Œuvres de Saint-Amant/Les Visions

Œuvres complètes de Saint-Amant, Texte établi par Charles-Louis LivetP. JannetTome 1 (p. 83-91).
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LES VISIONS[1].

À Damon.


Le cœur plein d’amertume et l’ame ensevelie
Dans la plus sombre humeur de la melancolie,
Damon, je te decris mes travaux intestins,
Où tu verras l’effort des plus cruels destins
Qui troublerent jamais un pauvre miserable,
À qui le seul trespas doit estre desirable.
Un grand chien maigre et noir, se traisnant lentement,
Accompagné d’horreur et d’epouventement,
S’en vient toutes les nuits hurler devant ma porte,
Redoublant ses abois d’une effroyable sorte.
Mes voisins, eperdus à ce triste resveil,

N’osent ny ne sçauroient r’appeller le sommeil ;
Et chacun, le prenant pour un sinistre augure,
Dit avec des soûpirs tout ce qu’il s’en figure.
Moy, qu’un sort rigoureux outrage à tout propos,
Et qui ne puis gouster ny plaisir ny repos,
Les cheveux herissez, j’entre en des resveries
De contes de sorciers, de sabaths, de furies ;
J’erre dans les enfers, je raude dans les cieux ;
L’ame de mon ayeul se presente à mes yeux ;
Ce fantosme leger, coiffé d’un vieux suaire,
Et tristement vestu d’un long drap mortuaire,
À pas affreux et lents s’approche de mon lit ;
Mon sang en est glacé, mon visage en paslit,
De frayeur mon bonnet sur mes cheveux se dresse,
Je sens sur l’estomach un fardeau qui m’oppresse.
Je voudrois bien crier, mais je l’essaye en vain :
Il me ferme la bouche avec sa froide main ;
Puis d’une voix plaintive en l’air evanouye,
Me predit mes malheurs, et long-temps, sans siller,
Murmurant certains mots funestes à l’ouye,
Me contemple debout contre mon oreiller.
Je voy des feux volans, les oreilles me cornent ;
Bref, mes sens tous confus l’un l’autre se subornent
En la credulité de mille objets trompeurs
Formez dans le cerveau d’un excez de vapeurs,
Qui, s’estant emparé de uostre fantaisie,
La tourne moins de rien en pure frenesie.
Souvent tout en sueur je m’esveille en parlant,
Je saute hors du lit, l’estomach pentelant,
Vay prendre mon fuzil, et d’une main tremblante
Heurtant contre le fer la pierre estincelante,
Après m’estre donne maint coup dessus les dois,
Après qu’entre les dents j’ay juré mille fois,
Une pointe de feu tombe et court dans la meiche,
R’avivant aussi-tost cette matiere seiche,

J’y porte l’allumette, et n’osant respirer
De crainte de l’odeur qui m’en fait retirer,
Au travers de ce feu puant, bleuastre et sombre,
J’entrevoy cheminer la figure d’une ombre,
J’entens passer en l’air certains gemissemens,
J’avise en me tournant un spectre d’ossemens ;
Lors, jettent un grand cry qui jusqu’au ciel transperce,
Sans poux et sans couleur je tombe à la renverse.
Mon hoste et ses valets accourent à ce bruit,
Mais de tout leur travail ils tirent peu de fruit ;
Ils ont beau m’appeller, et d’un frequent usage
Me repandre à l’abord de l’eau sur le visage,
M’arracher les sourcils, me pincer par le nez,
Et s’affliger autant comme ils sont etonnez,
Je ne puis revenir non plus que si la Parque
M’avoit desja conduit dans la fatale barque.
Je suis tellement froid, que mon corps au toucher
Ne se discerne point d’avecques le plancher,
Où gisant de mon long, toute force abatue,
On diroit, à me voir, que je suis ma statue.
Il me souvient encore, et non pas sans terreur,
Bien que je sois certain que ce fut une erreur,
Que la premiere nuit qu’au plus fort des tenebres
S’apparurent à moy ces visions funebres,
M’estant esvanouy, comme je l’ay descrit,
De l’extreme frayeur qui troubla mon esprit,
Et ces gens essayans d’une inutile peine
À me restituer la chaleur et l’haleine,
Un d’entr’eux s’avisant de me donner du vin,
Bacchus, que j’ay tenu tousjours plus que divin,
Resveillant tout à coup ma vigueur coustumiere,
Fit resoudre mes yeux à revoir la lumiere.
Alors, comme en sursaut je me leve tout droit,
Representant au vif un mort qui reviendroit ;
Puis, regardant partout d’une veue egarée,

