Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/II/01

Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 3-12).

RECHERCHES
SUR LA VIE ET LES ŒUVRES
DE
LOUISE LABÉ



I

LES ŒUVRES DE LOUISE LABÉ.



Née dans la maison d’un cordier et élevée par une belle-mère sans goût ni grâce, Louise Labé soupira dès l’enfance après la liberté et dès sa jeunesse après un libérateur. Ce libérateur, beau, brillant, faisant d’elle une grande dame, dont elle eût tenu le rôle avec une aisance si élégante, elle crut un jour l’avoir trouvé dans un homme de guerre, et elle ne négligea rien pour le séduire. L’homme à qui ce culte s’adressait passa, sans le recueillir, à côté de ce rare trésor : l’amour sincère d’une jolie femme, l’estime d’un esprit distingué et la reconnaissance d’une belle âme.

Fille d’un cordier, elle finit par se marier avec un cordier riche et bon enfant, qui la laissa écrire en vers et en prose, et recevoir dans sa maison les « sçavants hommes » que charmaient sa personne et son talent. Malheureusement, pour avoir le bonheur d’entendre la nouvelle Sapho, il fallait passer près de la corderie de son mari ; et un contemporain, parlant des argentines cordes de son luth, ne manque pas d’ajouter : « Non celles que son mari fait. » Là se trouve peut-être le secret de toute la vie de la Belle Cordière, et surtout l’explication des appréciations si contradictoires que nous en ont laissées les contemporains.

Ainsi ne l’ont pas compris, je le sais, les derniers biographes. Tous, ou à peu près tous, entourent leur héroïne de l’élite de la société lyonnaise : ils font de sa maison le centre artistique et littéraire de la région, et ils écrivent à côté de son nom l’histoire des lettres et des arts au milieu du xvie siècle. Quant au principal personnage lui-même, leurs efforts tendent uniquement à rechercher si le mari seul fut admis à contempler les admirables attraits décrits avec tant d’indiscrétion par un poète du temps, Olivier de Magny, et à savoir, en fin de compte, si le charmant écrivain mérite une délicate couronne de fleurs blanches ou tout simplement une ceinture dorée.

Il m’a semblé qu’il y avait mieux à faire. J’ai pensé qu’il serait plus intéressant d’établir exactement les dires des contemporains, d’en détacher les broderies exécutées sur le canevas primitif par les biographes des siècles suivants, et de montrer, en s’aidant de quelques documents inédits, ce qu’a été l’existence de la Belle Cordière.

Louise Labé nous a laissé un petit volume, imprimé en 1555 par Jean de Tournes qui fut en son temps une des gloires de la typographie lyonnaise. Après une épître dédicatoire adressée à une toute jeune fille de grande famille, ce volume renferme un poème en prose intitulé, Débat de Folie et d’Amour, trois élégies et vingt-quatre sonnets. Avec ces seules pages, le nom de l’auteur est parvenu jusqu’à nous, accompagné des éloges de plusieurs célébrités de son temps, et il en a été ainsi malgré la jalousie des ignorants et des sots qui l’entouraient, les épigrammes de quelques amoureux éconduits et les fabliaux grivois de leurs successeurs, qui ont rendu méconnaissable cette intéressante physionomie.

Considérée au point de vue littéraire, l’œuvre capitale de Louise Labé est le Débat de Folie et d’Amour. Bien avant Sainte-Beuve, qui a remarqué la supériorité de la prose de la Cordière sur ses vers, Voltaire avait écrit : « La plus belle fable des Grecs est celle de Psyché ; la plus plaisante fut celle de la matrone d’Éphèse ; la plus jolie parmi les modernes fut celle de la Folie qui, ayant crevé les yeux à l’Amour, est condamnée à lui servir de guide. »

Or, l’idée, le plan et l’ensemble de la composition du Débat paraissent appartenir à Louise Labé, qui a pu emprunter quelques détails curieux à l’Encomium Moriæ d’Érasme, à la Danse des Aveugles de Michault et aux écrivains de l’antiquité, mais à qui, jusqu’à plus ample informé, doit revenir l’honneur de l’invention.

