Œuvres complètes de Saint-Amant, Texte établi par Charles-Louis LivetP. JannetTome 1 (p. v-xliii).

SAINT-AMANT


SA VIE ET SES ŒUVRES


1594 — 1661.


Marc-Antoine de Gérard, écuyer, sieur de Saint-Amant (ainsi le désigne le privilège de ses œuvres), naquit en Normandie, dans le voisinage de la fameuse abbaye de Saint-Amant de Rouen, et c’est de là qu’il prit ce nom, sous lequel on l’a toujours connu ; mais le nom de sa famille était de Gérard. La date de sa naissance, ignorée ou fixée sans preuve par ses biographes, est 1594. En effet, dans une de ses pièces, où il rapporte des faits de l’année 1649, le débordement de la Seine entre autres (13 janvier 1649), il dit :

Quand l’an qui court se fermera,
J’ouvriray mon douzième lustre,

c’est-à-dire, en prose : J’aurai cinquante-cinq ans à la fin de 1649. Il est donc né à la fin de 1594.

Tallemant prétend que Saint-Amant étoit huguenot. Si cette assertion est vraie, — mais nous n’en connoissons aucune preuve, — il n’est pas étonnant que son nom ne figure pas sur les registres des paroisses, les seuls de cette époque conservés à Rouen. Cependant, sur l’indication de Farin, nous avons trouvé dans l’église Saint-Laurent de Rouen un tombeau élevé à Jacques Gérard, écuyer, conseiller du roi, qui paroît être de sa famille.

Nous ne prétendons toutefois conclure de là ni que Saint-Amant ait été catholique de naissance, bien qu’il l’ait été certainement plus tard, ni surtout qu’il fut d’une illustre origine. Tallemant affirme que « c’est peu de chose que sa noblesse. »

Le nom de Saint-Amant étoit à la fois celui d’une seigneurie, d’une baronnie et d’un marquisat, triple souche d’où sortirent des branches qui n’ont rien de commun avec celle de notre poète. Il étoit étranger aussi à la famille de ce Saint-Amant, riche d’argent, pauvre de titres, qui donna sa fille au comte de Grignan, petit-fils de Mme de Sévigné, et mit, selon l’insolente expression de Saint Simon, du fumier sur une bonne terre.

Rouen n’a conservé aucun souvenir bien précis de la famille de Saint-Amant ; nous ne la connaissons que par ce qu’il en dit lui-même.

Il eut deux frères, qui tous deux tombèrent aux mains des Mahométans. Ils alloient ensemble chercher aux Indes orientales la fortune qu’ils ne trouvoient pas au logis ; mais, à l’entrée de la mer Rouge, leur navire fut attaqué par un vaisseau malabare qui venoit de la Mecque. L’un d’eux fut tué ; le cadet, après l’avoir généreusement vengé, parvint à se sauver à la nage, et depuis servit dans la cavalerie sous le comte de Mansfeld, fut cornette-colonel d’un régiment françois en Suède, commanda un vaisseau sur l’escadre du comte d’Harcourt, et mourut glorieusement, dans l’île de Candie, au service de la république de Venise, qui fit écrire à Saint-Amant une épître flatteuse pour sa mémoire.

Son père, après avoir commandé pendant vingt-deux ans une escadre de la reine Élisabeth d’Angleterre, fut trois ans prisonnier dans la Tour-Noire à Constantinople, et revint mourir en France. Un de ses oncles resta long-temps aussi prisonnier des Turcs, acharnés par je ne sais quelle fatalité contre la famille de Saint-Amant, peut-être, comme il le dit, parcequ’elle portoit « le nom de ce grand Gérard qui fut le célèbre instituteur de ce bel ordre de Saint-Jean de Jérusalem. » C’est là une hypothèse de son orgueil que nous même n’aurions jamais imaginée.

À son retour en France, si l’on en croit quelques auteurs, le père de Saint-Amant aurait pris la gestion d’une verrerie : c’est une erreur. On a appliqué au père une épigramme qui raille un gentilhomme verrier quelconque, et qui, contre l’assertion du Menagiana, démentie dans l’Anti-Baillet, est l’œuvre non de Théophile, mais de Maynard. Théophile, mort en 1626, faisoit déjà le plus grand cas de Saint-Amant, qu’il eut d’ailleurs peu le temps de connoître ; Maynard, mort en 1646, put avoir avec Saint-Amant beaucoup plus de rapports. Toutefois, cette épigramme, que nous avons vainement cherchée dans ses œuvres, figure dans le Cabinet satirique, imprimé en 1618, et cette date ne laisse pas supposer que l’auteur ait eu en vue Saint-Amant, à peine âgé de vingt-cinq ans et encore inconnu. La voici :

Votre noblesse est mince,
Car ce n’est pas d’un prince,
Daphnis, que vous sortez.
Gentilhomme de verre,
Si vous tombez à terre,
Adieu vos qualitez !

Il est peu probable que le père de Saint-Amant ait été un de ces privilégiés qui devoient être gentilshommes pour être admis parmi les ouvriers verriers, et pouvaient exercer sans déroger leur aristocratique industrie. Ce qui est bien certain seulement, c’est que lui-même adressa, vers 1638, au chancelier Séguier, pour obtenir le privilége d’une verrerie, un placet dont le ton léger montre assez que cette faveur lui dut être facile à obtenir. Une lettre inédite de lui et datée de la verrerie, à Rouen, et l’hymne qu’il chanta en l’honneur du chancelier dans la pièce du Cidre, nous apprennent qu’il l’obtint en effet.

Le père de Saint-Amant, presque toujours éloigné de sa famille, au milieu des tracas de sa vie si agitée, ne put veiller sur l’enfance de son fils. Livré à lui-même, Saint-Amant préluda de bonne heure à sa vie de débauché. La liberté, qu’il subit avant d’eu pouvoir goûter le charme, fut plus d’une fois sur le point de lui être funeste. À trois reprises différentes, il faillit perdre la vie dans la Seine, et la première fois, en 1607, quand il avoit à peine quatorze ans. Lui-même nous retrace ces souvenirs de son enfance dans le dernier recueil de ses poésies.

Son éducation se ressentit de l’abandon où il vécut, et la même cause explique ses goûts aventureux, son penobant à mener joyeuse vie et son ignorance des langues anciennes.

Comme Homère, Saint-Amant n’apprit, dit-il, que la langue de sa nourrice. Plus tard, ses liaisons avec nombre d’honnestes gens et de littérateurs, ses voyages en Europe, en Afrique et jusqu’en Amérique, ses lectures, enfin, dans des traductions d’auteurs grecs et latins et dans nos vieux auteurs, Marot, Rabelais, du Bartas, qu’il cite parfois, lui donnèrent un savoir réel, qui seconda son inclination pour la poésie. On eu trouve des preuves frappantes dans sa lettre inédite à M. Bochart.

« Quoyqu’il ne sût ni grec ni latin, dit Urbain Chevreau, l’auteur de l’Escolle du Sage, il entendent l’anglois, l’espagnol, l’italien, le caractère des passions, l’usage du monde, et fort bien la fable. »

À tous ces talents de Saint-Amant, ajoutez son habileté à jouer du luth et à réciter ses vers. Lui même dit, dans le Contemplateur :

La sainte harpe de David
Preste à mon luth son harmonie ;

et, comme pour prouver que c’est du luth du musicien, et non de celui du poète, qu’il veut parler, il écrit ces beaux vers des Visions.

Si, pour me retirer de ces creuses pensées,
Autour de mon cerveau pesamment amassées,
Je m’exerce parfois à trouver sur mon luth
Quelque chant qui m’apporte un espoir de salut,

Mes doigts, suivans l’humeur de mon triste génie,
Font languir les accents et plaindre l’harmonie.
Mille tons délicats, lamentables et clairs,
S’en vont a longs soupirs se perdre dans les airs ;
Et, tremblans au sortir de la corde animée,
Qui s’est dessous ma main au dueil accoutumée,
Il semble qu’à leur mort, d’une voix de douleur,
Ils chantent en pleurant ma vie et mon malheur.

Ces vers eux-mêmes sont déjà d’assez belle musique ; mais il paroît qu’il savoit, comme Bois-Robert, que l’on surnommoit l’abbé Mondory, et comme plus tard Boileau et Racine, admirablement faire valoir ses poèmes par l’art avec lequel il les débitait. C’est ce qui lui attira même, dit-on, cette épigramme, attribuée à Gombauld :

Tes vers sont beaux quand tu les dis ;
Mais ce n’est rien quand je les lis.
Ta ne peux pas toujours les dire :
Fais-en donc que je puisse lire.

Avec tous ces talents, « dès sa jeunesse, Saint-Amant, ami de la débauche et de la bonne chère, s’estoit familiarisé avec les grands, qui estaient ravis de l’avoir à leur table ; et, quoiqu’il fût très libre, il n’abusoit point de l’estime singulière qu’ils avoient pour luy. » Des goûts d’épicurien, des réparties vives et heureuses, un esprit railleur, de l’entrain, tels étaient les mérites de Saint-Amant à table. Aussi fut-il un des convives les plus recherchés de ces seigneurs bruyants qui, jusqu’à l’avènement de Richelieu, égayèrent la cour si mal disciplinée de Louis XIII. Sa réserve même était un mérite auprès des grands, lesquels lui témoignoient d’autant plus d’amitié qu’ils craignoient moins de le voir en abuser.

Toujours aimable, accommodant ses goûts à ceux de ses amis, esprit sans fiel, mais jamais parasite flatteur ou ambitieux, notre jeune poète était un homme de bonne société ; il s’applaudissoit fort de jouir de la « conversation familière » des gentilshommes, de ceux même qui, comme le duc de Retz, tenoient le plus à l’avoir auprès d’aux, et il se croyoit obligé à des remercîements publics.

