Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/La Statue d’Apollon

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 123-234).


LA


STATUE D’APOLLON



LA
STATUE D’APOLLON




I


La Spezzia, assise au fond de son golfe et au pied de l’Apennin, ombragée d’oliviers centenaires, de pins maritimes, qui s’élancent entre les villas comme de gigantesques parasols, parfumée des fleurs des citronniers et des lauriers-roses, est bien l’une des plus délicieuses haltes qui s’échelonnent le long de cette belle route de la Corniche, depuis Nice jusqu’à Livourne.

Napoléon, en admirant la disposition merveilleuse des rochers qui enserrent la baie et semblent réunir en un seul port plusieurs ports, capables de contenir chacun une flotte nombreuse, avait résolu de faire de la Spezzia son principal port militaire sur la Méditerranée. Mais le dieu qui préside aux splendeurs de la nature a défendu longtemps la Spezzia contre l’invasion des ingénieurs et la truelle des maçons. On n’y voyait point encore, avant l’achèvement de l’unité italienne, de forts ornés de leurs canonnières, ni de jetée bien droite, fendant les flots de ses murs de granit et portant à la pointe un phare polyèdre comme le flambeau de la civilisation ; c’était toujours le port de Luni, tel que Strabon le dépeignit.

Seulement, les villas de marbre, qui s’accrochent aux rochers et font descendre leurs jardins jusqu’à la mer, sont habitées par des sujets de Victor-Emmanuel au lieu de l’être par des patriciens romains ; les luxueux hôtels qui s’élèvent au bord de la plage donnent asile aux touristes anglais qui viennent prendre des bains de mer dans des flots chargés de phosphore ; un tir au pistolet est établi au bord de la route de Sestri di Levante, et, çà et là, sur cette route ou dans la belle promenade qui domine la mer du haut de ses terrasses, apparaissent des chapeaux marrons, des voiles verts et des waterproofs.


II

Un soir, à cette heure du crépuscule si rapide et si belle en Italie, tandis que le soleil, éblouissant encore, lance ses derniers rayons derrière la bande d’azur de la mer, et que la lune apparaît en face, allumant comme un incendie son grand disque rouge, le comte et la comtesse de Morelay étaient assis sur un des bancs de marbre de la promenade et regardaient le splendide panorama qui se développait à leurs yeux, entre Porto Venere et Lerici.

Il faisait jour encore, mais la nuit descendait rapidement. L’église et le château de Porto Venere, du haut de leur rocher, découpaient sur le ciel leurs profils sombres et semblables, de loin, à des profils de ruines antiques. Les côtes de Lerici, dorées des derniers reflets du couchant, déployaient en festons la luxuriante richesse de leur végétation tropicale. Ici, les oliviers allongeaient leurs branches jusque dans la mer, et trempaient dans ses flots leur feuillage grisâtre comme celui des saules. Là, les palmiers élançaient leurs rameaux. Entre les arêtes aiguës des feuilles d’aloès, s’échappait parfois une tige fleurie, élégante et svelte comme un arbre de Raphaël ; puis les vignes, les figuiers, les grenadiers s’enroulaient en longues lianes ou se massaient en buissons ; plus haut, et s’échelonnant par degrés sur les flancs des montagnes, apparaissaient en touffes sombres les châtaigniers et les pins.

Quelques barques errent sur le golfe, ramenant des pêcheurs ou conduisant des touristes vers la source d’eau douce qui jaillit de la mer. On entend sur la plage les appels des mariniers et les cris joyeux des enfants, et, du côté de la ville, les cloches qui sonnent l’Ave Maria. De temps en temps, sur la mer unie et bleue, un dauphin saute entre les barques et envoie une cascade de gouttes d’eau aux visages des bateliers ou des promeneurs. Quelques lumières hâtives apparaissent du côté de la ville, quelques étoiles brillent au firmament.


III

Le comte et la comtesse se laissent aller à ce charme délicieux qui règne dans toute la nature et fait si bien comprendre le dolce far niente des peuples aimés du soleil.

M. et Mme de Morelay ne sont point des amants qui font l’école buissonnière, ni de jeunes époux qui promènent en Italie le premier quartier de leur lune de miel. Ils ont, l’un et l’autre, passé les plus belles années de la jeunesse et les printanières ivresses de l’amour. Le comte a quarante ans sonnés ; la comtesse a bien trente-cinq ans, quoiqu’elle soit, en ce moment, resplendissante de fraîcheur et de beauté.

Tous deux reviennent de Rome, où la comtesse a dû passer l’hiver pour se remettre d’un commencement d’affection pulmonique survenu après des fatigues mondaines. À les voir ainsi rêveurs et silencieux, on ne dirait pas des amoureux en extase, ni des époux indifférents et ennuyés, mais on dirait un couple heureux et dès longtemps accoutumé à une vie sans secousses.

En effet, ils avaient la richesse, cette première condition, qui ne fait pas le bonheur, mais qui lui permet au moins d’approcher. Mariés depuis dix ans, ces dix années leur semblaient un rêve, tant elles avaient vite passé. Le comte était instruit, aimable, et jouissait, dans son milieu, d’une grande considération. La comtesse, jolie, intelligente, pleine de grâce et de talent, n’avait trouvé dans la vie que des fêtes et des sourires. Elle aimait son mari, ou, du moins, elle n’avait jamais été tentée d’en aimer un autre, — soit que son cœur eût été juste assez occupé pour ne pas prendre garde aux hommages qu’on lui adressait, soit que ces hommages, contenus dans des bornes sévères par le respect, par les barrières morales qui entourent et défendent les femmes du monde, n’eussent jamais été d’une séduction bien puissante. Pour le comte, il aimait sa femme d’un amour profond, mais calme, parce qu’il comptait absolument sur elle, et n’avait pas, depuis dix ans, éprouvé deux heures de jalousie ; l’idée même d’un doute ne lui était pas venue.

Les petites maladies de deux enfants charmants, la mort de quelques grands-parents, étaient donc les seules douleurs qui marquassent des étapes dans cette vie heureuse et facile. Actuellement, ils reviennent en France à petites journées ; le voyage par mer fatiguant la comtesse, ils ont repris terre à Livourne, et de Livourne ils sont arrivés à la Spezzia, passant ici une matinée, là deux jours ou trois. Rien ne les presse ; nulle obligation ne les attend ; leurs enfants sont aux mains d’une grand’mère vigilante ; leur hôtel de Paris sera prêt pour les recevoir au jour de leur arrivée ; leur château de Touraine est gouverné par un régisseur honnête.

Ce qui les absorbe, à cette heure crépusculaire, c’est un doux mélange de fatigue et de repos, une sorte d’engourdissement dans le bien-être, un demi-sommeil dont les rêves sont choisis par la reine Fantaisie.


IV

Un couple vint s’asseoir à côté d’eux, sur le même banc. Les robes des deux femmes se touchaient ; d’un mouvement instinctif elles séparèrent leurs jupes. Ce geste rapide leur fit tourner à demi la tête, et, malgré l’ombre des grands chapeaux de paille, leurs regards se rencontrèrent une seconde.

Ceux de Mme de Morelay devinrent soudain plus secs et plus froids qu’un miroir d’acier, tandis que ceux de sa voisine se baissèrent. La comtesse fit un second mouvement pour ramener sa jupe encore davantage, et se retourna vers son mari, à qui elle parla du paysage avec affectation et à voix haute. L’autre femme devint rouge, puis pâle, traça des hiéroglyphes sur la poussière du bout de son ombrelle, pour se donner une contenance, enfin, reprit le bras de son compagnon et quitta la place.

C’était une amie de pension de Mme de Morelay, Mme Amélie de Braciennes, qui, depuis deux ans, avait quitté son mari et voyageait en Italie avec le vicomte d’Aury.

L’orgueilleuse comtesse, d’un geste bien rapide, et peut-être plus spontané que volontaire, venait de mettre entre elle et son amie déchue une infranchissable distance.

Jamais elle n’avait failli, et elle ne comprenait pas qu’on pût faillir. Jamais la tentation puissante ne l’avait menée au bord de l’abîme pour lui en montrer les profondeurs fascinatrices, et elle ne concevait pas qu’on tombât. Naïvement, elle regarda Mme de Braciennes comme les brahmes de l’Inde regardent les parias. Quand la femme faible eut passé, la comtesse de Morelay dit simplement à son mari :

« C’est Mme de Braciennes. »

Ce fut tout. Le jugement était rendu, l’arrêt prononcé ; le mélange d’intérêt et de curiosité avec lequel M. de Morelay répondit : « Ah !… » se perdit dans un silence glacé, et, comme on dit, « l’incident n’eut pas de suite. »


V

Mais il amena dans les souvenirs de la comtesse une sorte de revue rétrospective.

Elle revit le temps où, petite fille, elle sautait à la corde avec Amélie, et le jardin aux allées de tilleuls, et les dortoirs aux longues files de lits, garnis de blanc et de vert, et les classes aux pupitres de bois noir, et les parties de cordes, et les leçons, et les pensums ; puis vinrent les souvenirs de jeunesse : un premier bal, une partie de spectacle…, la lecture d’un roman.

Ces souvenirs défilaient lentement, presque avec ordre, mais sans raviver de profondes empreintes. Enfin, elle se trouva dans le salon de sa grand’mère et revit une présentation, la signature d’un contrat, les préliminaires de son mariage…

De temps en temps elle répondait à son mari, qui lui exprimait une pensée sur le pays, les promeneurs, le climat, etc., par une phrase courte ; et la conversation retombait. Bientôt la suite de son passé se perdit dans les méandres de la rêverie.

Il semblait que cette brise embaumée emportât toutes les impressions fatigantes ou vives, pour ne laisser qu’une disposition infinie au bien-être physique et à l’engourdissement moral.

Tandis que la comtesse regardait d’un vague regard le paysage à travers les franges de son ombrelle, qui, en se balançant, découpait capricieusement la ligne d’horizon, elle croyait entendre chanter, à côté d’elle, des harmonies délicieuses ; et, en respirant l’arôme des orangers, elle rêvait des poèmes sans commencement ni fin et qu’elle n’aurait pas su traduire en paroles.

Peu à peu même, elle cessa de ressentir des impressions définies, et les phrases entrecoupées qu’elle échangeait avec son mari s’interrompirent tout à fait. M. de Morelay, sans doute, était au diapason, car il ne chercha pas à ranimer la conversation et demeura aussi perdu dans un silence contemplatif.


VI

Pourquoi la comtesse leva-t-elle tout à coup la tête et fixa-t-elle sur un point rapproché ses regards vagues et errants jusqu’alors ?

Pourquoi ?… — Qui le sait ?… Faut-il croire au hasard ? à la fatalité ? à l’influence des sympathies ? au pouvoir de certaines volontés sur d’autres ? ou bien, comme les catholiques, au perfide appel de l’ange des ténèbres ?

Toutefois ses yeux s’arrêtèrent sur un jeune homme qui était assis à trois pas d’elle et s’appuyait au tronc d’un olivier. Il se détachait en silhouette sur le ciel et la mer, et recevait sur les contours de ses cheveux flottants les derniers reflets du soleil.

Elle rougit, car les regards de ce jeune homme étaient évidemment dirigés vers elle ; mais elle ne se détourna pas soudain, car jamais l’expression d’un visage humain ne l’avait au tant frappée. L’inconnu était beau comme Antinoüs et jeune comme lui, car il pouvait avoir vingt ans, vingt-deux ans au plus. Sa taille paraissait élégante et bien prise ; sa pose abandonnée avait cette grâce juvénile que ne remplacent jamais ni l’art ni l’étude ; ses vêtements simples n’accusaient précisément aucune caste sociale. Son teint mat avait cet éclat chaud qui fait ressortir la régularité des traits et le noir brillant des cheveux. Ses lèvres bien rouges, ombragées d’une moustache naissante, s’entr’ouvraient et montraient des dents pareilles à des perles ; ses yeux, profonds et noirs, semblaient envelopper la comtesse tout entière d’un regard plein d’admiration.

« Depuis combien de temps est-il là ? » se demanda Mme de Morelay, troublée sous ce regard. Elle allait se lever par un mouvement d’instinctive pudeur ; mais je ne sais quelle tentation inavouée la retint. Peut-être aussi ne voulut-elle pas avoir l’air de prendre garde à cet admirateur de hasard ; peut-être ne voulut-elle pas tirer M. de Morelay de sa douce torpeur ; peut-être enfin, étonnée de se sentir émue, essaya-t-elle de réagir contre cette émotion, de la dominer et de regarder, à nouveau, ce jeune homme, cet enfant, si beau et si bien encadré par les splendeurs de la nature. Elle avait baissé les yeux ; elle les releva. Mais elle s’était remise ; ils ne trahirent plus la surprise ni la confusion. Ils n’exprimèrent qu’un intérêt froid, à peu près celui qu’elle eût témoigné à la statue du Bacchus antique.


