Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/02

Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 13-24).

II

LES CONTEMPORAINS ET LES BIOGRAPHES.



On est généralement d’accord pour nous apprendre que Louise Labé était fort belle : tous ses contemporains nous le disent, à l’exception de Du Verdier, qui trouve sa beauté « médiocre, » et de Rubys, qui n’en fait pas même mention. Elle était fort instruite et parlait plusieurs langues ; tout le monde nous l’assure, excepté Rubys qui continue à se taire. Elle avait d’admirables dispositions pour les arts, depuis la musique jusqu’à l’équitation ; chacun le déclare expressément, sauf le même contemporain, qui persiste à garder le silence. Elle fut la plus honnête des femmes, disent les uns ; elle fut une courtisane, disent les autres : elle a « fait profession de courtisane publique jusqu’à sa mort, » s’écrie deux fois, et à trente ans d’intervalle, le contemporain qui s’était toujours tu. Mais personne ne nous dit si un nuage est venu voiler cette existence embellie par tant d’hommages et d’adorations ; personne ne mentionne le moindre incident de cette triste lutte entre un talent supérieur et une condition inférieure, au milieu des préjugés qui, à toutes les époques et dans toutes les sociétés, ont toujours entravé l’essor des meilleurs esprits. Personne ne le révèle, sauf peut-être l’auteur du premier livre connu de nous qui parle de la Belle Cordière, et à qui sans doute appartiendra le dernier mot dans la discussion. C’est un livre bizarre intitulé : Le fort inexpugnable de l’honneur du sexe féminin construit par François de Billon, dont l’impression s’achevait à Paris quelques mois avant l’apparition des œuvres de Louise Labé. On y voit que la « malice envieuse » s’exerçait déjà contre elle ; mais François de Billon trouve qu’aucune femme n’est à l’abri de ces sortes de malignité et que cela préserve les hommes, « faute de meilleurs propos, de s’endormir à table. » Ceci, en effet, est extrait d’un chapitre relatif aux Brocards contre les femmes.

Un autre ouvrage qui nomme notre aimable écrivain est le recueil des œuvres de Jacques Peletier du Mans imprimé à Lyon, chez Jean de Tournes, en 1555, c’est-à-dire la même année que les vers de Louise. Son auteur, « célèbre médecin, grand mathématicien et grand poète, » d’après le P. Colonia, énumère les splendeurs de la ville de Lyon dans une ode dédiée à Louise Labé, qui, à ses yeux, en est une des merveilles.

Pour mémoire, et en regrettant d’avoir à y revenir plus loin, il faut citer ici une chanson imprimée en 1557 et une ode de 1559, dans lesquelles deux jeunes gens ont libertiné sur le papier à propos d’une jolie femme. Toute femme jolie ou grande dame est exposée à voir tomber à ses pieds quelques rimes polissonnes, et les gens les plus sérieux ne se privent pas toujours du plaisir de les lire.

En 1561, pendant cette lutte à coups de plume qui préparait la lutte à coups d’arquebuse, Calvin traite la Belle Cordière de plebeia meretrix, à la suite d’un incident assez singulier qui sera raconté en son temps. La traduction française par Théodore de Bèze du pamphlet de Calvin contre Gabriel de Saconay, dignitaire de l’Église de Lyon, dans lequel se trouve cette expression, parut en 1566, l’année même de la mort de Louise à Parcieu en Dombes.

Dès ce moment, elle a sa place dans toutes les histoires de quelque importance. Paradin, l’historien de la ville de Lyon, nous dit qu’elle se fit remarquer non seulement par ses écrits, mais encore par sa vertu. À Louise Labé et à Pernette du Guillet, « ces deux dames lyonnoises en ce temps excellentes en savoir et en poésie, » il consacre tout un chapitre de son livre ; et le style du bon doyen de Beaujeu prend, pour célébrer leurs mérites, une allure lyrique qu’il n’a jamais que dans les grandes circonstances. Il faut noter dès maintenant la date de la publication de son ouvrage, 1573, et l’insistance avec laquelle il nous dit que la vie de Louise fut irréprochable.