Ce fut à la suite de ce dernier seigneur que Saint-Amant se rendit à Belle-Isle, domaine que le père du duc, soutenu par Catherine de Médicis, sa parente, avec laquelle il avoit quitté Florence, avoit forcé les moines a lui vendre à vil prix. Sans doute il fut à la cour du duc de Retz ce que Bois-Robert étoit à celle de Richelieu, ce que Marigny étoit à celle de l’abbé de Gondy : un bel esprit chargé d’amuser sur gages son patron. À ces nouveaux successeurs non titrés des Triboulet et des l’Angély, tout étoit permis, même celle audace qui fit la perte de Théophile, et de Constantin de Renneville. Leur rôle même leur donnait le droit d’impunité, et Saint-Amant pouvoit maudire, sans trop craindre le bûcher, ces villes où l’on voyoit

… plus de trente églises
Et pas un pauvre cabaret,

et présenter les peintures les plus hardies dans les termes les moins ménagés : personne ne songeait même à l’inquiéter. Il faut le reconnoître d’ailleurs, à cette époque les personnes même les plus sévères ignoroient cette pruderie des mots qui sert plutôt de vernis au vice que d’ornement à la pudeur ; cet avis est nécessaire pour la lecture de certains passages de Saint-Amant.

La première pièce que nous commissions de ce poète est la Solitude. Je ne sais quel indiscret ami — les poètes ont si volontiers d’indiscrets amis ! — la fit imprimer à son insu et avec des fautes qui la déparoient. Il s’inquiétoit un peu de livrer ses vers à l’impression et de se prostituer aux yeux du populaire : aussi se plaint-il de cette sorte de trahison. Ce que je crains surtout, dit-il, dans son style de boutade où il est passé maître, c’est

Qu’on me crie au Palais pour un auteur insigne
Que d’un bruit immortel tout le monde croit digne,
Et qu’après, d’un badaud, pour moins d’un quart d’écu,
J’aille courir hasard d’être le torche-cul.

Sa chère Solitude, ce noble coup d’essay, fantasque tableau, poésie pleine de licence et d’ardeur, il la dédie à Bernières, sous le nom allégorique d’Alcidon. Cependant, elle est imprimée en entier dans le corps des œuvres de Théophile, parmi les « œuvres envoyées à luy par ses amis. » Nous n’en saurions dire la date précise ; mais à coup sur elle est antérieure à la pièce où Théophile, sorti de prison en 1624, sollicite son élargissement. Déjà alors ce poète reconnoît que « Saint-Amant sçait polir la ryme », éloge que lui donnèrent aussi tous ses contemporains.

Cette ode, quelque riche de rime qu’elle soit, et quoiqu’elle ait paru à Boileau le meilleur ouvrage de Saint-Amant, est loin d’être parfaite dans son ensemble : le vers est de huit syllabes, et le poète n’a pas su lui donner assez de noblesse ; les stances d’ailleurs se terminent rarement d’une manière heureuse. Les épithètes ici sont trop fréquentes et trop peu significatives : ce défaut lui est commun avec son siècle. C’est ce qui, joint à l’usage trop fréquent des conjonctions et des participes, en prose surtout, rend le style de cette époque si lent et si lourd.

Malgré ces défauts, qui semblent devoir étouffer toutes qualités, il y a dans ce petit poème de fort belles choses, et quelques détails respirent une observation vraie de la nature, aimée pour elle, et non décrite sur un calque emprunté aux Italiens.

Cette pièce, dès son apparition, obtint un immense succès, et mérita plusieurs fais, comme plus tard la Rome ridicule, les honneurs de l’imitation. Nous citerons comme fort belle l’ode d’Arnauld d’Andilly sur le même sujet. Sur le même sujet encore, avec le même nombre des stances de la pièce, des vers de la stance, des syllabes du vers, Vion Dalibray composa une Horreur du désert qu’il donne comme un hommage rendu à Saint-Amant. « La meilleure preuve, dit-Il, qu’on puisse donner de l’estime qu’on fait de quelqu’un, c’est de l’imiter ; et le plus grand témoignage de son esprit, c’est quand on n’en sçauroit approcher que de bien loin. Ainsy cet essay servira du moins à la louange de celuy des vers duquel j’ay suivy le subject et la forme, mais sans avoir pu exprimer la majesté de son langage, ni la force de ses pensées. » Théophile écrivit aussi une Ode sur la solitude. Elle est d’une foiblesse extrême, et, si on la compare à celle de Saint-Amant, on conçoit l’exagération de Faret, le fidèle ami, qui la vante dans sa plus belle prose, « Qui peut voir, s’écrie-t-il, cette belle Solitude, à qui toute la France a donné sa voix, sang estre tenté d’aller resver dans les déserts ! Et si tous ceux qui l’ont admirée s’estoient laissés aller au premier mouvement qu’ils ont eu en la lisant, la solitude même n’auroit-elle pas été détruite par sa propre louange, et ne seroit-elle pas aujourd’huy plus fréquentée que les villes ? » Tel est le style des panégyristes du temps. Il plaisoit fort. Je me garderai bien de le défendre.

On ne se borna pas à imiter ce poème ; j’en sais une traduction en vers latins, qui se trouve dans les Horæ subsesivæ d’Étienne Bachot, célèbre médecin,

Bachot, qui, sans comparaison,
Vaut mieux que la nef enchantée
Où ce grand coquin de Jason,
Quand il eut volé la toison,
Enleva la fille d’Ætée.

(Gomberville.)

Quel étoil donc ce fameux poème de la Solitude qui jouit d’un si grand succès ? C’est la vision fantastique d’un esprit rêveur, d’une imagination exaltée ; un tableau bien noir dans le fond, avec des rochers escarpés, des arbres séculaires, des torrents fougueux, des ruines peuplées de magiques apparitions, de sorciers, de hiboux, de lutins ; la mer est là, mugissant encore après la tempête ; un ruisseau s’y jette ; le temps s’est calmé ; la naïade sort de sa grotte humide ; Philomèle égaie le silence ; le zéphir fait trembler le rameau fleuri de l’aubépine ; sous une grotte fraîche qu’il aperçoit, le poète vient provoquer l’écho par la céleste harmonie de son luth enchanteur, et, l’âme attendrie, donne un souvenir à un ami absent.

Telle est l’idée poétique de l’ode de Saint-Amant. Que de traits gracieux ! que d’idées fraîches ! que de caprices heureux ! Mais pourquoi une forme si peu limpide pour un sujet si poétique ? Saint-Amant, son époque plutôt, qu’il était trop faible pour entraîner, mais qu’il a suivie, ignora trop la science d’asservir les mots à l’idée. La langue n’est souvent alors, au moins dans les sujets graves, qu’un voile uniforme, à travers lequel il faut deviner la beauté. L’écrivain peut imprimer son cachet è ses idées, rarement à son style monotone.

L’ode sur la Solitude fut composée à Belle-Isle, dans cette grotte peut-être qui, plus d’un siècle après, portait encore le nom de grotte de Saint-Amant, et où il se retiroit, dit M. Roger dans une lettre adressée à Desforges-Maillard, « quand il étoit malade à force d’avoir bu. » Dans la même lettre se trouvent, sur le séjour de Saint-Amant à Belle-Isle, quelques particularités curieuses dont l’authenticité paroît certaine. L’auteur, commissaire de la marine à Belle-Isle, avoit dans sa famille de vieux parents auxquels un de ses ancêtres, sénéchal de l’île ami intime de Saint-Amant, avoit transmis ces détails.

« Saint-Amant, dit M. Roger, vint à Belle-Isle, non pas seul, mais à la suite du duc de Retz, comme de sa maison, en qualité de bel-esprit… Ce poète y demeura bien des années. Il y composa une grande partie de ses ouvrages, et surtout sa Solitude, qui est le meilleur de tous. Son sonnet qui commence par ce vers : Assis sur un fagot, une pipe à la main, fut fût chez un cabaretier du bourg de Sauzon nommé La Plante, dont la postérité existe encore.

« Saint-Amant étoit un débauché. La nature seule l’avoit fait poète. Le vin lui donnoit de l’enthousiasme. » — Aussi, le vin, c’est le vin seul qu’il célèbre. Ne cherchez pas dans ses vers le nom des liqueurs à la mode, du populo, de l’hypocras ou du ratafia : il n’en dit mot, et il oublie même le rossoly. — Mais je reprends ma citation.

« Souvent le maréchal de Belle-Isle et lui montoient sur une vieille crédence où ils avoient une petite table chargée de bouteilles de vin. Là, chacun étant sur sa chaise, ils y faisoient des séances de vingt-quatre heures.

« Le duc de Retz les venoit voir de temps en temps dans cette attitude. Quelquefois la table, les pots, les verres, les chaises, les buveurs, tout dégringoloit du haut en bas. »

Ces chutes, ne m’étonnent pas. Un bourgeois, après son dîner, aux grands jours, se permettent parfois une bouteille de bordeaux ou de Champagne ; mais un homme de qualité buvoit souvent, avant de se lever de table, un grand seau de vin. En doutez-vous ? lisez dans l’abbé de Saint-Pierre le discours préliminaire des Annales politiques, cité et confirmé par Monteil.

Quelques efforts que l’on fasse pour relever un peu l’opinion sur ces cabarets où l’on vendoit la folie par bouteilles, où Saint-Amant aimoit à grenouiller, moins le temps des offices, bien entendu : — il n’auroit pas voulu exposer aux galères le cabaretier qui pendant ce temps l’aurait gardé chez lui ; — où Racan, jeune et pauvre, logea si long-temps ; où Chapelle enivra Boileau, qui lui faisoit un sermon sur l’ivrognerie ; où Mezeray composoit tous ses écrits ; où Racine, encore en 1666, abrégeoit les ennuis de son séjour à Babylone (Chevreuse) en y allant deux ou trois fois le jour ; où Linière chansonnoit Boileau en dépensant l’argent qu’il venait de lui emprunter ; où du Perron, avant d’être élevé à la dignité de cardinal, se prit de querelle avec un étranger qu’il poignarda plus tard, si l’on est forcé de convenir qu’ils pouvoient être souvent des lieux de réunion fort innocents, une sorte d’anticipation du café Procope, on ne peut nier au moins que les gens de lettres qui s’y rendoient ne fussent d’un laisser-aller fort peu décent : je ménage mes termes. Mais certainement peu d’ecclésiastiques aujourd’hui auraient l’indulgence de l’évêque de Nantes, Philippe Cospeau, homme d’un grand talent et d’une piété profonde, qui portoit à Saint-Amant un vif intérêt et lui donnoit de sages conseils.