VII

L’inconnu la regardait toujours, et ses regards avaient une expression si claire et si expressive, qu’elle tressaillit et perdit contenance. Elle se leva, saisit vivement le bras de son mari et l’entraîna d’un autre côté de la promenade.

Si la comtesse de Morelay, assise au bois de Boulogne ou aux Champs-Élysées, avait vu se fixer sur elle le lorgnon impertinent d’un jeune fat, à coup sûr elle n’eût éprouvé que du mécontentement et de la gêne ; et si ce fat eût été très beau, sa colère de femme outragée par un grossier hommage n’en eût été probablement que plus grande.

Mille fois il était arrivé à la belle comtesse de sentir près d’elle, au milieu d’un bal, une admiration aussi vive et plus discrète ; jamais elle n’avait été émue ; jamais elle n’y avait pensé un instant de trop.

D’où vient donc qu’elle se troubla ? L’heure critique de sa destinée avait-elle sonné ? ou bien l’influence physique des choses est-elle donc si forte qu’elle puisse modifier, tout à coup, le caractère et la nature d’une femme comme Mme de Morelay ?

Jamais la comtesse n’avait éprouvé cette étrange émotion. Elle baissait les yeux tandis que son mari lui montrait les échappées de vue de la promenade sur la mer, et la lune, éclatante dans son disque d’argent, qui dominait les côtes de Lerici. Elle baissait les yeux et ne répondait pas, de peur, en regardant autour d’elle, d’y revoir cet inconnu, et, en parlant, de trahir son agitation par le tremblement de sa voix.

D’ailleurs, que lui importaient maintenant ces spectacles extérieurs, dont la magie l’enivrait quelques instants auparavant ? Mme de Morelay regardait au fond de son cœur un spectacle bien plus nouveau : le spectacle de la raison aux prises avec je ne sais quoi d’inconnu et de violent qu’elle ne peut ni comprendre ni dompter.

« Eh quoi ! se disait la comtesse en serrant instinctivement le bras de son mari, et en pressant le pas comme sous la menace d’un danger, eh quoi ! faut-il donc croire au pouvoir de la jettatura ou bien à ces amours soudains comme les dépeignaient les romans que lisaient nos mères ?… »


VIII

Elle éprouvait à la fois le besoin de fuir et celui de rester ; elle se disait avec soulagement que le surlendemain son voiturin l’entraînerait loin de la Spezzia ; et, si un revirement soudain dans l’itinéraire du comte l’avait obligée de monter sur l’heure dans ce même voiturin pour gagner Sestri, elle eût ressenti un cruel déchirement. Chaque tour de roue qui l’eût entraînée loin de cette vision d’une heure, lui eût causé des regrets amers.

Et quels regrets sont ceux-là qui ne sauraient se formuler par des paroles, ni même par une conception nette de ce que l’on a perdu !

Le vague, l’inconnu, cette félicité sans nom à laquelle nous aspirons sans la définir, semblent cachés derrière l’image que nous avons entrevue un instant. Elle a pour elle, cette image, la puissance du Peut-être. Et, lorsque nous appelons le bonheur de tous les cris de notre cœur avide, une voix nous répond, en évoquant le fantôme disparu :

« Qui sait s’il n’était pas là ? »

On se console de la mort d’un excellent ami, et l’on ne se console pas de celle d’un enfant. La blessure que fait au cœur un amour qui se rompt, se cicatrise avec le temps ; mais celle qui provient d’un amour étouffé dans son germe et défendu par l’impossible, comme le paradis terrestre par l’épée de l’ange, se creuse et saigne toujours.

C’est que les ivresses que nous rêvons sont mille fois plus séduisantes que les ivresses de la réalité. Les joies que nous avons goûtées, nous en savons les amertumes aussi bien que les douceurs ; au milieu des plus divins transports, nous avons senti la meurtrissure de la chaîne qui nous rive à la terre et à la douleur.

Les joies entrevues par l’imagination, au contraire, sont sans limites et sans contre-poids. L’âme dégagée de ses liens de chair ne connaît pas de barrière qui l’arrête dans son essor, ni de blessure qui mélange de peine ses plus délicieuses voluptés.


IX

Mme de Morelay ne se disait pas tout cela. Elle n’en était pas à la philosophie du sentiment, mais à l’étonnement et à la terreur qui précèdent la passion.

Après quelques tours de promenade silencieuse, le comte lui demanda si elle se sentait fatiguée du voyage et si elle voulait rentrer à l’hôtel. Sur sa réponse affirmative, il reprit le chemin de la plage ; mais tout à coup il s’arrêta :

« Écoutez donc ! quelle belle voix ! » s’écria-t-il.

En effet, tout près d’eux, une voix d’homme entonnait, avec un admirable accent de prière et de tendresse :


       Verrano a te sull’aura miei sospiri ardenti
       Adrai nel marche mormora l’eco de miei lamenti.

La comtesse frissonna et leva la tête pour voir le chanteur. Mais, avant de l’avoir vu, elle s’était dit :

« C’est lui ! »

C’était lui, en effet…, lui qui, sans doute, avait voulu forcer l’attention de la comtesse et trouver moyen de parler d’amour.

Dès qu’elle eut levé les yeux, il se tut, comme si, son appel une fois entendu, il ne se fût pas soucié d’autre chose.

« C’est dommage ! » dit le comte.

Mme de Morelay hâta le pas en murmurant :

« Qu’importe !

— Qu’avez-vous, Louise ? seriez-vous vraiment souffrante ? demanda M. de Morelay, frappé de l’état singulier de sa femme.

— Rentrons ! » dit-elle d’une voix brève.

Elle sentait près d’elle l’audacieux qui la poursuivait ; et, tandis que son orgueil se cabrait devant cette poursuite, elle était tentée de se retourner pour le regarder encore.


X

Arrivée à l’hôtel de l’Europe, dans le salon qui précédait sa chambre, elle se laissa tomber dans un fauteuil et porta la main à son front pour comprimer l’exaltation de son cerveau. M. de Morelay s’empressait à l’entourer de soins affectueux. Elle supportait ces marques de tendresse avec une sorte de gêne, et cherchait en vain des mots pour le remercier.

Cependant elle parvint enfin à lui répondre, en s’efforçant d’oublier la vision qui l’avait troublée et de reprendre la vie où elle l’avait laissée quelques heures auparavant.

Il lui sembla qu’elle sortait d’un rêve ; mais, chose étrange ! la réalité lui apparut tout à coup sombre et froide comme un crépuscule d’hiver. Elle frissonna.

« Vous avez la fièvre ! » dit M. de Morelay.

Hélas ! non !… la fièvre venait de la quitter, au contraire.

Ce mari, aimé depuis dix ans, lui déplut souverainement, tout à coup. Sans y prendre garde, elle le détailla comme si elle le voyait pour la première fois ; alors, elle lut distinctement les quarante ans du comte sur son front dénudé, aux cheveux gris de ses tempes, à la rudesse de sa barbe, aux plis marqués autour de ses yeux ; à ce je ne sais quoi qui trahit, par les soins mêmes de la toilette, le besoin de cultiver un reste de jeunesse.

Jusqu’alors, pour elle, le mari jeune et charmant qu’elle avait épousé était resté le même ; les changements successifs qu’apportaient les années passaient inaperçus. Elle les découvrit, alors, d’un seul coup ; et, sans songer que le comte et elle avaient vieilli ensemble, sans se souvenir que les années écoulées avaient été douces, il lui prit une sorte d’oubli du passé et de dégoût de l’avenir.

La perspective de retourner à Paris, d’y passer un mois à faire quelques arrangements de ménage, à rendre quelques visites, puis d’aller passer quatre ou cinq mois dans son château de Touraine, entre son mari et ses enfants, lui parut si dénuée d’intérêt et d’imprévu qu’elle ne put retenir un bâillement.

« Excusez-moi, mon ami, dit-elle ; j’ai mal aux nerfs ; ce sera la fatigue ou l’odeur des citronniers, qui est très forte sur la promenade. Je vais me coucher, et demain matin je m’éveillerai guérie. »


XI

Le comte la laissa seule après l’avoir affectueusement embrassée. Elle se coucha, en effet, mais elle demeura longtemps agitée et dans un état de surexcitation qui n’était ni la veille ni le sommeil.

Après des efforts infructueux pour se calmer et s’endormir, elle se releva pour aller prendre, sur le guéridon du salon, un des livres français qui s’y trouvaient mêlés aux journaux de sport et de voyage.

Si un observateur se fût trouvé là et eût été doué, pour un instant, du don de double vue, à coup sûr la comtesse lui fût apparue entre son bon et son mauvais ange, et suivant instinctivement l’impulsion du second. Oui, c’était un démon, sans doute, qui, de son doigt de feu, lui montra le livre qu’elle prit… au hasard !

Elle s’assit dans un grand fauteuil à la Voltaire, avança la lampe, ouvrit au milieu le joli volume doré sur tranches, et se mit à lire Paul et Virginie.

Mais d’où vient que, tout à coup, elle rougit et pâlit et sentit l’orage de son cœur augmenter au lieu de s’apaiser ?

Elle ferma les yeux un instant pour rafraîchir ses paupières fatiguées ou pour concentrer et analyser ses pensées incohérentes. Puis elle se remit à lire, et tourna les pages en tremblant.

Enfin, elle rejeta le livre, se promena longtemps dans sa chambre, en essayant de vaincre par le mouvement le spasme étrange qui la tenait éveillée. Elle ouvrit même la fenêtre et avança sur le balcon pour respirer l’air de la mer et la fraîcheur de la nuit.


XII

À peine en avait-elle senti la bienfaisante influence, à peine ses yeux avaient-ils eu le temps de reconnaître le magnifique panorama qui se déroulait devant eux, qu’elle entendit une voix, trop connue déjà, chanter sous son balcon :

Verrano a te sull’aura i miei sospiri ardenti…

Elle rentra vivement et ferma la fenêtre. L’orgueil de la femme se révolta.

« Décidément, dit-elle, décidément cette poursuite est offensante… »

Cependant la voix du chanteur ne s’arrêta pas ; il continuait :

Adrai nel marche mormora l’eco de miei lamenti…

Mais on eût dit que cette voix, tout à l’heure si pleine et si sonore, devenait tremblante. Après le premier mouvement d’indignation, la comtesse se remit à marcher dans la chambre. Elle écoutait malgré elle, et, peu à peu, se rapprochait de la fenêtre… Le tremblement de cette voix, qui semblait se mouiller de larmes, fit tomber sa colère. Son cœur se serra, et bientôt ce fut elle qui pleura.

« Ah ! pensa-t-elle en quittant cet angle de fenêtre où elle s’était blottie pour écouter sans que son ombre pût la trahir, et en allant tomber sur son fauteuil ; ah ! quelle étrange fascination me poursuit ? À quel cauchemar suis-je en proie ?… la nature humaine a-t-elle donc de ces faiblesses imprévues…, de ces heures de vertige ?… »

Elle pleura quelques instants, et ses larmes la soulagèrent. Le chanteur se tut. Cependant Mme de Morelay se sentit encore trop agitée pour trouver le sommeil. Elle prit un autre livre ; celui-là, peut-être, était le contre-poison du premier, car, après un moment de lecture, ses yeux, encore voilés de larmes, s’éclaircirent, sa physionomie reprit une expression de calme, et elle parut s’intéresser au récit du conteur sans en être troublée.

C’était encore un livre français qui lui était tombé sous la main. Un volume de nouvelles, signé d’un nom aimé des délicats : Prosper Mérimée.

Elle lut La Double Méprise.

Son esprit fut bientôt captivé par cette attachante lecture. Toutefois, elle ne songea pas un instant à en faire l’application, ni à en tirer une conséquence…, encore moins crut-elle à une sorte de hasard prophétique… Mais sa pensée avait été distraite et soulagée d’une préoccupation dévorante, son sang coulait plus tranquille dans ses veines. Elle se coucha et dormit.


XIII

Lorsque la comtesse s’éveilla, au matin, il ne lui restait plus que le vague souvenir d’un rêve fatigant ; elle retrouva le sentiment habituel de l’existence.

Le comte entra dans sa chambre dès qu’elle eut sonné.

« Eh bien, comment allez-vous, ma chère Louise ? Êtes-vous reposée et pourrez-vous enfin jouir de notre séjour dans ce charmant pays ?

— Oui, oui, je vais mieux, dit-elle. J’ai eu hier au soir un cauchemar tout éveillée. J’avais mal aux nerfs, apparemment.

