Œuvres de Robespierre/Sur l’organisation des gardes nationales

Texte établi par recueillies et annotées par A. VermorelF. Cournol (p. 185-194).


SUR L’ORGANISATION DES GARDES NATIONALES


Les gardes nationales ne seront jamais ce qu’elles doivent être si elles sont une classe de citoyens, une portion quelconque de la nation, quelque considérable que vous la supposiez.

Les gardes nationales ne peuvent être que la nation entière armée pour défendre au besoin ses droits ; il faut que tous les citoyens en âge de porter les armes y soient admis sans aucune distinction : sans cela, loin d’être les appuis de la liberté, elles en seront les fléaux nécessaires ; il faudra leur appliquer le principe que nous avons rappelé au commencement de cette discussion en parlant des troupes de ligne : dans tout état où une partie de la nation est armée et l’autre ne l’est pas, la première est maîtresse des destinées de la seconde ; tout pouvoir s’anéantit devant le sien ; d’autant plus redoutable qu’elle sera plus nombreuse, cette portion privilégiée sera seule libre et souveraine ; le reste sera esclave.

Être armé pour sa défense personnelle est le droit de tout homme ; être armé pour défendre la liberté et l’existence de la commune patrie, est le droit de tout citoyen. Ce droit est aussi sacré que celui de la défense naturelle et individuelle dont il est la conséquence, puisque l’intérêt et l’existence de la société sont composés des intérêts et des existences individuelles de ses membres. Dépouiller une portion quelconque des citoyens du droit de s’armer pour la patrie et en investir exclusivement l’autre, c’est donc violer à la fois et cette sainte égalité qui fait la base du pacte social, et les lois les plus irréfragables et les plus sacrées de la nature.

Mais remarquez, je vous prie, que ce principe ne souffre aucune distinction entre ce que vous appelez citoyens actifs, et les autres. Que les représentants du peuple français aient cru pendant quelque temps[1] qu’il fallait interdire à tant de millions de Français, qui ne sont point assez riches pour payer une quantité d’impositions déterminée, le droit de paraître aux assemblées où le peuple délibère sur ses intérêts ou sur le choix de ses représentants et de ses magistrats, je ne puis en ce moment que me prescrire sur ces faits un silence religieux ; tout ce que je dois dire, c’est qu’il est impossible d’ajouter à la privation de ces droits la prohibition d’être armé pour sa défense personnelle ou pour celle de sa patrie ; c’est que ce droit est indépendant de tous les systèmes politiques qui classent les citoyens, parce qu’il tient essentiellement au droit inaltérable, au devoir immortel de veiller à sa propre conservation.

Si quelqu’un m’objectait qu’il faut avoir ou une telle espèce ou une telle étendue de propriété pour exercer ce droit, je ne daignerais pas lui répondre. Eh ! que répondrais-je à un esclave assez vil ou à un tyran assez corrompu pour croire que la vie, que la liberté, que tous les biens sacrés que la nature a départis aux plus pauvres de tous les hommes, ne sont pas des objets qui vaillent la peine d’être défendus ! Que répondrais-je à un sophiste assez absurde pour ne pas comprendre que ces superbes domaines, que ces fastueuses jouissances des riches, qui seuls lui paraissent d’un grand prix, sont moins sacrés aux yeux des lois et de l’humanité que la plus chétive propriété mobilière, que le plus modique salaire auquel est attachée la subsistance de l’homme modeste et laborieux.