Tout débauché qu’il étoit, Saint-Amant avoit toujours conservé pour la religion un respect qui ne le quitta jamais, et il savoit trouver le temps, entre le broc et la pipe, de mûrir de grandes pensées, de nobles sentiments, dont il est agréable de retrouver l’expression dans ses œuvres. Sa pièce du Contemplateur nous paroit supérieure à ses autres ouvrages, sans en excepter la Solitude ; elle témoigne à la fois d’un esprit plus profond, d’un cœur plus tendre. On peut la citer presqu’en entier, et l’on y remarquera même assurément ces vers sublimes où il dit :

J’escoute, à demy transporté,
Le bruict des aisles du Silence
Qui vole dans l’obscurité.

Cospeau avoit demandé au poète quels étaient ses amusements. Celui-ci lui répond, dans une large et riche poésie, quelles sont ses pensées.

Faret regarde « ce divin Contemplateur comme une sublime leçon de la plus haute philosophie chrétienne et morale. » Sans partager d’une manière absolue son opinion, nous reconnoîtrons que cette pièce forme dans le recueil des œuvres de Saint-Amant une heureuse exception, et que cette sorte d’isolement la rend plus remarquable encore.

Le Contemplateur est suivi de trois pièces dont le sujet, le sujet seul, a été tiré d’Ovide. — Comme la plupart des poètes de son temps. Saint-Amant avoit de grandes prétentions à l’originalité, et repoussoit avec une susceptibilité pointilleuse le reproche d’imitation.

L’exemple encore récent de l’exagération où étoît tombé Bonsard et son école en voulant imiter de l’antiquité, non pas seulement les tournures de style que l’usage consacra dès l’origine de notre littérature, mais jusqu’au vocabulaire, que le génie de la langue repoussoit ; le souvenir des leçons inflexibles de Malherbe, l’autorité de ce goût trop sévère pour être juste qui biffa successivement une moitié, puis l’autre, des vers de Ronsard ; le nouveau goût du siècle enfin, rendoient les auteurs extrêmement timides, quelquefois effrontés plagiaires. Parceque Ronsard avoit trop fait, ils n’osoient pas faire assez. Ronsard, du Bartas, et les autres imitateurs serviles de Pindare, trébuchèrent de haut ; Saint- Amant se tient sur ses gardes ; il ne prend à Ovide que son sujet, pour l’embellir à sa façon. Ne ressemble-t-il pas à un homme qui, au lieu de cueillir une fleur, détacheroit le bouton voisin, au risque de ne pas le voir éclore ?

Personne ne poussa si loin que Saint-Amant la crainte d’une accusation de plagiat. Écoutez-le : « Si je ly, dit-il, les œuvres d’un autre, ce n’est que pour m’empescher de me rencontrer avec luy en ses conceptions. » Dans ce cas particulier, voulez-vous savoir comment il distingue sa part de celle d’Ovide ? — Écoutez-le encore : « Ovide, dit-il, a traité devant moy les fables que j’ay escrites après luy, je le confesse ; mais je n’ay pris de luy que le sujet tout simple, lequel j’ay manié et conduit alors selon ma fantaisie ; que s’il se rencontre en quelque endroit des choses qu’il ait dites, c’est que je les ay trouvées si convenables et si nécessaires que la matière me les eût fournies d’elle-même quand il ne m’en auroit pas ouvert le chemin, et que je ne les pouvois ôter sans faire une faute. »

Toutes ces créations (ce n’est pas sans scrupule que je me résigne à ce mot) sont assez pâles. La première, Andromède, est écrite en vers de huit syllabes, comme les pièces qui précédent.

La strophe, ici, ne manque pas d’harmonie ; mais Saint-Amant semble gêné par son mètre, et ses vers font souvent l’effet de véritables bouts-rimés, sans vigueur et sans éclat.

Nous préférons de beaucoup la Métamorphose de Lyrian et de Sylvie, où se trouvent quelques passages fort heureux, quoique souvent gâtés par des traits de mauvais goût, des vers prosaïques et communs, enfin des détails recherchés, — mais non trouvés, — effet inévitable de ce faux goût pour les pointes molles du madrigal italien.

L’Arion, rapproché des poésies qui précèdent, atteste encore un certain progrès. Il y a de beaux vers, biens sentis, et du meilleur effet. Ainsi, lorsqu’il chante Arion

Qui revoit ondoyer, par un décret fatal,
La fumée à flots noirs sur son vieux toit natal[1],

ce souvenir donné au vieux toit natal, cette poésie des

ondes de fumée qui s’en échappent, ne sont-ce pas de belles idées ?

Ces trois poèmes, l’Andromède, la Metamorphose de Lyrian et de Sylvie, l’Arion, se rattachent aux études faites par Saint-Amant avant la composition du Moïse sauvé. Ce sont, à ses yeux, autant « de petits essais de poèmes héroïques dont le cavalier Marin nous a donné l’exemple dans son livre intitulé la Sampogna. »

On ne s’aperçoit que trop de l’influence du modèle dans les froids lazzis qui déparent ces morceau, les seuls du reste où Saint-Amant ait sacrifié son originalité, les seuls sur lesquels puisse s’appuyer l’opinion de ceux qui rangent Saint-Amant parmi les imitateurs constants de l’école italienne.

Dès la première édition de ses œuvres, Saint-Amant annonce qu’il a commencé un grand poème héroïque en l’honneur du roi : « Ce sera là que je tâcherai de comparer les exploits de ce prince incomparable aux travaux de Samson, et où j’emploierai autant de force d’esprit qu’il eut de vigueur en ses bras. »

Ce poème de Samson n’a jamais été imprimé. L’auteur nous apprend lui-même dans le Dernier recueil de ses œuvres quel en fut le sort.

Le roi dont ce poème devoit être l’éloge allégorique étoit Louis XIII ; mais sans doute, comme toutes ces œuvres dédiées au Roy, commencées pour l’un et terminées sous l’autre, il devoit être fait à la mesure de tous les rois possibles, et être présenté au dernier vivant avec cette assurance qu’il feroit passer son nom à la postérité. L’auteur du Berger extravagant, « Charles Sorel, nommé Science universelle » — c’est un vers de l’abbé de Marolles, — dans ses remarques sur le xe livre de son ouvrage, condamne avec raison cette coutume alors générale.

La négligence de Saint-Amant, sa facilité à prêter, sans se donner la peine d’en prendre copie, les manuscrits de ses poésies à ses amis, non moins étourdie qu’il l’étoit lui-même, lui firent égarer un autre poème encore, dont il nous fait connoître la perte dans la préface du dernier recueil de ses œuvres.

Parlerai-je enfin, parmi les études de Saint-Amant, d’un poème de Joseph et ses frères en Égypte ? Celui-là n’a jamais été perdu, il n’a jamais été terminé non plus ; mais, tout inachevé qu’il étoit, il avoit semble assez intéressant pour qu’il en courût de mauvaises copies. Saint-Amant avoit enclavé quelques uns des fragments qui lui restoient dans le Moïse ; il se crut obligé de faire imprimer les autres en 1658, et, dans l’avis qui précède, il dit que ce poème étoit alors composé depuis trente ans et plus.

En suivant l’ordre chronologique, qui souvent sert à reconstruire la vie morale d’un écrivain, nous trouvons une pièce intitulée les Visions : c’est un cauchemar, c’est le tableau des visions qui ohsèdent le poète jour et nuit, avec des fantômes, des spectres, des suaires, des sorciers.

Saint-Amant étoit alors revenu à Paris : il venoit de perdre un de ses aïeuls et aussi son ami Molière d’Essartine : l’image funèbre de cette double mort fait le double sujet de ce poème.

Ce fut sans doute pour se consoler qu’en 1627 il chanta la vigne. Le choix d’un tel sujet étoit dans les allures de Saint-Amant. Son début est très poétique ; mais dans la seconde partie il se montre tel qu’il est, trop souvent licencieux, obligé même de voiler sous des caractères grecs ces mots obscènes qui charmoient ses bruyants amis, le baron de Saint-Brice, Chassaingrimont, Maricourt, Butte, La Motte, Chateaupers, et aussi le joyeux Marigny, rond en toutes sortes, sans doute le Marigny-Mallenoë à qui il dédia sa Chambre du Débauché.

D’autres pièces de moindre importance ne trahissent pas moins son penchant à mener joyeuse vie, et aussi, avec une certaine philosophie, sa tendance à jeter sur l’avenir un regard aventureux et inquiet : nous voulons parler de ses sonnets, de ces charmants petits poèmes que son siècle prisoit si fort.

Le sonnet, une des plus belles fleurs du parterre des Muses, dit Colletet, vit sa culture encouragée par les gratifications annuelles accordées par les villes de Caen et de Rouen aux auteurs qui s’y étoient signalés. Saint- Amant étoit de cette dernière ville. Son insouciance, la crainte d’être vaincu par d’illustres compatriotes dans cette lice poétique, l’empêchèrent-elles de se présenter au concours ? Je ne sache pas qu’aucun de ses sonnets y ait été destiné.

Le premier de tous, comme la plupart des sonnets contemporains, n’est qu’un madrigal. Dans le second, il dit, en parlant de sa maltresse, ces deux vers gracieux :

Son visage est plus frais qu’une rose au matin,
Quand, au chant des oiseaux, son odeur se réveille.

