Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre CVIII

Jean-Baptiste Morin de Villefranche
Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 536-557).
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CVIII.
Morin a Descartes.
Paris, 22 février 1638.
Texte de Clerselier, tome I, lettre 58, p. 185-201.

On donne, en guise de variantes, des notes de l’exemplaire de l’Institut, qui semblent bien être des rajeunissements de style, d’autant qu’il n’y avait rien à changer au texte de Morin, celui-ci l’ayant remis lui-même à Clerselier pour l’imprimer (voir notre introduction et Gers., I, préf.). — Baillet (I, 356) fournit cette indication : « Le Père Mersenne semblait avoir joint quelques-unes de ses difficultez avec les objections de M. Morin. » (Voir la Lettre CXXXIV ci-après, du 1er août 1638). La réponse de Descartes ne fut envoyée que le 13 juillet (Lettre CXXVII ci-après).

Monſieur,

Dés l’heure que j’eus l’honneur de vous voir & de vous connoiſtre à Paris, ie jugé que vous auiez vn eſprit capable de laiſſer quelque choſe de rare & 5 d’excellent à la poſterité ; & me ſuis grandement réjouy d’auoir vû reüſſir mon jugement par le beau liure que vous auez mis en lumiere ſur des ſujets de Mathematique et de Phyſique, qui ſont auſſi les deux principaux objets de mes ſpeculations naturelles. Mais 10 comme, en ce qui eſt de la Mathematique, vous n’aurez que des gens à admirer la ſublimité de voſtre eſprit, auſſi, en ce qui eſt de la Phyſique, i’eſtime que vous ne ſerez pas étonné, s’il ſe trouue des perſonnes à vous contredire. Car vous eſtant reſerué la connoiſſance des 15 principes & notions vniuerſelles de voſtre Phyſique nouuelle (dont la publication eſt paſſionnement deſirée de tous les doctes) & ne fondant vos raiſonnemens que ſur des comparaiſons, ou ſupoſitions, de la verité deſquelles on eſt pour le moins en doute, ce ſeroit 20 pecher contre le premier precepte de voſtre methode qui eſt tres-bon, & qui m’eſt familier, que d’acquieſcer à vos raiſonnemens. Et bien que, par la page 76 de voſtre Methode, l’experience rende tres-certains la pluſpart des effets que vous traittez, neantmoins vous ſçauez tres-bien que l’aparence des mouuemens celeſtes ſe tire auſſi certainement de la ſupoſi[tion de la 5 ſtabilité de la terre, que de la ſuppoſition de ſa mobilité ; & partant, que l’experience d’icelle apparance n’eſt pas ſuffiſante pour prouuer laquelle des deux cauſes cy-deſſus eſt la vraye. Et s’il eſt vray que prouuer des effets par vne cauſe poſée, puis prouuer 10 cette meſme cauſe par les meſmes effets, ne ſoit pas vn cercle logique, Ariſtote l’a mal entendu, & on peut dire qu’il ne s’en peut faire aucun. Et pour les Aſtronomes que vous vous propoſez à imiter en la page 3 de voſtre Dioptrique, ie ne vous cacheray point 15 mon ſentiment, qui eſt, que qui ne fera de meilleures ſuppoſitions que celles qu’ont fait iuſques icy les Aſtronomes, ne fera pas mieux qu’eux dans les conſequences ou concluſions, voire pourra bien faire pis. Car eux ſupoſans mal la paralaxe du ſoleil, ou 20 l’obliquité de l’Eclyptique, ou l’excentricité de l’Apogée, le moyen mouuement ou periode d’vne planette &c, tant s’en faut qu’ils en tirent des conſequences tres-vrayes & tres-aſſurées, comme vous dites en ladite page 3, qu’au contraire ils faillent en ſuite dans les 25 mouuemens, ou lieux des planetes, à proportion de l’erreur de leurs fauſſes ſuppoſitions, comme le témoigne le raport de leurs Tables auec le Ciel. Et ie croy auoir eſté le premier au monde, qui dans mon liure des Longitudes[1] ay donné aux Aſtronomes les vrays moyens d’éuiter d’oreſnauant toutes ces fauſſes ſuppoſitions, 5 & tous les Cercles Logiques qui ſe peuuent commettre en cela. Mais les Aſtronomes par leurs fauſſes ſupoſitions ne faillent pour l’ordinaire que dans le plus ou dans le moins touchant le mouuement des Planetes, au lieu qu’vn Phyſicien peut errer en la nature meſme 10 de la choſe qu’il traitte. Il n’y a rien de ſi aiſé que d’ajuſter quelque cauſe à vn effet ; & vous ſçauez que cela eſt familier aux Aſtronomes, qui par le moyen de diuerſes hypotheſes, de cercles ou ellypſes, concourent à meſme but ; & le meſme vous eſt tres-connu en 15 voſtre Geometrie. Mais pour prouuer que la cauſe d’vn effet poſé eſt ſa vraye & vnique cauſe, il faut pour le moins prouuer qu’vn tel ef|fet ne peut eſtre produit par aucune autre cauſe.