Ce poétique sujet, l’éternel débat de la folie et de l’amour, traité en prose à une époque où tout n’était que ramage d’oiseaux et d’oisillons éveillés par Ronsard et Du Bellay, est ce que le public connaît le moins de l’œuvre de la Belle Cordière. Il n’en était pas de même au temps de Louise Labé, et, peu d’années après sa mort, on formait à Paris un petit volume avec le Débat de Folie et d’Amour et l’une des premières traductions de Daphnis et Chloé. Ce gracieux hommage rendu à la prose de la belle Lyonnaise par un de ces imprimeurs de la Renaissance qui étaient à la fois des érudits et des délicats, n’est pas le seul qu’elle ait obtenu, car le Débat a eu les honneurs de l’imitation en vers. C’est du moins ce qu’affirme Jean Dagoneau, un biographe de Louise Labé inconnu jusqu’à ce jour, qui accuse de cette transformation un autre personnage encore moins connu répondant au nom de Jacques Ridouet, sieur de Sancé, « qui, de ce non content, aurait, suivant la piste de cette dame (Louise), enfoncé la dispute qu’elle avait entamée (entre la Folie et l’Amour), en joignant à son œuvre trois autres discours élégans en rithme. » Tout cela, dit-on, aurait été imprimé ; mais il ne nous a pas été possible de découvrir un exemplaire de l’ouvrage. On est donc forcé de s’en tenir au témoignage de Dagoneau, tout en conservant une prudente réserve sur son appréciation relativement au mérite littéraire du sieur de Sancé. Sans faire tort à cette nébuleuse disparue du firmament poétique, il est permis de douter que ce brave Angevin ait eu la plume assez fine pour « translater en rimes » les délicatesses de cette prose féminine. Quant aux imperfections du petit poème, son « translateur, » au lieu de les effacer, n’a pu que les aggraver, puisqu’elles tenaient moins au goût personnel de l’auteur qu’à celui de son temps.

Il est certain que cette œuvre, la plus étendue parmi celles de Louise Labé, est un type achevé de finesse et d’observation féminines, et que les contemporains lui ont accordé une attention toute particulière. De nos jours, il en est autrement : on feuillette rapidement ces pages, qui paraissent tenir trop de place dans le volume de Jean de Tournes, pour arriver plus vite aux sonnets et, parmi les sonnets, au XVIIIe, — quelques-uns veulent bien joindre à ce sonnet le XIVe, — et ces deux morceaux résument pour eux l’œuvre de la Belle Cordière. Cependant le Débat est un petit chef-d’œuvre, laissant bien loin derrière lui, comme pensées, l’ensemble des vers de Louise Labé, et pouvant, du point de vue de la forme, être mis à côté des meilleures pages écrites au milieu du xvie siècle. Ce qui nous empêche de le lire, ce ne sont ni les longueurs ni les subtilités qu’il a de commun avec la plupart des compositions de ce temps, c’est — nous pouvons le dire sans crainte — l’absence de ce qui rend populaires la Reine de Navarre, Brantôme et les anciens conteurs.

À cet égard, Louise Labé est une exception remarquable ; sauf une ligne, où le lecteur peut soupçonner une allusion à laquelle l’écrivain n’a peut-être jamais songé, il n’y a rien de licencieux dans ses écrits. En prose, elle a laissé tomber de sa plume deux ou trois phrases qui côtoient le trivial ; en vers, on remarque le XVIIIe sonnet, sur lequel nous reviendrons, mais il faut reconnaître, surtout si l’on compare ses écrits à ceux de ses contemporains, qu’elle a toujours le langage le plus réservé, même dans l’expression de quelques pensées assez libres. Quant au Débat de Folie et d’Amour, tout ce qu’il y a de bon lui appartient en propre, et ce qu’il peut y avoir de défectueux dans la forme revient, pour la plus grande partie, à la mode de son époque.

En ce temps-là, Clément Marot et Scévole de Sainte-Marthe à Paris, Pontus de Tyard à Mâcon, Étienne Dolet à Lyon, portaient aux nues Maurice Scève et admiraient


..... la muse hautaine
De ce Sceve audacieus
Dont la tonnante parole,
Qui dans les astres carole,
Semble un contre-foudre ès cieux.

Ainsi s’exprime l’auteur anonyme des Louanges de Dame Louise Labé. Maurice Scève, cet abstracteur de quintessence, qui se contourne dans l’obscur et se tourmente dans le rocailleux, était en effet le chef de cette école de transition qu’à la veille des débuts de la Pléiade l’influence du génie italien fît éclore à Lyon ; circonstance particulière à laquelle plusieurs de ses poètes ont dû une partie de leur notoriété et même la réputation dont ils ont joui après la perte ou l’oubli de leurs œuvres.