Pourquoi faut-il qu’au vers suivant la rime appelle le nom de la bergère Catin ? — Le goût inflexible de Boileau ne permettoit pas de changer ainsi,

……Sans respect de l’oreille et du son,
Lycidas en Pierrot et Philis en Toinon ;

et s’il appelait les enfants de Racine, son illustre ami, Babet, Fauchon, Madelon et Nanette, comme leur père lui-même, ce n’étoit pas dans ses vers.

Mais la fraîcheur du joli passage que nous citions doit disposer à l’indulgence. Les vers qui suivent, tirés du Soleil levant, n’ont pas moins de grâce légère et facile :

L’abeille, pour boire des pleurs,
Sort de sa ruche aimée,
Et va succer l’âme des fleurs
Dont la plaine est semée.

Il parle plus loin du gentil papillon,

Qui porte, de la part du lys,
Un baiser a la rose.

Qui songerait à attribuer de tels vers à l’auteur de la Crevaille ou de la Chambre du Debauché, à ce joyeux ami des orgies, du tabac, du vin et des femmes ?

Car c’étoit un rude admirateur de la beauté que Saint- Amant, toujours prêt à quitter Belise pour Amaranthe, et celle-ci pour Philis. En 1631, il étoit en Angleterre, où il chantait l’amour de leurs sérénissimes majestés d’une façon, selon moi, fort indiscrète. Je ne sais jusqu’à quel point le cœur de Saint-Amant étoit ouvert à l’amour :

Je n’ay point sitost dit que j’ayme
Que je sens que je n’ayme plus

Étoit-ce l’habitude de son temps ou de ses compatriotes ? Saint-Amant ne tenoit guères plus à paroître sincère que le grand Corneille ; il va jusqu’à nous prémunir contre l’effet de ses larmes.

Malgré cet avis qu’il nous donne pour nous mettre en garde, nous croirions volontiers à cet amour qu’il a chanté pour une Amaranthe avec un luxe de sincérité, avec un charme de poésie vraiment supérieur : on en jugera à la lecture de l’élegie qu’il lui adresse.

Je ne connois qu’une passion à laquelle Saint-Amant soit reste fidèle : c’est celle qu’il a chantée si souvent pour la bouteille ; et sa réputation étoit bien établie, puisque Vion Dalibray, le mordant auteur des soixante-treize épigrammes de l’Anti-Gomor, assied son renom de buveur sur celui de Saint-Amant :

Je me rendray du moins fameux au cabaret ;
On parlera de moy comme on fait de Faret.
Qu’importe-t-il, amy, d’où nous vienne la gloire ?
Je la puis acquérir sans beaucoup de tourment,
Car, grâces a mon Dieu, déjà je sais bien boire,
Et j’ay fait la débauche avecque Saint-Amant.

Dans un autre sonnet, il s’adresse à Saint-Amant lui- même : Toi, lui dit-il,

Toi qui, comme Bacchus, as bu par tout le monde,

Et qui dînes souvent avec des Suédois,
Apprends-moy, Saint-Amant…

Dans le Roman comique, le poète de la troupe veut étaler, dans tout leur éclat, ses brillants mérites aux yeux des beaux-esprits de la ville ; il « se tuoit de leur dire qu’il avoit fait la débauche avec Beys et Saint-Amant. » — Un homme si altéré n’étoit point fait, sauf erreur, pour obtenir en amour de brillants succès.

Dépourvu de ces qualités qui excitent les grandes passions ou les entretiennent, Saint-Amant avoit un moyen du moins de provoquer les caprices. Sa conversation étoit si entraînante, ses réparties si fines ! J’aime à le voir au milieu de ses joyeux amis, improvisant ses rimes faciles. Son vers est-il assez alerte ? a-t-il assez ses coudées franches ? Voyez-le au cabaret, drapé dans son insoucieuse sécurité : c’est là qu’il trouve ce génie que Boileau lui reconnoît pour les ouvrages de débauche et de satire outrée. Si l’on se reporte, en effet, au temps et au lieu où ont été composés les Cabarets et la Chambre du Débauché, ces pièces sont le chef-d’œuvre du genre. Lorsqu’il les écrivoit, comme le poète ivre de Martial, ou comme maître Adam, sur un mur, avec un charbon, sans suite, par boutades, au milieu des éclats de rire, des quolibets, du choc des verres, l’auteur ne songeait guère à Boileau, et moins encore au précepte que le satirique donna plus tard aux écrivains :

Ajoutez quelquefois et souvent effacez.

Il écrivoit toujours, ne corrigeoit jamais, et se gardoit bien d’effacer ; et quand l’inspiration venoit à lui manquer, il falloit entendre les folles remarques de ses amis, non moins bavards, non moins languards que lui, comme dit Regnier ! il falloit voir leurs plaisantes grimaces ! Un nouveau broc payoit sa peine, une nouvelle pipe rallumoit ses idées, et tous à la fois, sans s’écouter ni s’entendre, relisoient, citoient, reprenoient, refaisoient tel vers qui se présentoit à leur riante imagination ;

Et sembloit que la gloire, en ce gentil assaut,
Feust à qui parleroit non pas mieux, mais plus haut.

Je me permets de citer Regnier en parlant de Saint-Amant ; nul autre nom ne peut s’accoler mieux à celui du poète que nous examinons. Boileau disoit que Saint-Amant s’étoit formé du mauvais de Regnier, comme Benserade du mauvais de Voiture : opinion fausse qu’il seroit inutile de discuter.

En vérité, en lisant Saint-Amant on croit assister à la composition de ses œuvres ; il semble qu’on le provoque. Sa verve s’allume, et le voilà qui griffonne ses vers. Ses compagnons l’écoutent, mais sans cesser de biffer et sans respecter sa part. — Holà ! gourmands, attendez moi ! — On ne l’écoute pas ; il se presse un peu plus ; sa pièce s’achève ; il la termine volontiers par un cri de buveur : À boire ! À la fin de sa pièce du Fromage, par exemple, il dit :

Fromage, que tu vaux d’escus !
Je veux que ta seule mémoire
Me provoque à jamais à boire.

Ce dernier cri, il le jette à pleine voix ; le laquais accourt : — Verse, laquais ! Et ces mots qui échappent à sa bouche échappent à son crayon ; le papier les reçoit, l’impression les reproduit, et ils viennent jusqu’à nous comme une preuve et de la soif et de la négligence du bon gros Saint-Amant !

Une fois, il boit à la santé du comte d’Harcourt ; à la fin de sa pièce il crie Vivat ! et ce mot, qui glisse de sa langue à sa plume, nous le répétons après lui.

Il n’est pas étonnant que des vers ainsi composés aient de la vie et du mouvement, qu’on y trouve des tours d’une grande énergie et d’une facilité extrême, que les transitions y soient si naturelles et si variées, la rime si nette.

Je voudrois que l’on comparât Saint-Amant aux autres écrivains contemporains de sa jeunesse ; je voudrois que l’on comprit bien aussi son rôle parmi les fondateurs de notre gloire littéraire.

Dire que notre littérature a commencé à Malherbe, c’est méconnoître la nature de l’esprit bumain, qui n’arrive jamais sans avoir marché. Nous avions avant Malherbe une série d’œuvres, dont le caractère bien tranché se détache complètement de celui qu’il imprima à ses poésies.

Écrivains pleins d’élan et de verve, capricieux, badins et folâtres, les prédécesseurs de Marot et ses successeurs jusqu’à Ronsard, dans leurs poésies si légères et si malignes, étoient fidèles au vieux caractère gaulois : ils étoient eux-mêmes. Leur pensée s’étendoit sans contrainte et sans entraves ; leur vers se produisoit facile et spontané, copie exacte de la pensée, non dans sa forme précise et définie, mais dans son élaboration lente et successive, habile à détacher le trait caustique d’une mordante ironie, impropre à retracer les grands sentiments dans leur majestueuse gravité.

Vint Ronsard, vint du Bellay, vint Baïf, toute une pléiade enfin de jeunes et savants écrivains qui, désireux de donner à la langue une dignité qui lui manquoit, la clouèrent sur le lit de Procuste d’une littérature étrangère. Audacieux pour détruire, timides pour réédifier, ils crurent avoi rà renverser le monument qu’ils devoient achever. Exclusifs dans leur système, faux comme tout système, au lieu de greffer sur l’arbre sauvage des écrivains gaulois le rameau cultivé par les poètes grecs et latins, ils essayèrent de l’abattre : entreprise au dessus de leurs forces. Vaincu, mais non soumis, l’esprit familier et populaire de nos premiers écrivains reparut, mûri par l’âge, dans les vers de Régnier, tandis que le génie d’une imitation plus intelligente, fécondée par son admiration pour les modèles de l’antiquité, se perpétuoit à son insu dans les vers de Malherbe. Héritier de ces deux écoles antagonistes, Saint-Amant marcha à la fois sur les traces de Malherbe et sur celles de Régnier : élève du premier dans les poèmes sérieux qui l’occupèrent à la fin de sa vie, disciple du second dans ses pièces de débauche et de satire outrée.

C’est à son mérite bien reconnu dans les deux camps et à sa liaison avec les premiers fondateurs de l’Académie françoise que Saint-Amant dut de faire, dès l’origine, partie de cette société, sans avoir même songé à solliciter cet honneur.

Les premiers membres des réunions de Conrart avoient été Godeau, Gombauld, Giry, Chapelain, Philippe Habert de Montmort et son frère Germain Habert de Cerisy, Conrart, Serisay et Malleville ; à eux se joignirent Faret, Desmarets et Bois-Robert ; puis, lorsque le cardinal en voulut former un corps, on ; ajouta à la fois Bautru, Silhon, Sirmond, Bourzeys, Méziriac, Maynard, Colletet, Gomberville, Colomby, Baudoin, L’Estoille, Porchères d’Arbaud et enfin Saint- Amant.

