Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/Paradis perdu

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 53-122).


PARADIS PERDU



PARADIS PERDU




Les hommes, en général, sont tous bêtes ; et moi, particulièrement, je suis un grand sot ! dit l’avocat général en fermant brusquement la Revue où il venait de lire des vers d’Alfred de Musset. Ainsi, voilà ce qui m’est arrivé…

— Cela promet d’être piquant, interrompit une jeune femme, tandis que la partie masculine de l’assemblée s’inclinait en souriant.

— Piquant ? hum !… c’est singulier, peut-être, et pour moi, c’est triste !… On les a répétés bien souvent, ces vers du Dante, qui disent que rien n’est pénible comme de se souvenir du temps heureux dans la douleur !

— Oh ! vous n’êtes pas bien malheureux, j’espère ? dit la marquise.

— C’est un malheur, madame, que l’absence du bonheur quand on y a goûté… Et puis, je suis vieux, c’est-à-dire que la belle fée de la jeunesse, de la poésie et de l’amour s’est envolée d’auprès de moi en me faisant le signe de l’éternel adieu… Et le bonheur, n’est-ce pas avant tout la jeunesse ?… La jeunesse ! mot magique ! qui évoque un monde de joies à jamais perdues… Ah ! pour retrouver un de ces jours bénis, je donnerais tout ce qui me reste de vie…, je jetterais mon avenir entier comme une guenille… Nous sommes ici trois ou quatre personnes ayant passé le bel âge de la vie. Eh bien ! je parierais qu’à l’évocation rapide de quelques souvenirs, toutes diraient comme moi ! »

Personne ne répondit.

« Contez-nous votre histoire, » reprit la marquise, après un court moment de silence.

C’était à Blois, dans le salon de la vieille marquise d’Andaye, et au milieu d’un cercle d’une dizaine de personnes, que l’avocat général Martimont venait de laisser échapper ces paroles. Ce cercle intime se réunissait régulièrement tous les soirs dans le même salon. On jouait, on causait, parfois même on lisait. L’avocat général était un des habitués les plus assidus et l’un des meilleurs causeurs. Il avait ce qu’on appelle « un certain âge ; » mais sa belle figure portait bien les années.

« Eh bien donc, dit-il, voici mon roman :


J’avais vingt ans lorsque mon père m’envoya terminer mon droit à Paris. Je venais de faire deux ans d’études à Poitiers, et Paris m’apparaissait comme le paradis.

Dans ce temps-là, les chemins de fer n’existaient point, et les diligences n’étaient pas encore arrivées à leur dernier perfectionnement. Aussi la capitale, moins connue, devenait-elle pour les provinciaux une sorte de ville enchantée. On n’avait pas déjeuné à Angoulême et dîné à Paris le même jour ; mais, en partant d’Angoulême comme je fis un mercredi matin, on arrivait rue Notre-Dame-des-Victoires, dans la cour des Messageries royales, le samedi vers midi.

J’ai dit que j’étais parti d’Angoulême parce que je venais de chez mon père, où j’avais passé les vacances, après ma seconde année de droit. Mon père ne pouvait souffrir l’idée de me voir aller affronter les dangers de la vie parisienne. — « Vie de perdition ! » s’écriait-il ; — car lui aussi il avait fait son droit dans le quartier Latin. Mais je travaillai tant et si bien à lui persuader que je deviendrais un grand homme plus tard, et que, présentement, je mènerais une vie d’anachorète, qu’il consentit à me laisser partir, quand j’eus fait le serment de revenir aux vacances suivantes avec mon diplôme, et sans dettes !

Sans dettes !… je tins ma parole pourtant ! Et voulez-vous savoir à combien se montait ma pension mensuelle ? — Soixante-douze francs tout secs !

Mais avec quelle joie je montai sur l’impériale de la diligence ! Comme je dis de bon cœur adieu à Beaulieu et à Lhoumeau ! Comme en traversant Poitiers je plaignais mes pauvres camarades qui ne pouvaient quitter les bords du Clain pour ceux de la Seine !…

Mes soixante-douze francs, en écus de six livres, accompagnaient de leur son argentin chaque cahot de la lourde voiture, et au son de cette musique, qui chantait l’espérance et la liberté, je me laissais bercer des songes les plus enivrants. Les jurements des postillons me semblaient mots d’amour, et j’aurais de bon cœur embrassé les chevaux frais à chaque relais.

Quand on montait une côte à pied, je courais en avant, comme si j’avais pu faire avancer la diligence par la force de l’exemple. J’engageais la conversation avec tous mes compagnons de voyage, je me serrais de bonne grâce pour leur faire place à eux et à leurs effets. Volontiers j’aurais lié avec eux une éternelle amitié. Plus j’approchais, plus la campagne me semblait belle. Et quand j’entendis les roues de la voiture faire trembler le pavé de la rue d’Enfer, je tressautai d’aise dans mon coin.

Quel voyage ! Est-il rien qui plus tard rende l’enivrement de ces premières émotions ?

Combien d’or faudrait-il aujourd’hui pour m’ouvrir les perspectives enchanteresses que mes soixante-douze francs me montraient à l’horizon ! Quels coussins moelleux, quelle calèche royalement équipée vaudraient la dure banquette d’impériale sur laquelle j’entrai à Paris !

Je me souviens qu’il faisait un brouillard épais à travers lequel le soleil essayait péniblement de faire passer ses rayons ; j’avançais tant que je pouvais ma tête hors de la capote pour découvrir plus vite la ville tant rêvée ; je cherchais du regard les monuments, les palais, les boutiques, en me demandant si les maisons n’étaient point en marbre, et si le Val-de-Grâce et le Panthéon, dont les ardoises brillaient au soleil malgré le brouillard, n’étaient point illuminés.

— « Voilà donc, me disais-je le cœur gonflé de joie, le pays magique où je vais vivre un an ! »

Assurément le bifteck que je dévorai le soir, rue de l’Ancienne-Comédie, me parut meilleur que les chapons truffés par ma mère. Je mangeai des huîtres, aussi, pour célébrer dignement un si beau jour.

Puis je me mis à arpenter les rues au hasard, à regarder les femmes, que je trouvai toutes belles comme des houris, et les boutiques, qui me parurent renfermer mieux que les richesses de Golconde.

Je marchais, je marchais, détournant les rues, les carrefours et les passages, revenant sur mes pas, m’engageant au hasard dans les ruelles ; je voulais ce soir-là même, et sans plus attendre, posséder Paris tout entier. Je traversai les ponts, je parcourus la Cité, je m’égarai dans le quartier des Halles, je gagnai les boulevards et le faubourg du Temple, et, enfin, après cinq ou six heures de marches et de contre-marches, je tombai en plein Palais-Royal.

C’était alors le beau temps des galeries de bois. Qu’on se figure mon ébahissement au milieu de la population étrange qui les remplissait vers onze heures du soir ! Je me crus en enfer ; mais je n’avais point peur du diable et j’allais de l’avant comme entraîné par un tourbillon. J’écoutai les lazzis, les propos cyniques, je me heurtai aux angles des boutiques, et je fus coudoyé par tous les passants, sollicité par toutes les impures. Bref, quand je me couchai à minuit passé, dans le lit de sangle de ma chambre à dix francs par mois, j’étais ivre de mouvement et de bruit.

Trois mois après cependant, je savais mon Paris par cœur. En ce temps-là on y vivait à meilleur compte qu’aujourd’hui. Toutefois avec soixante-douze francs par mois on n’était pas un Crésus. J’ai dit que je payais ma chambre dix francs ; je donnais, en outre, deux francs à ma portière, qui cirait mes bottes. Mon déjeuner me coûtait dix sous, moyennant lesquels j’avais une livre de pain, deux œufs et du fromage ; mon dîner me coûtait dix-huit sous, et je mangeais copieusement, je vous assure ! Il me restait donc douze sous pour les menus plaisirs et… l’entretien.

Pour être sincère, je dois dire que cette dernière charge ne me pesait pas beaucoup. Ma mère avait veillé à ce que j’arrivasse pourvu de linge, de hardes et de chaussures. Mes habits m’allaient mal et protestaient contre la mode ; mais dans ce temps-là les étudiants ne se piquaient point d’élégance. D’ailleurs j’avais assez bonne opinion des grâces de ma personne pour ne point souffrir de mon costume.

Je portai des bérets aux couleurs éclatantes, je reniai les bretelles, et je me donnai des allures romantiques. C’est ainsi que je devins un des héros du Prado, et le plus bel échantillon du peuple de la rue des Grès.

Je ne sais pas encore comment il se fit que je pus réaliser, économiser ou emprunter une somme assez forte pour aller au bal de l’Opéra le samedi gras de 1829, avec une demi-douzaine de camarades et leurs maîtresses. Le fait est, cependant, que j’y allai.

Le caleçon de tricot que j’avais fait teindre en rouge me faisait un superbe maillot collant. Je m’étais procuré en outre, moitié par emprunt, moitié par louage, des souliers à la poulaine, une écharpe aux couleurs éclatantes, puis une veste de velours brodée de paillon qui faisait merveille. Mon béret le plus neuf, une chemise artistement chiffonnée, un col brodé à longues pointes, comme les femmes en portaient alors, et que ma mère m’avait chargé de remettre à une de ses amies, complétaient le costume.

Je me trouvais magnifique de couleur et d’élégance. Et il me sembla voir dans les regards des compagnes de mes amis que je n’avais pas tout à fait tort. »


En ce moment, nous levâmes les yeux sur l’avocat général pour nous le représenter avec trente ans de moins, des cheveux noirs et son pittoresque costume. Nous entrevîmes, en effet, un beau garçon, bien découplé, aux yeux vifs, aux dents blanches, aux grands traits réguliers, à la physionomie intelligente et ouverte, et nous comprîmes que le maillot rouge, la veste espagnole et la gaieté devaient lui aller à ravir.


« Vous pensez bien, poursuivit-il, que, vu ma fortune, les fêtes étaient rares. Mais quand il s’en présentait une, j’en jouissais de mon mieux. Ce soir-là, je me sentais disposé à profiter de tous mes avantages, à danser et à rire tant que j’aurais des forces, et je comptais bien que mes forces iraient au moins de minuit jusqu’au jour.

Nous ne pensions guère à souper. Jadis les étudiants allaient au bal pour danser ; s’ils soupaient, c’était comme par hasard, et parce qu’après une nuit passée à se démener comme des possédés, la faim leur tiraillait les entrailles ; alors nous mangions de la vinaigrette et du fromage de Brie : mais de quel appétit !

C’était la première fois que j’allais à l’Opéra. J’entrai fier de ma bonne mine, enchanté du bruit que j’entendais et de la cohue qui se ruait dans la salle, et comme si j’avais marché à la conquête des jardins Hespérides.

