-ci est le premier dans l’ordre de la sûreté. Il n’y a que l’espérance d’un profit plus considérable qui puisse engager le possesseur d’un capital en argent à l’employer dans des entreprises incertaines et laborieuses. Le taux de l’intérêt de l’argent prêté est donc la première mesure donnée, le paramètre (si j’ose ainsi parler) d’après lequel s’établit la valeur vénale des fonds et les profits des avances dans les entreprises de culture, d’industrie et de commerce. Il est inutile de déclamer contre les rentes et leurs inutiles possesseurs : tant que cet emploi de l’argent, c’est-à-dire tant que le besoin d’emprunter existera, il aura la préférence, parce qu’il est dans la nature des choses qu’il l’ait. Ce n’est que le surplus qui peut servir à vivifier, par les avances, les entreprises laborieuses. C’est le lit du Nil, qui doit nécessairement se remplir avant que l’inondation se répande sur les campagnes et les fertilise. Il ne faut pas se plaindre que l’eau coule dans ce lit, car la loi de la pesanteur l’y détermine nécessairement. Il faut encore moins se plaindre de ce que les eaux se sont accumulées, car sans cette accumulation les campagnes ne seraient point arrosées. Le vrai mal est que le lit soit creusé au point d’absorber la plus grande partie des eaux ; le mal est que le gouvernement, par ses emprunts multipliés, présente sans cesse à l’argent un emploi que le possesseur trouve avantageux, et qui est stérile pour l’État ; le mal est que, par cette opération ruineuse, il concoure avec le luxe des particuliers pour soutenir l’intérêt de l’argent à un prix haut en lui-même, et plus haut que chez les nations étrangères. Mais ce mal une fois existant, ce n’est pas moins un bien que les possesseurs ou les copartageurs du revenu de l’État ne le dépensent pas tout entier, et en réservent chaque année pour le convertir en capital, puisque le bas intérêt de l’argent et toutes ses conséquences avantageuses résultent de la quantité de capitaux offerts par les prêteurs comparée avec la quantité de demandes des emprunteurs. Si la totalité du produit net avait été dépensée chaque année sans aucune réserve, jamais la masse des avances, je ne dis pas de la grande culture, mais de la culture la plus faible, n’aurait pu se former ; jamais ces avances ne pourraient augmenter ; la chose est de toute évidence[3].

Mais, dit-on, l’argent n’étant point rendu à la circulation, diminue les valeurs vénales et par contre-coup les reprises des fermiers qui, lorsqu’ils vendent moins cher qu’ils n’ont dû compter, payent le prix de leur bail en entamant leurs reprises.

À cela quatre réponses.

1o Cet argument prouverait trop, car il prouverait que la totalité de l’argent perçu par les propriétaires à titre de revenu doit toujours retourner immédiatement entre les mains du cultivateur, et c’est ce qui est absolument faux. Les partisans de la Philosophie rurale en conviennent eux-mêmes, lorsqu’ils soutiennent avec tant de force l’indifférence absolue de ce qu’on appelle la balance du commerce soldée en argent. Car certainement si, par la solde de la balance, il s’écoule chaque année chez l’étranger une partie de l’espèce pécuniaire qui circulait dans l’État, la totalité de cette espèce ne reviendra pas se mesurer dans la circulation avec les denrées produites par le cultivateur ; et, suivant la pensée de l’auteur, les denrées baisseront de prix. Cependant, l’auteur est persuadé que rien n’est plus indifférent que la manière dont se fait cette solde en argent.

2o Chaque année, la masse de l’or et de l’argent circulant dans l’univers s’accroît par le travail continuel des mines. L’argent que les mines donnent se répand d’abord dans l’État où les mines sont situées. Il faut ou qu’il y reste dans la circulation, ou qu’il y soit mis en réserve par les entrepreneurs, ou qu’il en sorte pour être échangé contre des denrées. L’argent mis en réserve dans le fait ne tarde pas à rentrer bientôt dans la circulation, et il est dans la nature des choses que l’argent des mines sorte de chez les peuples propriétaires des mines pour s’échanger contre des denrées étrangères ; car s’il restait dans le pays, les denrées augmenteraient si prodigieusement de prix, et l’argent s’avilirait si fort, que d’une part les mines cesseraient de présenter un profit suffisant aux entrepreneurs pour balancer les frais d’exploitation, et la production nationale, manquant de valeur, cesserait bientôt ; et que, de l’autre part, la différence du prix entre les denrées étrangères et les denrées du pays serait bientôt si forte que, malgré toutes les prohibitions du gouvernement, l’intérêt de chaque citoyen consommateur se réunirait avec celui des vendeurs étrangers pour forcer toutes les barrières que les préjugés de l’administration voudraient opposera la sortie de l’argent.

