Texte établi par la Société Française de Physique, Gauthier-Villars (p. 507-511).

ACTION PHYSIOLOGIQUE
DE L’ÉMANATION DU RADIUM[1].

En commun avec Ch. BOUCHARD et V. BALTHAZARD.



Comptes rendus de l’Académie des Sciences, t. CXXXVIII, p. 1385,
séance du 6 juin 1904.


Nous étudions depuis le mois de février l’action physiologique des émanations du radium sur les souris et sur les cobayes. Le procédé expérimental que nous avons adopté consiste à faire respirer les animaux dans un espace clos chargé d’émanations, en régénérant l’air confiné sans qu’il y ait déperdition d’émanations.

Disposition de L’expérience. — Un flacon de 2 l est rodé à sa partie supérieure qui est munie d’un tube à robinet. Le flacon est rempli au tiers de sa hauteur de ponce potassique en gros fragments ; on introduit ensuite un support grâce auquel l’animal, souris ou petit cobaye, se trouve placé dans la partie supérieure du flacon. Le flacon communique avec un tube de Cloez, relié lui-même à un ballon de grandes dimensions, rempli d’oxygène. L’animal en respirant produit de l’acide carbonique qui est absorbé par la potasse ; il se produit alors une diminution de pression dans le flacon, qui se répercute dans le tube de Cloez, et quelques bulles d’oxygène passent du ballon dans le flacon, remplaçant l’oxygène qui a été consommé par l’animal.

La pression de l’oxygène est maintenue constante dans le ballon à l’aide du dispositif suivant : le ballon est fermé à sa partie supérieure par un bouchon percé de deux orifices, l’un est traversé par un tube qui se rend au tube de Cloez, l’autre reçoit un tube effilé à son extrémité inférieure qui provient de la tubulure inférieure d’un flacon de Mariotte. Ainsi, lorsque, par suite du passage de l’oxygène dans le flacon, la pression diminue dans le ballon, l’eau du flacon de Mariotte s’écoule dans le ballon jusqu’à ce que la pression initiale soit rétablie.

Grâce à une tubulure latérale placée entre le flacon et le tube de Cloez, il est facile, après avoir fait une dépression de quelques centimètres de mercure dans le flacon, d’y introduire les émanations au début de l’expérience.

Deux appareils semblables sont d’ailleurs branchés sur le même ballon d’oxygène, l’un d’eux étant destiné à recevoir un animal témoin à chaque expérience.

Action de l’émanation sur la souris et le cobaye. — Au bout d’un temps qui, suivant la quantité d’émanations utilisée, varie de 1 heure à quelques heures, les animaux manifestent des symptômes respiratoires. La respiration prend un type saccadé, l’expiration devient très brève, et la pause respiratoire s’allonge. En même temps l’animal se met en boule, reste immobile et son poil se hérisse. Plus tard, l’animal tombe dans une torpeur profonde et se refroidit ; les mouvements respiratoires gardent leur caractère, mais leur fréquence diminue beaucoup et, dans l’heure qui précède la mort, on ne note plus que dix, huit et même six inspirations par minute. Bien que les animaux restent absolument immobiles et affaissés, il n’y a pas, à proprement parler, de paralysie, car les irritations violentes amènent toujours des mouvements réflexes ; il existe même un certain degré de contracture des membres avec parfois quelques convulsions.

Expériences. — 1° Une souris est placée dans le flacon de 2 l et l’on introduit 15 grammes-heure[2] d’émanations ; la mort survient au bout de 9 heures. En réalité, les émanations sont diluées dans un espace de 1,5 l, si l’on déduit le volume de l’animal et celui de la ponce potassique. La souris qui sert de témoin est retirée de l’autre flacon au bout de 24 heures sans avoir éprouvé aucun trouble.

2° Une souris est placée dans le flacon renfermant 28 grammes-heure d’émanations ; la mort survient en 6 heures 30 minutes. Elle est remplacée par une autre souris qui meurt en 8 heures ; cette survie un peu plus grande s’explique par ce fait que les émanations ont un peu diffusé hors du flacon au moment où l’on a fait la substitution de la seconde souris à la première.

3° 50 grammes-heure d’émanations sont introduits dans le flacon où a été placée une souris ; celle-ci meurt en 4 heures. La souris qui sert de témoin survit.