Je m’efforce à leur dire en voix mal assurée :
Fantosmes (car d’effroy je les prenois pour tels),
Quel plaisir avez-vous à troubler les mortels ?
Quel sujet vous ameine à ces heures nocturnes ?
Qui vous a fait quitter vos manoirs taciturnes ?
Mes badauts, esbahis d’entendre ce propos,
Haut allemant pour eux, jouans au plus dispos,
En chemise et nuds pieds, sans m’user de langage,
Vers le degré prochain troussent viste bagage,
Disent que je suis fou, qu’il y fait dangereux,
Emportent la chandelle et barrent l’huis sur eux,
Si qu’à peine mon œil les put bien reconnestre,
Que comme un tourbillon il les vit disparestre.
La lune, dont la face alors resplendissoit,
De ses rayons aigus une vitre perçoit,
Qui jettoit dans ma chambre, en l’epesseur de l’ombre,
L’éclat frais et serain d’une lumiere sombre,
Que je trouvois affreuse, et qui me faisait voir
Je ne sçay quels objets qui semblaient se mouvoir.
Cette nouvelle erreur, dedans ma teste emprainte,
Me rendant à la fin hardy par trop de crainte,
Je mets flamberge au vent, et, plus prompt qu’un esclair,
J’en fay le moulinet, j’en estocade l’air,
Imitant la valeur du brave dom Quichote,
Quand au fort du sommeil, coiffé de sa marote,
Pensant prendre au collet un horrible geant,
Et dans un tourne-main le reduire au neant,
Il exploita si bien, comme chante l’histoire,
Que sur les cuirs de vin son glaive eut la victoire.
Mais je m’engage trop dans ce plaisant discours,
Muse, je t’en conjure, arrestons-en le cours ;
Reprenons tristement nostre stile funeste,
Et, si cela se peut, disons ce qui nous reste.
Voilà donc, cher Damon, comme passe les nuis
Ton pauvre Clidamant, comblé de mille ennuis,

Et toutefois, helas ! ce ne seroit que roses
Si les jours ne m’offroient de plus horribles choses.
Cet astre qu’on reclame avec tant de desirs
Et de qui la venue annonce les plaisirs,
Ce grand flambeau du ciel, ne sort pas tant de l’onde
Pour redonner la grace et les couleurs au monde,
Avec ses rayons d’or si beaux et si luisans,
Que pour me faire voir des objets deplaisans.
Sa lumiere, inutile à mon ame affligée,
La laisse dans l’horreur où la nuit l’a plongée ;
La crainte, le soucy, la tristesse et la mort,
En quelque lieu que j’aille, accompagnent mon sort.
Ces grands jardins royaux, ces belles Tuilleries,
Au lieu de divertir mes sombres resveries,
Ne font que les accrestre et fournir d’aliment
À l’extreme fureur de mon cruel tourment.
Au plus beau de l’esté je n’y sens que froidure,
Je n’y voy que ciprès, encore sans verdure,
Qu’arbres infortunez tous degouttans de pleurs,
Que vieux houx tous flestris et qu’espines sans fleurs.
L’echo n’y repond plus qu’aux longs cris de l’orfraye,
Dont le mur qui gemit en soy-mesme s’effraye ;
Le lierre tortu qui le tient enlacé,
En fremissant d’horreur, en est tout herissé ;
Semblable en sa posture à ces enfans timides
Qui, le corps tout tremblant et les yeux tous humides,
Embrassent leur nourrice alors que quelque bruit
Les va dedans leur couche epouventer la nuit.
Si j’y rencontre un cerf, ma triste fantaisie
De la mort d’Actéon est tout soudain saisie ;
Les cygnes qu’on y void dans un paisible estang
Me semblent des corbeaux qui nagent dans du sang ;
Les plaisans promenoirs de ces longues allées,
Où tant d’afflictions ont esté consolées,
Sont autant de chemins à ma tristesse offers