L’argent que les États propriétaires des mines tirent du sein de la terre s’introduit, par la solde en argent de la balance du commerce, dans les États qui vendent leurs denrées aux propriétaires des mines. Il faut raisonner de cet argent introduit par le commerce dans l’État commerçant, comme de celui qui a été tiré immédiatement des mines dans l’État possesseur des mines. L’argent, devenu commun, enchérit les denrées ; bientôt elles ne peuvent plus être données au même prix à la nation qui solde en argent, et des nations où l’argent est plus rare obtiennent la préférence. La nation qui avait acquis la surabondance d’argent est elle-même obligée de tirer une partie de ce qu’elle consomme des nations plus pauvres en argent. Ainsi, l’argent se répand peu à peu dans toutes les nations à raison de leur proximité plus ou moins grande du pays où sont les mines, et à raison de l’époque plus ou moins ancienne où elles ont commencé à entrer dans le système, ou, si l’on veut, dans la grande société des nations policées et commerçantes ; enfin, à raison de ce que leur constitution et leur législation intérieures sont plus ou moins favorables à l’accroissement des productions et à l’activité du commerce. Du Pérou et du Brésil, l’or et l’argent passent en Espagne et en Portugal ; de là en France, en Angleterre, en Hollande, puis en Allemagne et dans les pays du Nord. On sait que l’or et l’argent sont encore assez rares en Suède pour que le cuivre y ait la fonction de monnaie, comme dans les premiers temps de la république romaine, où le mot œs signifiait ce que signifie aujourd’hui le mot argent, dans l’usage ordinaire du commerce et de la vie civile.

Les mines ne cessant de fournir chaque année un nouvel accroissement à la masse des métaux précieux, il en résulte que depuis le pays où ces mines s’exploitent jusqu’aux dernières régions qui participent le plus tard et dans la plus petite proportion à la distribution annuelle qu’en fait le commerce, il n’en est aucune qui, dans l’ordre naturel des choses, et abstraction faite des dérangements que peuvent occasionner les dépenses excessives au dehors, la guerre, les fausses opérations du gouvernement, n’éprouve chaque année un accroissement dans la masse de son pécule circulant.

Dans l’espèce d’échelle que forment ces États plus ou moins riches en argent, ceux dont la situation est la plus heureuse, la plus près de l’état de pleine prospérité, sont ceux où l’abondance et la valeur de l’argent sont dans le degré mitoyen où les porterait l’équilibre parfait, si l’argent pouvait à la longue se trouver universellement répandu sur toute la terre à proportion de la somme des productions annuelles de chaque canton. Le cours naturel que le commerce donne à l’argent tend à ce niveau universel ; mais il est impossible qu’il y arrive jamais tant que les mines ne seront pas épuisées, c’est-à-dire tant qu’elles fourniront assez abondamment pour payer les frais d’exploitation, avec un profit suffisant pour déterminer les entrepreneurs à en faire les avances ; car c’est là le dernier terme de leur exploitation, et non pas leur épuisement physique.

Cet état de niveau réduirait le commerce entre toutes les nations à l’échange en denrées, et il n’y aurait aucune balance effective. Les nations qui sont aujourd’hui dans l’état mitoyen, qui ne sont ni surchargées ni dénuées d’or et d’argent, sont à peu près dans le même cas, et la solde en argent de la balance du commerce y est nulle, parce qu’elles en rendent autant aux nations qui en ont moins, qu’elles en reçoivent de celles qui en ont plus.