Or ie croy qu’eſtant ce que vous eſtes, vous n’aurez 20 pas manqué, ſelon la page 69 de voſtre Methode, à bien preuoir tout ce qu’on vous pourroit objecter ; mais que vous reſeruant encore la connoiſſance particuliere de vos principes de Phyſique, dont tout le reſte eſt déduit, vous vous eſtes voulu égayer, non ſeulement à faire 25 ſouhaiter aux bons eſprits la publication de voſtre Phyſique, mais encore à les exercer dans les difficultez que vous auez laiſſées en voftre nouuelle doctrine : voire meſme vous les y conuiez en la page 75 de vo- ſtre Methode, iuſques à les ſuplier de vous enuoyer leurs objections, & c’eſt ce qui m’a donné le plus de ſujet de vous écrire la preſente.

Mais ſçachant combien le temps vous eſt cher, auſſi bien qu’à moy, ie n’ay point voulu vous propoſer 5 diuerſes difficultez ſur diuerſes matieres ; ie me ſuis contenté d’en choiſir vne des principales & des plus ingenieuſes, qui eſt celle de la Lumiere, la nature de laquelle eſt à preſent ſi recherchée de tous ceux qui penſent voir plus clair dans la Phyſique. Nous auons 10 icy deux perſonnages qui ont trauaillé depuis peu ſur le meſme ſujet, & qui en ont publié leur ſentiment[2]. Mais moy qui y ay auſſi trauaillé de ma teſte, ſans toutesfois rien publier encore, ie trouue leur opinion bien plus aiſée à détruire que la voſtre : car auec voſtre 15 eſprit habitué aux plus ſubtiles & plus hautes ſpeculations des Mathematiques, vous vous renfermez & barricadez en telle ſorte dans vos termes & façons de parler, ou énoncer, qu’il ſemble d’abord que vous ſoyez imprenable. Mais n’y ayant que la ſeule vérité, 20 qui puiſſe reſiſter à l’effort du raiſonnement, et ne la pouuant reconnoiſtre dans ce que vous nous auez donné de la Lumiere, i’ay crû eſtre obligé par vous-meſme à vous y faire mes objections ; non pour vous engager à vn long diſcours, mais ſeulement afin qu’en 25 peu de mots vous me donniez vn peu plus de lumiere de la nature de la Lumiere, comme ie croy que vous le pouuez : et ie vous | aſſure que ie ne la cacheray pas ſous le boiſſeau, mais que ie la feray paroiſtre à voſtre honneur.