Je dansais bien, c’est-à-dire que j’étais fort sur les pas les plus échevelés des entrechats à la mode, et que je les exécutais avec le brio et l’entrain de la vingtième année.

Cette époque de la jeunesse se rapproche tant de l’enfance qu’on en a encore presque toute la fougue. Il semble que la vie surabonde et qu’on ait besoin de la dépenser en exercices violents. Qui ne se rappelle avec quelle joie on monte, à vingt ans, un cheval fougueux, et l’ivresse que cause un temps de galop à travers champs ?

Je dansais donc : heureux des applaudissements des grisettes et de la grâce de mon costume, m’enivrant de musique, de fatigue et de bruit, ne faisant guère attention qu’aux mouvements de mes vis-à-vis, aux sourires des jolies pierrettes, aux miroitements des habits pailletés.

Tout à coup, pendant un repos, je me sentis touché sur l’épaule ; je tournai la tête, et je vis à côté de moi un domino noir, avec un masque à longue barbe, des manches fermées, un capuchon bien serré autour du cou et une ample pèlerine qui dissimulait la taille.

— « Tu t’amuses donc bien ? me dit-il avec un singulier accent de curiosité et d’étonnement.

— « Mais oui ! » m’écriai-je en reprenant avec entrain la figure que mon vis-à-vis venait d’achever.

Piqué au jeu par cette question, et aussi par la certitude que j’étais remarqué, j’ajoutai à ma danse de nouvelles fioritures, je développai avec complaisance la cambrure de ma taille et l’élégance nerveuse de mes jambes. Enfin, cependant, le quadrille s’acheva, il fallut s’arrêter.

Le domino me prit par le bras et m’entraîna dans un corridor avec une sorte d’autorité. Quand je fus assis sur un coin de banquette, et lui à côté de moi, il me dit :

— « Que vous êtes heureux !… Vous vous amusez donc vraiment, franchement, sans arrière-pensée ?… Je payerais cher pour pouvoir en faire autant un seul jour ! Mais cela ne se paie pas avec de l’or, et même c’est en vain que je dirais que j’offre dix belles années de ma jeunesse en échange d’un mois de liberté, de folie et d’oubli…

— « Mais, repris-je, pourquoi ne vous amusez-vous pas aussi ? Il ne fallait pas vous habiller d’un domino si noir ? Voulez-vous danser ? »

Je vis, à travers les trous de son masque, briller ses yeux qui s’attachaient fixement sur moi.

— « Quel âge as-tu ? me demanda-t-elle brusquement.

— « Vingt ans.

— « Que fais-tu ? quel est ton état, ta position ?

— « Je suis étudiant en droit.

— « Tu n’es pas Parisien, je crois le reconnaître à ton accent.

— « Je suis d’Angoulême. Mais nous n’avons pas d’accent à Angoulême ! la preuve, c’est qu’on y vient de Limoges et de Bordeaux pour apprendre à parler français. »

Elle haussa légèrement les épaules, et j’eus l’enfantillage d’être piqué.

— « Es-tu riche ? reprit-elle toujours avec ce même ton de commandement. — Que fait ton père ?

— « Mon père est président du tribunal de Barbezieux. »

Je n’ajoutai pas que j’avais, par mois, soixante-douze francs de pension, car je commençais à n’être pas très fier de ma fortune et de l’état qu’elle me permettait de tenir à Paris.

— « Ton père a-t-il des correspondants ici ? Vas-tu au théâtre, dans le monde ?

— « Non ! oh ! mon Dieu non ! m’écriai-je… C’est-à-dire je suis allé quelquefois à l’Odéon.

— « Depuis combien de temps es-tu à Paris ?

— « Depuis trois mois et demi. »

Elle respira avec une sorte de satisfaction.

— « Ah ! dit-elle, bien ! »

Puis elle reprit, après m’avoir, pendant un moment de silence, considéré, en ayant l’air de profondément réfléchir :

— « Mais je te retiens ici, et je t’empêche de danser ; que va dire ta maîtresse ?

— « Je n’ai point de maîtresse, » m’écriai-je avec une spontanéité qui me surprit moi-même.

Un moment auparavant, si quelque chose avait été capable de jeter une ombre sur ma gaîté, c’eût été le regret de n’avoir pu amener avec moi au bal une certaine Mariette qui m’occupait un peu. Maintenant, j’éprouvais un vrai bien-être à me trouver seul et libre.

— « Alors, tu étais venu pour en chercher une ?

— « Ma foi ! je n’en sais rien !… j’étais venu pour danser et voir le bal.

— « Veux-tu souper avec moi ? s’écria-t-elle fort vite, et d’une voix en même temps hardie et tremblante. Elle ajouta plus vite encore, trouvant peut-être que j’hésitais trop : — Mais non ! Tu veux aller retrouver tes amis, danser encore, puis souper avec eux. C’est bien naturel. Va, mon enfant ! »

Le fait est que cette proposition m’avait pris fort au dépourvu. Le oui s’était arrêté sur mes lèvres aussi spontanément qu’il y était venu : « Et payer ! » me disais-je, la main sur mon gousset vide.

— « Allons ! viens, je vais te reconduire à ton quadrille. »

Elle se leva, et je la suivis contrarié, préoccupé, ne sachant que dire, et jouant de fort mauvaise grâce mon rôle de piteux personnage.

Je me disais : « C’est une aventure…, oui, ma foi ! c’est une aventure… Et je vais la manquer… et je la manque… par ma faute. Mais de l’argent ?… Comment faire de l’argent ? »

Je marchais le plus lentement que je pouvais, et elle, au contraire, semblait mettre à me ramener dans le bal un empressement fiévreux.

Quelle différence de mon humeur à celle où j’étais au commencement du bal ! Je me donnais au diable, mais le diable ne m’inspirait rien de bon.

Au milieu du brouhaha, il me semblait distinguer le tic-tac de ma montre d’argent. Mais que faire d’une montre à cette heure ?

« Animal que je suis, me disais-je, n’aurais-je pas dû prévoir cela ? Est-ce que l’on ne vient pas au bal de l’Opéra précisément pour y trouver des aventures ? La belle avance que de prendre un billet et de se costumer !… Une autre fois je mettrai ma montre en gage d’abord, pour parer aux éventualités. — Oui ! une autre fois ! mais cela ne me tire pas d’affaire pour aujourd’hui ! »

Nous étions arrivés au milieu des danseurs, et deux ou trois de mes camarades qui m’avaient vu partir avec le domino nous plaisantèrent : j’étais furieux. Chaque minute qui s’écoulait me rendait la position plus insupportable. J’allais peut-être avoir une idée, ou me mettre en colère, quand, tout à coup, le domino me lâcha et se perdit dans la foule.

— « C’est ta faute, Alfred ! m’écriai-je, quand je vis que je ne pouvais plus la retrouver tant la foule était compacte et remuante en même temps ; — le diable t’emporte ! avec tes plaisanteries tu as fait fuir cette femme !

— « Une de perdue, dix de retrouvées, mon bon !… Viens-tu ? Il est question de souper ; Charlotte a faim et nous offre chez elle des sardines et du pain. Casimir est allé acheter du saucisson ; Charles paiera les gâteaux, et nous deux le vin, si tu veux.

— « Je n’ai point d’argent, répondis-je avec dépit. Ah ! si j’avais su seulement où prendre cent sous !… »

Je racontai en peu de mots à mes amis les questions du domino, et la proposition soudaine à laquelle, faute d’un écu, je n’avais pas pu répondre.

Alfred, qui habitait Paris depuis deux ans, et qui était venu plus de dix fois au bal de l’Opéra, se mit à rire et m’assura que je ne manquerais point de rencontrer pareille bonne fortune une autre fois. Il m’engagea fort à ne plus penser à celle-ci, et me dit qu’un domino si hermétiquement clos ne pouvait cacher qu’une femme vieille et laide.

— « Elle t’aura trouvé beau garçon, et elle t’aura fait l’honneur de te choisir, pour lui payer à souper. C’est tout simple… Au surplus, voilà cent sous, si tu y tiens trop, cours après. »

Je ne courus point, parce que ce discours et les plaisanteries qu’y joignit Alfred me rendirent songeur. « Au fait, me dis-je, cette femme était peut-être laide, en effet !… Je ferai mieux d’aller souper chez Charlotte. D’ailleurs, quand je battrais la salle et le foyer, je ne la rattraperais sans doute pas… Bah ! »

Le résultat de ces réflexions fut un bel entrechat que j’exécutai à la satisfaction de mes amis. L’orchestre préludait à un quadrille infernal, je le dansai pour me consoler tout à fait, puis, après, je suivis Charles et Alfred, les mains dans mes poches et en fredonnant.

Toutefois, cette insouciance apparente cachait une préoccupation réelle. Pour la première fois de ma vie je me surprenais rêveur. L’inconnu m’attirait ; je ne pouvais détourner ma pensée de ce domino si noir et si bien caché.

« C’était probablement une vieille femme laide, répétais-je… — Oui, mais aussi c’était peut-être une grande dame riche, titrée, belle, jeune, qui sait ?… »

J’affichais de mon mieux la gaieté. Au fond de mon cœur, cependant, gisait un regret d’autant plus irritant qu’il n’avait pas de formule nette. Je tourmentais dans la poche de mon gilet la bienheureuse pièce de cinq francs, et je regardais autour de moi de tous côtés, perçant la foule de mes plus ardents regards et me répétant : « Qui sait ?… Mais qui sait ce que c’était ?… »

Adieu l’insouciance, l’envie de rire et de chanter ! Adieu le bonheur naïf qu’avaient fait naître mon beau costume et le sourire approbateur des grisettes ! En ce moment, je crois que je n’aurais pas eu de plaisir à souper avec mes amis, quand même Mariette eût été à côté de moi !

Sous le péristyle, la foule était grande, car les voitures avançaient lentement. Nous dûmes attendre un peu pour gagner les portes.

Tout à coup, au moment de franchir les marches, je reconnus mon domino appuyé contre une colonne, laissant passer la foule et dans l’attitude de quelqu’un qui attend.

Je poussai rudement mes voisines, et en une minute j’arrivai jusqu’à elle.

— « Madame, lui dis-je, vous attendez peut-être votre voiture. Permettez-moi d’aller la chercher. »

Elle poussa un petit cri en me reconnaissant, et me répondit :

— « Merci, monsieur, je l’ai envoyé demander. »

Je restai immobile à côté d’elle, et sans rien ajouter, car une idée sinistre venait de me traverser la cervelle. « Elle aura trouvé un autre cavalier, » me dis-je.

Cette idée me consterna. J’éprouvai d’abord comme une sorte de jalousie et de colère, puis un désenchantement cruel.