Revenons à la question de la nécessité de faire revenir au cultivateur tout l’argent qu’il a donné : je dis que, si la quantité d’argent retiré par l’épargne de la circulation immédiate est inférieure ou même n’est pas supérieure à la quantité d’argent introduite chaque année dans la circulation par la voie du commerce, les denrées conserveront leur valeur vénale, les cultivateurs emploieront à la reproduction autant d’argent que l’année précédente, et il n’y aura aucun dépérissement de richesses ; l’épargne ne nuira donc ni à la reproduction ni au revenu. Non-seulement elle n’y nuira pas, mais elle en procurera l’augmentation, puisque son effet est toujours en dernière analyse d’augmenter la masse des capitaux et la somme des avances, et de baisser l’intérêt de l’argent. Si elle retirait véritablement de la circulation l’argent qu’elle met en réserve, elle empêcherait l’augmentation du prix des denrées résultante de l’introduction de l’argent, conserverait à la nation la faculté de vendre ses denrées superflues à l’étranger possesseur d’argent, affaiblirait la nécessité d’acheter chez l’étranger moins pécunieux les choses nécessaires à sa consommation, que ses propres ouvriers ne pourraient plus lui fournir à un aussi bas prix. Lors même que l’effet de l’épargne n’est pas de retirer l’argent de la circulation, elle compense, par le bas prix de l’intérêt de l’argent et par la diminution des reprises indispensables des entrepreneurs, l’accroissement du prix de la main-d’œuvre qu’amène l’augmentation de la valeur vénale des denrées. Elle ôte à la surabondance d’argent tous ses inconvénients, pour ne lui laisser que ses avantages. Qui ne sait qu’en Hollande la cherté des salaires suffirait pour anéantir le commerce, si le bas intérêt de l’argent, et l’activité qui en est la suite, ne compensaient pas et au delà cette cause ?

3o Je suppose pour un moment que l’épargne ait pour effet immédiat de retirer l’argent de la circulation, et de baisser la valeur vénale au préjudice du cultivateur, je dis que, s’il résulte de cette épargne une augmentation d’avances, il en résulte aussi une plus grande production, ou, si l’on veut, une diminution des frais ; en sorte que la diminution de la valeur vénale, qui vient du peu d’argent retiré de la circulation, est plus que compensée par le nombre des choses vendues, ou par une moindre valeur fondamentale[4] de chaque chose vendue ; alors il y a un avantage réel à mettre de l’argent en réserve. Or, il y a grande apparence que l’augmentation des avances fait beaucoup plus de bien, que la petite diminution des valeurs vénales occasionnée par l’épargne ne peut faire de mal. Car cette diminution sera toujours très-légère, si la libre exportation continue de faire participer nos productions au prix du marché général. Peut-être que l’augmentation de production occasionnée par la mise de nouvelles avances opérerait encore plus efficacement l’abaissement des valeurs vénales. Mais les remèdes à cet inconvénient sont dans cette même communication avec le marché général ; dans la variété des productions dont le sol est susceptible, parmi lesquelles le cultivateur peut choisir celles dont le débit lui profite le plus, et préférer les chardons au froment, s’il y trouve son avantage ; enfin, dans l’accroissement de la population, suite naturelle de l’abondance des productions.

4o C’est très-gratuitement qu’on suppose que l’épargne diminue les valeurs vénales, en retirant de la circulation les sommes mises en réserve. Elles y rentrent presque toutes sur-le-champ ; et pour en être convaincu, il ne faut que réfléchir sur l’usage qu’on fait de l’argent épargné : ou bien on l’emploie en achats de terre, ou bien on le prête à intérêt, ou bien on le met en avances dans des entreprises de culture, d’industrie, de commerce. Il est évident que ce troisième genre d’emploi fait rentrer de suite les capitaux dans la circulation, et les échange en détail contre les instruments, les bestiaux de labour, les matières premières et les salaires des ouvriers, l’achat des marchandises qui sont l’objet du commerce. Il en est de même des deux autres. L’argent de l’acquéreur d’un bien-fonds passe au vendeur ; celui-ci vend ordinairement pour faire une acquisition plus utile ou pour payer des dettes, et c’est toujours à ce dernier objet que va le prix de la vente ; car si le premier vendeur achète un autre fonds, ce sera le vendeur de celui-ci, ou, si l’on veut, un troisième qui ne vendra que pour se libérer ; si ce sont des dettes criardes, voilà l’argent redépensé et rejeté dans la circulation. Si ce sont des dettes portant intérêt, le créancier remboursé n’a rien de plus pressé que de prêter de nouveau son argent. Voyons donc ce que devient l’argent prêté, ce qu’en fait l’emprunteur.

