Œuvres de Saint-Amant/Le Cidre, caprice

Œuvres complètes de Saint-Amant, Texte établi par Charles-Louis LivetP. JannetTome 1 (p. 334-337).

LE CIDRE.

À Monsieur le comte de Brionne[1].

caprice.


Comte, puis qu’en la Normandie
Pomone fait honte à Bacchus,
Et qu’en cette glace arondie
Brille une lumière esbaudie
De la couleur de nos escus :

Chantons, à la table où nous sommes,
À la table où le roy des hommes
Nous traitte en chers et francs voisins,
Que le jus delicat des pommes
Surpasse le jus des raisins.

Je le confesse, qu’on le croye,
Saint-Amant le dit, c’est assez :
Mon cœur, mon poulmon et mon foye,
À son esclat sautent de joye,
Et tous les soins en sont chassez :
C’est le doux honneur de septembre ;
Il m’attire dans cette chambre
Par une secrette vertu,
Et mon corps auprès de cet ambre
S’esmeut et passe pour festu.

Je ne me puis lasser d’en boire ;
Ma soif renaist en s’y noyant ;
Du muscat je pers la memoire,
Et mon œil est comblé de gloire
De le voir ainsi flamboyant.
Qu’il est frais ! qu’il est delectable !
De moy, je tiens pour veritable,
Lors que j’en trinque une santé,
Que le seul cidre est l’or potable
Que l’alchymie a tant vanté.

Page, remply-moy ce grand verre,
Fourby de feuilles de figuier,
Afin que d’un son de tonnerre
Je m’escrie à toute la terre :
Masse à l’honneur du grand Seguier !

Je le revere, je l’admire ;
ll m’a fait avec de la cire
Une fortune de cristal[2],
Que je feray briller et lire
Sur le marbre et sur le metal.

C’est par luy que dans ma province
On voit refleurir depuis peu
Cet illustre et bel art de prince
Dont la matiere fresle et mince
Est le plus noble effort du feu ;
C’est par luy que de sable et d’herbe,
Dessus les champs bruslée en gerbe,
Des miracles se font chez moy,
Et que maint ouvrage superbe
Y pretend aux levres d’un roy.

Que d’industrie et de vitesse,
Quand, animé d’un souffle humain,
Un prodige en delicatesse
S’enfle et se forme avec justesse
Sous l’excellence d’une main !
Que de plaisir quand on le roue,
Quand un bras desnoué s’en joue,
Soit dans Venize ou dans l’Altar !
Et que d’ardeur mon ame advoue
Pour ce vase où rit ce nectar !

Mais cependant que je m’amuse
À caqueter de la façon,
Je ne voy pas que je m’abuse,
Que mon goust de longueur m’accuse,
Et que je fasche l’eschanson.

Baille-moy, baille-moy la couppe ;
Or, sus donc, vertueuse trouppe !
Que d’un toppe gay, pront et clair,
On fende, on perce, on entre-couppe
Toutes les regions de l’air !

Ha ! que ce bruit m’est agreable !
Voilà respondu comme il faut ;
J’en esprouve une aise incroyable,
Et nostre desbauche est louable
D’esclater pour un nom si haut.
Aux graces qu’on desire en elle,
La retenue est criminelle ;
La froideur offence Themis.
Bref, pour la rendre solennelle,
L’excez mesme nous est permis.

Ô mon cher ! ô mon rare Conte
Dont les vertus charment nos cœurs,
Que dois-je dire, au bout du conte ?
On ne peut faire assez de conte
De cette reine des liqueurs.
Elle est aux muses consacrée,
Elle est douce, elle me recrée
Mieux que la figue ou l’abricot,
Et la Nimphe la plus sucrée
Pourroit estre de nostre escot.



  1. Gentilhomme normand. Il faut lire Briosne. Cet ami de Saint-Amant étoit cousin du baron de Melay, à qui Saint-Amant dédie la pièce suivante. Le comte d’Harcourt porta aussi la titre de comte de Brionne.
  2. Saint-Amant avoit obtenu du chancelier Séguier le privilége d’une verrerie, et cette verrerie, au temps du comte de Boulainvilliers, étoit encore d’une grande importance.