« Ainsi, pensai-je, Alfred avait raison !… Elle cherchait un cavalier, voilà tout… Ce n’était pas moi qu’elle invitait…, c’était un soupeur quelconque… — Au fait…, pourquoi pas ? Je me trouve impertinent ou niais d’avoir un instant cru le contraire… » Et j’ajoutai : « Alfred et Charles vont bien rire s’ils me voient ! »

Toutefois, je ne m’en allai pas. Les voitures avançaient l’une après l’autre, et un commissionnaire criait les numéros. Quand mon domino entendit le sien, il marcha vers la porte, je le suivis.

Ô bonheur ! la voiture était vide, et le commissionnaire lui-même, lui seul, ouvrait la portière !

Je m’élançai à côté d’elle.

— « Eh bien ! que faites-vous ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle essayait de rendre enjouée, mais qui était tremblante.

— « N’allons-nous pas souper ?

— « Ah !… »

La portière vivement refermée, le commissionnaire demanda :

— « Où faut-il conduire ? »

Tandis que les sergents de ville criaient : « Avancez donc, cocher, avancez donc ! »

— « Où vous voudrez, criai-je à mon tour ; nous allons souper ! »

Cette fois, je vous le jure, je ne songeais guère à la carte à payer. Mon imagination courait comme un cheval qui a le mors aux dents, et vagabondait à travers les rêves les plus insensés.

« M’y voilà ! Je la tiens, mon aventure ! me disais-je avec ravissement. — Qui est cette femme ? Une duchesse peut-être…, ou bien une danseuse en vogue… Est-elle belle ?… pardieu !… Jeune ?… Eh ! mais, y a-t-il donc de vieilles femmes au bal de l’Opéra ?

« Pour le coup, je vais devenir amoureux…, vraiment amoureux ! Je saurai le charme qu’on éprouve à attendre un rendez-vous durant des journées entières, à rêver longuement d’un signe, d’un sourire, d’un regard échangé à la hâte… — Être amoureux !… quel enivrement adorable !… Et je vais entrer de plain-pied dans ce féerique domaine de l’amour !… Le soir j’irai l’attendre à la sortie d’une église, ou au détour d’une rue solitaire… Le matin au petit jour je descendrai par sa fenêtre… Elle m’aimera follement, je l’ai compris à sa voix… Il me semble la voir m’attendre : elle penche la tête au dehors de ses persiennes, et rougit en me voyant tourner le coin de la rue. Son cœur bat tandis que je monte l’escalier… Elle ouvre la porte… doucement…, et je me jette dans ses bras comme un fou, en la couvrant de baisers… »

Tout à coup, la voiture, qui allait comme le vent, heurta le trottoir et s’arrêta court.

Depuis combien de minutes ou de quarts d’heure roulions-nous ainsi ? Je n’en savais rien, tant les folles rêveries que je viens d’essayer de ressaisir m’absorbaient. Je m’étais si fort enivré de ces illusions évoquées tout à coup par ma première aventure, comme par la baguette d’une fée, que je n’avais pas adressé un mot à ma voisine.

« Je suis un sot, » pensai-je.

Mais la portière s’était ouverte, et en même temps la porte resplendissante d’un des plus célèbres restaurants du boulevard.

« Je suis un sot, et je n’ai que cent sous ! » ajoutai-je en sautant le premier sur le trottoir.

Je lui offris le bras, elle le prit en disant au cocher de nous attendre, puis descendit précipitamment, franchit la porte et gagna l’escalier.

Je la suivis tout troublé au souvenir de ma misère, et aussi par ma timidité de jouvenceau, qui croissait de seconde en seconde.

Rien ne pouvait mieux faire opposition à la hardiesse de mes désirs que l’embarras honteux de mes paroles et de mes façons. On nous avait installés dans un petit salon doré, illuminé, garni de sophas et tapissé de glaces.

— « Que désirent Monsieur et Madame ? nous demandait un garçon vêtu de noir, portant cravate blanche et serviette sur le bras : des huîtres, un perdreau froid, une mayonnaise de homard ? »

Le frisson de la petite mort me courait dans l’échine. Par bonheur, je songeai à ma précieuse montre.

« Au diable ! me dis-je, le restaurateur s’en arrangera… Et puis, ma foi ! tant pis ! »

— « Oui ! oui ! m’écriai-je.

— « Et quel vin ?

— « Du Champagne ! »

Le sort en était jeté, je me lançais à corps perdu dans la grande vie pour une heure. Advienne que pourra !

Le garçon disparut. Pour moi, je pris mon courage à deux mains, comme on dit, pour aller m’asseoir à côté de ma belle. Mais il y avait vraiment trop de glaces dans ce cabinet ; c’est ce qui fit que je me trouvai l’air novice et les joues écarlates.

J’allais probablement faire un début stupide, quand tout à coup le domino, ayant pitié de moi sans doute, jeta bas son capuchon, et me montra… une charmante figure, ouverte, souriante, respirant à la fois la bonté, le plaisir et je ne sais quel trouble naïf qui eut le pouvoir de m’embarrasser encore davantage.

Ce radieux visage m’éblouissait et me charmait, comme le premier soleil de printemps après un rude hiver. Je me sentis le cœur pris avant qu’elle eût parlé.

— « Que pensez-vous de moi ? s’écria-t-elle d’abord avec volubilité. — Bien du mal peut-être… Mais vous auriez tort. »

Je passai mon bras autour de sa taille, et je la regardai amoureusement. C’était plus facile que de lui répondre.

Elle me laissa faire, puis tout à coup se dégagea et prit ma tête à deux mains en m’embrassant au front.

— « Eh bien ! dit-elle, nous allons souper tous deux bien gaîment — comme deux enfants de dix ans qui font la dînette. — Va t’asseoir là-bas !

— « Oh ! repris-je timidement, je suis si bien ici.

— « Vite donc ! reprit-elle en frappant du pied… Eh bien ?… »

Je regagnai ma place, tandis qu’elle défaisait lentement son domino, me montrant une taille charmante, richement épanouie et flexible en même temps, un bras fin et potelé, tout un monde de beautés, en un mot, qui me faisaient passer dans les veines un frisson de plaisir.

Je la vois encore dans sa robe gros bleu décolletée en cœur ; avec ses manches courtes garnies d’un bouillon de dentelles, la boucle d’acier qui brillait à sa ceinture, et ses cheveux épais relevés à la chinoise.

— « Vois-tu, me dit-elle, si tu sais le vouloir, nous allons être bien heureux. Mais ne me regarde pas avec ces yeux-là. J’ai peur, sais-tu ? Ce serait mal de me faire repentir de ma belle folie, de mon illusion rapide… Une soirée, c’est peu de chose dans la vie…, et pourtant on peut y faire tenir bien du bonheur. »

Elle se rapprocha de moi, me prit les deux mains et resta debout sans rien dire, en m’enveloppant d’un regard profond. J’entendis les battements de son cœur.

— « Ah ! reprit-elle d’une voix émue, si le plus beau rêve du monde pouvait devenir une réalité !… que de joies infinies pour moi… et pour toi aussi… — Mais non ! me bercer d’un tel espoir serait insensé… Contentons-nous d’un jour…, d’une rencontre rapide…, d’un souper d’écoliers en vacances !… Oh ! ne me le gâte pas ? »

Je ne trouvais rien à répondre, mais je pressais ses mains et je les embrassais, tandis qu’elle semblait me dompter du regard. J’étais heureux comme jamais je ne l’avais été, et pourtant mon cœur se serrait. Il me semblait deviner que cette femme échappait pour quelques instants seulement à une vie douloureuse. Deux larmes me vinrent aux yeux et roulèrent sur ses mains. Elle m’embrassa de nouveau au front.

— « Tu es bon, » dit-elle.

Cette simple phrase triompha des rêves exaltés de mon imagination : je baissai la tête et devins son esclave.

La porte s’ouvrit, et le garçon entra avec un plateau.

— « Voilà les huîtres, s’écria-t-elle, mangeons ! — As-tu faim, toi ? — Pour moi, il me semble que je vais dévorer ; de ma vie je n’eus l’appétit plus ouvert. »

Elle mangeait de si bon cœur, en effet, que la faim me vint. D’ailleurs, du moment que j’eus fait le sacrifice de mes désirs, mon embarras cessa tout à coup. Toutes les préoccupations de la timidité aux prises avec la passion s’envolèrent.

Je sentis que j’avais chichement dîné et beaucoup dansé. Je cessai d’être rouge et tremblant, et je redevins comme au commencement du bal.

— « Ah ! fit-elle, ta maîtresse te boudera pour ton escapade de ce soir… »

Je haussai les épaules avec un regard qui voulait dire :

— « Que m’importe ma maîtresse ?…

— « Tu lui raconteras ton aventure. Elle rira.

— « Je ne lui raconterai rien, ni à mes amis non plus ; je garderai mon bonheur pour moi seul !

— « Vrai ?

— « Vrai !

— « Ainsi tu serais discret… Tu ne céderais pas au désir de montrer à un ami, par la fente d’une porte, une jolie femme qui viendrait voir, une fois, où tu es logé ?

— « Par exemple !… sur l’honneur, je…

— « Oh ! ne jure pas !… à ton âge, la discrétion serait un prodige… On se bat pour sa maîtresse, on passe des nuits sous une gouttière pour attendre l’heure du berger…, mais on ne résiste pas au plaisir de raconter à son meilleur ami comment on a rencontré une femme charmante dont le pied, la taille, les mains sont incomparables…

— « Tu me prends donc pour un enfant ?

— « Sans cela, serais-je ici ? »

Tout en bavardant, nous croquions les crevettes et les olives ; les os du perdreau, eux-mêmes, ne résistaient pas à nos dents. Quel souper et quel appétit ! On ne recommence pas deux fois ces parties-là. Et que de folies aussi, que de riens charmants nous avons dits en riant aux éclats, dont je ne saurais me souvenir sans avoir envie de pleurer, et que je ne pourrais redire sans paraître ridicule !

— « As-tu été souvent au bal de l’Opéra, me demanda-t-elle après un silence.

— « Moi ! jamais, c’est aujourd’hui la première fois.

— « Moi aussi. »

Quelques années plus tard, j’eusse douté de cette assertion. Mais alors mon cœur n’était pas encore flétri par l’expérience. Je ne songeai même point au soupçon.

Depuis que j’ai vieilli en pratiquant les hommes, et que ma position m’a mis à même de les connaître à fond, de sonder leurs misères, et de contempler en même temps leur faiblesse et leur grandeur, je me suis dit souvent qu’on risquait autant de se tromper par l’excès du mépris que par une confiance trop naïve. C’est une infériorité sociale que d’être trop corrompu.

Je ne pensais pas à des choses si graves durant les silences qui coupaient notre causerie. Mon imagination vagabondait dans les espaces infinis où s’égarent l’espérance, le désir, l’enthousiasme. J’étais amoureux, c’est sûr ; mais cet amour ressemblait bien peu à ce que j’avais ressenti jusque-là. L’idée de posséder la femme qui me charmait ne m’obsédait point, tandis que j’avais une soif inextinguible de la connaître, d’entrer dans son âme, de vivre de sa vie. À mon tour je me mis à interroger.