Dans sa réunion du 2 janvier 1635, l’Académie avoit ordonné que chacun de ses membres, dans un ordre déterminé par le sort, lirait un discours sur telle matière qu’il lui plairait. Trois académiciens sans plus, dit Pellisson, « se dispensèrent de faire cette sorte de discoure a leur tour, quoiqu’ils en fussent très capables » : Serisay, Balzac et Saint-Amant ; mais ce dernier — vouloit-il donner une preuve de zèle ? — offrit de recueillir pour le dictionnaire les termes d’abord appelés crotesques ou grotesques, puis par Sarasin bourlesques, de l’italien burlesco, et enfin burlesques.

Ce travail d’érudition étoit facile à Saint-Amant ; ces termes lui étoient familiers, et, s’il faut l’en croire, il étoit le premier à avoir composé dans le genre burlesque des poèmes suivis. Les paroles de Saint-Amant contredisent l’opinion de ceux qui regardent le poème de Typhon ou la Gigantomachie, par Scarron, comme le premier en date de tous les ouvrages de cette espèce.

Quant au genre créé par Saint-Amant, il obtint rapidement en France une faveur qu’expliquent et sa’nouveauté, et Ie caractère plaisant des œuvres de Scarron, qui l’adopta aussitôt. Bientôt les libraires ne voulurent rien accepter qui ne portât ce nom de burlesque, et l’etendirent, pour abuser le public, aux ouvrages les plus sérieux, comme le poème de la Passion de Notre Sei- gneur Jésus-Christ, dès qu’ils étoient composés en petits vers. Ce livre est de 1649. En 1648, le nouveau dictionnaire des rimes, publié chez Courbe, fait aussi une concession au burlesque. « Le volume n’auroit pas esté si gros, dit l’avertissement, si le bourlesque ne m’eust obligé à mettre beaucoup de mots qui ne sont plus en usage qu’en ce genre-là. »

Malgré le dédain de quelques bons esprits, le burlesque comptoit de nombreux partisans. Ce genre d’écrits, disoient ceux-ci, a un but moral ; il déconcerte la vanité humaine, en présentant les plus grandes choses et les plus sérieuses d’un côté ridicule et bas. Le travail de Saint-Amant avoit donc son utilité ; mais un ouvrage collectif marche lentement, et pour Saint-Amant ce ne fut pas une grande fatigue de se tenir au courant ; et encore s’y tenoit-il ? Je crois qu’il n’y songeoit guère, et qu’il n’étoit pas moins disposé que Bois-Robert à railler un établissement qu’ils avoient l’un et l’autre contribué à fonder.

En 1643, suivant la Bibliothèque des théâtres, fut faite, et en 1650 selon Pellisson, fut imprimée une comédie en trois actes et en vers qui mérite plutôt le nom de farce que celui de comédie, mais qui n’est pas sans esprit et qui a des endroits fort plaisants : c’est la comédie de l’Académie, des académiciens ou encore des académistes, que nous trouvons parmi les ouvrages de Saint-Evremont, mais que « quelques uns ont voulu attribuer à un académicien même, parceque cet ouvrage ne se rapporte pas mal à son style, à son esprit et à son humeur, et qu’il y est parlé de lui comme d’un homme qui ne fait guère d’état de ces conférences. » Ce faux frère qui attaquait les académiciens, dans la pensée de Pellisson, c’étoit Saint-Amant. Calomnie ! Et puis, voyez les erreurs ! Faret est mis aussi au rang des personnages négligents. Mieux que personne, Saint Amant savoit que Faret étoit un des académiciens les plus influents et les plus zélés, et qu’on faisoit dans la compagnie grand cas de son talent de prosiste.

La pièce s’ouvre par une scène entre Saint-Amant et Faret ; ils ne sont là que pour médire : ils n’ont d’égards ni pour l’orgueilleux petit abbé Godeau, ni pour le fat et ridicule Chapelain. Selon eux,

Colletet est bonhomme et n’écrit pas trop mal…
Bois-Robert est plaisant autant qu’on sauroit l’être…
Gombauld, pour un châtré, ne manque pas de feu…

L’auteur confond Gombauld avec Berthaut (ou Berthod) le musicien, Berthaut l’incommodé, comme on disoit. Gombauld n’avoit de ridicule que la façon de sa barbe.

Godeau paroît pendant ce conciliabule : voilà nos bavards en fuite. Saint-Amant s’écrie en partant :

Nous reviendrons tantost. Allons, mon cher Faret,
Trouver proche d’ici quelque bon cabaret.

Et, de fait, ils reviennent à la deuxième scène du troisième et dernier acte, tous deux ivres-morts. « Enfin, ils sont partis ! » C’est alors seulement que l’Académie peut reprendre ses puériles discussions et donner ses décisions prétentieuses.

Quelque peu d’estime que Saint-Amant ait pu avoir pour l’Académie, il n’était pas homme à faire, pour la railler, un travail de cette importance. Il étoit toujours prêt à en médire, mais en passant.

Dans les cabarets, les chambres des débauchés, les galères du comte d’Harcourt, Saint-Amant étoit libre. Aussi étoient-ce ces lieux, plutôt que l’Académie, qu’il aimoit à fréquenter : c’est la qu’il passoit sa vie. Il descend en droite ligne des héros de Rabelais, et se plaît, comme eux, à « cauponiser ès tavernes ». Il y chinquoit, il y biffoit, il y rimoit, il y fumoit ; que dis-je ? car il avoit toutes les mauvaises habitudes possibles, il y maschoit de fin tabac.

Admis à faire partie des flottes royales sur l’escadre du comte d’ll’arcourt, il se trouva avec Furet, secrétaire des commandements du prince, et nous devons l’y suivre. Tous trois étoient inséparables ; entre eux point d’étiquette, point de gêne. Dans leurs réunions, le comte d’Harcourt n’est plus que le Rond, Saint-Amant le Gros, et Faret le Vieux ; ainsi Richelieu nommoit Bois-Robert le Bois. Et remarquez que cette liaison n’étoit un mystère pour personne. L’indiscret Tallemant des Réaux nous eût trahi le secret de ces noms monosyllabiques si Saint-Amant n’avoit pris la peine de nous en instruire.

Le poète, dans la préface de la pièce où il décrit le Passage de Gibraltar, nous apprend qu’il la composa « à l’aspect des estoilles qui nous regardaient boire, et le verre, non la plume, à la main ».

Arrivé heureusement a la côte de Provence, le comte d’Harcourt contribua à la prise des îles Saint-Honorat et Sainte-Marguerite, s’empara d’Orestani, en Sardaigne, et eut tout l’honneur de cette expédition.

Cette campagne d’Italie et d’Espagne a tracé dans la vie de Saint-Amant un sillon qu’il a semé de pièces nombreuses. — À Paris, il avoit chanté le printemps dans un sonnet ; il chante l’été à Rome, l’automne aux Canaries, l’hiver aux Alpes : il a des sonnets pour toutes les saisons. À Cazal, qu’il secourt avec un sonnet, il félicite le comte d’Harcourt de ses victoires dans les îles du Levant, et

Il pense avec raison qu’enfin toute la terre
Sera, comme la mer, trop étroite pour lui.

Mais notre histoire a marché comme le comte d’Harcourt : il nous faut revenir sur nos pas.

Un an après s’être embarqué, Saint-Amant revint à Paris. En effet, en 1638, lorsque maître Adam Billaut, cet homme qui, dit Baillet, fait plus d’honneur aux menuisiers qu’aux poètes, vint à Paris, ce fut à Saint-Amant d’abord qu’il voulut être présenté. Saint-Amant lui consacra une épigramme et un impromptu, sans lui donner trop de ces éloges si souvent mendiés par les auteurs.

De retour l’année suivante (1639) en Piémont, il alla avec l’armée du comte secourir Cazal (1640), et assista à la bataille d’Ivrée (1641), où le cardinal de Savoie fut vaincu par d’Harcourt. En 1643 il étoit à Rome, où il avoit déjà fait un premier voyage sur les galères du maréchal de Créquy, en 1633, lorsque le maréchal alla négocier avec le pape Urbain VIII la dissolution du premier mariage de Gaston d’Orléans.

Ce fut là même qu’il composa sa Rome ridicule, qui fut depuis si souvent imitée.

Elle avoit paru à Paris en 1643, sans nom d’auteur ni d’imprimeur. Le libraire qui la vendit fut seul puni : il perdit la liberté ; il auroit pu y perdre la vie. Le libraire éditeur du Custode de la reine, satire de Blot, de Marlet ou de Morlet, fut pendu, et l’imprimeur, s’il eût été pris, étoit passible du même châtiment.

Après un court séjour à Rome, le comte d’Harcourt fut envoyé (1643) en Angleterre. Saint-Amant l’y suivit. Le comte étoit chargé de proposer la médiation de la France entre Charles Ier et le parlement, mission stérile, comme devoit l’être aussi, en 1645, celle de l’ambassadeur Montreuil.

Saint-Amant aimoit le roi et suivoit avec intérêt les événements. Il fit sur Fairfax, le général du parlement, ce qu’il appelle une épigramme endiablée, où il prétend que « le prince des sabats » ne l’a pas encore emporté, parceque

…… Il craint que, par quelque attentat,
Que par quelque moyen oblique,
Fairfax n’aille du moins renverser son état
Pour en faire une république.

Lorsqu’il apprit la mort du roi, Saint-Amant, comme l’Europe entière, fut indigné et sincèrement affligé. Dans trois de ses sonnets, il exprime l’impression que ce crime lui avoit laissée ; mais il semble que ce sentiment va s’affoiblissant de plus en plus dans son esprit, si l’on en juge par l’argument brutal de l’ordre dans lequel il les a disposés.