Quelqu’un osera-t-il me dire que ces gens-là ne doivent pas être admis au nombre des défenseurs des lois et de la Constitution, parce qu’ils n’ont point d’intérêt au maintien des lois et de la Constitution ? Je le prierai à mon tour de répondre à ce dilemme : Si ces hommes ont intérêt au maintien des lois et de la Constitution, ils ont droit, suivant vos principes mêmes, d’être inscrits parmi les gardes nationales : s’ils n’y ont aucun intérêt, dites moi donc ce que cela signifie, si ce n’est que les lois, que la Constitution n’auraient pas été établies pour l’intérêt général, mais pour l’avantage particulier d’une certaine classe d’hommes ; qu’elles ne seraient point la propriété commune de tous les membres de la société, mais le patrimoine des riches, ce qui serait, vous en conviendrez sans doute, une supposition trop révoltante et trop absurde. Allons plus loin. Ces mêmes hommes dont nous parlons sont-ils, suivant vous, des esclaves, des étrangers, ou sont-ils citoyens ? Si ce sont des esclaves, des étrangers, il faut le déclarer avec franchise, et ne point chercher à déguiser cette idée sous des expressions nouvelles et assez obscures : mais, non ; ils sont en effet citoyens ; les représentants du peuple français n’ont pas dépouillé de ce titre la très grande majorité de leurs commettans ; car on sait que tous les Français, sans aucune distinction de fortune ni de cotisation, ont concouru à l’élection des députés à l’Assemblée nationale ; ceux-ci n’ont pas pu tourner contre eux le même pouvoir qu’ils en avaient reçu, leur ravir les droits qu’ils étaient chargés de maintenir et d’affermir, et par cela même anéantir leur propre autorité, qui n’est autre que celle de leurs commettants ; ils ne l’ont pas pu, ils ne l’ont pas voulu, ils ne l’ont pas fait. Mais si ceux dont nous parlons sont en effet citoyens, il leur reste donc des droits de cité, à moins que cette qualité ne soit un vain titre et une dérision : or, parmi tous les droits dont elle rappelle l’idée, trouvez-m’en, si vous le pouvez, un seul qui y soit plus essentiellement attaché, qui soit plus nécessairement fondé sur les principes les plus inviolables de toute société humaine que celui-ci. Si vous le leur ôtez, trouvez-moi une seule raison de leur en conserver aucun autre : il n’en est aucune. Reconnaissez donc comme le principe fondamental de l’organisation des gardes nationales, que tous les citoyens domiciliés ont le droit d’être admis au nombre des gardes nationales, et décrétez, qu’ils pourront se faire inscrire comme tels dans les registres de la commune où ils demeurent.

C’est en vain qu’à ces droits inviolables on voudrait opposer de prétendus inconvénients et de chimériques terreurs ; non, non ; l’ordre social ne peut être fondé sur la violation des droits imprescriptibles de l’homme, qui en sont les bases essentielles : après avoir annoncé d’une manière si franche et si imposante dans cette déclaration immortelle où nous les avons retracés, qu’elle était mise à la tête de notre Code constitutionnel, afin que les peuples fussent à portée de la comparer à chaque instant avec les principes inaltérables qu’elle renferme, nous n’affecterons pas sans cesse d’en détourner nos regards sous de nouveaux prétextes, lorsqu’il s’agit de les appliquer aux droits de nos commettants et au bonheur de notre patrie. L’humanité, la justice, la morale, voilà la politique, voilà la sagesse des législateurs ; tout le reste n’est que préjugés, ignorance, intrigues, mauvaise foi. Partisans de ces funestes systèmes, cessez de calomnier le peuple et de blasphémer contre votre souverain, en le représentant sans cesse indigne de jouir de ses droits, méchant, barbare, corrompu ! C’est vous qui êtes injustes et corrompus, ce sont les castes fortunées auxquelles vous voulez transférer sa puissance : c’est le peuple qui est bon, patient, généreux ; notre révolution, les crimes de ses ennemis l’attestent ; mille traits récents et héroïques qui ne sont chez lui que naturels en déposent : le peuple ne demande que tranquillité, justice, que le droit de vivre ; les hommes puissants, les riches sont affamés de distinctions, de trésors, de voluptés ; l’intérêt, le vœu du peuple est celui de la nature, de l’humanité ; c’est l’intérêt général ; l’intérêt, le vœu des riches et des hommes puissants, est celui de l’ambition, de l’orgueil, de la cupidité, des fantaisies les plus extravagantes, des passions les plus funestes au bonheur de la société ; les abus qui l’ont désolée furent toujours leur ouvrage ; ils furent toujours les fléaux du peuple. Aussi qui a fait notre glorieuse Révolution ? Sont-ce les riches, sont-ce les hommes puissants ? Le peuple seul pouvait la désirer et la faire ; le peuple seul peut la soutenir par la même raison… Et l’on ose nous proposer de lui ravir les droits qu’il a reconquis ! On veut diviser la nation en deux classes, dont l’une ne semblerait armée que pour contenir l’autre, comme un ramas d’esclaves toujours prêts à se mutiner ! Et la première renfermerait tous les tyrans, tous les oppresseurs, toutes les sangsues publiques, et l’autre le peuple ! Vous direz après cela que le peuple est dangereux à la liberté ! Ah ! il en sera le plus ferme appui si vous la lui laissez ! Cruels et ambitieux sophistes, c’est vous qui à force d’injustices voudriez le contraindre en quelque sorte à trahir sa propre cause par son désespoir ! Cessez donc de vouloir accuser ceux qui ne cesseront jamais de réclamer les droits sacrés de l’humanité ? Qui êtes-vous pour dire à la raison et à la liberté : Vous irez jusque là ; vous arrêterez vos progrès au point où ils ne s’accorderaient plus avec les calculs de notre ambition ou de notre intérêt personnel ?… Pensez-vous que l’univers sera assez aveugle pour préférer à ces lois éternelles de la justice, qui l’appellent au bonheur, ces déplorables subtilités d’un esprit étroit et dépravé, qui n’ont produit jusqu’ici que la puissance, les crimes de quelques tyrans, et les malheurs des nations ! C’est en vain que vous prétendez diriger par les petits manèges du charlatanisme et des intrigues de cour une Révolution dont vous n’êtes pas dignes ; vous serez entraînés comme de faibles insectes dans son cours irrésistible ; vos succès seront passagers comme le mensonge, et votre honte, immortelle comme la vérité ! Mais, au contraire, supposons qu’à la place de cet injuste système, on adopte les principes que nous avons établis, et nous voyons d’abord l’organisation des gardes nationales en sortir pour ainsi dire naturellement avec tous ses avantages, sans aucune espèce d’inconvénient.