— « Mais, toi-même, ce soir, que venais-tu faire à l’Opéra ? lui demandai-je. — Tu ne venais point pour danser… »

Je m’arrêtai : le souvenir des railleries d’Alfred passa comme un nuage sur mon ivresse.

— « Il faudrait, dit-elle, t’en raconter bien long, et t’expliquer bien des choses que tu ne comprendrais pas, pour te faire deviner quelle étrange curiosité m’a prise de voir cet emportement du plaisir dont je n’avais point l’idée… — Eh ! que sais-je ? Après tout ! c’était écrit ! » reprit-elle, comme pour couper court à un douloureux examen de conscience.

Et elle ajouta, avec un adorable accent de tendresse et de reconnaissance :

— « Peut-être avais-je le pressentiment que je te rencontrerais, et que tu me ferais passer les plus belles heures de ma jeunesse…, de ma jeunesse bien vite finie.

— « Elle commence !

— « Tu crois ? »

Elle resta songeuse.

— « Je suis vieille pourtant par les années… J’ai trente ans, sais-tu ?

— « Je t’en donne vingt comme à moi !

— « C’est vrai… Tu ne penses pas parler si juste, reprit-elle. Eh bien ! c’est précisément parce que depuis une heure tu me rends mes vingts ans, que je suis si heureuse… Il faut ne les avoir plus pour sentir ce bonheur… Sais-tu la ballade d’Uhland ?

Ah ! mes vingt ans, mes vingt ans si tôt passés,
Vous ai-je vécus ou bien vous ai-je rêvés ?…

— « Tu me l’apprendras ?

— « Non, j’aimerais mieux te faire bien sentir le bonheur et les délices de ton âge.

— « Tu m’aimeras, alors ?

— « Pas comme tu l’entends… Mais je t’apprendrai à en aimer une autre… un jour !

— « Ce n’est plus possible à présent.

— « Hélas ! tu n’en sais pas assez sur le cœur humain pour que je le croie ; et moi j’en sais trop.

— « Et toi, si savante, tu ne comprends pas que je suis amoureux, que je te poursuivrai, que je veux t’aimer et être aimé de toi ?

— « Je comprends que tu m’obéiras… Mais ne faisons pas de projets ! l’avenir est trop court pour nous ! »

Elle tira sa montre.

— « Il n’y a plus qu’une heure !

— « Par exemple ! »

Nous étions au dessert. Je me levai et retournai m’asseoir, près d’elle, sur le canapé. Elle ne me repoussa pas. Mais, au contraire, elle me prit par le cou, et posa ma tête sur ses genoux.

Je jouais avec ses mains, dont les doigts effilés et blancs écartaient mes cheveux pour dégager mon front.

— « Dis-moi un peu si tu travailles bien pour tes examens, me demanda-t-elle.

— « Sans doute ; mon père veut que je revienne avec mon diplôme aux vacances.

— « As-tu des frères et des sœurs ?

— « Nous sommes cinq. — Mais, repris-je, en essayant de me lever pour prendre l’avantage, je réponds à tout ce que tu me demandes, et toi tu restes comme un sphinx devant moi ! Je veux savoir aussi bien des choses… Es-tu mariée ? — As-tu des enfants ?

— « Oh ! oh !… curieux… et imprudent ! qui oublie l’histoire de la boîte de Pandore ! s’écria-t-elle en me maintenant d’autorité dans mon doux esclavage.

— « Mais, non, je ne l’oublie pas ! Que m’importe que tous les maux s’en échappent, si l’espérance doit rester au fond !

— « Oui, j’ai des enfants, continua-t-elle d’une voix ferme : j’ai une petite fille qui aime beaucoup les poupées et elle les crève et leur découd la peau pour voir ce qu’il y a dedans.

— « Oh ! elle est féroce, ta fille !

— « Non, elle fait de sa poupée ce que tous les humains font de leur idole, — ce que tu ferais de moi, si je te laissais faire, — elle la pare et la déchire jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à la déception. »

Tout en parlant, elle égrenait une grappe de raisin et m’en faisait sucer les grains. Moi, j’embrassais ses doigts, qu’elle retirait avec une mutinerie charmante, pour me les rendre ensuite. Et tous deux nous nous abandonnions à une ivresse étrange, pleine de silences attendris et d’éclats de rire.

C’était comme l’allegro éblouissant d’une partition italienne ; puis, tout à coup, au milieu de cette gaieté, elle lançait une pensée sérieuse comme une note mélancolique, et je restais plongé dans une rêverie profonde.

Alors elle recommençait à dire des folies : tantôt en faisant allusion à quelque partie qu’elle semblait se proposer de faire avec moi, tantôt me rappelant d’un mot que cette soirée serait unique ; mais toujours d’une voix vibrante de plaisir, ou voilée par le regret.

— « Raconte-moi ta vie, me disait-elle. Quelquefois je m’y mêlerai par la pensée ; il me semblera que je prends ma part d’un joyeux dîner fait avec tes amis ; à force d’imagination je me persuaderai que c’est moi qui danse avec toi au bal sous la figure d’une gentille grisette. Je me promènerai en rêve dans la mansarde que tu m’auras décrite, et je croirai habiter près de toi. »

Je lui répondais par d’autres questions qu’elle semblait ne pas entendre.

— « Et moi, disais-je, crois-tu donc que je ne saurais pas aussi, par la pensée, vivre de ta vie ? Mais, plus audacieux, je m’y glisserais en réalité. Habites-tu Paris ? — Tu me verrais passer au bout d’une certaine rue, à l’heure où tes yeux se tournent de ce côté ; tu me rencontrerais sur ton chemin, et je trouverais moyen à toute heure du jour de te faire savoir que je t’aime. — Habites-tu la campagne ? — Oh ! alors, comme je saurais bien arriver jusqu’à toi ! en gravissant les murs, en sautant les haies ou les fossés, en grimpant sur les arbres… »

Elle m’embrassait sans rien dire ; mais, de temps à autre, elle tirait sa montre et regardait l’heure avec une pénible contraction de sourcils.

— « Allons ! dit-elle, il faut partir !… Quatre heures et demie ! »

Elle sonna vivement. Le garçon apparut, une note à la main. J’avais oublié depuis longtemps le quart d’heure de Rabelais. Tout à coup je changeai de couleur.

Peut-être trouverez-vous que je m’appesantis plus qu’il ne convient sur cette misérable question de francs et de centimes. Mais quoi ! je vous raconte tel qu’il fut cet épisode de ma vie de jeunesse. Si je n’ajoute rien, je ne veux rien retrancher non plus. Eh bien, la vérité, c’est que la note vint et que j’eus le frisson.

Toutefois, j’avançai vivement la main pour la saisir ; mais, plus prompte que moi, ma compagne jeta un louis au garçon en disant : « Payez-vous. »

Le garçon redescendit.

— « Eh bien ! m’écriai-je, rouge de honte, que faites-vous donc, madame ?

— « N’est-ce pas moi qui t’ai invité ? me répondit-elle en riant de mon air piqué.

— « Oh ! vous me traitez trop en enfant ! Je ne souffrirai pas…

— « Quoi donc ? Veux-tu nous quereller au moment de nous dire adieu ? — Moi non plus je ne souffrirai pas… Au surplus, reprit-elle, je ne veux pas te blesser. Il y a moyen de nous accorder. Et puisque tu refuses d’accepter mon souper, paye ta part ! partageons les frais… »

Je fouillai mon gousset, comptant bien, naïf que j’étais alors, que ma bienheureuse pièce de cinq francs suffirait au delà.

— « Mais, reprit-elle, fais attention !… alors nous serons quitte à quitte…, tandis que…, si tu ne tenais à ce petit point d’honneur, moi…, qui sait ?… j’irais peut-être un jour te demander à déjeuner… »

À mon tour je me pris à rire.

— « Eh bien ! m’écriai-je, c’est affaire conclue… Tu viendras…, tu viendras chez moi…, ma belle créancière ! »

Toute vanité m’avait abandonné ; j’étais ivre d’espérance. En un instant les rêves les plus séduisants traversèrent mon esprit. Nous nous sauvâmes jusqu’à sa voiture. Je la suivais sans rien dire, tremblant et ravi.

— « Viens, dit-elle, je vais te reconduire. »

Je montai lestement et me blottis près d’elle, sans penser à autre chose qu’à tenir sa taille dans mon bras pendant une demi-heure…

— « Eh bien ! où allons-nous ?

— « Rue des Grès, 27. »

Les chevaux partirent au galop.

— « Que cette voiture va vite ! m’écriai-je.

— « Oui…, les heures heureuses s’enfuient si rapidement qu’on n’a pas le temps de les savourer, » reprit-elle, pour répondre, je crois, plus à sa pensée qu’à mes paroles.

Un moment nous nous tînmes enlacés sans parler ; ce fut une extase délicieuse. Tant de pensées, de désirs et d’espérances se réunissaient en chantant dans nos cœurs. Je sentis le sien qui battait…

Tout à coup elle s’arracha à cette étreinte.

— « Ainsi donc, tu demeures rue des Grès, 27 ? Dans un hôtel garni, sans doute ?

— « Hélas ! oui… Mais je puis déménager…

— « Non !

— « Dis-moi quand tu viendras ?

— « Hélas !… qui sait ?

— « Qui sait ? qui sait ?… Mais je veux savoir, moi ! »

Elle me prit les mains dans les siennes, et je sentis une larme tomber sur mon front.

— « N’insiste pas, enfant, murmura-t-elle d’une voix entrecoupée… Tu devines bien…, tu sens bien que je monterais gaiement ton escalier, que je me glisserais avec joie dans ta chambrette, mais… ma démarche d’aujourd’hui est une insigne folie… Déjà je me sens coupable… Disons-nous adieu ! »

L’émotion me prenait le cœur devant cette peine que je sentais si vraie.

— « Mais si je te promettais, lui dis-je, sur ma foi, sur mon honneur, que je…

— « Promets-moi toujours… Mais non !… ne me promets rien… J’irai…

— « Je jure… »

Elle me mit la main sur la bouche.

La voiture ne roulait plus si vite ! elle montait la rue Saint-Jacques ; nous approchions.

— « Eh quoi ? m’écriai-je, je ne saurai pas même ton nom ?

— « Appelle-moi Marguerite dans tes souvenirs…, et si tu veux te faire de loin une idée de ma vie, représente-toi, dans une belle maison, une femme entourée de luxe, mais seule au milieu du monde — avec un mari… dont l’apparition lui glace le cœur…, entre deux enfants… qu’elle ne peut ni aimer, ni élever à son gré… Une femme enfin, enserrée par les mille liens du devoir, des convenances, des habitudes sociales…

— « Qu’elle n’aurait pas le courage de rompre ?