4° Un cobaye est placé dans le flacon avec 15 grammes-heure d’émanations ; il succombe en 9 heures. Le témoin survit après 24 heures de séjour dans l’autre flacon.

5° Un cobaye est soumis à l’action de 20 grammes-heure d’émanations. Il meurt en 7 heures.

On voit d’après ces expériences que, toutes conditions semblables, la mort des animaux survient d’autant plus rapidement que la tension des émanations dans le flacon est plus grande.

On pourrait penser que la mort est causée par l’action toxique de l’ozone ; lorsque les émanations sont conservées en vase clos en présence de l’oxygène, il se forme en effet de grandes quantités d’ozone. Dans le flacon qui sert aux expériences, le même phénomène se produit ; mais, grâce à la présence de la ponce potassique, cet ozone est ramené à l’état d’oxygène presque immédiatement. Une prise de gaz du flacon pratiquée soit au cours de l’expérience, soit à la fin, montre en effet qu’il existe des traces d’ozone perceptibles à l’odorat ; mais le dosage fait en mesurant l’alcalinité d’une solution d’iodure de potassium agitée au contact du gaz prouve que la teneur en ozone ne dépasse pas 1 pour 1000. Or, des expériences directes dans lesquelles l’oxygène traverse un tube ozonisateur avant d’arriver dans le flacon ont établi qu’il faut 24 heures pour tuer une souris, alors que la richesse en ozone dans l’espace clos est constamment supérieure à 2 pour 100, c’est-à-dire 20 fois plus grande que dans nos recherches sur l’action de l’émanation.

Lésions observées chez les animaux. — La lésion dominante consiste en une congestion pulmonaire intense. À l’œil nu, les poumons apparaissent à leur face externe ponctués de taches rouges séparées par des espaces rosés. Au microscope, on observe une dilatation considérable des vaisseaux et des capillaires et quelques petites vésicules d’emphysème. Toutefois, il n’existe pas d’hémorragies interstitielles ou alvéolaires ; l’épithélium des alvéoles et des bronches est intact.

Le sang subit des modifications qui portent surtout sur les leucocytes, dont le nombre est très diminué ; toutefois le pourcentage des diverses variétés de leucocytes n’est guère modifié. Ces leucocytes détruits se retrouvent dans les macrophages de la rate.

Il n’existe pas d’altérations microscopiques grossières au niveau du foie, des reins et du cerveau, en dehors d’une congestion assez marquée.

La rigidité cadavérique débute au moment même de la mort, et le cœur est en systole.

Radioactivité des tissus de l’organisme. — Les animaux qui ont succombé à l’action des émanations ont des tissus radioactifs. Le corps d’un cobaye, placé sur une plaque photographique entourée de papier noir, a donné une image sur laquelle les poils sont indiqués avec une grande netteté.

Nous avons recherché, 3 heures après la mort, par la méthode photographique, la radioactivité des divers tissus de l’organisme ; tous sont radioactifs, mais à des degrés variables. La radioactivité atteint son maximum avec les poils ; la peau rasée est peu radioactive, l’œil également. L’intensité est à peu près égale pour le rein, le cœur, le foie, la rate et le cerveau ; elle est, chose curieuse, beaucoup plus grande pour les capsules surrénales, et surtout pour le poumon.

Cette action radiographique dépend de deux causes, la radioactivité induite des tissus et la présence d’émanations dissoutes dans les humeurs ; il sera intéressant de les dissocier.

En résumé, en éliminant les causes d’erreur dues au confinement de l’atmosphère et à la production d’ozone, nous avons établi la réalité d’une action toxique des émanations du radium introduites par la voie respiratoire et agissant sur le revêtement cutané. Ajoutons qu’il ne nous a pas été possible d’obtenir d’effets nocifs en injectant les émanations avec des gaz dans le péritoine de cobayes ou de lapins.





  1. Au cours de ces expériences, London a publié les résultats qu’il a obtenus sur la grenouille avec les émanations provenant de 10 mg de radium ; la mort survient en 5 jours.
  2. Le gramme-heure, unité d’émanation du radium, correspond à la quantité d’émanations émises pendant 1 heure par une solution de 1 g de bromure de radium.