Ie ne ſçay pourtant ce que ie dois attendre de vous ; 5 car on m’a voulu faire acroire que, ſi ie vous traitois tant ſoit peu en termes de l’Ecole, vous me iugeriez à l’inſtant plus digne de mépris que de réponſe. Mais par la lecture de vos diſcours, ie ne vous reconnois point ſi ennemy de l’Ecole que l’on vous fait, & ay 10 cette bonne opinion de voſtre eſprit, qu’il accordera facilement que toute verité bien demonſtrée eſt à l’épreuue de tous les termes de l’Ecole ; & que toute propoſition qui n’eſt à cette épreuue, eſt pour le moins douteuſe, ſi elle n’eſt fauſſe tout à fait. Car qui nous 15 voudroit faire paſſer vne fiction pour vne verité, vn accident pour vne ſubſtance, vn mouuement ſans moteur, &c, ie vous fais iuge vous-meſme de ce qu’il meriteroit. L’Ecole ne me ſemble auoir failly, qu’en ce qu’elle s’eſt plus occupé par ſpeculation à la 20 recherche des termes dont il faut ſe ſeruir pour traitter des choſes, qu’à la recherche de la verité meſme des choſes par de bonnes experiences ; auſſi eſt-elle pauure en celles-cy, & riche en ceux-là ; c’eſt pourquoy i’en ſuis comme vous, ie ne cherche la vérité des 25 choſes que dans la Nature, & ne m’en fie plus à l’Ecole, qui ne me ſert que pour les termes.

Or ie commenceray par les ſentimens que vous auez de la nature de la Lumiere, afin qu’ils me ſeruent de fondement, & qu’on voye s’ils ſont par tout les 30 meſmes, ou s’ils ſont differens, et en quoy.

1. Donc, en la page 159 des Meteores, vous dites : Ie ſupoſe premierement que l’eau, la terre, l’air, & tous les autres tels corps qui nous enuironnent, ſont compoſez de pluſieurs petites parties de diuerſes figures & groſſeurs, qui ne ſont iamais ſi bien arangées, ny ſi iuſtement iointes 5 enſemble, qu’il ne reſte pluſieurs interualles autour d’elles ; & que ces interualles ne font pas vuides, mais remplis de cette matiere fort ſubtile, par l’entremiſe de laquelle ſe communique l’action de la Lumiere.

| 2. En la page 4 de la Dioptrique, vous dites que la 10 Lumiere n’eſt autre choſe, dans les corps qu’on nomme lumineux, qu’vn certain mouuement, ou vne action fort promte, qui paſſe vers nos yeux, par l’entremiſe de l’air & des autres corps tranſparens ; en meſme façon que le mouuement ou la reſiſtance des corps que rencontre vn 15 aueugle auec ſon baſſon, paſſe vers ſa main par l’entremiſe de ſon baſton. D’où s’enſuit que comme ce mouuement eſt receu dans le baſton, auſſi l’autre cy-deſſus ſera receu dans l’air.

3 Mais, en la page 23, vous dites autrement, à 20 ſçauoir que la Lumiere n’eſt autre choſe qu’vn certain mouuement, ou action receuë dans vne matiere tres-ſubtile, qui remplit les pores des autres corps. Et vous diſtinguez cette matiere d’auec l’air & les autres corps tranſparens, auſquels, page 122, vous donnez des pores. 25

4. Page 122, vous dites qu’elle n’eſt autre choſe que l’action, ou l’inclination à ſe mouuoir, d’vne matiere tres-ſubtile, &c. Mais ce qui n’eſt qu’inclination à ſe mouuoir n’eſt pas mouuement, & ces deux different comme la puiſſance & l’acte. Et ſi l’action eſt de la matiere, donc elle n’eſt pas des corps lumineux qui meuuent cette matiere, ainſi que vous dites en la 5 page 38 de la Dioptrique, ce qui eſt raporté cy-deſſous au nombre 10.

5. Voire meſme, page 256, vous ne dites pas que la Lumiere ſoit l’action ou le mouuement, mais comme l’action ou le mouuement d’vne certaine matiere fort 10 ſubtile, &c. Or toute comparaiſon eſt entre choſes differentes ; donc la Lumiere n’eſt pas, ſelon vous, l’action ou le mouuement. Et quand on voudroit prendre le mot de comme pour quaſi, touſiours y auroit-il à redire, & vous vous trouueriez court d’vn 15 point.

6. Page 50 de la Dioptrique, parlant encore de la nature ou de l’eſſence de la Lumiere, vous dites que la Lumiere n’eſt autre choſe qu’vn mouuement, ou vne action qui tend à cauſer quelque mouuement, &c. D’où ie 20 conclus que ſi la Lumière eſt l’action, & meſme l’action qui | tend à cauſer le mouuement, donc la Lumiere ſera premiere que le mouuement ; car toute cauſe eſt premiere que ſon effet, & par conſequent la Lumiere ne ſera pas le mouuement.

