Œuvres de Descartes/Édition Adam et Tannery/Correspondance/Lettre CIX

Œuvres de Descartes, Texte établi par Charles Adam et Paul TanneryLéopold CerfTome I : Correspondance, avril 1622 - février 1638 (p. 558-565).
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CIX.
Descartes au [P. Vatier].
[22 février 1638.]
Texte de Clerselier, tome I, lettre 114, p. 513-518.

« A vn Reuerend Pere Iesuite », sans nom ni date. Mais Descartes nous apprend dans deux lettres postérieures que c’est un Jésuite de La Flèche (Lettre CXIV ci-après ; Clers., II, 378), le P. Vatier (Lettre CXII ; Clers., III, 189). Quant à la date, Descartes déclare (p. 561, l. 24) qu’il a reçu « il n’y a que huit iours » les objections d’un médecin de Louvain, c’est-à-dire celles de Plempius, auxquelles il a répondu, à ce qu’il semble, sur-le-champ, le 15 février (Lettre CVII ci-avant) : celle-ci serait donc du lundi 22 février.

Mon Reuerend Pere,

Ie ſuis rauy de la faueur que vous m’auez faite, de voir ſi ſoigneuſement le liure de mes Eſſais, & de m’en mander vos ſentimens auec tant de temoignages de bien-veillance. Ie l’euſſe accompagné d’vne lettre en 5 vous l’enuoyant, & euſſe pris cette occaſion de vous aſſurer de mon tres-humble ſeruice, n’euſt eſté que i’eſperois le faire paſſer par le monde ſans que le nom de ſon autheur fuſt connu ; mais puiſque ce deſſein n’a pu reunir, ie dois croire que c’eſt plutoſt l’affection 10 que vous auez euë pour le pere, que le merite de l’enfant, qui eſt cauſe du fauorable accueil qu’il a receu chez vous, & ie fuis tres-particulierement obligé de vous en remercier. Ie ne ſçay ſi c’eſt que ie me flatte de pluſieurs choſes extremement à mon auantage, qui ſont dans les deux lettres que i’ay receües de voſtre part, mais ie vous diray franchement, que de tous ceux qui m’ont obligé de m’aprendre le iugement 5 qu’ils faiſoient de mes écrits, il n’y en a aucun, ce me ſemble, qui m’ait rendu ſi bonne iuſtice que vous, ie veux dire ſi fa|uorable, ſans corruption, & auec plus de connoiſſance de cauſe. En quoy i’admire que vos deux lettres ayent pû s’entreſuiure de ſi prez ; car ie 10 les ay preſque receües en meſme temps ; & voyant la premiere ie me perſuadois ne deuoir attendre la ſeconde, qu’apres vos vacances de la S. Luc[1].

Mais afin que i’y réponde ponctuellement, ie vous diray premierement, que mon deſſein n’a point eſté 15 d’enſeigner toute ma Methode dans le diſcours où ie la propoſe, mais feulement d’en dire aſſez pour faire iuger que les nouuelles opinions, qui ſe verroient dans la Dioptrique & dans les Meteores, n’eſtoient point conceuës à la legere, & qu’elles valoient peut-eſtre 20 la peine d’eſtre examinées. Ie n’ay pû auſſi monſtrer l’vſage de cette methode dans les trois traittez que i’ay donnez, à cauſe qu’elle preſcrit vn ordre pour chercher les choſes qui eſt aſſez different de celuy dont i’ay crû deuoir vſer pour les expliquer. I’en ay 25 toutesfois monſtré quelque échantillon en décriuant l’arc-en-ciel, & ſi vous prenez la peine de le relire, i’eſpere qu’il vous contentera plus, qu’il n’aura pû faire la premiere fois ; car la matiere eſt de ſoy aſſez difficile. Or ce qui m’a fait ioindre ces trois traittez 30 au diſcours qui les precede, eſt que ie me ſuis perſuadé qu’ils pouroient ſuffire, pour faire que ceux qui les auront ſoigneuſement examinez, & conſerez auec ce qui a eſté cy-deuant écrit des meſmes matieres, iugent que ie me ſers de quelqu’autre methode que le commun, & qu’elle n’eſt peut-eſtre pas des plus 5 mauuaiſes.