— Voulez-vous faire, aujourd’hui, une excursion à Carrare, pour y voir sauter à la mine les énormes blocs de marbre blanc qui fournissent la statuaire européenne, et dont une grande partie vient débarquer à Paris, quai d’Orsay, en face de vos fenêtres ?…

— Et comment le marbre de Carrare peut-il arriver à Paris par la Seine ? il me semble que sa voie la plus directe serait le chemin de fer, qui le prendrait à Marseille pour le déposer boulevard Mazas.

— Oui ; mais, ma chère, la ligne droite, qui est le plus court chemin d’un point à un autre, n’est pas toujours le plus économique. Or, vous savez l’énorme différence du prix des transports, par eau ou par terre. Ces blocs, qui pèsent plusieurs milliers de kilogrammes, ne se manœuvrent qu’avec des peines infinies. Les frais de débarquement, de chargement, de transport, doubleraient le prix du marbre déjà si cher…

— Mais alors…

— Alors, vous allez voir tout à l’heure des montagnes de marbre blanc, grandes et hautes comme des alpes. Il y aurait de quoi peupler toutes les capitales de palais comme ceux de Gênes ; et, tenez ! de votre balcon, en vous inclinant un peu à gauche, vous pouvez voir les silhouettes, aux angles rigides et aux cassures nettes, des montagnes gigantesques de Carrare. Aucune végétation ne vient en rompre les lignes ni en nuancer les teintes bleuâtres. Tandis que les montagnes couvertes de neige arrondissent les angles de leurs cimes, celles-ci semblent déchirer le ciel de leurs arêtes aiguës.

« Eh bien ! la mine que vous pouvez aussi entendre, en prêtant l’oreille, fait, d’heure en heure, sauter d’énormes quartiers de marbre. Ces quartiers, des hommes adroits et forts les roulent jusqu’à un torrent qui a tracé son lit entre les deux montagnes et descend à la mer, comme tous les torrents qui roulent des Alpes à la Méditerranée. Le lit de ce torrent, c’est le chemin que prend le marbre pour arriver au port. Des bœufs, attelés par troupeaux, remorquent les blocs, et les traînent jusqu’au vais seau où on les embarque. Quelquefois, ces bœufs restent plusieurs jours attelés à un seul morceau de marbre. Lorsqu’un bateau a son chargement, il prend le large et va pourtourner l’Espagne par le détroit de Gibraltar, côtoie le Portugal, traverse le golfe de Gascogne, et gagne le Havre. Là, il entre en Seine, et remonte jusqu’à Paris. Voilà comment vous voyez, de votre balcon, fonctionner la grue qui enlève les blocs sur le pont du bateau et les dépose sur la berge.

— Allons voir Carrare ! s’écria la comtesse de Morelay. J’apprendrai avec plaisir tous les détails de ces travaux ; je veux avoir vu les flancs ouverts de cette montagne, d’où sortent les vierges de nos cathédrales et les Phryné de Pradier…

— Et les baignoires de tous les hôtels d’Italie…, interrompit le comte. Eh ! qu’est-ce donc que la matière sans l’esprit qui l’anime, le génie qui la transfigure et lui transmet le reflet divin…

— Vous avez raison, dit la comtesse ; mais n’est-il pas intéressant de rêver l’avenir d’un bloc informe que la mine a taillé au hasard, et de se dire, comme le sculpteur de La Fontaine :

  Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

« Vous riez, mon ami ; je sais bien comme vous que la matière est chose vile, et ce n’est assurément pas le marbre que j’adore dans un Christ au tombeau, ni le marbre que j’admire dans les œuvres de Michel-Ange ; cependant cette matière transfigurée ne participe-t-elle pas un peu à notre respect pour le génie qui l’a taillée ou l’image sacrée qu’elle représente ! Soyez franc, si un coup de tonnerre réduisait en éclats informes les tombeaux de Laurent et de Julien de Médicis, et les marches du péristyle de cet hôtel, feriez-vous des uns et des autres même cas et même usage ?

— Non, peut-être… par une superstition dont je ne me rendrais pas compte.

— Appellerez-vous superstition aussi le sentiment inné et invincible qui vous ferait respecter les tronçons du saint de pierre ou de bois devant lequel des générations entières ont prié ?

— Quelle différence !… Ici, ce n’est plus au morceau de matière que je rends une sorte de culte ; c’est à l’objet vénéré par nos pères.

— Croyez-moi, au fond, l’impression vient de la même source. Le génie humain sanctifie, lui aussi, les morceaux de matière qu’il a façonnés, et tel débris qui a représenté le type de la beauté, de la force ou de la grandeur, ne saurait être avili sans profanation…

— Peut-être ; et, si je discute, c’est pour vous donner l’occasion de développer votre pensée. Mais puisque vous aimez la sculpture, vous pourrez voir, dans la ville de Carrare, en descendant de la montagne, des statues, des groupes, des vases taillés par les plus habiles marbriers. Tous les sculpteurs d’Italie, artistes et ouvriers, viennent y travailler. On n’y voit que des ateliers, on n’y entend que la masse frappant sur le ciseau, ou la râpe polissant ce que le ciseau a taillé. En sorte que la population de la ville de Carrare se compose par moitié de statues et de statuaires. L’une active et l’autre passive.

— Commandez la voiture, dit la comtesse, nous allons nous faire conduire à Carrare. Je serai habillée dans une heure. »


XIV

Le comte sortit. Une femme de chambre entra, portant sur un plateau le déjeuner de la comtesse et une lettre sans timbre.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda Mme de Morelay en prenant la lettre d’une main tremblante, mais sans l’ouvrir.

À la vue de ce papier inattendu, une émotion soudaine avait fait rougir la comtesse. Pourquoi ?…

Ce pouvait être un compte envoyé par le maître de l’hôtel, par le voiturin, ou quelque autre chose banale. Mais non ; une intuition secrète avertissait la pauvre femme que ce pli blanc et portant son nom seul pour suscription, allait réveiller ses impressions orageuses de la nuit et de la soirée.

« C’est sans doute une lettre que quelqu’un aura remise pour Madame la comtesse, » répondit simplement la femme de chambre.

Ainsi donc, plus de doute…, ce papier venait du dehors et non des maîtres de l’hôtel. Et de qui, à la Spezzia, Mme de Morelay pouvait-elle attendre une lettre ?

Elle voulut la rendre, mais ses doigts ne pouvaient s’en dessaisir. Une curiosité folle s’emparait de la comtesse et grandissait de seconde en seconde.

Pourtant elle ne doutait que ce fût une insulte de plus, et qu’elle ne dût jeter au feu, avec mépris, cette lettre insolente.

« Mais que pensera ma femme de chambre, si je renvoie une lettre sans l’ouvrir ? Quelles inductions ne pourra-t-elle pas tirer de ce procédé ? quels commentaires ne se trouvera-t-elle pas autorisée à faire ?… se disait Mme de Morelay, pour se donner un prétexte et garder la lettre ; d’ailleurs, qui m’oblige de lire cette lettre parce que je la reçois ? je la brûlerai tout à l’heure, sans rien dire… »


XV

Cependant, lorsqu’elle fut seule et qu’elle se fut approchée du foyer avec la lettre et une allumette enflammée, une hésitation lui vint…, un nouveau prétexte sans doute.

« Après tout, cette lettre pourrait venir d’une autre personne, pensa-t-elle ; peut-être de Mme de Braciennes, qui m’a vue hier sur la promenade… Refuser sa lettre sans l’ouvrir, ce serait bien dur…, bien hautain… Après tout, Amélie de Braciennes a été mon amie… »

L’allumette lui brûlait les doigts ; elle la jeta dans la cheminée et porta sa main droite au cachet de la lettre.

« Eh ! d’ailleurs, qui saura si… »

Elle lança autour d’elle un regard furtif.

« Tandis que je m’exposerais à faire une impertinence…, à blesser cruellement une femme que son cœur seul a entraînée… »

Oh ! comme elle devenait indulgente !…

Le cachet sauta.

« Ce sont des vers ! » dit-elle.

Elle replia précipitamment la lettre et la glissa dans sa poche. Quelqu’un venait.

C’était sa femme de chambre, qui lui apportait une robe fraîche. Soudain, par l’effet d’une décision rapide, elle déjeuna en dix minutes et hâta les préparatifs de sa toilette.

Une sorte de surexcitation nerveuse lui faisait mettre de l’empressement à toutes choses. Depuis qu’elle avait pris le parti de garder la lettre, elle semblait devenue presque joyeuse. Elle se laissa complaisamment coiffer et habiller ; et, tout en se prêtant aux soins de sa femme de chambre, elle se disait avec un secret sentiment d’orgueil et de plaisir :

« Il est poète ! »


XVI

D’abord elle s’était promis d’attendre jus qu’au soir pour lire les vers de son jeune amoureux. Mais elle ne put y tenir, et, tandis que sa femme de chambre descendait appeler la voiture, elle tira le papier de sa poche et dévora le sonnet suivant, qui était écrit en vers italiens :


« Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison, l’heure et l’instant, le beau pays, l’heureuse rive où ses yeux m’ont pris le cœur !

« Béni soit aussi le coup qui m’a blessé, et le sourire et le regard qui me séduisent et me consument !

« Bénis soient les soupirs que je jette au vent pour appeler ma dame, et mes pleurs, et mes cris et mes vagues désirs !

« Et bénis, encore, les vers qu’elle m’inspire et où sans cesse je la chante sans me plaire à plus rien autre ! »


« C’est charmant ! » se dit-elle, rouge et confuse.

Puis, comme une chatte qui veut s’assurer que personne ne la guette, avant d’effleurer de son museau rose une jatte de crème, elle regarda de nouveau autour d’elle, et, quand elle fut bien sûre que nulle porte n’était ouverte et que les jalousies ne s’écartaient pas trop, elle les relut et les glissa dans sa poche.

« Je les brûlerai ce soir, pensait-elle, et, si je trouve le poète sur mon chemin, je le regarderai de telle sorte qu’il aura moins d’audace. »

« Madame, la voiture est prête et Monsieur attend, vint dire la femme de chambre.

— Allons ! » s’écria la comtesse de Morelay en descendant d’un pas léger les vastes et longs escaliers de la locanda dell’ Europa.

Au milieu de l’escalier, elle rencontra l’inévitable moine mendiant des auberges italiennes. Elle lui jeta une pièce d’or.


XVII

Étranges effets des préoccupations morales ou des préliminaires de la passion ! La comtesse, durant le voyage, ne fut point rêveuse et troublée comme la veille au soir, mais, au contraire, vive, gaie, causeuse, presque loquace.

Ainsi elle s’était sentie honteuse d’une émotion involontaire, et elle n’éprouvait aucun remords à la pensée qu’elle gardait dans sa poche une lettre d’amour.

Il est vrai qu’elle se promettait de jeter les vers au feu et de foudroyer le poète d’un regard bien hautain.

Mais alors, pourquoi, tandis qu’elle parlait de mille choses indifférentes, écoutait-elle une voix éloquente et douce qui lui chantait au cœur les premiers vers du sonnet :

« Que béni soit le jour, le mois, l’année, la saison, l’heure et l’instant, le beau pays, l’heureuse rive où ses yeux m’ont pris le cœur ! »

C’est qu’elle était fille d’Ève et qu’elle contemplait avec plaisir le fruit défendu de l’amour ; et, tout en ne voulant pas y mordre, elle le trouvait beau, appétissant, parfumé.

Elle se disait : « Cette rencontre sera un petit roman dans ma vie si monotone… Lorsque bientôt je serai de retour à Paris et revenue à mes occupations et à mes devoirs, je rêverai à cette apparition rapide et séduisante… »


XVIII

Elle regardait, guidée par les observations du comte, les blocs de marbre soulevés par la mine, détachés à coups de levier, puis scintillants au soleil : les uns descendant lentement, poussés par des efforts humains ; les autres roulant avec fracas jusqu’au torrent, où les attendaient les grands bœufs, impassibles, avec leurs yeux fixes et leurs naseaux fumants.

De temps en temps, un chant sonore et plein partait des groupes d’ouvriers et se répercutait, en échos infinis, dans les rochers de marbre déchiquetés par la mine. En d’autres moments c’était un cri : — de joie si le bloc s’était détaché heureusement, sans trop d’éclats et avec une bonne forme ; — de désappointement si la mine brisait, en miettes, un bloc éblouissant et irréprochable de pureté.

Après avoir contemplé quelque temps les belles lignes des montagnes, le travail des mineurs, et après avoir remarqué que la forme donnée aux blocs par le hasard des détonations de la mine devait déterminer bien souvent leur destination, le comte et la comtesse se laissèrent conduire par leur voiturin à la ville de Carrare pour s’y reposer pendant la forte chaleur du jour.

