Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre XXII

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 147-150).
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XXII.
Descartes a Mersenne.
[Amsterdam, 6 mai 1630.]
Texte de Clerselier, tome I, lettre 112, p. 504-506.

L’exemplaire de l’Institut porte la note « Cette lettre, jusqu’au troisième alinéa, est de M. Descartes écrite au P. Mersenne. Je la date du 10 mai 1630, d’Amsterdam. » Mais comme la lettre écrite au « voyage » précédent est celle du 15 avril, et que le « voyage » du courrier, aller et retour, compté pour trois semaines (voir Lettre XX, p. 128, l. 4-5), la date doit plutôt être fixée au lundi 6 mai. — Après le second alinéa, l’exemplaire de l’Institut ajoute les mots « Je suis, etc. » avec la note marginale « Icy finit la lettre ». Le troisième alinéa (Clers., t. I, p. 506-509) est en effet postérieur aux Méditations, tandis que les deux derniers (p. 509-511) se rapportent à la publication du Discours de la Méthode.

Mon Reuerend Pere,

Ie vous remercie de l’obſeruation de la couronne qui a eſté faite par Monſieur Gaſſendi[1]. Pour le meſchant liure[2], ie ne vous prie plus de me l’enuoyer ; car ie me ſuis maintenant propoſé d’autres occupations ; 5 & ie croy qu’il ſeroit trop tard pour executer le deſſein qui m’auoit obligé de vous mander à l’autre voyage, que ſi c’eſtoit vn liure bien | fait, & qu’il tombaſt entre mes mains, ie taſcherois d’y faire ſur le champ quelque réponſe. C’eſt que ie penſois qu’encore qu’il n’y euſt 10 que trente-cinq exemplaires de ce liure, toutesfois s’il eſtoit bien fait, qu’on en ſeroit vne ſeconde impreſſion, & qu’il auroit grand cours entre les curieux, quelques deffenſes qui en puſſent eſtre faites. Or ie m’eſtois imaginé vn remede pour empeſcher cela, qui 15 me ſembloit plus fort que toutes les deffenſes de la iuſtice ; qui eſtoit, auant qu’il ſe fiſt vne autre impreſſion de ce liure en cachette, d’en faire faire vne auec permiſſion, & adjouter après chaque periode, ou chaque chapitre, des raiſons qui prouuaſſent tout le 20 contraire des ſiennes, & qui en découuriſſent les fauſſetez. Car ie penſois que s’il ſe vendoit ainſi tout entier publiquement auec ſa réponſe, on ne daigneroit pas le vendre en cachette ſans réponſe, & ainſi que perſonne n’en aprendroit la fauſſe doctrine, qui n’en fuſt 5 deſabufé au meſme temps ; au lieu que les réponſes ſeparées qu’on fait à ſemblables liures ſont d’ordinaire de peu de fruit, pource que chacun ne liſant que les liures qui plaiſent à ſon humeur, ce ne ſont pas les meſmes qui ont lû les mauuais liures, qui s’amuſent à 10 examiner les réponſes. Vous me direz, ie m’aſſure, que c’eſt à ſçauoir ſi i’euſſe pu répondre aux raiſons de cét Autheur. A quoy ie n’ay rien à dire, ſinon que i’y euſſe au moins fait tout mon poſſible, & qu’ayant pluſieurs raiſons qui me perſuadent & qui m’aſſurent le 15 contraire de ce que vous m’auez mandé eſtre en ce liure, j’oſois eſperer qu’elles le pourroient auſſi perſuader à quelques autres, & que la vérité, expliquée par vn eſprit méeiocre, deuoit eſtre plus forte que le menſonge, fuſt-il maintenu par les plus habiles gens 20 qui fuſſent au monde.

Pour les veritez eternelles[3], ie dis derechef que ſunt iantum veræ aut poſſibiles, quia Deus illas veras aui poſſibiles cognoſcit, non autem contra veras à Deo cognoſci quaſi independenter ab illo ſint veræ. Et ſi les hommes 25 entendoient bien le ſens de leurs paroles, ils ne pourroient iamais dire ſans | blaſpheme, que la vérité de quelque choſe precede la connoiſſance que Dieu en a, car en Dieu ce n’eſt qu’vn de vouloir & de connoiſtre ; de ſorte que ex hoc ipſo quod aliquid velit, ideò cognoſcit, 30 & ideò tantum talis res eſt vera. Il ne faut donc pas dire que ſi Deus non eſſet, nihilominus iſtæ veritates eſſent veræ ; car l’exiſtence de Dieu eſt la premiere & la plus eternelle de toutes les veritez qui peuuent eſtre, & la ſeule d’où procedent toutes les autres. Mais ce qui fait qu’il eſt aiſé en cecy de ſe méprendre, c’eſt que la 5 pluspart des hommes ne conſiderent pas Dieu comme vn eſtre infini & incomprehenſible, & qui eſt le ſeul Autheur duquel toutes choſes dependent ; mais ils s’arreſtent aux ſyllabes de ſon nom, & penſent que c’eſt aſſez le connoître, ſi on ſçait que Dieu veut dire le meſme que 10 ce qui s’apelle Deus en latin, & qui eſt adoré par les hommes. Ceux qui n’ont point de plus hautes penſées que cela, peuuent aiſément deuenir Athées ; et pour ce qu’ils comprennent parfaitement les veritez mathematiques, & non pas celle de l’exiſtence de Dieu, ce 15 n’eſt pas merueille s’ils ne croyent pas qu’elles en dependent. Mais ils deuroient iuger au contraire, que puiſque Dieu eſt vne cauſe dont la puiſſance ſurpaſſe les bornes de l’entendement humain, & que la neceſſité de ces veritez n’excede point noſtre connoiſſance, 20 qu elles ſont quelque choſe de moindre, & de ſujet à cette puiſſance incomprehenſible. Ce que vous dites de la production du Verbe ne repugne point, ce me ſemble, à ce que ie dis ; mais ie ne veux pas me meſler de la Theologie, i’ay peur meſme que vous ne iugiez 25 que ma Philoſophie s’emancipe trop, d’oſer dire ſon auis touchant des matieres ſi releuées.

  1. Voir Lettre XVI, page 84, l. 2.
  2. Voir Lettre XXI, page 144, l. 24.
  3. Voir Lettre XXI, page 145, l. 8.