Il eſt vray que i’ay eſté trop obſcur en ce que i’ay écrit de l’exiſtence de Dieu dans ce traité de la Methode, & bien que ce ſoit la piece la plus importante, i’auouë que c’eſt la moins élabourée de tout 10l’ouurage ; ce qui vient en partie de ce que ie ne me ſuis reſolu de l’y ioindre que ſur la fin, & lors que le Libraire me preſſoit. Mais la principale cauſe de ſon obſcurité vient de ce que ie n’ay oſé m’étendre ſur les raiſons des ſceptiques, ny dire toutes les choſes qui 15 ſont neceſſaires ad abducendam mentem à ſenſibus : car il n’eſt pas poſſible de bien connoiſtre la certitude & l’euidence des rai|ſons qui prouuent l’exiſtence de Dieu ſelon ma façon, qu’en ſe ſouuenant diſtinctement de celles qui nous font remarquer de l’incertitude 20en toutes les connoiſſances que nous auons des choſes materielles ; & ces penſées ne m’ont pas ſemblé eſtre propres à mettre dans vn liure, où i’ay voulu que les femmes meſmes puſſent entendre quelque choſe, & cependant que les plus ſubtils 25 trouuaſſent auſſi aſſez de matière pour occuper leur attention. I’auouë auſſi que cette obſcurité vient en partie, comme vous auez fort bien remarqué, de ce que i’ay ſupoſé que certaines notions, que l’habitude de penſer m’a rendu familieres & euidentes, le deuoient eſtre 30 auſſi à vn chacun ; comme par exemple, que nos idées ne pouuant receuoir leurs formes ny leur eſtre que de quelques objets exterieurs, ou de nous-meſmes, ne peuuent repreſenter aucune realité ou perfection, qui ne ſoit en ces objets, ou bien en nous, & ſemblables ; 5 ſur quoy ie me ſuis propoſé de donner quelque éclairciſſement dans vne ſeconde impreſſion.

I’ay bien penſé que ce que i’ay dit auoir mis en mon traitté de la Lumiere, touchant la creation de l’Vniuers, ſeroit incroyable ; car il n’y a que dix ans, 10 que ie n’euſſe pas moy-meſme voulu croire que l’eſprit humain euſt pû atteindre iuſqu’à de telles connoiſſances, ſi quelque autre l’euſt écrit. Mais ma conſcience, & la force de la verité m’a empeſché de craindre d’auancer vne choſe, que i’ay crû ne pouuoir 15 obmettre ſans trahir mon propre party, & de laquelle i’ay defia icy aſſez de témoins. Outre que ſi la partie de ma Phyſique qui eſt acheuée & miſe au net il y a defia quelque tems, voit iamais le iour, i’eſpere que nos neueux n’en pourront douter.

20 Ie vous ay obligation du ſoin que vous auez pris d’examiner mon opinion touchant le mouuement du cœur ; ſi voſtre Medecin a quelques objections à y faire, ie ſeray tres-ayſe de les receuoir, & ne manqueray pas d’y répondre. Il n’y a que huit iours que 25 i’en ay receu ſept ou huit ſur la meſme matière d’vn Profeſſeur en Medecine de | Louuain, qui eſt de mes amis, auquel i’ai renuoyé deux feüilles de réponſe, & ie ſouhaiterois que i’en puîſſe receuoir de meſme façon, touchant toutes les difficultez qui ſe 30 rencontrent en ce que i’ay taſché d’expliquer ; ie ne manquerais pas d’y répondre ſoigneuſement, & ie m’aſſure que ce ſeroit ſans deſobliger aucun de ceux qui me les auroient propoſées. C’eſt vne choſe que pluſieurs enſemble pourroient plus commodement faire qu’vn ſeul, & il n’y en a point qui le puſſent mieux, que ceux de voſtre Compagnie. le tiendrois à tres-grand honneur 5 & faueur, qu’ils vouluſſent en prendre la peine ; ce ſeroit ſans doute le plus court moyen pour découurir toutes les erreurs, ou les veritez de mes écrits.

Pour ce qui eſt de la Lumiere, ſi vous prenez garde à la troiſiéme page de la Dioptrique, vous verrez que 10 i’ay mis là expreſſement que ie n’en parleray que par hypotheſe ; & en effet, à cauſe que le traitté qui contient tout le cors de ma Phyſique porte le nom de la Lumiere, & qu’elle eſt la choſe que i’y explique le plus amplement & le plus curieuſement de toutes, ie n’ay 15 point voulu mettre ailleurs les meſmes choſes que là, mais ſeulement en repreſenter quelque idée par des comparaiſons & des ombrages, autant qu’il m’a ſemblé neceſſaire pour le ſujet de la Dioptrique.