C’est par la renommée que Saint-Amant connut le martyre de Charles Ier. En effet, le comte d’Harcourt avoit été rappelé et remplacé, en 1645, par Montreuil, puis envoyé en Catalogne pour succéder au maréchal de la Mothe. Saint-Amant le suivit-il dans cette expédition ? Nous ne pouvons rien affirmer à cet égard. En 1647 il étoit à Collioure, port de mer du Roussillon ; mais, en 1645, nous croirions volontiers qu’il étoit resté à Paris. Il n’avoit pas été plus heureux en Angleterre que Bois-Robert, lorsqu’il accompagna le duc et la duchesse de Chevreuse au mariage du prince de Galles, depuis Charles Ier, avec Henriette-Marie de France. Bois-Robert, dit crûment Tallemant des Réaux, n’étoit allé là que « pour y attraper quelque chose ». Il n’en rapporta rien qu’une maladie.

Ce ne fut pas son seul malheur : un jour qu’il étoit « panse pleine », qu’il « en tenoit un peu », on vola sa bourse pendant son sommeil, et, horresco referens ! « Bacchus trahit Saint-Amant ! »

Une autre fois, je ne sais quel maladroit petit barbier ou barberot, comme il l’appelle, « roy des vilains museaux », entreprit de l’écorcher sous nom de le raser. Grande colère, grand désespoir de Saint-Amant ! À la fin du Barberot, il s’écrie avec dépit :

Je pers tout en Angleterre,
Poil, nippes et liberté ;
J’y pers et temps et santé,
Qui vaut tout l’or de la terre ;
J’y perdy mon cœur, que prit
Un bel œil dont il s’eprit,
Sans espoir d’aucun remede ;
Et je croy, si Dieu ne m’ayde,
Qu’enfin j’y perdray l’esprit.

Bois-Robert n’eut jamais plus longue rancune contre le climat barbare qui l’exposa à tant de malencontres. Saint-Amant fit pour l’Angleterre ce qu’il avoit fait pour Rome : il composa un poème de l’Albion qui fait partie des manuscrits de la Bibliothèque impériale. C’est une attaque virulente contre les Anglois, et souvent si mordante qu’il n’osa pas la publier ; nous la donnons pour la première fois.

L’Albion, caprice héroï-comique, est dédié par l’auteur à Monseigneur le maréchal de Bassompierre ; il se compose de cent vingt et une stances de sept vers, et se termine par un c’est fait énergique, qui témoigne du plaisir avec lequel l’auteur a terminé son ouvrage, ou au moins le manuscrit, si nettement exécuté, qu’il a fait, à la date du 12e febvrier 1644, des soixante et une page in-4° qui le composent.

Le séjour de Saint-Amant à Paris fut plus agréable, ou du moins plus fructueux. En 1645, en effet, Marie-Louise de Gonzague accepta la main et le trône de Ladislas-Sigismond, roi de Pologne, lequel mourut peu après. Son frère, l’ex-jésuite et cardinal Casimir, fut son successeur comme roi et comme époux : il prit pour femme, en 1649, la veuve de Ladislas. L’abbé de Villeloin, le sieur de Marolles, jouissait alors d’une immense réputation et d’une non moins grande influence auprès de la nouvelle reine, dont il avoit été le précepteur. Il mit son crédit au service de ses amis, entre autres de Saint-Amant. Dans ses Mémoires, en effet, à la date de 1645, on lit : « La reine de Pologne mit en considération l’estime que je luy avois toujours faite des vers de M. de Saint-Amant, qu’elle avoit ouï quelquefois de ses poèmes sérieux avec beaucoup de plaisir, et le retint au nombre des gentilshommes de sa maison, avec une pension de trois mille livres, qu’elle lui octroya par brevet et qu’elle fit expédier exprès. »

Ainsi, voilà Saint-Amant à la reine de Pologne, comme il avoit été au duc de Retz le bonhomme, puis au comte d’Harcourt ; mais toute sa vie il se regarda comme indépendant. Ainsi, un jour qu’il dînoit à la table du co-adjuteur, il put se permettre, dit Tallemant, cette parole, devant une assemblée de valets : « J’ai cinquante ans de liberté sur la tête. »

La reine de Pologne avoit pour secrétaire de ses commandements M. des Noyers, ami du poète, qui ne le servit pas moins que l’abbé de Marolles auprès de leur protectrice commune. Saint-Amant contracta envers la reine de Pologne, des Noyers et l’abbé de Marolles, une triple dette, qu’il paya en pièces de toute sorte.

Dans un Sonnet à la reine de Pologne, il parle de l’amour qu’elle a inspiré « au plus grand roy du pôle », mais ne dit mot des visites nocturnes qu’elle recevoit de Cinq-Mars, ni des lettres qu’elle lui écrivit, et qui faillirent tant la compromettre lorsqu’il mourut.

L’Epistre à l’hyver sur le voyage de sa sérénissime majesté en Pologne est écrite dans un style plein de dignité ; quelques vers même sont de la plus grande beauté, celui-ci, par exemple, où l’on voit Borée

Ployer l’orgueil qui couronne sa teste.

Nous ne citons que pour mémoire :

Sonnet à la Sme Rne de Pologne, en luy envoyant une partie du Moïse. — Sonnet à la Santé, pour le second mariage de la S. R. de P. (1649).

Lorsqu’il fit son Épître diversifiée à Monsieur Des Noyers, Saint-Amant étoit à Collioure, port de mer du Roussillon, dont le gouverneur étoit Tilly, son ami intime. Dans son épître, il remercie Des Noyers de lui attirer tant de faveurs de la reine ; il lui raconte ses plaisirs. — Plus loin il prétend

… Que l’usage en chaque nation
Porte avec soy son approbation.

Et, pour preuve, il montre le ridicule de la mode en France. Ce passage est une véritable gravure de mode : rien n’y manque ; nulle part ailleurs on ne trouverait une meilleure satire du costume, ni qui le fasse mieux connaître.

Saint-Amant revint à Paris peu de temps après, et il s’y trouvoit au temps de la Fronde. C’est alors qu’il composa contre Condé cette chanson satirique qui le fit bâtonner par ce prince sur le pont Neuf, et qu’il fit paroitre ses triolets sur les affaires du temps.

Ce genre de poésie est fort ancien, puisqu’on en trouve un exemple dans le Cléomadès d’Adenez le Roi, et puisque dans notre vieux théâtre les triolets tenoient la place des couplets de nos vaudevilles ; il ne fut pas remis en honneur par Marot, comme le prétend Boileau, qui en eût vainement cherché un dans les œuvres de ce poète ; mais, pendant la Fronde, ils se font jour de nouveau. Déjà, à la date de 1648, le recueil de Maurepas en contient quelques uns ; en 1649, le nombre en est infini. Saint-Amant en formula les règles et en donna de nombreux exemples. Il se montra moins favorable au rondeau, autre ancien genre de poésie remis en vogue quelque temps avant le triolet. Saint-Amant fit contre le succès usurpé de nombreuses pièces de ce genre une longue satire qu’il intitule la Petarrade aux rondeaux.

Une idée assez bouffonne du sieur de la Croix, auteur d’un volume intitulé l’Art de la poésie françoise et latine (Lyon, 1694, in-12), c’est d’avoir, dans l’énumération des divers genres de poésie, regardé comme des noms de poèmes certains titres de pièces. Ainsi Sarasin avoit fait une glose du sonnet de Job. L’auteur donne place à la glose, à côté de la fable, pas trop loin du cantique. Saint-Amant a fait une pièce qu’il intitule l’Énamouré, une autre qu’il nomme Crevaille : ce sont deux genres distincts pour le docteur.

Nombre de pièces légères de Saint-Amant portent le nom de caprices. Dans beaucoup d’auteurs de son temps, et même de l’âge suivant, on retrouve des poèmes sous le même titre. Ce mot caprice s’appliquoit aux pièces de poésie, de musique, d’architecture et de peinture, un peu bizarres et irrégulières, et qui réussissaient plutôt, dit Furetière, par la force du génie que par l’observation des règles de l’art. À cette époque, on parloit des Caprices de Saint-Amant comme des Caprices ou grotesques de Callot le graveur.

Plusieurs de ces Caprices pourraient faire passer leur auteur

Pour satirique agréable et cuisant ;

mais ces poèmes ne peuvent se comparer ni aux satires de Boileau ni à celles de Regnier. Il a dans les pièces de cette sorte une indulgence à lui particulière. Dans l’avant-satire, voici comment il définit le genre : c’est un poème, dit-il,

…… Où l’on mord plaisamment,
Où l’on verse à flots noirs de l’encre seulement,
Où la plume est l’espée avec quoy l’on s’escrime,
Où de joyeux brocards la sottise on réprime ;
Bref, on ceux que l’on blesse, au lieu de s’en faucher,
Sont pour leur propre honneur contraints d’en riocher.

Saint-Amant n’a jamais fait une satire entière ; mais il a laissé de nombreux traits piquants dans ses œuvres. Le vers, sans manquer d’une certaine verve et de quelque fermeté, n’a pas le caractère farouche, la résistance nerveuse des Tragiques de d’Aubigné, la brutale et trop inégale vigueur des satires de Courval-Sonnet, ou la mordante et leste ironie de Regnier.

Les poésies de Saint-Amant ont cependant ce mérite qu’elles sont en général aussi fournies que celles des plus beaux génies ses contemporains. De plus, il eut la discrétion de taire le nom de ses ennemis ; ainsi il ne nomme pas même, dans son Poète crotté, Marc de Maillet, ce ridicule poète qu’il paroit avoir eu en vue, selon Tallemant des Réaux. — Il est souvent à regretter que Boileau n’ait pas eu la même réserve. Lorsqu’il attaquoit Saint-Amant, celui-ci étoit mort, et les coups du satirique n’atteignoient plus que sa mémoire ; peut-être eût-il été convenable de la respecter, de ne pas railler la pauvreté, heureusement imaginaire, d’un poète qui avoit racheté par sept ou huit années de sérieuse piété les folles erreurs de sa jeunesse.