— « Ah ! mon enfant ! pauvre courage que celui-là !… C’est le courage des suicidés… On ne sait pas encore s’il ne faut pas l’appeler le courage des lâches !… Mais j’en dis trop ! Encore un mot, et notre soirée finirait tristement ; — le rire est si près des larmes ! — tandis que, vois-tu, j’en veux garder une image radieuse. Et toi, je veux, lorsque tu t’en souviendras, que ce soit avec un plaisir sans mélange. Laissons les pensées douloureuses, et gardons le plaisir. Nous avons vécu tous deux pendant quelques heures au beau pays de l’insouciance et de la liberté… J’ai oublié…, tu as aimé… Le ciel ne nous en devait pas tant ! »

La voiture s’arrêta. Le cocher descendit pour ouvrir la portière. Mon cœur se serra ; les larmes me vinrent aux yeux. Elle le vit à la lueur du réverbère et me serra les mains en silence, en me poussant vers la maison. Mais ses yeux aussi s’emplirent de larmes.

— « Je m’appelle Louis Martimont, murmurai-je. Je demeure au second dans le corridor…, au n° 3.

— « Adieu ! adieu ! » cria-t-elle en me repoussant plus fort.

Le cocher était remonté sur son siège, les chevaux cinglés d’un coup de fouet partirent au galop, la voiture disparut…, et je restai longtemps devant ma porte, stupéfié d’amour, de joie et de regrets.

Quand je m’éveillai vers midi, — à vingt ans on dort toujours, quoi qu’on ait dans le cœur ou dans la tête, — quand je m’éveillai, il me sembla que j’avais fait un rêve.

Le bal bruyant et bigarré, la danse et le souper se confondaient dans ma mémoire et mêlaient leurs souvenirs aux illusions de mon sommeil. Tout cela me tourbillonnait dans le cerveau, et je ne savais plus, parmi ces images confuses, où prendre la réalité.

Cependant, mon costume était là, étendu sur une chaise, en face de moi. Je voyais bien de mes yeux mon pantalon de tricot collant, la veste brodée que j’avais louée rue de l’Ancienne-Comédie, l’écharpe multicolore, mon béret et le grand col brodé par ma mère : tous ces débris qui, réunis sur ma personne, avaient formé un si triomphant ensemble. Mais quoi ! rien ne restait qui me parlât de ma rencontre avec une femme adorable, du souper joyeux, de la course en voiture…, rien ! — si ce n’est que mon cœur battait fort, que je me sentais heureux d’un bonheur jusqu’alors inconnu, et que j’avais retenu le nom de Marguerite.

Je me levai en chantant ; je m’habillai pour courir à l’école, gaiement et fièrement comme un adolescent qui est devenu un homme. Mais, au moment de sortir de ma chambre, je jetai un regard sur mon brillant costume, et je ne pus résister au désir de le revêtir encore une fois pour me contempler dans tous mes avantages.

À l’école, Charles et Alfred me demandèrent des nouvelles de ma bonne fortune. J’avais l’air si fier et si heureux qu’ils voulurent me faire parler. Mais je résistai héroïquement, — je dis héroïquement, car la résistance me fut cruelle, — et je compris alors combien il est difficile d’empêcher le cœur de déborder par certains moments de bonheur trop vif.

En rentrant chez moi, je me félicitais de ma discrétion, et je promettais bien de la faire valoir auprès de Marguerite.

Alors, pour la première fois, je songeai à me demander quand elle viendrait, et si elle viendrait.

Ces deux questions, une fois posées dans mon esprit, agitèrent ma vie d’alternatives tristes et joyeuses. J’y rêvai sans cesse, bâtissant mille châteaux en Espagne sur mes espérances, ou me laissant aller à la mélancolie.

Dès le lendemain cependant, j’avais fait faire à ma chambre une toilette inaccoutumée. Il y eut de petits rideaux blancs à la fenêtre, un couvrepied d’indienne sur le lit et des housses pareilles sur les chaises.

Les jours suivants, je veillai moi-même à ce que le ménage fût proprement fait ; j’achetai deux vases à fleurs que je plaçai sur la cheminée, et où j’entretins continuellement des bouquets de violettes, pour ne pas être pris au dépourvu. Je faisais aussi des économies féroces sur mon ordinaire pour me mettre en mesure de pourvoir à ce bienheureux déjeuner que je devais offrir.

Peu à peu je montai mon ménage, j’eus deux verres, quatre assiettes, deux couteaux, une bouilloire, deux coquetiers : mais je vis bientôt qu’il m’était impossible d’arriver jusqu’à l’argenterie, et j’arrêtai mes dépenses en me résignant à recourir au restaurateur.

Les jours et les semaines s’écoulaient pourtant et la belle Marguerite ne venait pas.

D’abord je m’étais dit : « Elle m’aime, elle est malheureuse, elle viendra malgré tout. » Mais je commençais à perdre cette confiance.

« Peut-être, pensais-je, a-t-elle peur de l’amour, et ne veut-elle pas jouer avec le danger…

« Peut-être aussi est-ce une femme prudente qui aime à toucher de ses lèvres le bord de la coupe, mais qui se contente de sentir venir le vertige sans lui laisser le temps de l’étourdir… — Eh ! qui sait ?… suis-je le premier qu’elle distingue au milieu de la cohue d’un bal masqué ?… Notre souper est-il unique dans ses souvenirs ?… Ne m’a-t-elle pas trouvé sot ?… »

Oui, je pensais tout cela, et mille choses encore, tant l’humanité, qui se sent faible, est prompte au soupçon ! puis, enfin, je cessai d’attendre. Mon cœur ne battit plus si fort quand, le matin, mon portier ou un camarade frappait à ma porte. Je revis Mariette, et repris ma vie ordinaire, mais avec un peu d’amertume et persuadé que j’avais à me plaindre du sort et… des femmes.

« Comme je l’aurais aimée pourtant ! » me disais-je parfois, lorsque je retrouvais dans mon cœur cette place choisie, ce sanctuaire où s’élevait, vierge encore, le piédestal de la première idole. Et, fouillant au fond de mes meilleurs sentiments, interrogeant toutes mes délicatesses, réunissant en gerbe toutes ces fleurs d’amour qui ne s’épanouissent qu’une fois, je les contemplais avec mélancolie, ne sachant plus à qui les offrir. Elles entouraient le piédestal vide sur lequel je lisais encore : « Au Dieu inconnu. »

Un matin cependant, longtemps après que je n’attendais plus, un matin que j’étais paresseusement étendu sur mon lit, jambe de-ci, jambe de-là, humant par ma fenêtre ouverte les premières brises du printemps, lisant mon code des yeux, et rêvant à mille choses vagues, j’entendis tout à coup un frappement pressé, un frappement ému, un frappement inusité, et qui avait un accent si expressif que je ne m’y trompai pas.

Je m’étais dit : « C’est elle ! » avant d’avoir sauté à bas de mon lit et réparé d’un coup de main le désordre de ma toilette.

Quand j’ouvris la porte, elle avait déjà fait quelques pas pour rétrograder. Le corridor était sombre, et d’abord elle ne me reconnut pas. Mais je m’écriai : « Marguerite ! » et d’un saut elle bondit jusque dans ma chambre.

Alors nous nous précipitâmes dans les bras l’un de l’autre : je la serrais sur mon cœur, j’embrassais ses joues, ses yeux, son cou, en murmurant d’une voix coupée par l’émotion :

— « Enfin !… c’est toi !… tu m’aimes !… »

Elle ne se dégageait pas de mon étreinte, elle ne me parlait pas, mais, rouge et tremblante, elle me rendait mes baisers.

Toutefois, après un rapide mouvement d’oubli, je vis la volonté triompher de la passion dans son âme troublée. Elle se dégagea doucement et s’assit sur le pied de mon lit, car mes trois chaises étaient couvertes de livres et de hardes. Je m’agenouillai à ses pieds et saisis ses deux mains en levant vers elle un regard où avait dû passer toute l’éloquence de mon amour.

De rouge elle était devenue pâle ; ses mains se refroidirent et cessèrent de presser les miennes, ses yeux restèrent un moment fixes et sans regard, puis deux larmes silencieuses roulèrent sur ses joues.

Je la laissai pleurer, car il me sembla que ces larmes la soulageaient ; elles coulèrent bientôt abondamment, et je les sentis sur mon front. Puis elles se tarirent. Marguerite s’essuya les yeux et me regarda.

— « Cher enfant, dit-elle, tu dois me croire folle ? »

Ce tutoiement, qu’elle reprenait simplement, me remplit de joie. Ce n’était plus alors une banale familiarité de bal masqué, c’était une caresse :

— « Mais, continua-t-elle, si tu savais quels vertiges saisissent parfois une femme, quand elle voit une moitié de sa vie écoulée sans bonheur, sans amour, sans gaieté, sans toutes ces choses délicieuses qu’on ne saurait détailler, et qui se résument d’un mot : la jeunesse ! Vois-tu, il vous prend par moment une soif inextinguible des choses inconnues, un impérieux besoin de goûter au breuvage enivrant, une tentation folle de chercher le bonheur d’où qu’il vienne.

« Peut-être étais-je en proie à un accès de cette fièvre, le soir où en revenant de dîner chez une vieille parente, comme je passais devant les portes de l’Opéra, il m’a pris tout à coup envie d’y entrer, de me précipiter dans cette cohue, et d’y chercher… quoi ?… je ne le savais pas ! — Non, en vérité, je n’en avais pas l’idée, et si la voix de ma conscience m’eût interrogée, je me serais arrêtée peut-être, mais je n’aurais pas répondu.

« Tu vois, Louis, que je me confesse à toi ; je mets sous mes pieds l’orgueil comme la fausse honte. C’est que précisément je ne veux pas me laisser vaincre ! Je ne veux pas subir ce funeste entraînement des femmes qui, voyant leurs belles années disparaître, se rattachent à la jeunesse comme les moribonds à la vie. Non, je sais trop quels sont mes devoirs envers les miens, envers toi, envers moi-même… Et si je suis ici, c’est que je suis sûre d’avoir triomphé ! »

En disant ces mots elle releva la tête, et me regarda loyalement en face.

— « Mais, reprit-elle, il faut bien vivre de quelque chose !… il faut bien cacher dans un coin de son cœur une secrète joie…, sans cela on succomberait au désespoir… J’ai capitulé avec ma conscience, et je suis venue, Louis, te faire une proposition étrange, folle peut-être, mais sincère. Écoute-moi bien, et vois si tu veux l’accepter.

— « Tout ! m’écriai-je, tout ce que tu voudras ! dispose de ma vie, pourvu que tu me laisses t’aimer !