Il était difficile à ceux qui l’entouraient de se soustraire complètement à la mode dont il était le maître. Aussi, quoique dégagée des rivalités et des compétitions d’écoles, ignorant même sans doute ce qu’était une école littéraire, jetant simplement sur le papier, à ses heures de loisir, tout ce qu’elle avait de poésie, de tendresse et d’ardeurs, Louise Labé offre dans ses vers beaucoup des naïvetés, des mignardises et des formes heurtées, si chères aux écrivains de son temps. Mais elle reste toujours poète autant qu’elle est femme : quand une idée la saisit, le mot arrive et son vers jaillit avec une justesse, une netteté et un bonheur d’expression remarquables.

Aucun critique, à ma connaissance du moins, n’a fait remarquer que les sonnets de Louise Labé ne sont pas des morceaux détachés, sans suite entre eux, et disposés au hasard de la plume ou suivant le caprice de l’imprimeur. Chacun d’eux représente en miniature un épisode du poème inépuisable de l’amour, et l’ensemble forme comme un collier de camées dont les figurines nous en représentent les rêves, les aspirations, les troubles et les désirs, puis les bonheurs, puis le réveil, et la désillusion, avec son cortège de larmes, de regrets et de désolations.

Dans le plan d’un poème sur l’amour tracé de cette manière, le XVIIIe sonnet avait sa place marquée. Il est vrai qu’arrivés à ce moment critique les poètes qui ne se sont pas proposé d’être licencieux ont la discrète habitude d’éteindre la lampe et d’attendre le lendemain. Seuls, les maîtres en poésie ont la permission de ne pas laisser de lacune dans leur récit, parce que seuls ils ont l’adresse de jouer convenablement avec la gaze et les abat-jour. Sans vouloir rappeler de trop grands noms et de trop grandes œuvres, le XVIIIe sonnet peut, en son genre, être mis à côté des pages de toutes les époques dans lesquelles le tour de force a été tenté et heureusement accompli.

Mais si les sonnets de Louise Labé, — et c’est ce qui doit nous préoccuper au début de ces recherches biographiques, — si les sonnets de Louise Labé, loin d’être des morceaux détachés tombés de sa plume sous l’impression du moment, sont au contraire comme les assises méthodiquement élevées d’un petit temple réservé au culte d’une divinité ; si plusieurs d’entre eux sont venus là pour y prendre la place marquée d’avance dans l’harmonie de la construction, alors que peuvent-ils nous apprendre des incidents de sa vie humaine et que pouvons-nous leur demander, si ce n’est ce que tout poète met de son cœur dans les créations de son esprit ?

Considérée comme source d’informations pour écrire son histoire, l’œuvre de Louise Labé doit se diviser en deux parties bien distinctes. La première, qui comprend la lettre à Clémence de Bourges et les élégies, — dont la deuxième est presque une autobiographie, — peut servir à l’étude de son existence, et la seconde, composée du Débat et des sonnets, à l’étude de son talent et de son caractère. À toute cette seconde partie de l’œuvre de notre écrivain nous ne demanderons pas autre chose, sachant que nul ne peut déterminer combien les faits de la vie réelle ont laissé de réalité et pris d’idéal en passant à travers les rêves et l’imagination de l’artiste. Nous croyons qu’il n’est pas absolument nécessaire au poète d’avoir, avec un de ses semblables dans l’autre sexe, de réelles amours dont il racontera l’histoire, pour qu’il soit à même de concevoir et d’écrire une œuvre fille de l’amour et de la beauté, une de ces œuvres dont nous avons l’habitude de dire qu’elles ont été vécues. Nous croyons que si la parole fut, comme on le dit, donnée à l’homme pour déguiser sa pensée, quand cette parole est écrite dans la langue des vers et surtout quand cette pensée est celle d’une jolie femme, il est bien dangereux de poser la main sur le fil léger de quelques vers avec l’espoir d’arriver par lui aux plus intimes secrets d’une existence.

Du reste, Louise Labé a pris soin de nous dire elle-même à quel point de vue il faut considérer ses écrits. Au moment où Jean de Tournes allait faire composer cette courte ligne « Fini d’imprimer le 12 août 1555, » elle semble avoir éprouvé un sentiment que je ne sais comment exprimer, sinon en le comparant à un frisson de pudeur féminine. Elle prit sa plume et écrivit, le 24 juillet, à Clémence de Bourges, l’épître que l’on connaît, cette épître, non pas en vers mais en bonne et solide prose, que quelques biographes semblent n’avoir jamais lue.

Débarrassés ainsi de cette végétation parasite sous laquelle on les étouffait, les vers de Louise nous apparaissent tels qu’elle les a voulus. Tant pis pour les « vertueuses dames » de son temps, si elles n’ont pas su, à sa prière, « élever leurs esprits au-dessus de leurs quenouilles et fuseaux ! »