La même année, Claude de Rubys, cet éternel contradicteur de Paradin, parlant des martyrs de Lyon en général et de Sainte Blandine en particulier, jette une première pierre à l’œuvre de son devancier et écrit contre Louise Labé une phrase injurieuse. Trente ans plus tard, son esprit de dénigrement contre l’auteur de l’histoire de Lyon et sa haine profonde contre Louise subsistent encore : seulement, il a eu le temps de remarquer que Paradin avait compris dans les mêmes éloges Louise Labé et Pernette du Guillet ; aussi s’empresse-t-il de réparer son omission et d’accabler ces deux femmes sous un même déluge d’expressions et d’imputations outrageantes.

Dans le long intervalle qui s’écoula entre la première et la seconde publication des deux ouvrages de Rubys, avaient paru, en 1584, Les Gemelles ou Pareilles de Pierre de Saint Julien, doyen de Mâcon. Louise Labé y est aussi appelée une courtisane, et son Débat de Folie et d’Amour y est attribué à Maurice Scève.

La même année (1584), La Croix du Maine, dans sa Bibliothèque françoise, cite Louise et Pernette comme deux femmes « très doctes. » L’année suivante, l’ouvrage de Du Verdier, qui porte le même titre, fait mention des deux Lyonnaises. De Pernette, il dit quelques mots seulement et transcrit tout au long son épitaphe, dans laquelle Maurice Scève célèbre

L’heureuse cendre autrefois composée
En un corps chaste où vertu reposa.


Mais s’il n’est pas d’accord avec de Rubys au sujet de Pernette, nous retrouvons sous sa plume la « courtisane lyonnoise, autrement nommée la Belle Cordière, pour être mariée à un bonhomme de cordier. » Moins dédaigneux cependant que Rubys, il constate ses mérites littéraires ; il nous donne des détails sur sa vie, ses livres, ses préférences et ses « collations d’exquises confitures ; » il déclare sa « beauté médiocre ; » il termine en nous apprenant pourquoi on l’avait surnommée le capitaine Loys, un intéressant capitaine que nous reverrons bientôt et assez longuement. Je ferai remarquer dès à présent que Du Verdier ne doit pas avoir connu la Belle Cordière, et je le regrette bien sincèrement pour elle, car il eût sans doute goûté ses « exquises confitures » et il se serait montré moins aigre à son égard.

À cette liste des écrivains du xvie siècle il faut ajouter Jean Dagonneau, protestant de Mâcon, qui adopte l’opinion de Paradin et qui ignore complètement ou veut ignorer celle de Rubys. On trouvera sa notice, inédite jusqu’à ce jour, à la suite des extraits de tous les auteurs dont nous venons de parler, extraits que nous avons réunis en un seul chapitre sous ce titre : Les Contemporains.

Enfin, à la suite de ses œuvres, Louise Labé a fait imprimer plusieurs des pièces de vers qui lui avaient été adressées, notamment celle d’un Poitevin inconnu, dans laquelle un critique a cru reconnaître le style de Guillaume Aubert, de Poitiers. Ce morceau n’a pas moins de quarante-sept strophes de quatorze vers, et ces six cent cinquante-huit lignes suffisent à peine à l’auteur pour décrire « la face, le corps et l’esprit curieux » de son héroïne. Malheureusement, malgré tous nos efforts pour découvrir une foule de belles choses, que nous entrevoyons, nous ne parvenons pas à soulever le boisseau sous lequel le poète a mis sa lumière. Son style amphigourique et ses phrases à la Maurice Scève ont éloigné les biographes, et cependant nous avons là, suivant moi, un exposé minutieusement exact de la vie de Louise Labé depuis le jour où elle fut « conçue, » comme dit le poète, jusqu’à une époque postérieure à son mariage. Alors même qu’il est impossible de saisir l’allusion, l’abondance et la précision des détails indiquent un détail biographique.

Entre le second ouvrage de Claude de Rubys (1604) et l’Étude sur Louise Labé écrite par Prosper Blanchemain pour l’édition donnée chez Jouaust, en 1875, il serait possible de citer une soixantaine d’auteurs grands ou petits qui se sont occupés plus ou moins longuement de la belle Lyonnaise. Cette énumération n’aurait pas plus de charme que d’utilité. Il suffit d’indiquer, au point de vue littéraire, deux articles de Sainte-Beuve, et, au point de vue historique, un chapitre de Pernetti, qui, dans ses Lyonnais dignes de mémoire, donne le premier quelques renseignements sérieux sur la famille de Louise Labé. Complétés par Cochard et Breghot du Lut, ces renseignements ont fait le fond de la notice — restée la meilleure — qui figure en tête de l’édition de 1824. Tout ce qui a été écrit depuis Pernetti et Cochard — sans excepter l’étude de M. Monfalcon dans la jolie édition de 1853 — n’est qu’une amplification ou une réduction de leur travail, quand ce n’est pas un de ces récits de haute fantaisie comme il en existe quelques-uns.