25 7. Finalement, page 5, vous dites qu’il n’eſt pas beſoin de ſupoſer qu’il paſſe quelque choſe de materiel depuis les objets iuſques à nos yeux, pour nous faire voir les couleurs & la Lumiere, qui ſelon vous ne font qu’vne meſme nature. Mais puiſque, par ce que vous dites en 30 la page 4, la Lumiere n’eſt autre choſe, dans les corps qu’on nomme lumineux, qu’vn certain mouuement qui paſſe vers nos yeux, & que le mouuement n’eſt iamais ſans le mobile, il faut donc auſſi par neceſſité que, comme la Lumiere des corps lumineux, c’eſt à dire le mouuement, paſſe des corps lumineux vers nos yeux, 5 auſſi le mobile y paſſe, qui n’eſt autre ſelon vous que la matiere ſubtile, où eſt receu ce mouuement.

Apres auoir cy-deſſus expoſé vos ſentimens ſur la forme ou eſſence de la Lumiere, qui ſelon vous ne conſiſte qu’en vne action, ou mouuement, ou inclination à 10 ſe mouuoir, &c. de la matiere ſubtile, &c, voyons maintenant ce que vous dites de ſa matiere, qui eſt cette matiere ſubtile.

8. Donc, page 256 des Metéeres, parlant de cette matiere ſubtile, vous dites qu’il en faut imaginer les 15 parties ainſi que de petites boules qui roulent dans les pores des corps terreſtres.

9. Mais, page 159 des meſmes Meteores, parlant des parties de l’air, de l’eau, de la terre & des autres corps, & diſant que, leurs parties n’eſtant pas bien 20 vnies, les interualles qu’elles laiſſent entr’elles ſont remplis de cette matiere ſubtile, vous dites en ſuite que les parties dont l’eau eſt compoſée ſont longues, vnies, & gliſſantes, ainſi que de petites anguilles qui, quoy qu’elles ſe joignent & entrelacent, ne ſe noüent ny ne 25 s’acrochent iamais de telle façon, qu’elles ne puiſſent aiſement eſtre ſeparées. Et au contraire que preſque toutes celles, tant de la terre, que | meſme de l’air & de la pluſpart des autres corps, ont des figures fort irregulieres & inégales. Deſquelles paroles il s’enſuit nettement 30 premier, eſt retardé, pendant que celuy du coſté marqué 1 continuë encore. Ce qui eſt cauſe que la boule commence infailliblement à tournoyer 5 ſuiuant l’ordre des chifres 1, 2, 3. Deſquelles paroles il s’enſuit que les petites parties, ou boules, ne roulent 10 pas en l’air, comme vous diſiez cy-deſſus, mais ſeulement à la rencontre de quelque ſuperficie plus ſolide.

Or, Monſieur, jugez maintenent vous-meſme, par 15 le premier precepte de voſtre Methode, ſi cette doctrine doit eſtre receuë pour vraye, où il paroiſt tant de doutes & de contradictions. Et vous en ayant ſeulement repreſenté vne partie, ie deurois en attendre voſtre éclairciſſement ſans paſſer plus outre. Mais 20 croyant que vous ſerez meſme bien-aiſe que ie donne quelque attaque de raiſonnement à voſtre doctrine, ainſi que feront pluſieurs autres, vous qui preſidez en la chaire de vos principes, jugerez des cous, & comme ie croy, donnerez ſatisfaction à tout le 25 monde.