Mais, tandis que les chevaux et le cocher faisaient la sieste à l’albergo dell’ Aquila nera, M. et Mme de Morelay parcoururent cette ville blanche, où les édifices publics, les maisons, les murs de clôture, les pavés, le cailloutage même qui macadamise les routes, tout est en marbre statuaire. Ils allèrent voir le dôme, le théâtre, et jeter un coup d’œil dans les ateliers qui s’ouvrent à tous venants sur les rues.

Là, ils admirèrent des vierges, des christs exécutés avec une habileté de main extraordinaire ; ici des statues, gracieuses copies de l’antique ou des œuvres contemporaines les plus célèbres ; ailleurs, des vases ornementés avec une richesse prodigieuse, des fruits rendus avec perfection et coloriés à la cire ; enfin des groupes, des statues, des bas-reliefs gigantesques, sculptés pour la première fois par des artistes illustres, français et italiens.

« Souvent, dit M. de Morelay à sa femme, souvent nos grands statuaires viennent exécuter à Carrare leurs plus importants travaux ; et, si vous pénétriez dans quelques-uns de ces ateliers, vous y verriez peut-être l’ébauche de la statue que vous admirerez au prochain Salon. »

Mais c’était le moment de la forte chaleur, et, par conséquent, l’heure de la sieste. Les marteaux étaient muets, et on n’entendait qu’à de rares intervalles un coup frappé ou un grincement d’outil. Dans les ateliers poudreux, sous les auvents des portes, tout le monde dormait ou restait inactif. La comtesse promenait un œil distrait des statues aux hommes : les unes blanches et sortant, à demi taillées, de leurs blocs comme un beau fruit de sa gangue ; les autres vêtus de blouses bariolées et coiffés de bérets éclatants.


XIX

Tout à coup ses yeux se fixèrent et elle rougit. Au milieu d’un atelier où se mêlaient les terres fraîchement modelées, les plâtres et les marbres, elle vit son beau poète qui dormait, le col nu, les cheveux flottants, la poitrine enroulée dans une ample draperie de pourpre.

Par un instinct rapide, elle fit un pas en avant, pour éviter que l’attention de son mari ne se fixât sur le jeune homme ; mais, après avoir mis le comte hors de vue, elle ne résista pas au besoin d’admirer cet inconnu qui depuis la veille régnait dans son cœur.

Oui, régnait ! — Car toutes les pensées, toutes les impressions de la belle comtesse venaient de lui. D’un second coup d’œil elle aperçut dans l’atelier un autre homme dormant aussi, adossé au même groupe de marbre ; elle aurait voulu regarder encore les statues et tout l’intérieur de l’atelier ; mais le comte continuait sa course ; il fallait le suivre. Elle passa.

Cependant une diabolique tentation la prit de revoir encore son poète une seconde ! « Ce sera la dernière fois, se dit-elle ; oui, je me le jure à moi-même ! Je n’arrêterai plus une seule fois mes yeux sur lui. »

Elle courut comme si elle eût oublié quelque chose, arriva jusqu’à la porte de l’atelier, s’arrêta à l’angle sans oser avancer jusqu’au seuil, avança la tête…

Mais, en cet instant précis, il ouvrit les yeux.

Elle recula d’un mouvement plus rapide que la pensée ; il bondit jusqu’à elle…

La comtesse avait déjà saisi le bras de son mari ; mais elle était pourpre de honte et de colère.

« Qu’est-ce ? s’écria M. de Morelay en la voyant émue et tremblante, tandis que la silhouette d’un homme apparaissait à quelques pas, dans l’embrasure de la porte.

— Rien… rien…, reprit-elle en s’efforçant de rassurer sa voix ; ce monsieur, sans doute, a cru que je le regardais… »

M. de Morelay se retourna fier et interrogateur, ému à son tour, et tout prêt à demander compte à cet inconnu d’une démonstration audacieuse.

Mais l’inconnu avait disparu.

Le mari toutefois demeura un instant immobile, tandis que la femme, de rouge, devenait pâle, et tremblait d’inquiétude après avoir tremblé de colère.

Puis, personne ne reparaissant, la comtesse murmura :

« Ce n’est rien, ne faites pas attention…, moi-même peut-être je me serai trompée…

— Ces Italiens sont très avantageux, » dit le comte en manière de conclusion à l’incident.

Un moment après il ajouta :

« C’était donc beau, ce que vous regardiez là ?

— Oh ! reprit Mme de Morelay, honteuse et menteuse pour la première fois, je ne sais trop, un Bacchus, je crois… »

Quand ils arrivèrent à l’albergo dell’ Aquila, ils trouvèrent leur voiture attelée et leur vetturino prêt.

« Voulez-vous voir Massa ? dit le comte ; nous en sommes bien près ; mais il n’y a rien de curieux, sauf peut-être le vieux château fort…, et nous n’aurions guère le temps d’y grimper et d’être à la Spezzia pour l’heure du dîner.

— Retournons à la Spezzia, dit la comtesse ; je suis fatiguée… »


XX

La voiture roula d’abord dans un chemin creux entre deux haies de grenadiers où, çà et là, éclataient des fleurs empourprées. Quelques maisons de cultivateurs se rangeaient, de distance en distance, entourées de leur enclos et de leur jardin comme nos chaumières de Normandie. Seulement, les chaumières encore étaient de marbre, et les oliviers, les figuiers et les vignes ombrageaient l’humble toit que couvrent là-bas les pommiers.

Le chemin, ensuite, longea des coteaux incultes comme nos landes, mais où les buissons de myrtes tenaient lieu d’ajoncs ; les châtaigniers ombrageaient le sommet des coteaux ; les pins maritimes découpaient sur le ciel leurs élégants parasols. Enfin, on repassa la douane du duché de Modène et la Magra, une large rivière sans eau et sans pont.

La voiture se traînait péniblement dans le sable et les galets.

« Mais, dit le comte au vetturino, si vous allez avec tant de peine quand la rivière est à sec, comment faites-vous quand il y a eu de l’orage et que l’eau, descendant des montagnes par torrents, emplit son lit et roule des avalanches de sable ?

— Ah ! dit le vetturino, il faut attendre…

— Attendre quoi ?

— Eh ! que l’eau ait fini de couler.

— Il est bon de ne pas être pressé, dans ce pays-ci.

— Monsieur, les gens de Lerici veulent que le pont se fasse à une certaine place, ceux de Pontremoli le veulent à une autre, et on attend qu’ils s’accordent. Ce sera long. »

Cependant on regagna cette admirable route de la Corniche qui borde les rivières de Gênes au levant et au ponant, et réunit, entre Nice et Sarzane, les plus beaux points de vue du monde.

La voiture allait lentement, tantôt montant les rampes escarpées qui pourtournent les Apennins, tantôt descendant jusque sur la plage, et si près du bord, que les courtes vagues de la Méditerranée venaient en laver les roues. Cette fois, le voyage était silencieux. La comtesse ne trouvait rien à dire, et toute son attention suffisait à peine à dissimuler, sous une sorte de somnolence, les émotions de son cœur.

L’orgueil et la terreur se disputaient alors ce cœur tourmenté. Elle se disait : « Il est beau comme un dieu…, il chante…, il est poète…, il est statuaire… » En même temps elle tremblait, car elle sentait le danger et elle ne pouvait plus réprimer le vertige qui, depuis la veille, la conduisait d’étape en étape jusqu’à la passion. « Il a surpris mon admiration dans mon regard !… » pensait-elle, en se rappelant avec confusion la preuve involontaire qu’elle lui avait donnée de sa faiblesse… « Il croit que je l’aime, peut-être !… — Mais c’est vrai ! » cria soudain la voix de la conscience.


XXI

Cette découverte la laissa consternée. Elle eut un moment de stupeur. Puis, rappelant avec énergie toute sa dignité, toute sa vertu, tous ses souvenirs d’honneur et de loyauté, elle demanda au comte :

« Quand partons-nous ?

— Êtes-vous si pressée, Louise ? dit-il ; je suis à vos ordres, ma chère ; mais, puisque notre temps de vacance n’a point de limites forcées, il me semble que nous aurions pu rester ici quelques jours à prendre les bains de mer.

— Nous devions être à Paris le 15 du mois, reprit la pauvre femme avec un effort.

— Il est bien fâcheux de passer si près des plus belles villes de l’Italie sans les voir ; vous ne connaissez pas Pise : c’eût été, d’ici, un voyage de deux jours, en comptant l’aller et le retour.

— Ah !

— Et Florence ! Comment n’avez-vous pas envie de voir Florence ? vous si artiste par vos goûts ! Je pensais tout à l’heure que nous pourrions faire marché avec un voiturin qui nous mènerait à Florence. — Ne trouvez-vous pas charmant de voyager en voiturin ? — Nous verrions Sienne, Pistoie, Lucques…, et nous pourrions revenir par Modène, Mantoue et Milan. »

Mme de Morelay accueillit avec empressement l’idée d’aller à Florence. Partir pour Florence ou pour Paris, c’était toujours quitter ce dangereux pays de la Spezzia, que sa conscience lui criait de fuir ; et l’idée de voir la patrie de Dante et de Michel-Ange lui offrait une diversion toute puissante, tandis qu’elle avait senti comme un deuil lui prendre le cœur à la pensée de revenir tout simplement, tout prosaïquement, à Paris, et d’y reprendre cette chaîne sociale dont les habitudes mornes, les tiraillements intimes, les évolutions régulières, sont comme les anneaux.

« Nous partirons donc demain pour Florence, puisque vous ne voulez pas rester plus longtemps ici, dit le comte. J’enverrai ce soir nos passeports au visa, et je retiendrai un voiturin. »


XXII

Une fois ce parti arrêté, la comtesse fut plus tranquille. Elle se dit qu’elle avait satisfait à sa conscience et cessa de s’alarmer des battements précipités de son cœur. Au contraire, même, elle accueillit alors avec une sorte de plaisir l’image de celui qui le faisait battre. « Encore vingt-quatre heures, et je ne le verrai plus ! se disait-elle… Que ces vingt-quatre heures, au moins, lui soient consacrées !… »

Le silence régna de nouveau entre les deux époux ; de temps en temps M. de Morelay risquait une remarque ou une question ; mais les réponses qu’il obtenait étaient rares et brèves. Il se mit à regarder le paysage et à penser seul.

Quant à la comtesse, elle regardait aussi le paysage ; mais c’était pour en fixer le souvenir dans sa mémoire, comme celui d’un mirage enchanteur. Elle voulait en faire le cadre splendide de son amour d’un jour.

Les accidents des montagnes, les poétiques ombrages des vallées, les anses abritées, où la mer, transparente jusqu’au fond, formait comme des baignoires mystérieuses, les plages gazonnées sur lesquelles venaient mollement s’échouer les vagues, lui faisaient comme des points de repère qui devaient lui servir un jour à reconstruire, par la pensée, ce décor du bonheur.

Et, loin de repousser les pensées dangereuses, elle les accueillait…, elle les caressait…

« Je pars demain, qu’importe ! » se disait-elle.

Ils arrivèrent. La Spezzia parut alors à la comtesse un coin du paradis oublié sur la terre. C’est là qu’elle l’avait vu… Sur cette promenade, elle avait croisé son regard avec le regard amoureux du jeune poète… Le long de ce chemin il avait marché près d’elle… ; enfin, au pied de cette fenêtre, la nuit, il avait chanté…

« Reviendra-t-il chanter ce soir ? se demanda-t-elle ; s’il n’allait pas revenir ?… » Mais une voix secrète lui répondit : « Il reviendra !… » Et la pauvre affolée se dit : « Je l’écouterai donc, cette fois. Je pars demain. Qu’importe ?… »


XXIII

Le comte s’occupa, dès son arrivée, de pré parer le départ du lendemain. Le patron de l’hôtel de l’Europe lui procura sur-le-champ un voiturin, avec lequel marché fut conclu pour tout le voyage. On donna l’ordre au garçon chargé du visa des passeports de tenir ceux du comte prêts pour le lendemain à midi, de passer à la poste prendre les lettres, s’il y en avait, et de commander qu’on dirigeât celles qui viendraient sur Florence.

La comtesse secoua un instant ses rêveries, pour s’occuper, elle aussi, des apprêts du dé part ; mais ce fut vite fait ; les malles, d’ailleurs, avaient à peine eu le temps d’être débouclées. Seulement, par un caprice inattendu dont maugréa sa femme de chambre, elle lui fit chercher au fond de la plus grande une robe toute fraîche qu’elle revêtit, après dîner, pour la promenade du soir.

Il fallut aussi recrêper ses cheveux ; elle les avait blonds avec des reflets dorés, et n’ignorait pas que le soleil couchant y faisait resplendir de vives lumières. C’est pourquoi elle ne voulut pas porter de chapeau ce jour-là, s’autorisant de la liberté grande que prennent partout les voyageurs. Son ombrelle à franges, que l’on penchait ou élevait à volonté pour varier les jeux de l’ombre et de la lumière, devait lui suffire pendant que le soleil éclairerait l’horizon ; et, après, elle jetterait sur sa tête sa man tille en capuchon.