Pour sortir de la vie et descendre aux enfers.
Le Louvre, dont l’éclat se fait si bien parestre[2],
N’est à mes yeux troublez qu’un chasteau de Bicestre ;
Le fleuve qui le borde est à moy l’Acheron,
J’y prend chaque batteau pour celuy de Caron,
Et, me croyant parfois n’estre plus rien qu’une ombre
Qui des esprits sans corps ait augmenté le nombre,
D’une voix langoureuse appellant ce nocher,
Je pense à tous moments qu’il me vienne chercher.
Si je prens quelque livre en mon inquietude,
Et tasche à dissiper cette morne habitude,
Marot, en ses rondeaux, epistres, virelais[3],

Le mocqueur Lucian et le fou Rabelais,
Se metamorphosans par certains tours magiques,
Ne sont remplis pour moy que d’histoires tragiques.
Ovide en l’Art d’aimer m’epouvante à l’abort ;
Amour, avec son dard, y passe pour la Mort ;
Avec son dos ailé, pour un oiseau funeste ;
Avec son mal fievreux, pour une horrible peste,
Et pour une furie avecques son flambeau,
Qui ne sert qu’à guider les hommes au tombeau.
Si, pour me retirer de ces creuses pensées,
Autour de mon cerveau pesamment amassées,
Je m’exerce parfois à trouver sur mon lut
Quelque chant qui m’apporte un espoir de salut,
Mes doigts, suivans l’humeur de mon triste genie,
Font languir les accens, et plaindre l’harmonie ;
Mille tous delicats, lamentables et clairs,
S’en vont à longs souspirs se perdre dans les airs,
Et, tremblans au sortir de la corde animée,
Qui s’est dessous ma main au dueil accoustumée,
Il semble qu’à leur mort, d’une voix de douleur,
Ils chantent en pleurant ma vie et mon malheur.
Si je vay par la ville, aux plus beaux jours de teste,
Le sort, dont la rigueur pend tousjours sur ma teste,
Donnant mesme aux plaisirs de noirs evenemens,
Ne me fait rencontrer partout qu’enterremens,
Que pasles criminels que l’on traisne au supplice ;
Et lors, m’imaginant quelque enorme injustice,
Je m’escrie à l’abord, les sens de peur transis :
Dieux ! seroit-ce point la mon pauvre amy Tirsis ?
Non, non, ce n’est pas luy, ma veue est insensée ;
Vostre gloire en sa mort seroit interessée,
Et l’equité celeste ayme trop l’innocent
Pour le payer si mal des peines qu’il ressent.
Puis, quand il me souvient de l’horrible aventure
Qui mit tout mon bon-heur dedans la sepulture,

En y mettant Lysis, et qu’il m’est defendu
De chercher seulement le bien que j’ay perdu.
Je m’abandonne aux pleurs, je trouble tout de plaintes,
Un mortel desespoir me donne mille attaintes,
Et, parmy les tourmens qui m’ostent le repos,
Songeant à ses escrits, je dis à tous propos :
Ô belle Polixene[4] ! amante infortunée !
Tu dois bien regretter sa courte destinée,
Puis qu’une telle fin t’interdit d’esperer
Celle des longs travaux qui te font souspirer !
Ô precieux enfant d’une si rare plume !
Beau livre ! grand tresor, mais trop petit volume !
Ouvrage que la mort empescha de finir !
Je croy que t’ayant veu, tout bon sens doit tenir
Que la plus belle chose, en quoy que l’on souhaitte,
Se pourra desormais appeller imparfaite,

Si plustost on ne dit que, pour estre divin,
Ô livre nompareil ! tu n’as point eu de fin.
Et je n’en mettray point à l’ennuy qui me ronge,
Car, soit que ton autheur me vienne voir en songe,
Ou que je pense à luy comme je fais tousjours,
Mes larmes et mes cris auront un mesme cours ;
Ma pitié luy veut rendre à jamais cet hommage ;
En tous lieux où j’iray sa vaine et pasle image,
Visible à moy tout seul, et regretable à tous,
Me contera sa mort, me monstrera ses coups,
Et, m’inspirant au cœur ce que pour allégeance
Luy pourra suggérer une horrible vengeance
Contre cet assassin rempli de trahison
Qui termina ses jours en leur verte saison,
Me mettra dans les mains les plus pesantes chaisnes,
Les feux les plus ardens et les plus longues gesnes,
Pour en punir ce monstre, et faire un chastiment
Que l’on puisse esgaler à mon ressentiment.