Les jeunes gens de famille dérangés et les gouvernements empruntent pour dépenser, et ce qu’ils dépensent rentre à l’instant dans la circulation. Quand ils sont plus sages, ils empruntent pour s’arranger, pour payer les dettes exigibles, pour rembourser les créances qui portent un intérêt trop fort. Quelques personnes empruntent pour compléter le prix des acquisitions qu’elles veulent faire en biens-fonds, et à cet objet d’emprunt s’applique ce que j’ai dit plus haut sur l’acquisition des terres, savoir, que cet argent, à la seconde ou à la troisième main, retourne à la circulation en se redistribuant dans le commerce. Quant aux emprunts des entrepreneurs, manufacturiers, commerçants, on sait bien qu’ils sont versés sur-le-champ dans leurs entreprises, et dépensés en avances de toute espèce.

Il suit évidemment de ce détail que l’argent épargné, accumulé, mis en réserve pour former des capitaux, n’est point enlevé à la circulation, et que la somme des valeurs pécuniaires, qui se balance dans le détail du commerce avec les autres valeurs pour en fixer le prix, n’en est ni plus ni moins forte.

Chez une nation où l’agriculture, l’industrie et le commerce fleurissent, et où l’intérêt de l’argent est bas, la masse des capitaux est immense, et il est cependant notoire que la masse de l’argent mis en réserve dans les caisses est très-médiocre ; presque tous les capitaux existants sont représentés par du papier qui équivaut à l’argent, parce que les effets qui répondent de leur solidité équivalent à l’argent. Mais il n’y a véritablement d’argent dans les caisses que la quantité nécessaire pour pouvoir faire les payements journaliers qu’exige le cours du commerce. Il se fait quelquefois des mouvements de plusieurs millions, sans qu’il y ait un sou d’argent déplacé. La quantité de cet argent que l’on croirait qui circule en grosses masses est donc très-bornée, toujours proportionnée au degré d’activité du commerce, aux mouvements qu’il donne à l’argent, toujours à peu près la même.

Je crois avoir montré deux choses, l’une, que quand l’épargne retirerait l’argent de la circulation, elle ne serait pas pour cela seul une chose mauvaise ; l’autre, que dans le fait l’épargne ne retire pas véritablement de la circulation l’argent qu’elle met en réserve.

Le résultat de cette longue note est que les réserves et les amas d’argent que font les fermiers de l’impôt indirect ne sont pas un mal par elles-mêmes, et ne doivent pas être comptées parmi les inconvénients de ce genre d’impôt. Les profits excessifs sont sans doute un mal, parce qu’ils sont pris sur le peuple, et que, n’entrant point dans le trésor du prince, ils mettent celui-ci dans la nécessité d’augmenter l’impôt. C’est un mal que ces profits se dépensent à Paris, comme c’est un mal que tous les gros propriétaires dépensent leur revenu à Paris. Mais c’est un bien que les fermiers-généraux n’en dépensent en détail qu’une partie.


  1. M. Rossi a développé, avec la profondeur de vues qui le caractérise, toutes ces judicieuses réflexions de Turgot, à la fin de la septième leçon du tome Ier de son Cours d’économie politique. (E. D.)
  2. C’est aussi l’opinion d’Adam Smith et de M. Rossi. (E. D.)
  3. Il y a sur ce point quelque légère différence, et encore plus apparente que réelle, entre ce que dit M. Turgot et ce que pensait M. Quesnay.

    La grande nécessité d’épargner sur les revenus, et même autant qu’il serait possible sur les salaires, pour concourir à la formation des capitaux, ne saurait être contestée.

    Mais la manière de faire ces épargnes n’est pas indifférente.

    Si elle se fait par thésaurisation, elle apporte quelque dérangement à l’ordre naturel des distributions, et quelque diminution dans le prix des productions, partant dans l’intérêt de les multiplier et d’en étendre la culture. — C’était l’opinion de M. Quesnay.