D’un côté, il est impossible que le pouvoir exécutif et la force militaire dont il est armé puissent renverser la Constitution, puisqu’il n’est point de puissance capable de balancer celle de la nation armée.

D’un autre côté, il est impossible que les gardes nationales deviennent elles-mêmes dangereuses à la liberté, puisqu’il est contradictoire que la nation veuille s’opprimer elle-même. Voyez comme partout à la place de l’esprit de domination ou de servitude naissent les sentiments de l’égalité, de la fraternité, de la confiance, et toutes les vertus douces et généreuses qu’ils doivent nécessairement enfanter !

Voyez encore combien, dans ce système, les moyens d’exécution sont simples et faciles !

On sent assez que pour être en état d’en imposer aux ennemis du dedans, tant de millions de citoyens armés répandus sur toute la surface de l’empire, n’ont pas besoin d’être soumis au service assidu, à la discipline savante d’un corps d’armée destiné à porter au loin la guerre ; qu’ils aient toujours à leur disposition des provisions et des armes, qu’ils se rassemblent et s’exercent à certains intervalles, et qu’ils volent à la défense de la liberté lorsqu’elle sera menacée, voilà tout ce qu’exige l’objet de leur institution.

Les cantons libres de la Suisse nous offrent des exemples de ce genre, quoique leur milice ait une destination plus étendue que nos gardes nationales, et qu’ils n’aient point d’autre force pour combattre les ennemis du dehors.

Là tout habitant est soldat, mais seulement quand il faut l’être, pour me servir de l’expression de J. J. Rousseau ; les jours de dimanche et de fête, on exerce ces milices selon l’ordre de leur rôle ; tant qu’ils ne sortent point de leurs travaux, ils n’ont aucune paie ; mais sitôt qu’ils marchent en campagne, ils sont à la solde de l’État. Quelles qu’aient été nos mœurs et nos idées avant la Révolution, il est peu de Français, même parmi les moins fortunés, qui ne pussent ou qui ne voulussent se prêter à un service de cette espèce, qu’on pourrait rendre parmi nous encore moins onéreux qu’en Suisse. Le maniement des armes a pour les hommes un attrait naturel qui redouble lorsque l’idée de cet exercice se lie à celle de la liberté et à l’intérêt de défendre ce qu’on a de plus cher et de plus sacré.