Les plus consciencieux parmi ces biographes passent leur temps à rompre des lances, avec le plus grand sérieux, pour ou contre la vertu de la dame, sous la bannière de Rubys ou de Paradin, et c’est le premier, il faut en convenir, qui conduit les plus gros bataillons. Quant aux autres, ils se bornent à sourire et à copier Du Verdier, en ajoutant des commentaires d’un goût douteux et parfois difficiles à citer, même en latin comme ceux de La Monnoye.

Avec la notice placée par M. Blanchemain en tête de l’édition de 1875, nous sortons enfin de ces fastidieuses redites et de ces phrases ou précieuses ou de mauvais goût. Écrivain de plume ingénieuse et délicate, fort au courant des choses du xvie siècle, M. Prosper Blanchemain, qui disposait des notes recueillies par un chercheur lyonnais, M. Claude Brouchoud, a failli nous donner une œuvre aussi sérieuse qu’agréable. Malheureusement son ami M. Édouard Turquety avait lancé dans le Bulletin du bibliophile une idée nouvelle sur les vers de la Belle Cordière : il avait publié une étude curieuse, destinée à établir que Louise Labé avait eu « un collaborateur longtemps ignoré, » et que ce jeune homme, plein d’une « tendre affection » pour elle, n’était autre qu’Olivier de Magny, le poète de Cahors. M. Blanchemain s’est emparé avidement de cette idée, il l’a développée, il lui a donné un corps, et, dans la notice de l’édition de 1875, il dit très nettement que les sonnets de Louise Labé « appartiennent peut-être autant à l’amant qu’à l’amante. » Il est assez singulier, soit dit en passant, de faire une nouvelle édition des vers d’un poète et d’écrire au début que ces vers ne lui appartiennent pas ou ne lui appartiennent qu’en partie.

J’aurais vivement désiré de ne pas placer au commencement de ce livre une discussion avec le précédent biographe, mais sa thèse — qui a fait fortune — étant admise dans le monde des lettres et n’allant à rien moins qu’à priver Louise Labé de ses écrits, il me paraît difficile de ne pas l’examiner.

À l’opposé de ce juge d’instruction qui avant tout cherchait la femme, M. Blanchemain cherche avant tout l’homme des amours poétiques de Louise Labé, et quand il croit l’avoir trouvé il s’écrie avec son amante :

Tu es tout seul tout mon mal et mon bien :
Avec toy tout, et sans toy je n’ay rien,


et voici l’histoire qu’il nous raconte ; elle est aussi originale que fort bien dite.