Avant de partir, comme elle se mira ! Elle voulait être belle de toute sa beauté pour cette soirée…, cette soirée unique !

« Ah ! qu’il garde de moi un radieux souvenir ! » se disait-elle.

Elle aurait voulu hâter l’heure de la promenade et craignait, en même temps, de l’entendre sonner. C’était l’heure où elle espérait le revoir… Mais aussi chaque minute qui s’écoulait et la rapprochait de cette heure la rapprochait en même temps du moment du départ !…

Chose étrange ! La colère éveillée par l’audace du jeune homme, audace qui lui avait semblé sur le moment presque grossière, cette colère naturelle et légitime était totalement éteinte… ; Mme de Morelay ne songeait qu’à le revoir…

« Je vais partir…, qu’importe !… »

C’était là le refrain de toutes ses pensées, l’excuse de toutes ses faiblesses.


XXIV

Le cœur lui battait bien fort, lorsque au bras de son mari elle sortit de l’hôtel pour se promener sur la plage.

« Demain, à pareil moment, où serai-je ? pensait-elle ; sans doute sur le chemin de Florence, dans quelque bourgade où notre voiturin aura décidé de faire halte. Et la période heureuse de ma vie aura passé comme un météore ! il ne me restera plus que le souvenir ! »

Elle lançait de furtifs regards çà et là, mais celui qu’elle attendait ne paraissait pas. Peut-être le trouverait-elle sur la promenade, à la place où la veille il l’avait regardée pour la première fois. Insensiblement elle y dirigea les pas de son mari… — Rien encore !…

Elle était impatiente, et regardait parfois sa montre…

L’attente, cependant, l’absorba bientôt tout entière.

Puis la conversation, que jusqu’alors la comtesse s’était efforcée de soutenir avec son mari, tomba. Elle compta les minutes… en suivant sur le sable les lentes dégradations des ombres… « Il ne viendra pas ! » se dit-elle avec un soudain effroi qui lui glaça le cœur.

Alors, un mortel regret la prit d’avoir exigé ce départ. Elle en voulut au comte, parce qu’il était la cause indirecte des scrupules de sa conscience. L’idée que maintenant elle se trouvait forcée de partir le lendemain, de s’arracher à la Spezzia, la mettait au désespoir. Elle se reprochait aussi ce mouvement de fierté, plus fort que la passion, qui, le matin, l’avait fait s’enfuir au bras de son mari et lancer à l’audacieux un regard de colère.

Plus le temps passait, et plus son angoisse devenait violente…, plus son fol amour devenait coupable. En ce moment, elle se sentait prête à encourager cet amant si dédaigneusement traité la veille et le matin.

« Je l’aurai convaincu de mon mépris… Je l’aurai blessé sans retour, se dit-elle. Je me serai moi-même arraché cette soirée, si belle, que je me promettais… »

Elle ressentait alors une rage d’autant plus violente qu’elle était forcée de la contenir ; enfin, elle se promit que, s’il ne venait pas ce soir-là, elle se dirait malade le lendemain pour ne pas partir ; car elle voulait le revoir une fois…, échanger avec lui un regard avant de s’enfuir… pour toujours.


XXV

Cette résolution prise, elle parvint à dominer ses émotions en respirant la brise parfumée, en regardant les barques glisser sur la mer, et le soleil couchant envelopper toute la nature dans une atmosphère qui semblait pleine de poussière d’or.

Elle hasarda même quelques remarques à haute voix.

« Oui, dit le comte, regardez bien, Louise, ce panorama splendide, un des plus beaux qui soient au monde. À Florence, vous verrez des monuments fiers et grandioses, des peintures et des sculptures dignes d’admirations éternelles ; mais vous ne verrez plus la mer limpide et bleue comme un saphir immense…, les Alpes et les Apennins cachant leurs pieds sous les oliviers centenaires et portant jusqu’au ciel les neiges éclatantes de leurs cimes.

— C’est vrai qu’il est pénible de quitter un si beau pays, dit la comtesse, répondant plus encore à ses pensées qu’aux paroles du comte…, de s’en retourner en France habiter un triste château.

— Triste ! vous trouvez le séjour de Morelay triste ? s’écria le mari avec un accent d’étonnement et de douleur. Nous y avons pourtant passé de bien belles années, Louise…, des années heureuses… pour moi, du moins…

— Pourquoi me conduisez-vous dans des pays enchantés ? vous me gâtez, mon ami ! Est-ce qu’il y a du soleil ailleurs, quand on a vu celui-ci disparaître derrière la mer, avec ce fracas et cet éclat qui font songer à l’incendie des villes bibliques ? Est-ce que l’on peut trouver beaux nos horizons bornés et doux notre air natal, quand on a vu cette immensité de ciel et de mer, et respiré ces brises embaumées ?…

— La Touraine a pourtant de magnifiques parcs et de riches campagnes, Louise ; n’oubliez pas trop notre nid patrimonial. Je ne sais pourquoi, mais vos paroles de tout à l’heure m’ont peiné. Il n’est donc plus rien pour vous, le toit béni où nous nous sommes aimés dans le recueillement et dans la paix…, où nos enfants sont nés ?…

— S’ils étaient nés ici, quel sang plus ardent et plus riche coulerait dans leurs veines ! Ils seraient beaux comme des dieux, ils auraient du génie !…

— Oh ! reprit le comte avec un sourire demi-railleur, j’espère que notre fils sera un homme de cœur et d’intelligence…, qu’il saura servir son pays et tenir son rang avec honneur… J’espère que notre fille deviendra une bonne et charmante femme — comme sa mère, — et je ne désire rien de plus… Croyez-vous donc que les enfants qui naissent dans ces villas de marbre et jouent sous des bosquets de lauriers-roses valent mieux que les nôtres ? »

La comtesse ne répondit pas ; elle n’aurait d’ailleurs ni voulu ni pu soutenir son absurde exclamation ; mais, un moment après, continuant encore de suivre ses propres pensées, elle ajouta, par cette habitude de causerie intime qu’elle avait contractée :

« La beauté va bien au génie… Il semble que le don de poésie doit habiter sous un front aux lignes nobles et pures, et que l’homme qui sait les secrets du beau doive être beau lui-même… Raphaël était beau…, Byron…

— Et ceux qui n’ont pas les cheveux abondants et lustrés, le front sans rides, les muscles richement développés, sont des brutes… »

La comtesse se mit à rire.

« Presque tous les grands hommes seraient des preuves du contraire, s’écria-t-elle, et depuis une heure je dis des sottises. »


XXVI

Mais le soleil venait de disparaître derrière la ligne d’horizon et le crépuscule succédait rapidement au jour. Une morne tristesse remplaça, dans le cœur de Mme de Morelay, l’angoisse du commencement de la soirée et le moment de calme qui l’avait suivie. Elle pensait avec amertume que celui qu’elle attendait ne viendrait sûrement plus. Elle tremblait que son beau roman ne finît trop vite.

D’un mouvement rapide elle ferma son ombrelle, releva sur son front les plis de sa mantille sans prendre garde à ses cheveux. Que lui importaient maintenant leurs boucles soyeuses et leurs brillants reflets ? Celui pour qui elle les avait crêpés avec tant de soin, ne devait plus les voir dorés par le soleil…

Les étoiles s’allumèrent au ciel une à une ; l’Angelus sonna, puis ne sonna plus. Alors le cœur de la pauvre femme se serra bien fort, et deux larmes perlèrent au bord de ses cils. Elle abaissa pour les cacher la mantille relevée tout à l’heure ; mais bientôt les larmes coulèrent abondantes le long des réseaux de tulle.


XXVII

Enfin, était-ce un rêve enfanté par ses désirs ? Il lui sembla entendre, près d’elle, une voix chanter doucement, doucement :

Verrano a te sull’aura miei sospiri ardenti…

Son cœur bondit d’une joie folle… Oui…, c’était bien cette voix adorée qui chantait…, et dont le timbre s’élevait peu à peu…

« Entendez-vous ? dit la comtesse à son mari, assez haut pour être entendue à son tour, entendez-vous ? C’est la voix d’hier… Quelle admirable voix !… »

Et elle osa chercher des yeux le chanteur… Mais elle ne vit rien auprès d’elle et il lui sembla même qu’il s’était un peu éloigné. Seulement, il chanta bientôt avec toute la puissance de son organe, comme pour justifier l’exclamation de la comtesse.

Elle eût mieux aimé qu’il se tût après l’avoir comprise, ou, du moins, qu’il continuât de chanter pour elle seule… Les promeneurs s’arrêtaient et écoutaient. Il lui sembla qu’il y avait une sorte de vanité puérile à chercher ainsi les suffrages de la foule…, en ce moment surtout…

Mais il était là… sans doute, il allait revenir près d’elle… et la regarder… Quelles idées pouvaient tenir contre de pareilles émotions ?

Au bras de son mari, elle le suivait, elle le cherchait, possédée tout entière par sa coupable passion, et sans remords. Il lui semblait alors qu’en partant le lendemain, comme elle se l’était promis, elle accomplissait un acte de suprême vertu, et que jamais le comte ne pourrait payer un tel sacrifice !

Certes ! elle se croyait permis d’accorder une soirée d’ivresse à son cœur… Et encore se trouvait-elle bien courageuse, bien loyale, bien irréprochable…


XXVIII

Maintenant qu’elle sentait dans son atmosphère le poète, l’artiste, le chanteur aimé si follement, elle aurait voulu demeurer éternellement là, sur cette terrasse, entre le ciel et la mer ; cependant le temps marchait avec une vitesse désespérante… Encore quelques instants, et il allait falloir s’arracher de ce lieu de délices…

« Ah ! se disait-elle, le cœur plein en même temps de bonheur et de peine, je voudrais seulement qu’il sût qu’en partant je l’ai regretté…, que j’étais digne de l’apprécier…, que je sentais tout le prix de son amour… Mais pourra-t-il le deviner ?… et, si je le lui fais comprendre, pourra-t-il me laisser partir ?… Non ! même cette joie de lui faire savoir que je l’aimais, je dois me la refuser…, je me la refuserai… »

Elle s’appuya sur la balustrade et regarda la mer argentée sous les reflets de la lune…, le ciel diamanté d’étoiles…, les silhouettes élégantes du golfe ; et elle pleura.

Le bonheur même lui devenait douloureux. Elle l’avait trop attendu.

Son amant vint s’accouder auprès d’elle. Quel moment délicieux !… Il la regardait : elle se sentait regardée, et tout son sang lui refluait au cœur… Enfin, elle aussi, osa lever les yeux sur lui.

Cet échange de regards dura quelques minutes. Mais Mme de Morelay baissa bientôt les yeux, dans la crainte de trahir son fol amour. Car la soirée s’avançait : les derniers promeneurs disparaissaient, les terrasses devenaient désertes ; la comtesse sentit que la position était difficile et fausse et qu’il fallait partir…

« Déjà !… » se disait-elle, le cœur serré et poigné de mille regrets…

Le comte cependant lui adressait de temps à autre quelques paroles. Elle répondait distraitement et s’efforçait de contenir le tremblement de sa voix. Deux ou trois fois même, M. de Morelay tourna la tête et regarda l’étranger qui seul demeurait à côté d’eux. Elle comprenait que le moment d’avoir du courage était venu, et elle ne pouvait cependant prendre sur elle de donner le signal du départ. Enfin, le comte tira sa montre, et dit :

« Il est onze heures.

— Rentrons ! » dit-elle.


XXIX

Ils reprirent le chemin de l’hôtel ; la pauvre femme suivait cette fois les pas de son mari et ne les dirigeait plus. Elle marchait en pleurant, et pourtant ! elle sentait encore celui qu’elle aimait auprès d’elle…

« Grand Dieu ! je ne le verrai plus ! se disait-elle, le cœur brisé de désespoir… C’est fini…, fini… »

Et déjà, en le cherchant des yeux, elle le distinguait à peine parmi les arbres et sous les grandes ombres qu’ils projetaient.

Comme elle descendait sur la place, il reparut à côté d’elle, tendant une branche de laurier-rose…

En cet instant justement, deux jeunes mendiants se précipitèrent au-devant du comte en criant leur psalmodie de misère ; il quitta le bras de sa femme et chercha quelque monnaie pour les satisfaire.

Alors, d’un mouvement rapide, la comtesse tendit la main et saisit la branche.

« Votre nom ? dit-elle d’une voix si émue et si basse que le jeune homme devina plutôt qu’il n’entendit.