    Mais, si les économies sont faites par l’emploi de l’argent à de nouveaux travaux utiles, comme la fabrication d’objets de jouissances durables, tels que des maisons, des meubles, des étoffes, surtout des plantations, des dessèchements, des directions d’eaux plus avantageuses, ou des prêts bien entendus à ceux qui font de l’argent ces profitables usages, l’argent est dépensé, les récoltes débitées à profit, et cependant les richesses accumulées et les capitaux formés.

    Lorsque les cultivateurs, et avant eux les chasseurs ou les pêcheurs, ont épargné, ce qui certainement, et comme le remarque très-bien M. Turgot, a causé la première stabilisation de richesses, la première formation des capitaux, ce n’était pas en gardant de l’argent, car il n’y avait alors aucun argent en circulation ; mais les chasseurs ont amélioré et multiplié leurs armes, les pêcheurs leurs canots et leurs filets, les pâtres et les cultivateurs leurs bestiaux ou leurs bâtiments ; tous, leurs divers effets mobiliers ; et c’est ce qu’ils font encore aujourd’hui. C’est même ce qui fait que les économies les plus profitables de toutes à la société sont celles des cultivateurs, parce que leur plus forte partie est en bétail. — Quand l’argent s’est introduit, et quand il a pris la qualité de monnaie, il a été un effet mobilier de plus et très-utile, parce qu’il a facilité les échanges, et aussi les très-petites économies, qui contribuent à la formation des capitaux, comme les ruisseaux à celle des rivières.

    M. Quesnay a toujours reconnu les avantages de ces petites économies préliminaires et indispensables, avant que l’on puisse trouver à l’argent qu’elles rassemblent un emploi actif, soit productif, soit au moins transformateur d’un travail soldé en objets d’une jouissance prolongée.

    Il n’a blâmé que la thésaurisation qui empêcherait le débit de quelques productions ou en diminuerait le prix, et qui obligerait, pour maintenir ou rétablir la circulation, d’acheter à l’étranger plus de métaux qu’il n’en serait nécessaire, si les petites économies elles-mêmes étaient promptement consacrées à des emplois d’où résulterait du travail et de la consommation utile, et surtout si elles étaient presque de suite consacrées à un travail productif, tel que celui de la culture ou des autres exploitations qui font naître ou procurent des richesses nouvelles.

    M. Turgot dit avec raison qu’il faut des économies, sans quoi les capitaux ne pourraient pas se former ; et M. Quesnay, avec non moins de raison, qu’il ne faut pas de thésaurisation, sans quoi les capitaux seraient formés plus tard et moins utilement, attendu qu’il en résulterait un retard dans le travail et du désavantage dans le débit. (Note de Dupont de Nemours.)

  4. On distingue deux sortes de valeur : la valeur fondamentale, et la valeur vénale. La valeur fondamentale est ce que la chose coule à celui qui la vend, c’est-à-dire les frais de la matière première, l’intérêt des avances, les salaires du travail et de l’industrie. La valeur vénale est le prix dont l’acheteur convient avec le vendeur. La valeur fondamentale est assez fixe et change beaucoup moins que la valeur vénale. Celle-ci ne se règle que sur le rapport de l’offre à la demande ; elle varie avec les besoins, et souvent la seule opinion suffit pour y produire des secousses et des inégalités très-considérables et très-subites. Elle n’a pas une proportion nécessaire avec la valeur fondamentale, parce qu’elle dépend immédiatement d’un principe tout différent ; mais elle tend continuellement à s’en rapprocher, et ne peut guère s’en éloigner beaucoup d’une manière permanente. Il est évident qu’elle ne peut rester longtemps au-dessous ; car, dès qu’une denrée ne peut se vendre qu’à perte, on cesse de la faire produire jusqu’à ce que la rareté l’ait ramenée à un prix au-dessus de la valeur fondamentale. Ce prix ne peut non plus être longtemps fort au-dessus de la valeur fondamentale, car ce haut prix offrant de grands profits, appellerait la denrée et ferait naître une vive concurrence entre les vendeurs. Or, l’effet naturel de cette concurrence serait de baisser les prix et de les rapprocher de la valeur fondamentale. (Note de l’auteur.)