Œuvres de Louise Labé, édition Boy, 1887/I/02

Texte établi par Charles Boy, Alphonse Lemerre, éditeur (p. 3-6).

À M. C. D. B. L.

Séparateur


Estant le tems venu, Madamoiselle, que les ſeueres loix des hommes n’empeſchent plus les femmes de s’apliquer aus ſciences & diſciplines : il me ſemble que celles qui ont la commodité, doiuent employer cette honneſte liberté que notre ſexe ha autre fois tant deſiree, à icelles aprendre : & montrer aus hommes le tort qu’ils nous faiſoient en nous priuant du bien & de l’honneur qui nous en pouuoit venir : Et ſi quelcune paruient en tel degré, que de pouuoir mettre ſes concepcions par eſcrit, le faire ſongneuſement & non dédaigner la gloire, & s’en parer pluſtot que de chaînes, anneaus, & ſomptueus habits : leſquels ne pouuons vrayement eſtimer nôtres, que par uſage. Mais l’honneur que la ſcience nous procurera, ſera entièrement notre : & ne nous pourra eſtre oté, ne par fineſſe de larron, ne force d’ennemis, ne longueur du tems. Si i’euſſe eſté tant fauoriſee des Cieus, que d’auoir l’eſprit grand aſſez pour comprendre ce dont il ha ù enuie, ie ſeruirois en cet endroit plus d’exemple que d’amonicion. Mais ayant paſsé partie de ma ieuneſſe à l’exercice de la Muſique, & ce qui m’a reſté de tems l’ayant trouué court pour la rudeſſe de mon entendement, & ne pouuant de moymeſme ſatisfaire au bon vouloir que ie porte à notre ſexe, de le voir non en beauté ſeulement, mais en ſcience & vertu paſſer ou égaler les hommes : ie ne puis faire autre choſe que prier les vertueuſes Dames d’eſleuer un peu leurs eſprits par deſſus leurs quenoilles & fuſeaus, & s’employer à faire entendre au monde que ſi nous ne ſommes faites pour commander, ſi ne deuons nous eſtre deſdaignees pour compagnes tant es afaires domeſtiques que publiques, de ceus qui gouuernent & ſe font obeïr. Et outre la reputacion que notre ſexe en receura nous aurons valu au publiq, que les hommes mettront plus de peine & d’eſtude aus ſciences vertueuſes, de peur qu’ils n’ayent honte de voir précéder celles, deſquelles ils ont prétendu eſtre touſiours ſuperieurs quaſi en tout. Pource, nous faut il animer l’une l’autre à ſi louable entrepriſe : De laquelle ne deuez eſlongner ny eſpargner votre eſprit, ià de pluſieurs & diuerſes grâces acompagné : ny votre ieuneſſe, & autres faueurs de fortune, pour aquerir cet honneur que les lettres & ſciences ont acoutumé porter aus perſonnes qui les fuyuent. S’il y ha quelque choſe recommandable apres la gloire & l’honneur, le plaiſir que l’eſtude des lettres ha acoutumé donner nous y doit chacune inciter : qui eſt autre que les autres recreacions : deſquelles quand on en ha pris tant que lon veut, on ne ſe peut vanter d’autre choſe, que d’auoir paſsé le tems. Mais celle de l’eſtude laiſſe un contentement de ſoy, qui nous demeure plus longuement : Car le paſsé nous reſiouit, & ſert plus que le preſent : mais les plaiſirs des ſentimens ſe perdent incontinent, & ne reuiennent iamais, & en eſt quelquefois la mémoire autant facheuſe, comme les actes ont eſté delectables. Dauantage les autres voluptez ſont telles, que quelque ſouuenir qui en vienne, ſi ne nous peut il remettre en telle diſpoſicion que nous eſtions : & quelque imaginacion forte que nous imprimions en la teſte, ſi connoiſſons nous bien que ce n’eſt qu’une ombre du paſsé qui nous abuſe & trompe. Mais quand il auient que mettons par eſcrit nos concepcions, combien que puis après notre cerueau coure par une infinité d’afaires & inceſſamment remue, ſi eſt ce que long tems après reprenans nos eſcrits, nous reuenons au meſme point, & à la meſme diſpoſicion ou nous eſtions. Lors nous redouble notre aiſe, car nous retrouuons le plaiſir paſsé qu’auons ù ou en la matière dont eſcriuions, ou en l’intelligence des ſciences ou lors eſtions adonnez. Et outre ce, le iugement que font nos ſecondes concepcions des premières, nous rend un ſingulier contentement. Ces deus biens qui prouiennent d’eſcrire vous y doiuent inciter, eſtant aſſeuree que le premier ne faudra d’acompagner vos eſcrits, comme il fait tous vos autres actes & façons de viure. Le ſecond ſera en vous de le prendre, ou ne l’auoir point : ainſi que ce dont vous eſcrirez vous contentera. Quant à moy tant en eſcriuant premièrement ces ieuneſſes que en les reuoyant depuis, ie n’y cherchois autre choſe qu’un honneſte paſſetems & moyen de fuir oiſiueté : & n’auoy point intencion que perſonne que moy les duſt iamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouué moyen de les lire ſans que i’en ſuſſe rien, & que (ainſi comme aisément nous croyons ceus qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les deuois mettre en lumière : ie ne les ay osé eſconduire, les menaſſant ce pendant de leur faire boire la moitié de la honte qui en prouiendroit. Et pource que les femmes ne ſe montrent volontiers en publiq ſeules, ie vous ay choiſie pour me ſeruir de guide, vous dédiant ce petit euure, que ne vous enuoye à autre fin que pour vous acertener du bon vouloir lequel de long tems ie vous porte, & vous inciter & faire venir enuie en voyant ce mien euure rude & mal

bâti, d’en mettre en lumière un autre qui
ſoit mieus limé & de meilleure grâce.
Dieu vous maintienne en ſanté.
De Lion ce 24 Iuillet
1555.
Votre humble amie Louïze Labé.