1. I’attaquerois volontiers voſtre eſſence ou nature de la Lumière, que vous dites eſtre l’action, ou le mouuement, ou l’inclination à ſe mouuoir, ou comme l’action & le mouuement, &c. d’vne matière 30 ſub 3o tile, &c. Mais fur ce point ie vous voy û peu confiant à vous-meſme, & par cette inconſtance vous vous eſtes apreſté tant d’échapatoires, que ce ſeroit perdre le temps de vouloir vous arreſter, iuſques à ce que vous vous ſoyez arreſté vous-meſme, comme bon Logicien, à vne ſtable définition de la Lumiere. 5 Neantmoins il me ſemble, par le nombre 10 cy-deſſus, que vous entendez principalement que la Lumiere ſoit l’action, ou le mouuement, dont le Soleil ou autre corps lumineux pouſſe voſtre matiere ſubtile. Ce qu’eſtant ſupoſé, puiſque le Soleil eſt premier que ce 10 mouuement, duquel il eſt la cauſe efficiente, il s’enſuiura que le Soleil, de ſa nature, n’aura point de lumiere ; ou que ſa lumiere n’eſtoit point compriſe en voſtre définition, & qu’elle eſt premiere que celle que vous définiſſez. Mais l’Ecole vous prouueroit que 15 toute action eſt eſſentiellement vn eſtre relatif, & que | tout mouuement dit en ſon eſſence vn eſtre potentiel ; mais que l’eſſence de la Lumiere n’a ny l’vn ny l’autre, veu que de ſa nature elle eſt vn acte, ou vne forme abſoluë. 20

2. De plus, il ne ſuffit pas que la matiere ſubtile ſoit muë par quelque cauſe que ce ſoit ; autrement durant les orages & les tempeſtes d’vne obſcure nuit, excitées principalement par les vens, l’air & la mer paroiſtroient tout en feu, & l’on verroit lors clair 25 comme de iour ; mais il faut qu’elle ſoit muë par les corps lumineux, en tant que lumineux. D’où s’enſuit que leur lumiere eſt premiere que celle que vous definiſſez, qui ne conſiſte qu’en l’action ou mouuement dont les corps lumineux, par leur lumiere, pouſſent 30 voſtre matiere ſubtile : voire il s’enſuit que ce que vous definiſſez n’eſt point la Lumiere.

3. Le Soleil, & vne étincelle de feu, ou vn ver luiſant, illuminent d’vne meſme façon. Or vne étincelle 5 ſe peut voir la nuit de cinq cens pas ſans lunettes ; & auec des lunettes de voſtre inuention, elle ſe verroit peut-eſtre de plus de cinquante lieues en l’air. Doncques cette étincelle aura la force de faire mouuoir localement, & ſelon vous en ligne droitte, toute 10 la matiere ſubtile contenue en vn globe d’air de cinquante lieuës de demy-diametre ; ce qu’aucun bon jugement n’admettra iamais, puis qu’on ſçait que toute matiere a de ſoy reſiſtance au mouuement local ; donc le Soleil n’illumine pas par le mouuement de la 15 matiere ſubtile. Et la comparaiſon de voſtre aueugle auec ſon baſton ne conuient point auec le mouuement de la matiere ſubtile, car vn baſton eſt continu d’vn bout à l’autre, & meſme dur & ſolide ; c’eſt pourquoy au meſme inſtant qu’on pouſſe l’vn de ſes 20 bouts, on pouſſe l’autre, & la main qui eſt à l’vn des bouts ſent au meſme inſtant la rencontre que fait l’autre bout de quelque corps qui luy reſiſte. Mais la matiere ſubtile n’eſt pas continuë, autrement tous les pores des corps, depuis le Soleil iuſques à nous, 25 ſeroient continus, quelque agitation d’air qu’il y euſt par les vens ; et de plus elle n’eſt pas dure & ſolide comme vn baſton : c’eſt | pourquoy il ne s’enſuit pas que la matiere la plus prochaine du corps lumineux eſtant muë, la plus éloignée le ſoit auſſi, & au meſme 30 inſtant. I’adjoute encore qu’vne étincelle ne pouuant nature nous voyons vn ſi bel ordre des corps ſimples, & que les plus ſubtils ſe logent touſiours au deſſus des plus craſſes, comme il eſt meſme euident par la Chymie, pourquoy cette matiere, qui ſelon vous doit 5 occuper la moitié du lieu des corps ſimples, n’aura-t-elle point de ſphere propre ? Or ſoit que vous luy en donniez, | ou que vous ne luy en donniez point, elle ne ſera pas tranſparente ; autrement par la page 122 cy-deſſus cottée, elle auroit auſſi des pores, qui ſeroient 10 encore remplis d’vne autre matiere ſubtile, & ainſi à l’infiny. Et ſi elle n’eſt point tranſparente, elle ne pourra donc point tranſmettre la Lumiere, comme vous diſiez cy-deſſus, page 259. Car il n’y a que les corps tranſparens qui la puiſſent tranſmettre.

