Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XXII bis

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 151-154).
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XXII bis.
Descartes [a Mersenne ?]
[Amsterdam, 27 mai 1630 ?]
Texte de Clerselier, tome I, lettre 110 milieu, p. 494-496.

Fragment inséré par Clerselier entre deux autres, tous deux de 1637, pour former une lettre « A Monsieur *** ». Mais Descartes y parle d’un ouvrage du P. Gibieuf, qu’il n’a pas encore vu, et qui semble bien être le traité De libertate Dei et Creaturæ libri duo, auctore P. Gullielmo Gibieuf (Paris, 1630, achevé d’imprimer le 30 janvier). Nous sommes ainsi ramenés à une date où ce fragment apparaît comme continuant la discussion commencée dans les lettres XXI et XXII. Mersenne semble avoir précisé la question en termes d’école, probablement après avoir reçu la seconde de ces lettres (du 6 mai) ; le fragment serait donc au plus tôt du lundi 27 mai.

Si Descartes dit qu’il tâchera de faire venir de Paris l’ouvrage du P. Gibieuf et s’il ne le demande pas simplement à Mersenne, c’est sans doute parce que celui-ci lui avait annoncé son prochain départ pour la Belgique et les Pays-Bas, et qu’en conséquence la lettre n’était peut-être pas même adressée à Paris, comme l’ont été les précédentes. En tous cas nous voyons, immédiatement après cette date, la correspondance entre Descartes et Mersenne subir une longue interruption, évidemment par suite du voyage du Minime. C’est donc certainement à tort que Baillet (t. I, p. 202 suiv.), par une fausse interprétation d’une lettre de Gassend à Beeckman (Gassendi Opera, t. VI, p. 26), a admis que Mersenne était déjà à Gorcum le 15 septembre 1629. Les lettres inédites de Beeckman à Mersenne (Bibl. Nat. fr. n. a. 6206) et la correspondance de Descartes ne permettent pas de supposer que le Minime ait quitté Paris avant le milieu de mai 1630. En juin au contraire, on a une lettre de Helmont à Mersenne, adressée à Bruxelles. (Bibl. Nat. fr. n. a. 6205, f° 217).

Vous me demandez in quo genere cauſæ Deus diſpoſuit æternas veritates. Ie vous repons que c’eſt in eodem genere cauſæ qu’il a créé toutes choſes, c’eſt à dire vt efficiens & totalis cauſa. Car il eſt certain qu’il eſt auſſi bien Autheur de l’eſſence comme de l’exiſtence des creatures : or cette eſſence n’eſt autre choſe que ces veritez eternelles, leſquelles ie ne conçoy 5 point émaner de Dieu, comme les rayons du Soleil ; mais ie ſçay que Dieu eſt Autheur de | toutes choſes, & que ces veritez ſont quelque choſe, & par conſequent qu’il en eſt Autheur. Ie dis que ie le ſçay, & non pas que ie le conçoy ny que ie le comprens ; car on peut 10 ſçauoir que Dieu eſt infiny & tout-puiſſant, encore que noſtre ame eſtant finie ne le puiſſe comprendre ny conceuoir ; de meſme que nous pouuons bien toucher auec les mains vne montagne, mais non pas l’embraſſer comme nous ferions vn arbre, ou 15 quelqu’autre choſe que ce ſoit, qui n’excedaſt point la grandeur de nos bras : car comprendre, c’eſt embraſſer de la penſée ; mais pour ſçauoir vne choſe, il ſuffit de la toucher de la penſée[1]. Vous demandez auſſi qui a neceſſité Dieu à creer ces veritez ; et ie dis qu’il 20 a eſté auſſi libre de faire qu’il ne ſuſt pas vray que toutes les lignes tirées du centre à la circonference fuſſent égales, comme de ne pas creer le monde. Et il eſt certain que ces veritez ne font pas plus neceſſairement conjointes à ſon eſſence, que les autres 25 creatures. Vous demandez ce que Dieu a fait pour les produire. Ie dis que ex hoc ipſo quod illas ab æterno eſſe voluerit & intellexerit, illas creauit, ou bien (ſi vous n’attribuez le mot de creauit qu’à l’exiſtence des choſes) illas diſpoſuit & fecit. Car c’eſt en Dieu vne meſme choſe de vouloir, d’entendre, & de creer, ſans que l’vn precede l’autre, ne quidem ratione.

2. Pour la queſtion an Dei bonitati ſit conueniens 5 homines in æternum damnare, cela eſt de Theologie : c’eſt pourquoy abſolument vous me permettrez, s’il vous plaiſt, de n’en rien dire ; non pas que les raiſons des libertins en cecy ayent quelque force, car elles me ſemblent friuoles & ridicules ; mais pour ce que ie 10 tiens que c’eſt faire tort aux veritez qui dépendent de la foy, & qui ne peuuent eſtre prouuées par demonſtration naturelle, que de les vouloir affermir par des raiſons humaines, & probables ſeulement.

3. Pour ce qui touche la liberté de Dieu, ie ſuis 15 tout à fait de l’opinion que vous me mandez auoir eſté expliquée par le P. Gibbieu. Ie n’auois point ſceu qu’il euſt fait imprimer quelque choſe, mais ie taſcheray | de faire venir ſon traitté de Paris à la premiere commodité, afin de le voir, & ie ſuis grandement aiſe 20 que mes opinions ſuiuent les ſiennes ; car cela m’aſſure au moins qu’elles ne ſont pas ſi extrauagantes, qu’il n’y ait de tres-habiles hommes qui les ſoutiennent.

Les 4. 5. 6. 8. 9. & derniers points de voſtre lettre 25 ſont tous de Theologie, c’eſt pourquoy ie m’en tairay, s’il vous plaiſt*.

Pour le ſeptiéme point, touchant les marques qui s’impriment aux enfans par l’imagination de la mere &c., i’auouë bien que c’eſt vne choſe digne d’eſtre 30 examinée, mais ie ne m’y ſuis pas encore ſatisfait.

Pour le dixiéme point, où ayant ſupoſé que Dieu mené tout à ſa perfection, & que rien ne s’aneantit, vous demandez enſuite, quelle eſt donc la perfection des beſtes brutes, & que deuiennent leurs ames apres la mort, il n’eſt pas hors de mon ſujet, & i’y répons que Dieu mene tout à ſa perfection, c’eſt à dire : tout collectiuè, non pas chaque choſe en particulier ; car cela meſme, que les choſes particulieres periſſent, & que d’autres renaiſſent en leur place, c’eſt vne des principales perfections de l’vniuers. Pour leurs ames, & les autres formes & qualitez, ne vous mettez pas 10 en peine de ce qu’elles deuiendront, ie ſuis apres à l’expliquer en mon traité, & i’eſpere de le faire entendre ſi clairement, que perſonne n’en pourra douter.

Page 153, l. 26. — Une lettre de Beeckman à Mersenne, fixement datée pridie Kal. Maij [30 avril] 1630, peut nous renseigner sur ces questions de Mersenne à Descartes : … « Alteræ tuæ litteræ, ut et ipse iudicas, quæstiones captum humanum ferè superantes continent. De mundi sustemate, de loco infinito, de æternitate, de astrorum incolis, de vacuo inter stellas, de maculis solis multi multa satis probabiliter scripsere : at de tribus in divinâ naturâ personis, deque libertate hominum cum Dei prædestinatione conciliandà, quis unquam non fatuus cogitavit ? (Bibl. Nat. fr. n. a. 6206, fol. 38, p. 65).

  1. Cf. Réponses aux Instances de Gassendi, § 12, et Principia Philosophiæ, I, § 40, version française.