— Pietro. »

Elle prit le bras de son mari et s’enfuit, serrant les fleurs de laurier-rose comme un trésor…

Ils arrivèrent à l’hôtel, la porte se referma. Mais alors la comtesse n’était plus triste ; désormais sa vie aurait au moins un beau jour.

C’est ce qu’elle avait souhaité de toute son ardeur. Maintenant elle se résignait au départ, elle le sentait nécessaire ; car, après cette scène d’une minute, il fallait quitter la Spezzia et ne plus se trouver en présence d’un homme qui pouvait tout oser.


XXX

Le lendemain, au moment où la comtesse de Morelay allait faire descendre ses malles, le comte entra chez elle, tenant à la main les passeports et une lettre qu’on venait de trouver pour lui à la poste.

« Voilà qui dérange nos projets, dit-il.

— Qu’est-ce ? demanda la comtesse, soudainement émue.

— Oh ! rien de grave. Seulement notre avoué m’écrit que je dois me présenter en personne au tribunal pour le procès que vous savez ; et l’affaire est appelée pour le 10 de ce mois. Nous sommes au 5.

— Eh bien, pourrons-nous jamais arriver à temps ?

— Nous deux, c’est impossible. Je ne souffrirais pas, d’ailleurs, au prix de la perte de n’importe quel procès, que vous fussiez exposée à la fatigue ; et certes elle serait grande à courir ainsi la poste, par mer et par terre…

— Pourquoi donc ? S’il le faut, je suis prête…

— Oui. Mais moi, je ne veux point risquer votre santé à peine remise.

— Alors, il faut donc se résigner à perdre ce procès par défaut ?

— Nullement. En partant aujourd’hui même, j’arriverai pour comparaître. En vingt-quatre heures, par la malle-poste, je puis être à Gênes. J’y trouverai toujours un paquebot en partance pour Marseille. De Marseille à Paris, il faut encore vingt-quatre heures… Vous voyez que je puis être rendu dans quatre jours, si le paquebot ne me fait pas attendre.

— Alors, moi…

— Vous m’attendrez ici. Je serai de retour dans neuf ou dix jours, et nous exécuterons alors notre projet de voyage à Florence. » La comtesse devint toute pâle. Sa conscience lui criait impérieusement de ne point s’exposer au danger.

« J’aime mieux partir avec vous ! s’écria-t-elle.

— Et pourquoi ?… qu’avez-vous ?… on dirait que vous avez peur de rester ici… Pourtant vous êtes bien restée tout l’hiver à Rome, seule avec votre femme de chambre.

— J’y avais des amis…, des relations…

— Ne sauriez-vous rester dix jours à lire et à vous promener dans le plus beau pays du monde ?… En vérité, Louise, je ne reconnais plus en vous la femme sensée et raisonnable que j’étais accoutumé à trouver…

— Je vous assure, reprit-elle en rappelant tout son courage, que je suis bien en état de supporter ce rapide voyage.

— C’est de la folie…

— Non, c’est une sorte de pressentiment… Je ne sais quoi me dit de ne pas vous quitter. »

Le comte embrassa sa femme et lui dit avec un ton plein de paternelle bonté :

« Les pressentiments sont des enfantillages ; restez ici, ma chère Louise, et je m’arrangerai pour vous revenir vite… Prenez les bains de mer, faites-vous promener en voiture…, allez aux environs…, lisez… Vous savez fort bien l’italien ; mais, en lisant les bons auteurs, vous pouvez vous perfectionner encore, et vous distraire en même temps. D’ailleurs, une ville qui a un établissement de bains doit être bien pourvue ; vous trouverez sans doute ici des livres français. »

Mme de Morelay ne répondit pas. Que répondre, à moins de se jeter dans les bras de son mari et de lui tout avouer ?

Mais l’étendue du mal même arrêta l’aveu sur les lèvres de la comtesse.

Comment oser dire que, depuis deux jours à peine, elle s’était compromise au point d’avoir accepté d’un inconnu des gages d’amour ? Comment oser, pour s’en excuser, déclarer l’incroyable vertige auquel elle était en proie ?…

Un moment elle se dit que cette humiliation terrible serait un juste châtiment du coupable égarement de son cœur ; mais elle vit soudain la douleur de son mari…, sa colère…, son mépris peut-être…, à coup sûr la perte de sa confiance ; enfin, tout bonheur détruit.

Elle ne pouvait parler et ne le devait pas.

À tout prix, cependant, et par tous les moyens, elle se résolut à quitter la Spezzia, à s’en aller attendre ailleurs le retour du comte, quitte à lui en donner ensuite une explication quelconque. Cette idée calma un peu ses angoisses ; elle n’ajouta plus, pour le déterminer à la laisser partir avec lui, ni raisons ni prières.

« Sitôt qu’il aura quitté le pays, je m’arrangerai pour le quitter à mon tour, se dit-elle. J’aurai l’énergie de me mettre, moi-même, à l’abri de toute poursuite… »


XXXI

Quelques heures après, Mme de Morelay restait seule à l’hôtel de l’Europe.

Elle s’y enferma et s’interdit d’en sortir jusqu’au moment où elle pourrait quitter la Spezzia pour n’y plus revenir.

Mais elle ne savait où se faire conduire. Ce fut le Guide des voyageurs qui dirigea ses démarches. Après avoir étudié la carte routière d’Italie, elle se décida pour les bains de Lucques, qui lui semblèrent suffisamment éloignés de la Spezzia pour que Pietro perdît ses traces ; suffisamment fréquentés, par une société d’opulents baigneurs, pour qu’elle n’y eût pas à redouter la solitude, trop souvent mauvaise conseillère ; enfin, d’un assez agréable séjour pour que le comte, à son retour, ne s’étonnât pas de l’y trouver ; les bains de Lucques d’ailleurs étaient justement sur la route de Florence.

Aussitôt son parti arrêté, elle sonna sa femme de chambre et l’envoya chercher la maîtresse de l’hôtel, afin de s’informer des moyens de transport et de la durée du voyage.

Comme il arrive toujours en pareille circonstance, l’hôtesse s’étonna que Mme la comtesse pût préférer les bains de Lucques et leurs horizons étroits aux splendides vues de la Spezzia : elle lui fit observer que le pays était presque entièrement habité par les Anglais, et ajouta que les zinzare[1] y faisaient rage.

Ces avertissements n’ayant pas influencé la résolution de Mm« de Morelay, l’hôtesse ajouta que l’on allait aux bains de Lucques en voiturin et non autrement, parce qu’ils se trouvaient en dehors de la route, et qu’une journée de voyage ne pouvait suffire. Elle conseilla de partir le lendemain, vers le milieu du jour, pour aller coucher à Massa : le surlendemain, on pourrait aller de Massa aux bains de Lucques en passant par Casa di Dei.

La comtesse approuva ce plan. Que lui importait ? Seulement, elle ne voulut pas attendre au lendemain.

« Il est trois heures, dit-elle, mes malles sont prêtes ; je désire partir aujourd’hui. »

Pour le coup, l’hôtesse se récria plus fort que jamais. Elle demanda si Madame était mécontente du service, et déclara que trouver un voiturin prêt à partir sur-le-champ était chose impossible.

L’insistance douce et bienveillante de la comtesse l’ayant enfin convaincue que rien de personnel à l’Europe ne décidait ce départ précipité, elle promit de faire tous ses efforts pour embaucher un voiturin disposé à partir le soir même, mais en répétant qu’elle avait peu d’espérance de réussir.

« Et celui que nous avions retenu pour aller à Florence ? demanda la comtesse.

— Madame, il est parti pour Gênes avec d’autres voyageurs. »


XXXII

Lorsque la comtesse se trouva seule, la fièvre qui l’agitait depuis le matin se calma un peu. Satisfaite d’avoir fait consciencieusement tous ses efforts pour partir de la Spezzia ce jour-là même, elle attendit sans angoisse le résultat des démarches de l’hôtesse.

« Après tout, se dit-elle, si je ne puis partir aujourd’hui, je partirai demain… Suis-je donc si faible que je doive redouter de passer ici quelques heures de plus ?… »

Le cœur lui sautait dans la poitrine…

« Oui ! je dois partir…, il le faut…, » dit-elle.

Elle prit un journal français et lut la même ligne dix fois, puis sauta sans ordre et sans suite d’une colonne à l’autre ; sa pensée ne pouvait se fixer.

Le temps passait pourtant.

À quatre heures et demie, l’hôtesse parut et annonça qu’il fallait absolument renoncer à trouver un voiturin disponible et des chevaux frais pour le jour même ; mais elle en promit pour le lendemain matin, à l’heure que fixerait la comtesse.

Cet arrêt remplit l’âme de Mme de Morelay d’appréhensions funestes. Et cependant… — comment scruter au fond du cœur humain les pensées qui y germent toutes seules, comme les mauvaises herbes dans les champs ?… qui bouillonnent dans ses profondeurs intimes comme une source impure ?… cependant la comtesse eut un secret sentiment de joie en se trouvant là seule, et dans l’impossibilité de partir.


XXXIII

Mais elle s’attacha plus encore à sa résolution de ne pas quitter l’hôtel ; et, lorsque après dîner l’heure de la promenade fut venue, elle fit monter sa femme de chambre pour lui tenir compagnie et causer avec elle. C’était assurément la première fois qu’elle se trouvait avoir besoin de cette distraction. Mais, la lecture devenant impossible, il lui fallait à tout prix occuper son attention par quelque chose. Jamais elle ne semblait s’être autant inquiétée de la forme de ses robes, de la garniture de ses bonnets du matin et de l’avenir de sa toilette d’hiver. Plus la soirée s’avançait, plus elle mettait de feu à discuter ces détails infimes, comme s’il lui avait fallu faire du bruit pour s’étourdir.

La femme de chambre demanda si Madame ne voulait pas s’habiller pour sortir.

« Non ! s’écria la comtesse, je ne sortirai pas.

— J’avais préparé pour Madame la robe d’organdi blanc avec les rubans mauves, » reprit la camériste.

Quand toutes les pensées sont tournées vers un même objet, chaque incident extérieur y vient donner un nouveau choc. C’est ainsi que l’idée d’apparaître dans cette fraîche toilette aux yeux ravis de Pietro séduisit un instant Mme de Morelay, et la tenta avec une persistance singulière.

Elle en triompha pourtant ; et combien parfois on a plus de peine à vaincre une puérile séduction qui vous envahit, vous possède, vous entraîne soudain, qu’une passion vraie !

Elle fit emballer la robe, et jeta dans la glace un rapide regard sur son costume de voyage aux teintes grises.


XXXIV

Pourtant elle voyait, avec un amer regret, le soleil glisser à travers les fentes de ses jalousies les rayons empourprés du couchant. Les promeneurs se massaient sur le port, au devant de l’établissement des bains ; plusieurs montaient en barque pour faire une promenade dans la baie, car la mer était si unie et si calme qu’elle semblait un miroir de cristal.

Elle se demanda enfin pourquoi elle n’irait pas aussi se promener en mer… « Là, se dit-elle, je n’ai point à craindre sa rencontre ; j’aurai bien vite traversé la berge et gagné la barque… »

Elle pensa d’ailleurs que Pietro devait être sur les terrasses comme les jours précédents.

L’envie la prit de revoir, de loin, l’ensemble du pays où elle allait laisser son cœur ; elle se dit que cette soirée cruelle en serait abrégée…, que le charme de la rêverie, sur cette belle mer, changerait ses regrets désespérés en mélancolie…, qu’elle jouirait une dernière fois du bonheur de s’abandonner à sa passion, sans craindre pourtant les faiblesses dangereuses, puisqu’elle serait à l’abri des attaques.

Soudain elle se décida.

« Vous m’accompagnerez, dit-elle à sa femme de chambre ; je vais aller faire une promenade en mer. »

Mais la femme de chambre s’en défendit. Elle avait peur de l’eau… Elle allait déjà avec bien de la peine sur les grands vaisseaux, et suppliait Mme la comtesse de ne point la contraindre à monter sur une de ces petites barques si fragiles…, etc.

« Pourquoi n’irais-je pas seule ? » se demanda la comtesse.

Et elle dit à sa femme de chambre :

« Eh bien ! vous viendrez seulement avec moi jusqu’à l’embarcadère.

— Madame ne s’habille pas ? » reprit la camériste.

La comtesse allait partir avec son costume de voyage. Elle pensa soudain à sa toilette toute prête… « Pourquoi, se dit-elle, ne me parerais-je pas pour cette dernière fête de mon cœur ? »

C’était un charme encore que d’être belle pour cet adieu suprême au bonheur. Les femmes comprendront cela.

Elle traversa rapidement la plage, descendit dans la première barque et se blottit sous la tente de coutil, tandis que le batelier allait dénouer ses amarres. La femme de chambre remonta vers l’hôtel.