15 6. De plus quel mouuement attribuez-vous à cette matiere ? Car c’eſt encore icy où ie voy de la difficulté & contrarieté. Vû qu’aux nombres 12 & 13 cy-deſſus, & par voſtre figure des petites boules, qui de l’air viennent dans l’eau, il apert que ces petites boules 20 deſcendent d’enhaut en ligne droite. Et bien que, par le nombre 12, auec le mouuement rectiligne cauſé par les corps lumineux, vous leur donniez le circulaire, comme propre, en ſorte que meſme par l’air elles deſcendent en ligne droite, mais muës circulairement 25 à l’entour de leurs centres ; neantmoins au nombre 13 vous dites, tout au contraire, que la boule commence ſeulement à tournoyer rencontrant la ſuperficie de l’eau, ou de quelque autre corps plus denſe que l’air. Mais en premier lieu, donnant à voſtre matiere ſubtile ce mouuement rectiligne de l’air en l’eau, il faudra auſſi que vous le donniez en l’air de plus haut, & ainſi à l’infiny, ſi vous nosup que cette matiere fort meſme des corps lumineux : ce qui non ſeulement eſt contre voſtre page 5 de la 5 Dioptrique, où vous dites qu’il n’eſt pas beſoin de ſupoſer qu’il paſſe quelque choſe de materiel depuis les objets iuſques à nos yeux, pour nous faire voir les couleurs & la Lumiere, mais meſme repugne au ſens & à la raiſon. Car qui eſt l’homme de bon ſens qui dira que 10 d’vn ver luiſant, ou d’vne étincelle de feu, il puifle fortir de la matiere pour remplir toute la ſphere, dont l’vn ou l’autre ſe peut voir auec d’excellentes lunettes de voſtre inuention, ſans la totale diſſipation du ver luiſant, quand meſme il ſeroit mille fois plus gros 15 qu’il n’eſt, quelque ſubtile qu’en fuſt l’éuaporation ? Et neantmoins il ne ſe diſſipe point, bien que de | minute en minute d’heure on le changeaſt en diuerſes ſpheres, leſquelles il rempliroit en meſme façon. En ſecond lieu, ſi cette matiere ſubtile, ou ces petites boules 20 qui en ſont les parties, auoient ce mouuement rectiligne, elles ne pourroient par leur mouuement tranſmettre l’action de la Lumiere du Soleil & des Etoiles en vn inſtant, contre ce que vous-meſme aſſurez en la page 44 de voſtre Methode ; car aucun corps naturel 25 ne peut trauerſer vn eſpace que ſucceſſiuement vne partie après l’autre. Voire la meſme choſe ſe déduit neceſſairement de voſtre page 259, où vous dites que la nature des couleurs apparentes & cauſées par la Lumiere ne conſiſte qu’en ce que les parties de la 30 l’eau eſtoient durs & ſolides comme le criſtal, & immobiles, vous pourriez peut-eſtre auoir quelque apparence de raiſon ; mais eſtant de nature fluide & facile à mouuoir & agiter, lors qu’ils ſont agitez par les vents, cette rectitude de pores ne peut pas ſubſiſter, 5 mais il ſe fait confuſion du ſolide de l’air, ou de celuy de l’eau, auec ſes pores. Et partant, la matiere ſubtile qui tranſmet la Lumiere trouuant de l’obſtacle en tous les pores où elle entre, il s’enſuit qu’en plein midy, l’air eſtant fort ſerein, mais agité de vens, on 10 ne verra goutte, ou au moins on verra plus obſcurement & confuſement, (qui ſont deux conſequences contraires à l’experience), ou enfin que voſtre hypotheſe des pores droits pour le paſſage de la matiere ſubtile, & traiet de la Lumiere, eſt ſuperfluë. Cecy 15 peut-eſtre paroiſtra plus clairement par cette queſtion que ie vous fais. Suppoſons que de nuit vous ſoyez en raſe campagne, & quauec vos lunettes vous voyez à vne lieuë de vous vn ver luiſant, ou vne étincelle, & que de voſtre coſté vers l’étincelle il ſoufle vn vent 20 fort vehement, ie vous demande : qui pouſſe le plus la matiere ſubtile contenue dans les pores de l’air qui eſt entre vous & l’étincelle ? ou le vent, ou la lumiere de l’étincelle ? Et ie croy que vous répondrez qu’il ne ſe fait aucun pouſſement de matiere, depuis l’étincelle 25 vers vous ; mais qu’au contraire tout l’air deſigné cy-deſſus, enſemble ſes pores, & toute la matiere y contenue, ſont pouſſez depuis vous vers l’étincelle, voire auec telle violence, que tant s’en faut qu’elle puiſſe ſurmonter le vent à pouſſer, qu’au contraire 30 meſme ſera emportée par le pouſſement du vent. Donc i’eſtime que ce ſoit erreur de penſer que les corps lumineux pouſſent contre nos yeux vne matiere ſubtile contenue dans les pores de | l’air, par laquelle leur 5 lumiere nous eſt tranſmiſe.