Jusqu’en 1550, il avait suffi à Louise Labé d’être belle et de composer des chansons qu’elle modulait d’une voix harmonieuse en s’accompagnant de son luth avec un véritable talent. On l’avait bien envoyée ou laissée aller au siège de Perpignan, pour y conquérir le cœur du Dauphin ; mais « cette équipée, semi-guerrière, semi-amoureuse, » n’avait pas laissé de traces plus sérieuses dans sa vie de poète que dans sa vie de femme ; et du reste, pour calmer sa jeune imagination, on la maria. « Sa véritable vocation poétique ne paraît s’être révélée qu’à l’époque où elle connut Olivier de Magny. » Cet Olivier de Magny était Quercinois et secrétaire de Jean d’Avanson, ambassadeur du roi de France auprès du Pape, en 1550. L’ambassadeur s’arrêta à Lyon. Olivier présenté à Louise fut admis dans son « cénacle provincial, » où « il rayonna comme une étoile de première grandeur parmi ces nébuleuses lyonnaises… Louise se sentit fascinée, Phaon apparaissait à Sapho. Elle ne vit plus au monde que le jeune et brillant poète, lui-même ressentit soudain le contre-coup de la commotion qu’il avait donnée. » Alors l’influence littéraire d’Olivier, qui dans les élégies se fait sentir d’une façon discrète et à demi voilée, se découvre entière « dans les brûlants sonnets jaillis à la fois de leurs deux cœurs, tracés par leurs mains du même crayon et qui, pour la dernière perfection du rythme, appartiennent peut-être autant à l’amant qu’à l’amante. » Ici l’auteur se demande, dans une note, si cette liaison fut coupable, et il déclare hésiter à le penser ; puis il continue : « Mais les heures de l’amour étaient comptées pour eux. » Le secrétaire de l’ambassadeur fut obligé de se rendre à Rome. « Louise resta longtemps absorbée dans les souvenirs de son amour ; mais, n’étant plus inspirée par la présence du poète, elle cessa de chanter ; » et ses amis obtinrent d’elle, à grand’peine, qu’elle consentit à faire imprimer ses vers, qui eurent un rapide succès. Olivier de Magny conçut-il quelque jalousie de ce succès, que ses poésies n’avaient jamais obtenu, ou l’absence seule suffit-elle pour refroidir sa passion ? Toujours est-il, et ses Soupirs en offrent le témoignage, qu’il s’attarda dans les bras des courtisanes romaines. De son côté, Louise, perdant l’espoir de voir revenir l’infidèle, « abandonna son esprit aux charmes d’une nouvelle liaison… L’objet de cet attachement » fut un jeune et « brillant » avocat lyonnais, Claude de Rubys, « dont la plume audacieuse avait déjà suscité beaucoup de sympathies et de nombreuses animosités. » Sur ces entrefaites, Olivier, qu’on n’attendait plus, arriva tout à coup. « Furieux de rencontrer un accueil simplement amical là où il avait rêvé un regain d’amour, » il exhala sa première fureur dans une ode où il prodiguait l’outrage à Louise et à son mari. « Cette ode brisa le cœur de la pauvre femme au moment où, revenant à Olivier dans une effusion sincère, elle congédiait l’objet d’une jalousie sans doute imméritée. » La malheureuse resta perdue sans rémission ; car à la colère du poète elle avait ajouté la haine de son rival, qui devait s’acharner sur sa mémoire et lui imprimer une flétrissure dont elle n’est pas encore lavée aujourd’hui.

Tout ceci, M. Blanchemain nous l’apprend lui-même, résulte uniquement du rapprochement qu’il a fait des vers de Louise Labé avec ceux d’Olivier de Magny. De ce rapprochement a jailli la lumière, lumière si intense qu’elle le dispensait, lui et son ami Turquety, de chercher à s’éclairer autrement.

Ils n’ont pas songé que le même travail de rapprochement fait sur les vers d’un autre poète de la région aurait donné le même résultat, et que telle strophe de Pontus de Tyard, de Mâcon, et de Guillaume de la Taysonnière, de la Dombe, peut, aussi bien qu’une strophe d’Olivier de Magny, être une réponse à Louise Labé.

Avoir une thèse préconçue et vouloir la prouver avec les hémistiches d’un poète ou les lignes d’une inscription, c’est le péché mignon de bien des chercheurs. Ce fut celui de M. Blanchemain, qui de très bonne foi, je n’en doute pas, en est arrivé à des affirmations de ce genre : « L’image de Castianire — une des nombreuses adorées d’Olivier de Magny — placée en tête de ses Amours, en 1553, ressemble en plus jeune au portrait de Louise Labé fait, en 1555, par Woeiriot. » Ces deux gravures n’ont rien de commun.

J’ai eu l’occasion de discuter ailleurs très longuement la thèse de M. Blanchemain, et l’on retrouvera, dans les Notes, quelques-uns des principaux arguments de détail qui doivent lui être opposés. D’ailleurs toute cette argumentation est devenue inutile : l’histoire ingénieusement échafaudée sur le passage à Lyon de Jean d’Avanson, se rendant à Rome avec Olivier de Magny, « vers 1550, » s’écroule d’elle-même par le seul rapprochement de deux dates. Il est certain que Jean d’Avanson n’est pas parti pour Rome avant le 25 novembre 1553, et le privilège des Œuvres de Louise Labé est daté du 13 mars 1554. Quand d’Avanson partait de Paris, le placet de la Belle Cordière sollicitant un privilège pour son livre, était peut-être déjà arrivé à Fontainebleau.