XXXV

Tout le temps que la barque resta près de la rive, la comtesse demeura les yeux baissés et le visage voilé par son ombrelle, qu’elle gardait ouverte malgré l’ombre de la tente. Elle faisait, sans s’en rendre compte, comme les oiseaux qui cachent leur tête sous leur aile pour se soustraire aux regards des chasseurs ou pour attendre le coup mortel.

Mais, lorsqu’elle fut à une distance d’où elle put voir sans être vue et découvrir d’un même regard la promenade et la ville, la comtesse osa jeter les yeux vers la terrasse.

L’ombre des chênes verts était bien épaisse… Les promeneurs étaient nombreux. Elle ne vit rien qu’un banc vide ; et son cœur battit pourtant.

Elle s’accouda sur l’un des appuis de la tente, vers la poupe, tira de son carnet les vers qui enveloppaient sa fleur de laurier encore fraîche, et se mit à relire le sonnet et à contempler la fleur en envoyant vers la rive les plus ardents regrets. Bientôt, de rêve en rêve, sa folie lui revint tout entière. Elle s’y abandonna de nouveau, se promettant bien de reprendre, en touchant terre, sa raison et son énergie…

« Pourtant, se disait-elle, si pour moi, au delà de cette mer bleue et profonde, il n’existait pas d’impérieux, d’imprescriptibles devoirs…

« Qu’est-ce donc que les liens sociaux, lorsque l’on est ainsi loin du foyer, de la patrie même…, entre le ciel et la mer ?… deux infinis !… — Ne semble-t-il pas que ces liens, si forts, sont de convention et non point réels ? Le vrai, c’est d’aimer…, d’être aimée ; tout le reste est comme la glèbe où nous sommes attachés ici-bas. Et, si le pauvre serf pouvait dé rober parfois une heure de liberté, devrait-il donc y renoncer ?… »


XXXVI

La barque glissait toujours en suivant les côtes de Porto Venere.

Déjà on avait dépassé la source d’eau douce que viennent voir les touristes ; Mme de Morelay jetait un dernier regard d’envie sur les villas qui échelonnent leurs terrasses et enclavent, sous les arbres de leurs jardins, un golfe en miniature ; aux villas succédèrent bientôt de pauvres maisons de pêcheurs…, puis des rochers nus et sombres…, des rochers de ce marbre rouge veiné de jaune, que nous appelons portor. Ils descendent à pic dans des flots si purs, qu’on peut suivre les veines du marbre à plusieurs brasses de profondeur. L’eau n’a depuis le commencement des siècles ni rongé, ni terni le marbre. Çà et là, des blocs dorment dans la mer et forment comme des récifs.

On eût dit que la barque était fée, tant elle savait se frayer sa route sans heurter un écueil…

Le soleil, près de disparaître à l’horizon, rasait la mer et la dorait de ses rayons enflammés.

Il fallait songer au retour. Mais la comtesse ne pouvait se décider à rappeler sa raison obscurcie et dire à son batelier : « Retournons à la Spezzia ! »

N’était-ce pas se dire à elle-même : « Allons ! assez de rêveries séduisantes et coupables !… reviens à ton devoir…, à la froide chambre d’hôtel, à tes malles bouclées pour le départ…, au voiturin qui t’emmènera demain… »

Le cap fut doublé comme le jour baissait. Une végétation splendide succéda aux rochers, et la barque approcha du rivage, vers une anse abritée sous les lauriers-roses.

Au moment d’aborder, la comtesse releva les rideaux, se tourna vers le marinier, et l’appela pour lui demander où il la menait.

Mais la parole expira sur ses lèvres. Ce fut Pietro qui jeta les rames et lui répondit.


XXXVII

La nuit s’avançait lorsque la barque quitta les rives de Borghetto, pour reprendre la direction de la Spezzia. La nature entière dormait, et le clapotement des rames sur la mer, le saut d’un dauphin au-devant de la proue, rappelaient seuls le mouvement et la vie.

La comtesse, dans un accablement impossible à décrire, demeurait à la poupe du bateau, les yeux fermés, les bras pendants ; Pietro ramait, en la regardant d’un singulier regard, en même temps naïf et rusé, timide et triomphant…

Ils touchèrent le rivage sans bruit… Mme de Morelay courut vers l’hôtel de l’Europe, dont la porte était mystérieusement entr’ouverte… Une petite lampe éclairait à peine le vaste escalier de marbre. Elle monta fort vite, en étouffant le bruit de ses pas, et se glissa dans sa chambre comme une coupable…

Sa camériste veillait en l’attendant.

« Ah ! s’écria-t-elle, nous avons été bien inquiets de Madame ! »

À l’aspect de cette fille, fidèle à son poste, et qui surprenait ainsi son furtif retour, la comtesse ressentit un trouble profond. Elle devint pâle d’abord, puis pourpre.

« Inquiets ? et de quoi ? pourquoi ? Faut-il donc que je m’astreigne à rentrer a une certaine heure…, que je rende des comptes ?…

— Pardon, madame !… Mais nous craignions que quelque accident…

— Je ne vous avais pas dit de m’attendre ! » reprit la comtesse avec un accent altier que la femme de chambre ne lui connaissait pas encore, et qui contrastait infiniment avec le ton de causerie que la grande dame avait pris quelques heures auparavant.

C’est que la comtesse, comme beaucoup de femmes orgueilleuses, devint, tout à coup, d’autant plus hautaine avec ses inférieurs, qu’elle se sentait plus humiliée devant elle-même.

La pauvre femme de chambre sortit. Mme de Morelay se jeta dans un fauteuil, cacha son visage dans ses mains, et demeura pendant plus d’une heure dans une invincible prostration.


XXXVIII

Quel poème de désespoir se développa en ce moment dans la pensée et dans le cœur de cette femme, jusque-là si pure, si irréprochable…, que la tentation même n’avait pas effleurée !

Un moment elle eut horreur d’elle-même ; le remords creusait dans son âme un sillon sans fin. « Qu’eût fait la dernière des femmes ? » se disait-elle.

Lorsque la pensée de son mari lui venait en mémoire, elle la repoussait violemment, comme une image trop accablante ; et, cependant, la douleur qui la poignait à ce souvenir n’était rien auprès de l’angoisse qu’elle éprouvait à l’égard de son amant.

« Que pense-t-il de moi ?… Sans doute, il me prend pour une conquête de hasard ?… Grand Dieu !… »

Alors, elle se souvint de toutes les femmes faibles qu’elle avait connues… et blâmées…

De Mme de Braciennes, d’abord, rencontrée la surveille, et repoussée d’un si hautain regard…

De Mme de Martivy, qui faillit payer une faute de sa vie, et l’avait expiée de tout son bonheur.

De Sophie Rolland, son amie de pension aussi, qu’elle avait cessé de voir, parce que certaines apparences la compromettaient.

De Laure Aldini, son autre compagne, qui, au sortir de la pension, avait été jetée dans le monde, orpheline et pauvre, sans appui, sans conseils, avec l’habitude d’une vie aisée, le goût des arts, une beauté merveilleuse…, et qui passait au Bois richement parée…

Ah ! de quel mépris sanglant elle l’accablait, celle-là ! quand leurs voitures se croisaient…

Puis, elle se souvint encore de Victorine, son ancienne femme de chambre, chassée un soir sans pitié…

Toutes ces figures défilèrent devant sa mémoire, comme un cortège de fantômes. Il lui semblait qu’elles ricanaient et la montraient au doigt…

L’une disait : — « Voyez donc cette austère vertu ! et mesurez sa résistance à l’heure de la tentation ! »

Et l’autre : — « Où serait-elle descendue, si son père ne lui eût donné une dot ? »

« J’ai lutté deux ans, disait la première. — Moi, six mois, reprenait la seconde, et mon mari était jaloux et dur. — Moi, j’ai vécu irréprochable à côté d’un vieillard… — Et moi, disait la pauvre fille, je serais restée honnête, peut-être, madame, si mon humble position ne m’eût livrée à toutes les audaces…, si vous-même, peu soucieuse du danger pour votre servante, ne m’eussiez cent fois exposée ! »

Après s’être traduit par de l’anéantissement, le désespoir de la comtesse de Morelay se traduisit par des sanglots. Mais la nature humaine ne supporte qu’une certaine dose de douleur aiguë. Il vint un moment où la pauvre femme ne trouva plus, dans son cœur ni dans sa tête, qu’une fatigue cruelle, qui dominait tout. Elle s’endormit dans son fauteuil, s’agitant péniblement entre la réalité et le rêve, les remords et le cauchemar.

On l’éveilla quelques heures après, pour lui annoncer que le voiturier qui devait la conduire aux bains de Lucques attendait.

« Je ne pars plus, » dit-elle.


XXXIX

Mme de Morelay n’avait qu’un moyen de se relever à ses propres yeux : c’était d’admirer souverainement son amant et de croire à une puissance de séduction irrésistible ; de le revêtir, en un mot, des plus splendides drape ries, comme une idole, et de se dire que toute autre à sa place, toute autre femme distinguée, noble, éprise de beauté, d’art et de poésie, eût succombé.

D’ailleurs, une fois le premier moment passé, la passion se réveilla plus folle et plus ardente que jamais…

Les dernières révoltes de la conscience furent promptement étouffées. La comtesse ne réussit que trop à draper Pietro en idole, en phénix, en Dieu. Cet amour impossible que les romanciers se sont plu à nous peindre, — comme on peint une chimère, avec des obscurités et des lueurs, des abîmes et des sommets, au-dessus de nos facultés mortelles, — cet amour inextinguible et maladif, l’envahit tout entière.

Les scrupules, les remords, les appréhensions d’avenir, tout s’évanouit pour laisser son âme en proie à un vaste incendie. La pauvre affolée ferma les yeux et se lança dans l’infini ; mais je ne sais quelle faculté singulière subsistait en elle, assistait en spectatrice à ce vertigineux ouragan du cœur, et s’étonnait de la violence des passions jusqu’alors endormies. Ainsi sommeillent les tourmentes qui tout à coup s’émeuvent du fond de la mer et se déchaînent à sa surface.


XL

Mme de Morelay savait bien l’italien, mais elle avait peu l’habitude de le parler ; toutes les personnes de sa connaissance, à Rome, causant plus habituellement en français. Ce n’était guère qu’avec les domestiques, les hôteliers, les marchands, qu’elle employait le langage usuel. Il en résultait que, si elle pouvait facilement exprimer les besoins ordinaires de la vie, elle éprouvait une grande gêne pour rendre les sentiments et les idées qui naissaient d’une passion aussi exaltée que la sienne.

Pietro, lui, ne parlait pas français.

Un soir, ils étaient assis, tous deux, au bord de la mer ; après quelques mots échangés, ils demeurèrent immobiles et silencieux, la main dans la main.

Où couraient alors les pensées de la comtesse ? — Bien loin, au pays des folles et ardentes rêveries qui dévorent les âmes.

Elle voulut savoir si celles de Pietro s’élevaient du même vol. Alors, dans ce silence aux contemplations infinies, elle jeta quelques paroles, comme elle eût jeté des cailloux aux vagues qui roulaient à ses pieds, pour en entendre le contre-coup…

Il ne répondit pas.

Elle abaissa les yeux vers son amant. Il dormait.

Ce fut un choc qui la ramena vers la terre ; mais aussitôt elle s’accusa :

« Je l’ennuie, se dit-elle ; peut-être, parce que je ne sais rien lui dire, croit-il que je ne saurais pas le comprendre… Et comment, en effet, devinerait-il que j’ai une âme vive et passionnée, une intelligence capable de suivre la sienne ? Qu’ai-je fait autre chose que lui prouver que je suis une femme sans vertu ? »

Toutes ses craintes reparurent. Son bonheur, si vif quelques instants auparavant, fut empoisonné par cette idée qui ne la quitta plus et lui rongea le cœur : « Il me méprise. »


XLI

Ce qu’il y avait de plus douloureux, c’est qu’elle s’épuisait, en vain, à chercher des moyens d’exprimer ce qui se passait dans son âme, et ceux de faire sentir à Pietro que sa trop ardente maîtresse n’était point une conquête vulgaire. Mille protestations éloquentes lui venaient à l’idée, mais la passion et l’exaltation de sa tête lui fermaient la bouche ; elle devenait timide et interdite par la peur de mal rendre ce qu’elle ressentait. Et puis, est-ce par des paroles que l’on convainc de certaines choses ?

Elle voulut écrire ; mais ce que l’on ne sait pas dire, il est difficile de l’écrire souvent. La pauvre femme refit dix fois sa lettre.

. . . . . . . . . . . . . . .