— « Veux-tu, reprit-elle, me laisser t’aimer, moi aussi ?… Mais à ma façon ; d’une tendresse pure, et qui ne te demanderait rien en échange, qu’un peu de confiance ? Tu me conterais tes joies, tes chagrins, tes espérances, et même tes amours. Moi je viendrais quelquefois, comme ce matin, oublier dans ta chambre d’étudiant les douleurs qui m’étouffent. Je ne voudrais accepter de toi aucun sacrifice, car mon bonheur serait de te voir heureux par tout ce qui rend heureux à ton âge. Tu ne songerais jamais à me parler d’amour. Moi, me sachant en sûreté, je n’aurais pas besoin de veiller sur mes moindres paroles ; je ne craindrais pas d’abandonner, sans défiance, la clef de mon cœur à un enfant adoré…

— « Je t’aimerai donc sans espérance, puisqu’il le faut ! dis-je avec une résignation que le bonheur présent rendait facile.

— « Non, ce n’est pas cela, Louis ; dis-moi, si tu veux répondre à ce que je te demande, que tu m’aimeras d’une affection semblable à celle que je donnerai, — qui tiendra de tous les sentiments, et ne s’arrêtera pas à celui d’un amant pour sa maîtresse.

— « Mais, cependant…

— « Oh ! pas de cependant… et pas de restrictions mentales.

— « Comment veux-tu que je scinde mon amour ? tu auras tout… et je serai malheureux !

— « Rappelle-toi bien, Louis, que le jour où tu chercherais à faire de moi ta maîtresse serait le dernier où tu me verrais…, et dis-moi que je puis me reposer avec confiance sur ta parole et ton honneur !

— « Ai-je besoin de te faire un serment ? et ne sais-tu pas que je t’appartiens, et que je serai toujours ce que tu voudras que je sois ? »

Et, comme je vis ses sourcils se contracter douloureusement, je repris :

— « Eh bien, je jure de ne point te parler d’amour, et de me contenter de ce que tu me donneras ! »

Elle sourit ; son beau visage s’illumina de joie, et par un mouvement plein de grâce, elle arracha ses gants, et jeta sur mon lit son chapeau et son châle.

— « Vois-tu, reprit-elle en arrangeant ses cheveux devant la glace avec une délicieuse coquetterie, il ne faut pas croire non plus que tout le bonheur sera pour moi dans le pacte que nous venons de conclure ! Je saurai te donner bien des plaisirs que tu ne connais pas et que tu demanderais en vain à celles qui prodiguent les autres… Laisse-moi te faire heureux, et tu ne t’en repentiras pas ! »

Je descendis commander le déjeuner, fier et ravi, le cœur chantant la chanson du bonheur.

Quand je remontai, je la trouvai installée dans ma pauvre chambrette, qu’elle illuminait mieux encore que les gais rayons du soleil printanier. Elle avait débarrassé mon bureau des livres et des paperasses, pour dresser dessus une sorte de couvert, à l’aide de mes deux verres et de mes quatre assiettes. Tandis que le garçon restaurateur disposait un bifteck aux pommes fumant, et que je servais de mon mieux la galantine et le jambon, elle fabriquait des salières avec du papier, attisait le feu autour de la bouilloire, mesurait le thé, et se promettait pour le prochain régal de faire cuire des œufs à la coque.

— « Sais-tu, s’écria-t-elle quand nous fûmes seuls, que j’ai eu de terribles palpitations de cœur en venant depuis la rue jusqu’ici ? L’allée de ta maison me semblait plus difficile à franchir qu’un précipice, et j’étais effrayée de la rencontre de ta portière comme de celle d’un spectre. C’est au point que je n’ai jamais pu lui demander si tu logeais encore ici. Je courais à perdre haleine en montant l’escalier, et je croyais, à chaque marche, m’entendre rappeler par une voix glapissante. Tout en courant, je me disais : « Au second, dans le corridor, n° 3. » Et dès que j’eus frappé à ta porte il me prit une peur effroyable de voir apparaître une autre figure que la tienne, une figure moqueuse peut-être ! Je me sauvais quand tu as ouvert !

— « D’un peu plus je ne rattrapais pas ma belle peureuse !

— « Ma démarche était une telle folie !… et je me le disais si bien !… mais si tu avais eu trente ans…, seulement vingt-cinq !… jamais je ne l’aurais risquée…

— « Pourquoi ?

— « Parce que !… »

Cette explication suprême fut achevée par un bon baiser qu’elle me donna sur le front.

Quelle matinée ravissante ! Encore aujourd’hui les moindres détails en sont vivants dans ma mémoire !…

Je vois Marguerite furetant dans mon réduit, rangeant mes livres, mettant de l’ordre dans mon linge avec une joie enfantine, puis renversant dans mes tiroirs son flacon de parfum. Elle parlait d’apporter des aiguilles et du fil pour coudre des boutons de nacre à mes chemises et, de temps en temps, lançait une roulade qu’eussent enviée les cantatrices à la mode.

Le bonheur ne se raconte pas. On l’a dit bien souvent, on l’a prouvé plus encore. Dante, qui a fait un immortel chef-d’œuvre en décrivant l’Enfer, a perdu sa puissance quand il a voulu peindre le Paradis. Est-ce parce que nous ne sentons bien que la peine ? Est-ce parce que le bonheur ne nous touche véritablement qu’après qu’il est passé ? Peut-être !

Et puis, l’homme, étant né pour souffrir, chante les angoisses dans sa langue maternelle, tandis qu’il bégaie le bonheur comme une langue étrangère.

Quels poèmes ne ferais-je pas sans cela avec les joies naïves, chastes et délicieuses qui se succédèrent durant trois mois !… Mais, encore une fois, ces ivresses-là n’ont point de paroles pour les exprimer. La musique seule…, la musique de Rossini, peut les rendre !

Un jour, bien cachés sous les stores d’un fiacre, nous allâmes jusqu’au bois de Vincennes. La belle saison était venue, il y avait partout des feuilles et des fleurs. On respirait un air pur et doux.

Ce fut une demi-journée à faire croire que le bonheur des élus descend parfois jusqu’à ce monde.

Marguerite était tantôt rieuse comme une pensionnaire, tantôt extatique comme une sainte Thérèse ; et moi je ressentais à la fois, près d’elle, des plaisirs d’enfant et des voluptés si intenses que toutes les satisfactions des sens m’auraient semblé fades.

Tous deux nous laissions aller notre cœur sans défiance, sans terreur. Je sentais qu’elle m’aimait follement, et moi je l’adorais.

Lorsqu’on a vécu, on sait combien sont rares de pareils jours et ce qu’ils valent !…

— « Dis-moi, murmura Marguerite après un silence pendant lequel tous deux nous avions partagé le demi-sommeil de l’extase, au roulis monotone de notre voiture de louage, dis-moi : si, au lieu de nous arrêter tout à l’heure comme nous allons faire, nous continuions ainsi notre route longtemps, longtemps…, si nous traversions des bois, des champs, des rivières, pour aborder enfin vers des rives inconnues…, inaccessibles…, où nul bruit du monde ne pourrait parvenir !…

— « Grand Dieu ! m’écriai-je, n’invoque pas de pareilles images, si tu veux contenir toujours les éclats de ma passion…, si tu ne veux pas que je donne un nom au bonheur qui me transporte…, que j’ose entrevoir un but à mes espérances ! »

Elle se tut et baissa les yeux… Peut-être en ce moment sentit-elle aussi le danger de dire un mot de trop, et même de laisser se croiser nos regards brillant de la même flamme…

La voiture s’arrêta et nous descendîmes : devant nous s’ouvrait une allée ombreuse et profonde… Sans doute c’était à l’entrée de celle-là que le cocher avait coutume de descendre les amoureux. Nous la suivîmes à pas lents, muets et les bras entrelacés.

Çà et là, sur les troncs lisses des bouleaux, il y avait des initiales…, les unes gravées d’hier, et bordées encore d’une ligne verte ; les autres déjà vieilles de quatre ou cinq ans, et qui s’allongeaient et s’éloignaient en prenant des formes bizarres selon la croissance des arbres. Je voulus, moi aussi, — souvenez-vous que j’avais vingt ans ! — je voulus marier sur un jeune arbre une L et une M. Ma belle amie s’y opposa d’abord, puis finit par m’aider, en riant de mon enfantillage.

Ce franc et limpide éclat de rire brisa le charme dangereux qui nous avait saisis un moment auparavant. Nous recommençâmes nos folies ordinaires, courant après un insecte ou une fleur, disant des riens sous lesquels perçait notre bonheur en cris joyeux, comme pétille une étincelle dans la flamme, comme scintille la lumière sur le diamant.

Tout en courant au hasard, nous nous égarâmes dans le bois, nous perdîmes les routes tracées, — à cette époque le bois de Vincennes n’était pas, comme aujourd’hui, un parc anglais ! Un moment, nous eûmes de la peine à nous tirer d’un fourré où s’accrochait à chaque pas la robe d’organdi de Marguerite ; puis enfin, après mille peines, et au sortir d’un taillis inextricable, nous nous trouvâmes dans une étroite clairière, sous un bouquet de chênes haute-futaie qui semblaient avoir été oubliés là depuis le temps du roi Saint Louis.

Marguerite était fatiguée de sa lutte contre les broussailles ; elle s’assit à l’ombre. Moi, je me couchai à ses pieds, posant ma tête sur ses genoux ; puis nous restâmes ainsi immobiles et silencieux dans cette solitude où ne parvenait aucun bruit de la route, où personne ne semblait avoir passé, tant les herbes étaient hautes et les abords fermés par le taillis. Nous écoutions avec ravissement le bourdonnement des insectes et, de temps en temps, un gai gazouillement d’oiseau.

Le temps passait. Que nous étions heureux !… mon cœur nageait dans une indicible volupté ! ma seule appréhension…, ma seule pensée survivante au milieu de cette pure ivresse, c’était que Marguerite ne tirât sa montre…, sa redoutable montre…, et ne me dît : « Il faut partir ! »

Elle ne songea pas à regarder l’heure, elle ne rompit pas le silence… Quel moment dans ma vie ! Quel souvenir !…

Je mettais ses mains sur mon front, et il me semblait y deviner un léger tremblement qui se trahissait par une pression rapide… J’étais ému jusqu’au fond de l’âme…

— « Marguerite, balbutiai-je, ne sommes-nous pas ici au bout du monde…, dans un paradis inconnu…, comme tu le souhaitais tout à l’heure ?… »

Alors elle me saisit et me pressa sur son cœur, et je vis une explosion de passion telle que je n’aurais osé la prévoir.

Ma belle amie semblait transfigurée…, ses yeux brillaient d’un éclat éblouissant, ses lèvres frémissaient, son teint semblait resplendir de flammes divines.

