Œuvres de François Fabié - Tome 3/En tisonnant

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 54-58).
EN TISONNANT


                                  À Gabriel Audiat.

PAUVRES riches qui dans leurs grands palais moderne
          Ont chaud sans jamais voir le feu,
Sans jamais, par les soirs d’hiver transis et ternes,
          Tisonner en rêvant un peu !

Voir le feu, le feu clair, le feu flambant des bûches
          Qui danse et chante dans le noir,
Rouge ou pâle, ou tout blond comme le miel des ruches
          Toujours joyeux comme l’espoir…

Mais n’aurait-on au monde amis, enfants ni femme,
          Ni chat, ni chien, ni livre aimé,
Que l'on se sentirait moins seul à voir la flamme
          Sourire dans l’âtre enfumé.

Le feu ! — Qu’il naisse et cherche en crépitant sa voie ;
          Qu’il grandisse et s’élance enfin,
Enveloppant de ses langues rouges sa proie,
          Genêt, olivier, chêne ou pin ;

Qu’il gronde en dévorant le cœur après l’écorce,
          Et qu’il flotte comme un drapeau
Triomphant, orgueilleux, enivré de sa force,
          Qu’il est vivant et qu’il est beau !

Et lorsqu’il tombe ensuite et lentement s’apaise,
          Et qu’il laisse à peine courir
Quelques légers frissons violets sur sa braise,
          Sourires de qui va mourir,

Comme il nous charme encore et comme il hypnotise
          Nos yeux et notre âme à la fois,
Et nous replonge au rêve où nous plongeait la brise
          Qui le berçait arbre des bois !






Regarde le feu, vieux poète
Rongé d’ennuis et de regrets.
Que te dit la braise muette
Qui sera de la cendre après ?

Elle me parle… Oh ! non, je n’ose
Dévider une fois encor
Tout ce long chapelet morose
Où sont si rares les grains d’or…

J’ai tisonné chez mon aïeule,
Où la pierre du vieux foyer
N’était rien qu’une vieille meule
Mise là par un vieux meunier.

J’ai tisonné près de ma mère,
Quand je revenais du chef-lieu,
Écolier épris de chimère,
Mais si longtemps privé de feu ;

Puis chez mes deux sœurs… L’une est morte ;
Mais l’autre, quand je la revois,
Dès qu’elle a refermé sa porte,
Sur les landiers jette du bois…

Et que d’autres foyers encore
Où je n’ai tisonné qu’un soir
Et que j’ai quittés à l’aurore
Pour jamais plus ne m’y rasseoir !







Mon Dieu, si ta mansuétude
Me laisse vivre encore un peu,
Donne à ma grande lassitude
Un foyer toujours et du feu,

Pour que jusqu’au bout je tisonne,
En écoutant gronder le vent
Sur la campagne qui frissonne
Et sur le toit qui me défend ;

Pour que la chanson coutumière
De la flamme sur le chenet
Mette à ma lèvre la prière
Qu’enfant ma mère m’apprenait ;

Et qu’à l’aspect du peu de cendre
Qu’un chêne dans l’âtre noirci
Laisse, en chrétien je sache attendre
Que mon cœur tombe en cendre aussi,

Tandis que, pareille à la flamme
Qui monte droite du tison,
Vers toi s’exhalera mon âme,
Enfin libre de sa prison.