8. Finalement ſi, ſelon la page 122 de la Dioptrique, les pores de chacun des corps tranſparens ſont ſi vnis & ſi droits, que la matiere ſubtile qui peut y entrer, coule facilement tout du long, ſans rien trouuer qui l’arreſte, il 10 eſt certain que cela ſeroit principalement vray du verre & du criſtal, qui font des cors durs & ſolides. Or cela eſtant ſupoſé, il s’enſuiuroit que le Soleil éclaireroit autant à trauers vn verre de dix piez d’épaiſſeur, qu’à trauers le meſme verre réduit à vne ſeule 15 ligne d’épaiſſeur. Car la matiere ſubtile venant de l’air, & eſtant pouffée en ligne droite par le Soleil, rencontreroit les meſmes pores en l’vne & en l’autre épaiſſeur, qui eſtant droits & vnis, cette matière y entreroit & couleroit ſans obſtacle auec meſme 20 facilité. Or, qu’vne differente épaiſſeur de meſme verre cauſe meſme lumière, c’eſt contre l’experience, Ioint qu’en vn meſme verre ſe pouuant prendre deux ſuperficies opoſées & paralleles en cent mille differentes manieres, il s’enſuiuroit que ſi ſelon vne maniere la 25 Lumiere paſſoit par les pores de la ſuperficie qui luy eſt oppoſée ſans rencontrer aucun obſtacle ſolide, elle ne le pourroit ſelon toutes les autres manieres ; & par conſequent la Lumiere ne pourroit penetrer le verre par quelques deux ſuperficies paralleles que ce fuſt ; 30 ce qui repugne à l’experience. Et cela vous eſt ayſé à conceuoir, ſupoſant au verre des pores ouuers en ligne droite d’vne de ſes ſuperficies à l’autre. Car ils ne pourroient eſtre ouuers en ligne droite de chaque ſuperficie à ſon opoſée ; autrement il n’y auroit rien de ſolide dans le verre. 5

9. Si les corps lumineux pouſſent en ligne droite la matiere ſubtile qui tranſmet l’action de la Lumiere, ſupoſons le globe diaphane d’air ou d’eau A B C D, dont le centre ſoit E, & en A & B mettons deux corps lumineux d’égale 10 vertu ; il arriuera l’vne de ces deux abſurditez, à ſçauoir, ou que ces corps lumineux ne ſeront point vûs des lieux diametralement opoſez C & D, ce qui ſeroit contre | l’experience ; 15 ou que la matiere ſubtile contenuë au centre E ſera au meſme inſtant en diuers lieux, ce qui repugne à la nature des corps. Et cela ſe prouue clairement, en ce que A ne peut eſtre vû de C, que la matiere ſubtile & centrale E ne ſoit pouſſée vers C en 20 ligne droite. Et de meſme B ne peut eſtre vû de D, que la meſme matiere E ne ſoit pouſſée vers D. Et ainſi d’vne infinité de corps lumineux poſez à la ſuperficie d’iceluy globe.