Ie vous ſuis obligé de ce que vous témoignez eſtre 20 bien-aiſe, que ie ne me ſois pas laiſſé deuancer par d’autres en la publication de mes penſées ; mais c’eſt de quoy ien’ay iamais eu aucune peur : car outre qu’il m’importe fort peu, ſi ie ſuis le premier ou le dernier à écrire les choſes que i’écris, pourvû ſeulement 25 qu’elles ſoyent vrayes, toutes mes opinions ſont ſi iointes enſemble, & dependent ſi fort les vnes des autres, qu’on ne s’en ſçauroit approprier aucune ſans les ſçauoir toutes. Ie vous prie de ne point differer de m’apprendre les difficultez que vous trouuez en ce que 30 i’ay écrit de la refraction, ou d’autre choſe ; car d’attendre que mes ſentimens plus particuliers touchant la Lumiere | ſoient publiez, ce ſeroit peut-eſtre attendre long-temps. Quant à ce que i’ay ſupoſé au commencement des Meteores, ie ne le ſçaurois demonſtrer 5 à priori, ſinon en donnant toute ma Phyſique ; mais les experiences que i’en ay deduites neceſſairement, & qui ne peuuent eſtre deduites en meſme façon d’aucuns autres principes, me ſemblent le demonſtrer aſſez à poſteriori. I’auois bien preuû que cette façon d’écrire 10 choqueroit d’abord les lecteurs, & ie croy que i’euſſe pû aiſement y remedier, en oſtant ſeulement le nom de ſupoſitions aux premieres choſes dont ie parle, & ne les declarant qu’à meſure que ie donnerois quelques raiſons pour les prouuer ; mais ie vous diray 15 franchement que i’ay choiſi cette façon de propoſer mes penſées, tant pource que croyant les pouuoir deduire par ordre des premiers principes de ma Metaphyſique, i’ay voulu negliger toutes autres ſortes de preuues ; que pource que i’ay deſiré eſſayer ſi la ſeule 20 expoſition de la vérité ſeroit ſuffiſante pour la perſuader, ſans y méfier aucunes diſputes ny refutations des opinions contraires. En quoy ceux de mes amis qui ont lû le plus ſoigneuſement mes traittez de Dioptrique & des Meteores, m’aſſurent que i’ay reüſſi : car 25 bien que d’abord ils n’y trouuaſſent pas moins de difficulté que les autres, toutesfois après les auoir lûs & relûs trois ou quatre fois, ils diſent n’y trouuer plus aucune choſe qui leur ſemble pouuoir eftre reuoquée en doute. Comme en effet il n’eſt pas touſiours neceſſaire 30 d’auoir des raiſons à priori pour perſuader vne verité ; & Thales, ou qui que ce ſoit, qui a dit le premier que la Lune reçoit ſa lumiere du Soleil, n’en a donné ſans doute aucune autre preuue, ſinon qu’en ſupoſant cela, on explique fort aiſement toutes les diuerſes faces[2] de ſa lumiere : ce qui a eſté ſuffiſant pour faire que, depuis, cette opinion ait paſſé par le 5 monde ſans contredit. Et la liaiſon de mes penſées eſt telle, que i’oſe eſperer qu’on trouuera mes principes auſſi bien prouuez par les conſequences que i’en tire, lors qu’on les aura aſſez remarquées pour ſe les rendre fami|lieres, & les conſiderer toutes enſemble, que 10 l’emprunt que la Lune fait de ſa lumiere eſt prouué par ſes croiſſances & décroiſſances.

Ie n’ay plus à vous répondre que touchant la publication de ma Phyſique & Metaphyſique, ſur quoy ie vous puis dire en vn mot, que ie la deſire autant ou 15 plus que perſonne, mais neantmoins auec les conditions ſans leſquelles ie ſerois imprudent de la deſirer. Et ie vous diray auſſi que ie ne crains nullement au fons qu’il s’y trouue rien contre la foy ; car au contraire i’oſe me vanter que iamais elle n’a eſté ſi fort 20 appuyée par les raiſons humaines, qu’elle peut eſtre ſi l’on ſuit mes principes ; & particulierement la Tranſubſtantiation, que les Caluiniſtes reprennent comme impoſſible à expliquer par la Philoſophie ordinaire, eſt tres-facile par la mienne. Mais ie ne voy aucune 25 aparence que les conditions qui peuuent m’y obliger s’accompliſſent, au moins de long-temps ; & me contentant de faire de mon coſté tout ce que ie croy eſtre de mon deuoir, ie me remets du reſte à la prouidence qui regit le monde ; car ſçachant que c’eſt elle qui m’a 30 donné les petits commencemens dont vous auez vû des eſſais, i’eſpere qu’elle me fera la grace d’acheuer, s’il eſt vtile pour ſa gloire, & s’il ne l’eſt pas, ie me veux abſtenir de le deſirer. Au reſte ie vous aſſure que 5 le plus doux fruit que i’aye recueilly iuſqu’à preſent de ce que i’ay fait imprimer, eſt l’approbation que vous m’obligez de me donner par voſtre lettre ; car elle m’eſt particulierement chere & agreable, pource qu’elle vient d’vne perſonne de voſtre merite & de 10 voſtre robbe, & du lieu meſme où i’ay eu le bon-heur de receuoir toutes les inſtructions de ma ieuneſſe, & qui eſt le ſejour de mes Maiſtres, enuers leſquels ie ne manqueray iamais de reconnoiſſance. Et ie ſuis, &c.



  1. Le 18 octobre.
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