Il me semble que ce que j’ai dit jusqu’ici a dû prévenir une difficulté rebattue qu’on sera peut-être tenté d’opposer à mon système ; elle consiste à objecter qu’un très-grand nombre de citoyens n’a pas les moyens d’acheter des armes ni de suffire aux dépenses que le service peut exiger. Que concluez vous de là ? que tous ceux que vous appelez citoyens non actifs, qui ne paient point une certaine quotité d’imposition, sont déchus de ce droit essentiel du citoyen ? Non ; en général l’obstacle particulier qui empêcherait ou qui dispenserait tels individus de l’exercer, ne peut empêcher qu’il appartienne à tous sans aucune distinction de fortune, et, quelle que soit sa cotisation, tout citoyen qui a pu se procurer les moyens ou qui veut faire tous les sacrifices nécessaires pour en user, ne peut jamais être repoussé… Cet homme n’est pas assez riche pour donner quelques jours de son temps aux assemblées publiques ; je lui défendrai d’y paraître !… Cet homme n’est point assez riche pour faire le service des citoyens soldats ; je le lui interdis ! Ce n’est pas là le langage de la raison et de la liberté ; au lieu de condamner ainsi la plus grande partie des citoyens à une espèce d’esclavage, il faudrait au contraire écarter les obstacles qui pourraient les éloigner des fonctions publiques : payez ceux qui les remplissent ; indemnisez ceux que l’intérêt public appelle aux assemblées ; équipez, armez les citoyens soldats : pour établir la liberté, ce n’est pas même assez que les citoyens aient la faculté oisive de s’occuper de la chose publique, il faut encore qu’ils puissent l’exercer en effet.

Pour moi, je l’avoue, mes idées sur ce point sont bien éloignées de celles de beaucoup d’autres : loin de regarder la disproportion énorme des fortunes qui place la plus grande partie des richesses dans quelques mains comme un motif de dépouiller le reste de la nation de sa souveraineté inaliénable, je ne vois là pour le législateur et pour la société qu’un devoir sacré de lui fournir les moyens de recouvrer l’égalité essentielle des droits au milieu de l’inégalité inévitable des biens. Hé quoi ! ce petit nombre d’hommes excessivement opulens, cette multitude infinie d’indigens n’est-elle pas en grande partie le crime des lois tyranniques et des gouvernemens corrompus ! Quelle manière de l’expier que d’ajouter à la privation des avantages de la fortune l’opprobre de l’exhérédation politique, afin d’accumuler sur quelques têtes privilégiées toutes les richesses et tout le pouvoir, et sur le reste des hommes toutes les humiliations et toute la misère ! Certes il faut ou soutenir que l’humanité, la justice, les droits du peuple sont de vains noms, ou convenir que ce système n’est point si absurde.

Au reste, pour me renfermer dans l’objet de cette discussion, je conclus de ce que j’ai dit que l’État doit faire les dépenses nécessaires pour mettre les citoyens en état de remplir les fonctions de gardes nationales, qu’il doit les armer, qu’il doit, comme en Suisse, les salarier lorsqu’ils abandonnent leurs foyers pour le défendre ! Eh ! quelle dépense publique fut jamais plus nécessaire et plus sacrée ! Quelle serait cette étrange économie qui, prodiguant tout au luxe funeste et corrupteur des cours ou au faste des suppôts du despotisme, refuserait tout au besoin des fonctionnaires publics et aux défenseurs de la liberté ! Que pourrait-elle annoncer si ce n’est qu’on préfère le despotisme à l’argent et l’argent à la vertu et à la liberté ![2]

  1. Je dis pendant quelque temps, parce que le décret du marc d’argent et ceux qui tiennent au même principe, sont jugés depuis longtemps par l’Assemblée nationale, qui ne se séparera pas sans avoir exaucé à cet égard le vœu de la nation. (Note de l’auteur.)
  2. Ce discours prononcé aux Jacobins provoqua un vif enthousiasme : « Qui pourrait ne pas partager la sainte indignation que Robespierre fit éclater aux Jacobins dans un discours admirable ? » s’écrie Camille Desmoulins dans les Révolutions de France et de Brabant. Ce discours fut aussitôt publié en brochure, et voici en quels termes l’annonce le même Camille Desmoulins : « Discours sur l’organisation des gardes nationales, par Maximilien Robespierre (et non pas Robertspierre, comme affectent de le nommer des journalistes qui trouvent apparemment ce dernier nom plus noble et plus moelleux, et qui ignorent que ce député, quand même il se nommerait la bête comme Brutus, ou pois chiche comme Cicéron, porterait toujours le plus beau nom de la France. » — Robespierre en reproduisit les principales idées à la tribune de l’Assemblée constituante, dans les séances du 27 et 28 avril 1791.