Les traits de Saint-Amant atteignirent aussi les ruelles, mais toujours sans personnalité blessante. Nous n’avons point à parler ici de l’hôtel de Rambouillet et de la ruelle fameuse d’Arthénice ; Saint-Amant y étoit connu sous le nom de Sapurnius, et on lui savoit gré des tours nouveaux qu’il avoit introduits dans la langue. Avoir l’ame raide aux soucis, troupes faisant un grand débordement dans la plaine, l’eau appelée miroir céleste, le mot me manque, bonnes ou mauvaises, ces locutions sont de Sapurnius, et Somaize lui en a conservé la gloire, ou du moins la propriété.

Sapurnius-Saint-Amant étoit vu aux ruelles avec estime ; ses œuvres y avoient leur entrée au même titre que la Sophonisbe ou le Cinna. Ainsi Scarron dit à ses vers :

Adieu donc, rimes ridicules…,
Vous qui croyez qu’être volume
Vaut mieux qu’être écrit à la plume,
Que tout le monde vous lira,
Que chacun de vous parlera
Comme on fait des pièces nouvelles

Que vous aurez dans les ruelles
Presque autant d’estime qu’en a
La Sophonisbe ou le Cinna,
Ibrahim ou la Marianne,
Alcyonée ou la Roxane,
Et les œuvres de Saint-Amant,
Au style si rare et charmant.

Nous sommes étonnés de voir rapprocher le Cinna des autres pièces : le crible du temps, comme dit quelque part Mme de Sévigné, les a bien séparées.

Lorsque Saint-Amant fut revenu de ses voyages et de ses excès, il donna à la religion des pensées devenues plus graves ; il adressa à Corneille, son compatriote et son ami, des vers sur sa traduction de l’Imitation, et s’occupa, selon le goût des ruelles, de cette géographie allégorique que l’on aimoit à y cultiver. Ainsi vers 1656, il entreprit une « carte du pays de Raison », que nous avons perdue. Chevreau, dans une lettre qu’il lui écrit de Loudun, le félicite d’avoir entrepris cette carte, et lui conseille de ne pas l’étendre « généralement au deçà de Loire. »

On sait quelle vogue avoient alors les allégories ; les romans étoient des histoires travesties. L’abbé d’Aubignac. Mlle de Scudéry, le père Lemoyne, s’étoient exercés dans ce genre. Après la Relation du royaume de Coquetterie, on vit paraître la Carte de Tendre, la Carte de la Cour, puis le Royaume des Précieuses, puis la Carte du Jansénisme, puis la Description de la grande île de Portraiture, et mille autres pièces de ce genre.

La Rochefoucauld dit dans ses Maximes que « quelques découvertes que l’on fasse dans le pays de l’Amour-Propre, il y restera toujours bien des terres inconnues. » Ce pays de l’Amour-Propre étoit inconnu lui-même avant l’invention des allégories. Scarron parle de la Scarronnerie, comme Malherbe de Balbut en Balbutie, d’où il se prétendoit originaire.

Ainsi, lorsque Saint-Amant s’exerçoit à ces descriptions, il suivoit le goût du siècle : peut-être l’intérêt de sa fortune lui en faisoit-il une loi. Cependant, avec les revenus de la verrerie dont il avoit le privilége, avec la pension qu’il recevoit de la reine de Pologne, avec le produit de ses ouvrages, fort estimés avant Boileau, avec l’amitié qu’avoient pour lui le duc d’Arpajon, les divers membres de la famille de Retz, et bien d’autres grands seigneurs, nous avons peine a croire qu’il ait été dans cette misère noire que lui ont généreusement prêtée plusieurs satires.

Enfin, si Saint-Amant ne trouvoit pas en France la fortune, il avoit un asile ouvert à la cour de la reine de Pologne, qui faisait de lui une estime particulière. Lorsqu’il se rendit auprès d’elle, il y trouva avec de bons appointements, le titre de conseiller d’État de la reine et de gentilhomme ordinaire de sa chambre. Le désir de présenter à sa protectrice son poème du Moïse sauvé, auquel il travaillait depuis long-temps, l’avoit décidé à faire ce voyage.

Pour se rendre à Varsovie, il passa par la Flandre ; mais il fut arrêté et conduit à Saint-Omer, où il resta quelque temps en prison. On fouilla ses papiers ; le Moïse fut saisi, et, sans le nom de la reine qu’il invoqua, « le Moïse sauvé — c’est lui qui parle — étoit le Moïse perdu. »

À Amsterdam, il rencontra Chanut, ambassadeur près la reine de Suède, un des compagnons d’étude au collége de la Marche. Ils se lièrent bientôt d’amitié sous le patronage de leur ami commun, et de là des vers à Chanut.

L’accueil qu’il trouva en Pologne fit oublier à Saint-Amant et son arrestation à Saint-Omer, et les fatigues du voyage, et les désagréments des hôtelleries. Il resta en route jusqu’à l’entrée du carême ; il arriva à temps pour faire des stances sur la grossesse de la reine de Pologne, et, avec les stances, des prédictions qui ne réussirent pas.

« La reyne de Pologne estoit accouchée d’une fille ; sur quoy monsieur de Saint-Amant fit des vers qui nous furent envoyés de Varsovie, où il estoit alors. Mais l’augure qu’il fit pour la naissance de la princesse royale ne fut pas accomply selon ses souhaits et les nôtres, puis qu’elle mourut bientôt après, aussi bien qu’un frère que le ciel lui avoit donné ; mais il se contenta de montrer l’un et l’autre comme deux astres qui paraissent en même temps qu’ils descouvrent leur splendeur. » (Mémoires de Marolles.)

Saint-Amant eut tort d’oublier les prédictions malencontreuses de Marot et le si qua fata aspera rumpas de Virgile. Sa pièce, d’ailleurs, ne méritoit pas un meilleur succès. Ses stances sur la grossesse, ses sonnets sur les prochaines couches de la reine et sur la naissance du prince de Pologne, n’ont rien de remarquable.

Saint-Amant passa deux années en Pologne. Il ne rentra en France qu’en 1651, après avoir fait, de la part de Marie de Gonzague, un voyage de Stockholm, qui lui profita peu, pour assister au couronnement de la reine de Suède. Il revint par la Hollande, et, forcé par le vent contraire d’attendre douze ou quinze jours à l’embouchure de la Meuse, il composa un caprice marinesque intitulé la Rade, où il se plaint fort du capitaine de son vaisseau :

C’est, en Bartas, un donne-ennuy,

c’est-à-dire, dit-il dans une note de la table, en style de du Bartas, — « raillerie sur les épithètes composez de du Bartas. »

Il se mit, dès son retour, à corriger son Moïse, et le refit presque entièrement. L’ouvrage fut « achevé d’imprimer pour la première fois le 22 novembre 1653 », et put être mis en vente cette même année, puisqu’il avoit son privilège depuis le 20 octobre. Cette date contredit l’assertion du savant M. de Montmerqué, qui dit, dans une de ses notes sur Tallemant : « Le Moïse ne fut imprimé qu’en 1660, et le privilège avoit été accordé dès le 20 octobre 1653. » (Edit. in-18.)

Saint-Amant, malade alors, n’avoit pu surveiller l’impression de son livre : c’est ce qu’il dit lui-même dans une lettre inédite à M. Bochart du 5 mars 1654. Lorsqu’il l’écrivit, il étoit à Rouen, et y faisoit valoir cette verrerie dont le chancelier Séguier lui avoit accordé le privilège.

De Rouen, où il boit du cidre et l’ose chanter, lui qui,

Comme Bacchus, a bu par tout le monde,

nous le voyons écrire plusieurs fois en Pologne. L’épître qu’il adressa en 1654 à l’abbé de Marolles répond à tout ce qu’on a pu dire de la prétendue misère de Saint-Amant. Voici en quels termes il lui parle. D’abord sa cassette,

…… en sa capacité,
N’a jamais veu l’aspre nécessité ;

Puis il ajoute qu’il n’a jamais eu

D’éclipse entière en son petit trésor.

La reine de Pologne, paroît-il, ne l’oublioit pas ; il a reçu d’elle une lettre de change et il est dans un grand embarras pour lui faire des remercîments en rapport avec un tel bienfait.

Après tout, l’argent est reçu. Saint-Amant, reconnaissant, se propose de donner en retour à la reine quelque ouvrage digne d’elle. Mais quel ouvrage lui présenter ? Déjà c’est à elle qu’est dédié le Moïse ; il a chanté toutes ses grossesses : il se décide à écrire une seconde idylle héroïque, la Généreuse.

Ce second poème est peu connu. Il fut composé en 1656 à l’occasion du combat de Varsovie, où la reine de Pologne elle-même commanda les canons pendant trois jours et aida son mari Casimir à se raffermir sur le trône. Lorsque cette pièce parut, en 1658, l’auteur écrivit à la princesse palatine, sœur de la reine Marie-Louise, une épître dédicatoire où, après l’avoir priée de faire parvenir la Généreuse à la reine, il ajoute : « Elle apprendra par là qu’un de ses vieux et plus fidelles domestiques vit encore… pour souhaitter qu’elle se voye et bientost et de tout point retablie au fleurissent et paisible état où il a eu le bonheur de la voir autrefois. Ce n’est point. Madame, par labouche de l’intérêt que je parle : ce n’est point mon foible, Dieu mercy ; et j’oseray dire avec une honorable fierté que ceux qui me commissent jusqu’au fond du cœur me tiennent assez généreux et assez détaché de la fortune pour n’avoir jamais offert l’encens à son idole, pour ne lui avoir jamais lâchement sacrifié mes soins et mes peines, et enfin pour n’en avoir jamais voulu faire le moindre de mes désirs. »

Saint-Amant fut bien inspiré en conservant sa fidélité pour une reine malheureuse, mais il oublia que sa vieillesse un peu affoiblie n’avoit plus sa verve ni ses accents d’autrefois. Ce second idylle est écrit en stances irrégulières de neuf vers.