  1. La croyance aux fantômes, aux magiciens, aux sorciers, au diable, étoit alors presque générale V. a ce sujet une plaisante histoire racontée par le cardinal de Retz (t. I. p. 58, édit. de Genève, 1751). — Desmarets de S.-Sorlin dit dans le discours qui précède la 3e édition de son Clovis : « C’est une chose qui n’est que trop commune… que des magiciens et des sorciers qui sçavent faire la grêle et les tempêtes. » — Cyrano a écrit pour les sorciers sa douzième lettre, que Nodier aimeroit mieux, dit-il, avoir faite que les Provinciales — René Bary, dans son journal de cour, fait soutenir la même croyance. —Tristan a écrit une pièce du même genre, les Terreur nocturnes. (Œuvres du sieur Tristan l’Hermite, 1648, in-4, p. 383.)
  2. L’éclat du Louvre, dont parle Saint-Amant, étoit loin d’atteindre le degré ou il a été porté depuis par Louis XIV. Le vieux Louvre, c’est-à-dire l’œuvre de P. Lescot, embellie par Jean Goujon, augmentée sous Louis Xlll d’un pavillon dû à J. Le Mercier, et ornée des caryatides de Sarazin, copie de celles qu’avait sculptées Jean Goujon, dans la salle des Cent-Suisses, n’avoit pas encore reçu les développements que donna à ce monument Perrault. On sait que les dessins de cet architecte furent préférés a ceux du cavalier Bernin, que Louis XIV avoit fait venir d’Italie, et qui reçut du roi, outre une gratification de 150,000 livres, une pension de 6,000 livres et 100 livres par chaque journée de séjour a Paris.
  3. S’il a été permis a Boileau de parler des triolets de Marot, qui n’en a jamais composé, on peut bien pardonner à Saint-Amant d’avoir prêté au même auteur des virelais, quoiqu’on n’en trouve aucun dans ses œuvres. P. Delaudun-Daigaliers, dans son chapitre Du lay et virelay, dit : « L’usage est si rare de ces deux sortes de poèmes, qu’il y a fort peu de personnes qui les cognoissent, et ne trouve pas qu’aucun des bons poètes s’y soit amusé. » Aussi le naïf auteur est-il obligé de citer pour exemple un virelay de lui-même. On sait que la Fronde remit en honneur, entre autres anciens genres, le triolet et le rondeau. L’Art poétique français du sieur de la Croix n’a pas oublie le virelai, et en cite un exemple moderne.
  4. François de Molière, sieur d’Essartine, mourut assassiné, jeune encore, en 1628. Lenglet-Dufresnoy, dans sa Bibl. des romans, ne cite que la Polyxène, dont il indique les édit. de 1632 et de 1645 ; j’en possède une de 1623. Outre la Polyxène, vantée aussi par Racan, Molière a composé quelques lettres, qui se trouvent dans le recueil de Faret. Sorel, dans ses Remarques sur le Berger extravagant, se moque du début amphigourique de Polyxène (Berger extrav., 3e partie, Rouen, 1646, p.255 des Remarques qui suivent). — À la page 19 des mêmes Remarques, Sorel cite un autre ouvrage, peu connu, de Molière, la Semaine amoureuse, dont il blâme « les noms à la grecque ».

    La Polyxène est dédiée à la princesse de Conty. Le privilége, daté de 1622, semble donner l’ouvrage comme complet dans ses quatre livres. Les quatre pages d’errata qui suivent sont curieuses, et montrent quelle importance l’auteur attachoit à son style. — Ce livre est un des nombreux romans qui sont venus, à la remorque de l’Astrée, escompter la gloire de cet ouvrage. À vrai dire, c’en est un épisode. — En 1627, un sieur de Molière étoit lieutenant d’artillerie au siége de l’Île de Ré. (Hist. de Richelieu, par Aubery, p. 57.)