Ie pourrois vous propoſer pluſieurs autres difficultez 30 ſur diuers points de voſtre Phyſique ; mais pour le preſent ie me contenteray d’eſtre par vous éclaircy ſur le ſujet de la Lumiere, ſi vous me iugez digne de cette faueur. Le R. P. Merſenne vous peut aſſurer que i’ay touſiours eſté l’vn de vos partiſans ; & de mon 30 naturel ie haïs & ie deteſte cette racaille d’eſprits malins, qui voyans paroiſtre quelque eſprit releué, comme vn Aſtre nouueau, au lieu de luy ſçauoir bon gré de ſes labeurs & nouuelles inuentions, s’enflent 5 d’enuie contre luy, & n’ont autre but que d’offuſquer ou éteindre ſon nom, ſa gloire, & ſes merites ; bien qu’ils ſoient par luy tirez de l’ignorance des choſes dont liberalement il leur donne la connoiſſance. I’ay paſſé par ces piques, & ſçay ce qu’en vaut l’aune[3] ; 10 la poſterité plaindra mon malheur &, parlant de ce ſiecle de fer, dira auec verité que la fortune n’eſtoit pas pour les hommes ſçauans. Ie ſouhaitte neantmoins qu’elle vous ſoit plus fauorable qu’à moy, afin que nous puiſſions voir voſtre nouuelle Phyſique, 15 par les principes de laquelle ie ne doute point que vous ne puiſſiez reſoudre nettement toutes mes difficultez. C’eſt pourquoy attendant l’honneur de voſtre réponſe, ſelon que le permettra voſtre loiſir, ie vous prie de croire qu’entre tous les hommes de lettres de 20 ma connoiſſance, vous eſtes celuy que i’honore le plus, pour voſtre vertu & vos genereux deſſeins ; & que ie m’eſti|meray heureux toute ma vie, ſi vous m’accordez la qualité de, &c.

De Paris, ce 22 Fev. 1638.

2 Dés… j’eus] Ie n’eus pas plutoſt. — 3 Paris,] que aj. — 5 et] ie aj. — 6 d’auoir vû reüſſir] de ne m’eſtre pas trompé dans. — par] aprés auoir veu. — 13 à] qui oſent.

1 par] ſuiuant ce qui eſt dit dans. — 7 d’icelle] de cette. — 8 des] de ces. — 9 cauſes cy-deſſus] ſuppoſitions — 10 poſée] que l’on ſuppoſe — puis] et en ſuite. — 16 fera] point aj. — 19 concluſions] qu’il en tirera aj. — voire] même.

13 ellypſes] d’ellipſes.

18 en] de.

1 pas] point. — 13 n’eſt] point aj.

14 en meſme façon] de meſme. Le texte de Descartes, cité ici, est bien en meſme façon. — 22 ou vne action receuë en vne maetiere tres-ſubtile Desc.

11 donc] dont Clers.

8 deſſus] deuant. — 26 en telle façon Desc.

6 Diopt., p. 257. — 11-12 deſſus] deuant.

6 deſſus] deuant. — 25 lors] alors. — 26 de] en plein.

1 voire] même.

3 craſſes] groſſieres. — 8 : 122] 159. — 9 deſſus] deuant (de même 13 et 17). — 19 apert] eſt euident.

3 ne concedez] n’accordez.

11 au] du. — 27 deſſus] deuant.

2 ce ſoit] c’eſt.

1 au] dans le.

  1. Voir plus haut, p. 291 et 313.
  2. Cureau de la Chambre (voir p. 480, l. 22) et Ismaël Boulliau dont l’ouvrage, De natura lucis, parut en 1638 (Paris, Heuqueville).
  3. Voir p. 291, éclaircissement de p. 289, l. 2, et p. 313-314.