— « Oui, s’écria-t-elle, nous sommes heureux !… Oui !… Quoi qu’il arrive désormais, nous aurons connu des ivresses que rien ni personne ne saurait nous ravir… — Mais te donné-je à toi toutes les joies que tu me donnes ? Parfois, j’ai peur d’être égoïste… Ah ! si tu savais comme, pour moi, le monde finit au seuil de ta petite chambre ! C’est que, vois-tu, la vie est si triste au delà ! Il me semble que je m’agite dans les ténèbres…, que j’étouffe dans cette lourde atmosphère où tu n’es pas. Ces rapides instants que je vole pour les passer avec toi, j’y fais tenir les joies du paradis… Oui ! je voudrais posséder les richesses de Golconde pour payer avec des poignées de diamants et de rubis ces minutes de bonheur, de jeunesse et de liberté !…

« Et peut-être, reprit-elle avec un accent voilé d’une légère tristesse…, peut-être que tu ne sens pas tout cela, toi !… Tu crois sans doute que le bonheur se recommence…, qu’on le retrouve au premier appel !… Sais-tu, enfant, qu’il y a des hommes et des femmes — des milliers d’hommes et de femmes — qui, en toute leur vie, ne l’ont pas rencontré une heure !… Hélas ! c’est l’insaisissable chimère… Nous l’avons arrêté au passage… et, à peine en aurons-nous senti la saveur, que le présent sera devenu passé, et que nous n’embrasserons plus qu’un fantôme… »

Je l’étreignis à mon tour pour mettre en un seul baiser toute ma tendresse, tout mon bonheur…

Soudain, près de nous, j’entendis un double pas.

C’étaient deux journaliers qui revenaient du travail avec leurs outils sur leurs épaules : l’un dit à l’autre :

— « Il est bien cinq heures à présent ?

— « Cinq heures ! répéta Marguerite. Cinq heures !… il faut partir !… »

Une autre fois, nous lûmes ensemble un roman nouveau. Je la voyais qui épiait dans mes yeux les impressions que je recevais. On eût dit qu’elle recueillait et pesait dans son cœur chaque pensée que la lecture faisait naître en moi. Parfois elle souriait de satisfaction, parfois elle fronçait légèrement les sourcils et m’adressait une question inattendue, comme pour saisir au passage mon premier sentiment.

Combien de fois, ce jour-là et d’autres, n’ouvrit-elle pas à mon esprit des horizons nouveaux ? C’est elle qui a éveillé les meilleurs instincts de mon cœur. C’est elle qui m’a fait connaître les lois du véritable honneur. En même temps elle m’apprenait la vie. Je lui dois d’avoir acquis une sorte d’expérience sans la payer de mes illusions.

Mais quelle joie c’était quand nous nous rencontrions dans la même pensée ! quand un même choc faisait jaillir de nos intelligences ou de nos cœurs une double étincelle ! Et de fait, est-il au monde un bonheur plus vif et plus complet que celui-là ?

Je me souviens d’une nouvelle de Balzac, Massimilla Doni, dans laquelle apparaît un certain duc vénitien, fou de musique, et d’ailleurs détaché de toutes les passions humaines, qui cherche l’unisson comme jouissance suprême, et jette sa fortune, par lambeau, au chanteur dont la voix peut, à une seconde précise, se confondre parfaitement avec le son d’un instrument.

C’est l’unisson aussi que cherchent en amour toutes nos aspirations. Mais combien de fois le rencontre-t-on dans toute la vie ?

Je me figure que s’il est deux êtres chez lesquels, dans l’amitié ou dans l’amour, l’unisson se produit souvent, ces deux êtres doivent être liés indissolublement.

Mais je fais, je crois, de la métaphysique ! Pardonnez-moi, marquise, je reviens à mon récit.

Nous fûmes donc heureux, vous dis-je, — heureux ensemble, et heureux tous les deux, ce qui est si rare ! — Les visites matinales de Marguerite se renouvelèrent plusieurs fois, irrégulières, inattendues, mais toujours enchanteresses. Je n’ai pas souvenir que nous nous soyons querellés. Elle donnait à toutes choses un charme inexprimable, et les plus puérils enfantillages se changeaient, avec elle, en plaisirs délicieux. Jamais depuis sa première visite elle ne me rappela ni ses obligations sociales, ni ses chagrins domestiques.

J’essayai de percer le mystère de son incognito : je voulus obtenir d’elle quelques renseignements qui me permissent de la voir plus souvent, de me mêler à sa vie. Mais elle refusa toujours de me répondre, et je vis que cette curiosité l’affligeait.

— « Compte sur moi, me disait-elle, sur une amie, une mère, une sœur, quelque chose de plus tendre si tu veux…, et tâche d’être heureux ! Enfant ! ne casse pas ta poupée pour voir ce qu’il y a dedans ! »

Mais le dénouement de toute cette poésie ? allez-vous dire. — Eh ! le voilà, le dénouement prosaïque, vulgaire, stupide…


Un jour, tandis que nous étions tous deux, Marguerite et moi, fort occupés de sarcler avec un canif un pot de réséda qui était sur ma fenêtre, Alfred vint frapper à ma porte, pour me proposer je ne sais quelle partie. Je n’ouvris pas. Il redescendit, leva par hasard les yeux vers ma fenêtre et nous aperçut.

Le lendemain, chez lui, en présence de cinq ou six étudiants et d’autant de grisettes, il me plaisanta. Je soutins assez bien le choc d’abord, mais les autres s’en mêlèrent : un me menaça d’espionner ma maîtresse pour savoir si elle était jolie, et de me dire bientôt le nom de la grande dame que je cachais avec tant de soin.

Je répondis en protestant que la dame en question n’était pas ma maîtresse. On rit plus fort, et les femmes me menacèrent d’avertir Mariette qui saurait bien s’en assurer.

Je me fâchai. Alfred, revenant à la charge, n’en railla que plus fort ma chevalerie. Il vit enfin que je souffrais et s’arrêta, mais ce fut pour me prendre à part et solliciter ma confiance. Je protestai dans le tête-à-tête de la parfaite innocence de Marguerite, et je lui contai même toute l’histoire, en le suppliant d’arrêter l’effet de ses bavardages et de ses plaisanteries.

Il me promit tout ce que je voulus, mais se mit à me plaindre de tout son cœur, en m’assurant que j’étais un niais de me laisser prendre aux simagrées des femmes, que je perdais en futilités un temps précieux, s’étonnant que je fusse amoureux d’une femme qui m’aimait et que je ne susse pas en faire ma maîtresse. Finalement, il me jeta à la fois dans le cœur et la crainte du ridicule et le doute sur mon propre bonheur…

Je résistai longtemps, toutefois, avant d’attaquer Marguerite. D’ailleurs, en sa présence, j’étais heureux et ne pensais à rien plus.

Mais, dès qu’elle était partie, les discours d’Alfred portaient fruit. Je me demandais à moi-même si je n’étais pas un sot… Mon imagination ne s’enflammait que trop facilement au souvenir de ma belle amie. Je commençais à vivre dans une inquiétude continuelle.

Et puis, mon secret, une fois entre les mains d’un ami, transpira, je ne sais comment. Parfois, au café des Grès, il me semblait entendre le nom du « casto Giuseppe » accolé au mien et accompagné de chuchotements et de rires. J’aurais voulu battre quelqu’un, et ne savais à qui m’en prendre.

D’autre part, je ne pouvais plus résister aux questions insidieuses et soi-disant amicales d’Alfred. À présent que mon secret était connu, j’éprouvais un besoin irrésistible de parler de ma passion et de toutes les perfections de mon idole.

Que vous dirais-je ?… — Il me persuada que je me devais à moi-même d’avoir Marguerite !

Une fois ce parti arrêté dans ma tête, je devins plus tranquille en l’absence de Marguerite et plus embarrassé près d’elle. Je me promettais d’être audacieux, et, quand elle était là devant moi, je n’osais ni lui dire un mot inquiétant, ni lui faire une caresse douteuse.

Oh ! qu’elle avait bien su m’inspirer les sentiments qu’elle voulait de moi ! Certes, je la désirais passionnément, et pourtant l’idée de la posséder me faisait rougir comme si c’eût été un désir incestueux.

Et comment d’ailleurs débuter avec elle ! Marguerite, quand elle arrivait, se jetait dans mes bras avec tant de confiance ! Une fois ma porte fermée, elle poussait un si joli cri d’allégement et de bonheur !

Combien de fois elle m’avait dit :

— « Cher Louis, si tu savais quelle conquête pour moi que chacune de nos matinées ! Et ce qu’elle me coûte !… Mais je devrais en payer les heures par autant d’années de douleur, que je ne regretterais rien encore… Tu me rends si heureuse !… Et cela finira ?… Oh ! je ne puis pas songer à cette fin ! c’est la nuit…, c’est la mort ! »

Pouvais-je lui répondre par une attaque imprévue, par la grossière manifestation d’un désir brutal ?

Non. Je ne savais me résoudre ni à la troubler dans sa paix, ni à renoncer à mes projets. Cette situation pénible dura un mois environ, et chaque jour augmentait mes désirs et mon hésitation.

Justement vers cette époque ses visites devinrent de plus en plus fréquentes. Les vacances approchaient. J’avais obtenu mon diplôme. Il allait falloir retourner chez mon père, sans savoir si je le déciderais à me renvoyer à Paris l’année suivante, pour compléter mes études. Elle ne voulait rien perdre du temps qui nous restait.

Chaque fois je me disais : « Aujourd’hui, j’essaierai d’exalter ses sentiments, ou bien de surprendre ses sens… »

Et cependant, elle repartait comme elle était venue, un peu inquiète, un peu étonnée de mon trouble, de mes réticences, de mes regards hardis et honteux.

Peut-être pressentait-elle les combats qui se livraient en moi, mais elle était si loin d’en soupçonner la sotte origine qu’elle se croyait sûre d’en triompher toujours. J’employais, pour l’égarer, mille petits moyens que m’enseignait Alfred : elle ne comprenait pas, ou feignait de ne point comprendre, de peur d’avoir à se défendre.

Enfin, je me dis que si je me laissais jusqu’à la fin dominer par elle, je n’étais pas un homme. Et je bus ! oui je bus !… pour me donner du courage !

Ce jour-là, je l’attendis avec la volonté arrêtée de devenir son amant, n’importe à quel prix.

Quand elle entra et qu’elle me vit m’approcher avec des regards inaccoutumés, elle eut comme un frisson de peur. Mais quand, plus tard, elle eut compris, dans l’audace que me donnait l’ivresse, mon irrévocable résolution, elle me regarda avec plus de désespoir que d’épouvante.

— « Ainsi c’est fini ! murmura-t-elle d’une voix étouffée…, déjà ! »

Elle me repoussa sans rudesse, mais avec fermeté, puis se mit à parcourir ma chambre dans une agitation violente. Elle laissait échapper, de moment en moment, des paroles entre-coupées, et me jetait des regards tantôt suppliants, tantôt indignés, tantôt pleins de passion et de douleur.