Bien supérieures sont deux autres pièces de caractère tout différent : l’une, plaisante satire contre la bosse du duc de Savoie ; l’autre, adressée à Corneille sur son Imitation.

La première, le Gobbin, lui n fut expressément commandée de la part du feu roy, par son altesse feu Monseigneur le Prince et par Son Éminence feu Monseigneur le cardinal duc de Richelieu, au voyage de Sa Majesté en Piémont, un peu après la fameuse action du Pas de Suze. » Cette satire est en stances dix vers, dont chacune a son épigramme sur la difformité du duc.

La seconde lui fut inspirée par des sentiments de piété sincère qui déjà lui avoient dicté une méditation sur le crucifix dont le style ne manque pas de la sévérité nécessaire au sujet.

Mais toutes ces pièces de la vieillesse de l’auteur, écrites sur des sujets convenables à son âge, sont loin d’avoir l’entrain prodigieux qui animoit les autres. Son poème de Moïse, son œuvre capitale, a des beautés de premier ordre, malheureusement cachées dans le dédale d’un plan assez mal entendu et dans un grand nombre de vers oisifs qui allongent le texte sans développer la pensée. Ses contemporains en ont fait grand cas, et les éditions s’en succédèrent assez rapidement. On vit dans cet ouvrage non pas un poème épique, solennel et tendu comme pouvaient l’être le Saint Louis, l’Alaric ou la Pucelle, mais simplement ce que l’auteur y voyoit lui-même, une idylle, astreinte à moins de majesté, accessible à plus de détails d’une vérité familière que les épopées de Chapelain ou du Père Lemoine. C’est faute d’avoir voulu juger le Moïse d’après son titre que Boileau se moque, en vers charmants, du passage où l’auteur

Peint le petit enfant qui va, saute, revient
Et joyeux a sa mère offre un caillou qu’il tient.

Ce n’étoient pas des critiques de ce genre qu’adressoit à Saint-Amant le savant Samuel Bochart. Lorsque parut le Moïse, il lui envoya ses observations, non plus aiguisées par une ironie piquante, du moins si elle étoit déplacée, mais hérissées de citations polyglottes dont le pédantisme dut terriblement alarmer Saint-Amant. Toutefois, le poète tint grand compte des remarques critiques du savant, et entra avec lui dans une discussion que nous publions pour la première fois à la suite du Moïse.

Il nous reste à disculper Saint-Amant du crime qu’on lui a fait d’avoir composé un poème inédit, un poème inconnu, dont le nom seul nous a été transmis par Loret et plus tard par U. Chevreau et par Brossette, La Lune parlante.

La Muse historique de Loret, consacrant le souvenir de Saint-Amant, dit :

Sa muse estoit d’un noble étage,
Ayant fait pour dernier ouvrage,
Sur la naissance du Daufin.
Un poème galant et fin,
Et de construction charmante,
Intitulé : « Lune parlante »,
Que l’on vend (je croy) chez Sercy…

M. Paulin Paris, à l’obligeante érudition duquel on ne fait jamais appel en vain, nous fait remarquer à ce sujet que « Loret seul, des contemporains, en a parlé ; encore ne dit-il pas absolument que la pièce soit imprimée : le je croy témoigne qu’il n en étoit pas sûr. »

Le dauphin étoit né le 1er novembre 1661 ; SaintAmant mourut peu après, et sans doute après sa mort Sercy, qui s’étoit chargé de l’impression, ne publia même pas un poème qui n’avoit d’autre mérite peut-être que son opportunité. Brossette prétend que l’auteur y félicitoit Louis XIV de savoir nager, et semble trouver cette louange fort ridicule. Nous croyons que la poésie n’a pas moins de privilège que la prose, et qu’il n’est aucune idée, aucun sentiment, que les vers ne puissent rendre ; les termes seuls de l’éloge et la place qu’il occupe dans le poème peuvent le disculper ou le condamner. Mais cet ouvrage est perdu, et nous n’en pouvons parler que par ouï-dire.

On prétend que l’accueil fait par le roi à la Lune parlante abrégea les jours de Saint-Amant. Nous ne croyons pas plus à ce conte qu’à la mort de Racine avancée par un coup d’œil de Louis XIV. Lorsqu’il mourut, Saint-Amant avoit soixante-sept ans ; mais les folies de sa jeunesse, les fatigues de ses voyages, l’avoient usé, et il sembloit plutôt âgé de 74 ou 75 ans. C’est ce que nous apprend une note curieuse extraite d’un journal de Colletet le fils, et que nous avons été le premier à publier en 1852, d’après une communication du savant M. Rathery, de la bibliothèque du Louvre :

« Le jeudy, 29e décembre 1661, jour de saint Thomas de Cantorbéry, mourut chez monsieur Monglas, son ancien hôte, qui étoit décédé huit jours avant, le sieur Saint-Amant, âgé de 74 ou 75 ans, après une maladie de deux jours. Il reçut les sacrements et mourut un peu devant midy : Monsieur l’abbé de Villeloin l’assista en ce dernier moment, et luy rendit ce dernier devoir. Il est inhumé à… » (Incomplet.)

Ces quelques mots, en même temps qu’ils nous apprennent la date exacte de la mort de Saint-Amant, prouvent encore combien est erronée l’assertion de Tallemant des Réaux, qui prétend que l’auteur du Moïse étoit huguenot, comme Conrart et Gombauld. Saint-Amant étoit catholique, et si sa jeunesse fort orageuse ne prouve pas une bien vive piété, ses dernières années nous le montrent revenu à résipiscence, et sa mort fut celle d’un chrétien.

Dirai-je maintenant quel fut Saint-Amant, son caractère, son rôle parmi ses contemporains ? C’est surtout par des comparaisons qu’il est possible de juger les hommes ; l’isolement où les biographes placent nécessairement leur héros semble augmenter toujours les véritables proportions qu’il doit avoir ; pour nous, qui nous faisons de l’impartialité une loi absolue, nous ne voulons point exagérer l’importance d’un poète qui faisoit lui-même assez bon marché de ses œuvres[2].

Saint-Amant, bien supérieur aux Tristan, aux Maillet, aux Pelletier et aux autres poètes de son temps n’est inférieur qu’à Corneille. Représentant d’une école toute libérale, dont Marot transmit les traditions à nos romantiques du XIXe siècle par l’intermédiaire de Molière, de La Fontaine, des contes de Voltaire, Saint-Amant écoute volontiers son caprice et se laisse facilement voir sous ses vers. Il a dû surtout son succès à une originalité puissante, à une verve sans égale, à l’allure vive, ardente, qu’il a su donner à ses vers ; et, dans des genres tout opposés, aucun n’a eu plus de grâce facile et délicate. S’il eût vécu du temps de Boileau et de Racine, il auroit gagné sans doute à suivre les traces de ces grands maîtres ; mort avant leurs premiers écrits, il a mérité au dessus de ses contemporains une place qu’il n’a pas eue, et que l’on pourra maintenant lui assigner, preuves en main, sur cette première édition complète de ses œuvres.


Ch. L. Livet.


AVIS SUR L’ORTHOGRAPHE DE CETTE ÉDITION.





Nous avons rigoureusement suivi l’orthographe de Saint-Amant ; ce n’est donc point par erreur qu’on lira ; j’espere pour j’espère ; aime-t’il pour aime-t-il ; dequoy pour de quoi, etc.

L’E devant l’r étoit naturellement ouvert ; le T euphonique devoit être précédé du trait d’union, suivi de l’apostrophe (Voy. la grammaire de Oudin) ; de quoi ne se trouve guère qu’en un mot, depuis Régnier, où il est substantif, — avoir dequoi —, jusqu’à Richelet et Furetière, qui l’accueillent dans leur dictionnaire sous cette forme (1re édit.)

Nous nous sommes permis seulement de distinguer le J et le V de l’I et de l’U. Par une conséquence qui nous a semblé nécessaire, et dont il est tenu compte ici pour la première fois, bien qu’elle n’ait pas échappé au dernier éditeur de Tallemant des Réaux, nous avons supprimé sur l’U ou sur l’E suivant le tréma (¨) qui n’avoit pas d’autre objet que d’empêcher la confusion : « V marqué des deux points est voyelle : loüer, ioüer, etc. Quelques uns les mettent sur l’ë qui le suit, ce que je ne trouve pas à propos. » (Oudin, 1656.)

Nous avons donc donné un texte conforme à l’orthographe grammaticale du temps ; mais quand Saint-Amant, qui vouloit la rime aussi exacte pour l’œil que pour l’oreille, a cru devoir s’affranchir des règles, nous avons respecté toutes les concessions qu’il imposoit aux mots sans tenir assez compte de leur forme régulière.

Enfin nous avons suivi, pour les trois premières parties, l’édit. in-4o de 1651 ; pour la 4e, l’édit. de 1658, in-4o, la seule que nous connoissions, et qui n’est pas même reproduite dans les éditions postérieures ; pour le Moïse, l’édit. de 1659, et pour les autres poèmes, les éditions originales ou les manuscrits.

Ch.-L. L.
  1. Ces vers rappellent ceux de Du Bartas, sur les migra- tions des poissons :

    « Semblables au François, qui, durant son jeune âge,
    Et du Tybre et du Po fraye le beau rivage ;
    Car, bien que nuit et jour ses esprits soyent flattez.
    Du pipeur escadron des douces voluptez.
    ll ne peut oublier le lieu de sa naissance ;
    Ains chaque heure du jour il tourne vers la France
    Et son cœur et son œil, se faschant qu’il ne voit
    La fumée à flots gris voltiger sur son toict.

    (5e jour de la Semaine. édit. de 1591, p. 353.)

  2. Saint-Amant a été, dans ces derniers temps, l’objet de divers travaux : M. Philarète Chasles lui a consacré une étude sérieuse ; M. Théophile Canner lui a donné une large place parmi ses Grotesques ; enfin, M. Xavier Aubryet a fait des recherches et recueilli des matériaux pour un livre en ce moment sous presse.