— « Eh bien donc ! l’heure est venue d’avoir du courage, » disait-elle.

Puis elle saisissait mes mains et plongeait ses yeux dans les miens.

— « Est-ce bien toi ? reprenait-elle… As-tu conscience de ce que tu fais ?… Louis…

— « Tu ne m’aimes pas ! » m’écriai-je, sans vouloir en entendre davantage.

Elle retomba brisée sur une chaise, et se mit à fondre en larmes.

— « Adieu donc ! ma belle jeunesse… venue si tard, partie si vite !… »

Elle se redressa, essuya ses yeux et regarda tout autour d’elle, comme si elle avait voulu incruster dans sa mémoire les moindres détails de cette chambre où nous avions été si heureux. Chaque meuble, chaque objet ne nous rappelait-il pas un pur et doux souvenir ? Elle me les montra l’un après l’autre, comme pour évoquer les images de nos belles matinées. Moi, je détournai la tête pour ne pas les voir, de peur de répondre à ce muet appel et de m’attendrir.

Mon cœur était déchiré ; cependant ma volonté tenait bon. Je ne me jetai pas à ses pieds, je ne lui demandai pas pardon ; mais j’osai la regarder fixement de mes yeux allumés par la fièvre du désir.

Alors elle se prit à pleurer plus fort, et je sentis que sa résistance mollissait sous la pression du désespoir.

Elle m’aimait passionnément, je le voyais au tremblement de tous ses membres, à la rougeur de son visage, à l’expression ardente de certains regards. Peut-être eut-elle un moment autant de peine à ne pas se livrer, que moi à ne pas renoncer à mon odieuse entreprise.

Je devinai cet instant de faiblesse et je voulus en profiter. Mais alors, par un dernier effort, elle se dégagea de mes bras en murmurant :

— « Demain ! »

Aussitôt je la laissai, heureux malgré moi de cette promesse qui me permettait de céder sans humiliation.

Elle se remit alors, essaya de chasser les idées sombres et de se reprendre aux mille détails de notre petit intérieur : arrosant les fleurs de la fenêtre, palissant à l’entour de la muraille et des saillies du toit les capucines et les liserons que nous avions semés ensemble, touchant à tout, et parlant avec volubilité pour distraire sa pensée.

Moi, je faisais comme elle, mû par une inquiétude indéfinissable. Tous deux nous nous efforcions de cacher notre préoccupation réelle sous une gaieté d’emprunt. Nous sentions que ce moment était solennel, et nous ne voulions pas nous l’avouer à nous-mêmes.

Je ne saurais dire que ce jour-là nous avons été heureux. Non. Mais nous trouvâmes au fond de notre agitation d’acres jouissances et de fiévreuses joies.

Par un tacite accord, nous prolongions le plus possible cette entrevue. Elle regardait à sa montre, et fronçait le sourcil en voyant avancer les aiguilles. Et moi je m’épuisais à chercher des sujets de conversation pour occuper le temps.

La journée presque entière s’écoula. Cependant, il fallut nous séparer. Marguerite se leva et me dit adieu avec une résolution soudaine. Puis elle se jeta dans mes bras et m’embrassa mille fois.

J’eus le cruel courage de lui répondre : — « À demain ! » pour lui rappeler sa promesse.

— « À demain, » fit-elle tristement. Et les larmes lui remplirent de nouveau les yeux.

Elle cessa de m’embrasser, ouvrit la porte et fit un pas dans le corridor. Mais d’un bond elle revint vers moi, m’embrassa encore… Enfin elle s’enfuit sans se retourner

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, à l’heure accoutumée, elle ne vint pas… Mais, au lieu du froufrou de sa robe, un pas traînard et lourd se fit entendre dans le corridor. Ma portière me remit une lettre…

Une lettre d’une fine écriture et d’un fin papier. Je la pris en tremblant, je la regardai sans oser l’ouvrir… J’avais le cœur saisi d’une appréhension terrible… Ah ! je sentais bien, je savais bien qu’elle m’apportait l’annonce d’un irréparable malheur !

Quelle lettre !… — Et pourquoi ne vous la lirais-je pas ? reprit M. Martimont après un court silence, et avec un geste, avec un accent pleins de passion et d’éloquence. — Pourquoi ne vous la lirais-je pas !… puisque j’ai tout dit…, puisqu’une fois — après vingt ans — j’ai arraché le linceul de mon cœur…


La lettre est là, dit-il d’une voix attristée : elle ne m’a jamais quitté… C’est mon cilice, et mon trésor. »


Il défit deux boutons de son gilet, tira un médaillon d’or, l’ouvrit, y prit un papier et lut :

« Tu l’as voulu, Louis ; sans pitié pour moi…, pour toi-même… Tu l’as voulu, et les voilà brisés, nos liens si délicieux et si forts.

« Je ne te verrai plus ! ô Dieu ! est-ce donc vrai ! Je t’aimais tant ! Nous étions si heureux !… Et maintenant tout est fini !

« Quelle folie, quelle aberration t’ont saisi ? Mais non ! c’est moi qui étais folle : je voulais l’impossible… Et s’il avait duré, notre beau rêve, le ciel en eût été jaloux. Est-ce que le bonheur s’arrête ici-bas ?… Trop fortunés ceux qu’il caresse, en passant, du bout de son aile…

« Toi ! toi ! tu as essayé de m’avilir… Toi !… enfant adoré…, tu as cru que je pouvais être ta maîtresse…, et l’amour que j’avais pris dans ton cœur n’était pas supérieur à tous les amours humains ?

« Et puis, ne m’avais-tu donc pas comprise ?… J’ai des liens…, mon cœur saigne, tordu, étouffé dans des devoirs…, et pourtant il est trop honnête et trop fier pour les trahir…

« Oui, je suis altérée d’amour et de bonheur, mais je ne veux pas devenir une mère indigne, une épouse adultère… Mon cœur se révolte de toute la puissance de ma jeunesse, de toutes les aspirations vers le bonheur que nous portons en nous et que Dieu y a jetées comme un souvenir des biens perdus ou des biens à venir, mais mon front ne saurait porter la honte…

« Ah ! tiens ! ne sondons pas les profondeurs de l’âme, les compromis de la conscience !… j’ai été bien coupable !… mais au bord de l’abîme j’arrête le vertige prêt à me saisir…, je ne veux pas tomber !

« Adieu ! je donnerais ma vie pour avoir encore une heure de ce bonheur détruit ; et pourtant je ne la prendrai point, cette heure.

« Adieu ! tâche de m’oublier…

« Mais non ! tu ne m’oublieras pas ! Cherche bien, cherche partout ; arrête au passage les femmes belles et désirables…, obtiens d’elles tout ce que tu voudras ; tout ce qu’elles pourront donner…, et, les yeux dans leurs yeux, essaie de faire jaillir du choc de vos regards cet éclair du bonheur dont tant de fois nos yeux ont retenu l’étincelle…

« Tu ne le pourras plus jamais ! Au fond de ton cœur j’installe en partant un souvenir qui te gâtera les plus belles amours : ce sera ma vengeance à moi !

« Mais ne dirait-on pas que je triomphe ?… Et moi donc, t’oublierai-je ?… — Pas plus qu’on n’oublie le soleil dans les steppes glacés de la Sibérie, pas plus qu’Ève n’oublia le paradis lorsqu’elle se trouva sur la terre, jetée au milieu des rochers… Vois-tu, ne crois pas à mon orgueil. Je pleure à sanglots en écrivant ces lignes hautaines… Je me jette sur quelques fleurs sèches, épaves de nos jours heureux, je les baise avec transport…

« Tiens ! quand tu seras parti, que j’en serai bien sûre, j’irai peut-être hanter comme un fantôme ces allées du bois de Vincennes que nous avons parcourues ensemble…

« Et ta chère petite chambrette !… Que ne puis-je l’arracher de cette vulgaire maison de la rue des Grès, l’emporter, l’enchâsser dans des fleurs, la cacher dans un lieu inaccessible, et y passer toutes les heures que je pourrai voler à mon esclavage…

« Ah ! comme je t’aimais, et comme je vais être malheureuse ?… Du haut de mon rêve je tombe au milieu d’un désert dont tous les horizons disent le désespoir… J’en mourrai peut-être…

« Mon Dieu ! s’il est au delà de cette prison terrestre une autre patrie…, au delà de cette vie une espérance, entr’ouvrez pour moi un coin du ciel, et faites que je puisse élancer mon cœur vers vous ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je ne l’ai plus revue, jamais. En vain je l’ai cherchée dans Paris, au Bois, aux Tuileries, dans toutes les salles de spectacle, repentant, désespéré, prêt à tout pour obtenir mon pardon. En vain j’ai maudit ma sottise et les conseils d’Alfred. La fée qui m’avait fait la vie si belle depuis quelques mois, était disparue pour toujours.

Je retournai chez mon père aux vacances, le cœur plein de remords et de douleur. J’étais avocat comme je l’avais promis. On me combla de félicitations et de caresses. Mais la vie de famille ne me parut plus douce.

L’amertume pour moi était au fond de toutes choses : il me semblait bien qu’en effet l’heure brillante et fleurie de ma jeunesse avait passé.

J’obtins de mon père les moyens de revenir à Paris une année pour y conquérir le grade de docteur : une vague espérance me poussait encore vers les lieux où j’avais connu Marguerite.

Ma chambre était louée ; malgré mes instances et mes offres d’argent, je dus attendre un mois pour y rentrer.

Hélas ! je trouvai mes fleurs desséchées, mes meubles changés ou déplacés. Cette chambrette, un moment si propre et si soignée, était devenue une ignoble chambre d’hôtel garni !

Les objets qui me rappelaient le mieux Marguerite me semblaient profanés. Bientôt je ne pus y tenir, tout cela me fit mal à voir, et je déménageai.


Je mentirais si je disais que je traînai depuis une existence solitaire. À cet âge on oublie…, je veux dire qu’on a trop de sève en soi pour ne pas se reprendre à la vie…

J’ai donc fait encore de gaies parties ; je suis retourné au bal de l’Opéra, j’ai noué et dénoué bien des amours…

Mais j’ai connu l’ivresse et non plus la poésie…, j’ai trouvé sous le masque ce que chacun y trouve… Et au milieu de mon cœur s’est fait un vide que nulle femme n’a pu combler ! »


L’avocat général prononça ces derniers mots d’une voix plus grave ; on eût dit que les larmes lui venaient aux yeux. Puis il secoua ses pensées, releva la tête, et dit à la marquise d’Andaye en essayant un sourire :

« Vous voyez bien, madame, que j’avais raison tout à l’heure, et que je suis un grand sot ! »

La marquise reprit :

« On dit que le bonheur n’est pas fait pour nous : ne serait-ce pas — bien souvent — nous qui ne voulons pas de lui ? »