« Sais-tu que je crois vivre au pays des rêves ?… et qu’il me semble qu’un sylphe ou un archange m’entraîne avec lui dans des sphères bienheureuses où règne une ivresse éternelle ? je vis en toi depuis que nos yeux ont échangé un premier regard ; rien de ce qui avait servi jusqu’alors de mobile à mes pensées et à mes affections ne subsiste plus dans mon cœur. Ton amour est comme un tour billon qui a tout emporté. Pourtant je croyais les liens qui m’attachaient à la vie sociale des liens sacrés, je croyais à mes devoirs, et si quelqu’un eût exprimé le soupçon que je pouvais un jour les trahir, j’eusse protesté d’un cri d’indignation. Ah ! grand Dieu !… Devoirs, affections de famille, liens sociaux, qu’est-ce donc aujourd’hui que tout cela pour moi ? Je cherche dans mes souvenirs, et il me semble, à l’évocation de ces grands mots, voir passer des ombres confuses.

« Un seul être existe pour moi, et c’est toi ; une seule chose m’occupe, l’inquiétude de sa voir ce que tu penses de moi. Oui, tu es l’arbitre de ma destinée… Je suis en ce moment, par ton amour, la plus heureuse des créatures mortelles…, et d’un mot méprisant ou dur tu pourrais me jeter dans l’abîme du désespoir…

« Pourtant, il y a peu de jours, j’ignorais jusqu’à ton existence… Tu ne sais rien de ma vie antérieure. Pour moi, je n’ai pas même entendu prononcer ton nom.

« Ton nom ! mon bien-aimé, il doit être célèbre ; peut-être sonne-t-il bien haut parmi ceux que la gloire répète… Cependant, je ne veux pas que tu me le dises…, non ! Je ne te le demande pas !…

« N’ai-je pas lu ton génie dans tes yeux ? et l’admiration des autres est-elle donc nécessaire à la mienne ? Il me semble, au contraire, que je voudrais me cacher avec toi dans une re traite inaccessible, pour y jouir, moi seule, de la poésie qui s’exhale de tes regards et de tes paroles…

« Est-il besoin, pour se connaître, de savoir l’un sur l’autre tout ce que sait le vulgaire, c’est-à-dire tout ce qui est le faux, le masque, la convention sociale ?… Les âmes ne se révèlent elles pas mieux, au contraire, sans les idées préconçues qui les cachent comme des langes ? Ne sais-je pas que tu es noble comme tu es beau, et grand comme tu es poète ?… Et moi ! n’as-tu pas senti que je te donnais mon premier et mon seul amour ?… »


XLII

Depuis lors, les journées de la comtesse s’écoulèrent, en partie, à écrire de longues lettres bien passionnées, bien éthérées, et à lire de laconiques réponses sous lesquelles elle cherchait un sens mystérieux, et qui donnaient à son imagination un thème d’autant plus fécond que ces mots si simples, qui forment une banale phrase d’amour, ne lui semblaient pas employés dans leur véritable acception, ni ré pondre, même succinctement, aux sentiments et aux idées de la lettre de la veille. Alors elle tombait dans des interrogations et des recherches infinies ; elle voulait extraire d’une phrase vulgaire une idée sublime, dépouiller le fruit de son écorce de bois ou de paille, et en aspirer le suc délicieux, découvrir enfin, pour s’en enivrer et y répondre, les mille intentions délicates et passionnées de Pietro.

Son amant était pour elle une sorte de problème dont la solution l’attirait et l’effrayait en même temps. Sans cesse l’âme de cet amant lui échappait. Elle ne pouvait ni la saisir ni la pénétrer. C’était comme quelque chose de trop grand, ou de trop petit, pour qu’elle pût le mesurer avec son âme à elle, qui devenait le terme de comparaison.

Les échecs constants contre lesquels venaient se briser tous ses efforts, irritaient ce besoin d’assimilation, qui est le principal mobile de l’amour. Trompée sans cesse dans ses aspirations intellectuelles, elle s’indignait, elle se révoltait, elle s’efforçait de mille manières. On eût dit qu’elle tournait autour d’un bloc de granit, le frappant sans cesse et de tous les côtés, pour trouver une place sonore qui ré sonnât et répondît au coup frappé par une sorte d’écho. Mais plus ses tendresses étaient stériles, plus elle y mettait de passion.

« À quoi pense-t-il ? se demandait-elle avec une ténacité absorbante, lorsqu’il demeurait silencieux auprès d’elle. Qu’a-t-il voulu dire ou que devais-je lui répondre ? » se répétait-elle, durant de longues heures, en se remémorant les phrases de Pietro.

Mme de Morelay cherchait à pénétrer le front si pur et si bien coupé de son amant, pour lire dans sa pensée. Elle osait parfois plonger jusqu’au fond des yeux de Pietro un regard interrogateur ; mais ses hypothèses trouvaient toujours mille réponses probables, et pas une seule qui fût décisive ; et ses regards demeuraient en échec devant je ne sais quel miroir brillant, mais sans transparence ni reflet.

Jamais l’esprit de la comtesse n’avait tant travaillé ; si elle eût été moins possédée par son idée fixe, elle se fût étonnée elle-même des combinaisons ingénieuses auxquelles arrivaient ses efforts. Elle trouvait aux paroles de Pietro un sens plus profond et plus subtil que les mystiques n’en trouvèrent jamais aux centons de Pythagore.


XLIII

Mais ces rêveries n’occupaient pas encore tout le temps de Mme de Morelay ; et, comme elle craignait, par-dessus tout, de réfléchir et d’entendre la voix de la conscience pendant un silence de l’imagination, elle se mit à lire les poètes italiens ; c’était encore un moyen de s’occuper de son amant, de s’instruire pour lui, de s’élever à lui.

Elle se procura facilement, à la Spezzia, Dante, Pétrarque, l’Arioste, etc.

Cependant, les jours succédaient aux jours…, et de temps en temps, au milieu de sa folie, la pauvre comtesse sentait au cœur des soubresauts douloureux comme les battements d’une cloche qui sonne le glas. Elle se disait : « Hier, Pietro m’a dit cela ; — avant-hier, telle autre chose…, » et comptait avec effroi les jours écoulés…

D’abord, il lui avait semblé faire tenir dans la courte absence du comte tout un siècle de bonheur ; elle n’en voulait même pas apercevoir la fin. Mais, maintenant, cette terrible fin lui apparaissait, par instants, comme un abîme à la lueur d’un éclair.

Elle repoussait avec horreur ces visions. Elle s’efforçait de se cramponner à son amant et d’oublier tout le reste dans l’extase de son bonheur. Mais elle n’y parvenait pas toujours.

Pourtant, le septième jour au soir, tandis qu’ils voguaient tous deux vers une des baies enchanteresses qui bordent les côtes de la Spezzia, elle s’écriait encore dans un accès d’exaltation :

« Est-il rien de plus beau dans les rêves que la réalité de notre amour ? Nous ne vivons pas en ce monde, car nul ne sait seulement que nos yeux s’y sont rencontrés… Une fois que j’ai sauté dans cette barque, et que tu l’as lancée loin de la terre, d’un coup d’aviron, nous sommes rois de l’espace, et plus libres que les dieux dans l’éther. Il me semble que nous avons des ailes et que nous fuyons ensemble vers un autre univers…, l’univers des heureux !… »

Tout à coup la voix lui manqua, coupée par une de ces insupportables angoisses qui commençaient à faire entrer l’enfer dans la vie de la comtesse de Morelay… « Oui, se dit-elle, des ailes !… Ah ! des ailes pour me dérober à ce terrible réveil ! Trois jours encore…, deux peut-être seulement, et le comte sera revenu ! »


XLIV

Le bateau effleurait le rivage. Pietro, abandonnant les rames, vint s’asseoir aux pieds de sa maîtresse en lançant une roulade. Elle, sans l’écouter, lui prit les mains et le regarda fixement d’un noir et profond regard. Mille questions se pressaient sur ses lèvres ; mille craintes lui déchiraient le cœur.

Un éclat de rire et une double exclamation éveillèrent tout à coup la comtesse en sursaut.

À trois pas d’elle, au bord de la mer et sous les oliviers, étaient assis Amélie de Braciennes et le vicomte d’Aury. Ils toisèrent Pietro et la comtesse d’un étrange coup d’œil.

« Bravo ! Pietro ! » dit Amélie en frappant de son éventail fermé sur sa main gauche, comme elle eût fait au théâtre.

Mme de Morelay se leva, éperdue, frémissante. Elle voulut parler, mais sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle resta pétrifiée en face de son ancienne amie.

Celle-ci éteignit par degré son sourire rail leur, abaissa ses yeux vers la terre, d’un air froid, ouvrit son éventail d’un coup sec, l’agita lentement deux ou trois fois. . Et, en dix secondes, elle eut triplé la distance que Mme de Morelay avait mise entre elles deux quelques jours auparavant.


XLV

« Ramenez-moi ! » put crier enfin la comtesse à Pietro, d’une voix étouffée par l’orgueil et la colère.

C’était le tour du jeune homme de rester consterné de ce ton altier.

« Ramenez-moi, vous dis-je ! » reprit Mme de Morelay, avec un accent plus impérieux encore.

Pietro courut aux rames. La comtesse s’assit au bout opposé de la barque et demeura en face de lui, agitée tout entière d’un tremblement convulsif.

« Le voile du temple se déchira, » dit l’Évangile. Et il semble voir s’entr’ouvrir soudain l’abîme des cataclysmes au milieu de sinistres lueurs. Ainsi, dans l’âme de Mme de Morelay se déchira je ne sais quel bandeau : — « Mes enfants ! cria-t-elle, ma maison, ma famille… » Et toutes ces choses méconnues se levèrent à ses yeux, flamboyantes, accusatrices… Qui pourrait traduire les orages qui boule versaient en ce moment l’orgueilleuse comtesse de Morelay ? Ses yeux jetaient des flammes, ses lèvres frémissantes semblaient maudire. À l’amour succédait une sorte de haine. Mais cette haine, égarée un moment sur Pietro, se reporta bien vite sur Amélie.

« Allons, vite ! » reprit-elle d’une voix impérieuse…

« Se hâter ?… eh ! à quoi bon ? se demanda la comtesse dès que le bateau eut pris une course rapide sur la mer. Quand j’aurai mis entre Amélie et moi quelques brasses de distance, aurai-je donc échappé à mon déshonneur, à sa vengeance ? Pourquoi donc m’épargnerait-elle ? Est-ce parce que, du haut de mon hypocrisie, je l’ai méprisée ? »

Elle frissonna en apercevant, par une vision rapide, les incalculables conséquences de la rencontre qu’elle venait de faire.

La barque glissait rapidement. Il faisait nuit.

Au détour du cap Porto Venere, elle vit briller les lumières du port de la Spezzia.

Ce fut un choc qui réveilla sa pensée, perdue dans les abîmes du désespoir.

Elle pleura.

Pietro, voyant les larmes ruisseler sur son visage, lui disait des mots de banale consolation.

Elle le repoussait avec colère. Pourtant chaque coup de rame qui la ramenait au rivage lui donnait un contre-coup au cœur. « Voici la fin de tout, se disait-elle. — Ah ! grand Dieu ! je suis bien perdue !… »


XLVI

Le lendemain, quand elle se réveilla, le sou venir de sa situation lui revint avec une inexorable réalité. La honte, l’effroi, la passion, recommencèrent bientôt leur lutte dans son cœur.

Hélas ! la passion était bien vivace encore… Comme elle étouffait, peu à peu, les révoltes de la raison et de la conscience !

Mais, tout à coup, la comtesse se souvint de l’insolent applaudissement d’Amélie à Pietro… Puis un mirage rétrospectif lui montra le vicomte d’Aury ne saluant pas l’homme que sa compagne n’avait appelé que d’un nom de baptême…

« Qui est-il ? se demanda-t-elle dans une suprême inquiétude… Jusqu’à quel point suis-je tombée ? Je veux savoir… »

Elle sonna ; sa femme de chambre accourut.

« Demandez une voiture, » dit la comtesse. Elle s’habilla précipitamment et ne toucha pas au déjeuner qu’on lui présenta. Comme la voiture se faisait attendre, elle sonna deux ou trois fois avec impatience. Enfin la femme de chambre annonça que tout était prêt, et demanda si elle devait accompagner Madame.

« Non, » dit la comtesse.

Puis s’élançant dans la calèche, elle se fit conduire à Carrare.

« Là, je saurai son nom, avait pensé Mme de Morelay. Je le demanderai au premier venu, à un paysan, à un manœuvre, à un enfant ; à cette voix banale, enfin, qui répond sans trouble aux plus mystérieux désirs du cœur, parce qu’elle part d’une bouche totalement inconnue et indifférente. »


XLVII

Elle fit arrêter la voiture à l’entrée de la ville, dans le chemin bordé de grenadiers, et se dirigea, seule et à pied, vers l’atelier où elle avait vu Pietro. Malgré les audaces de sa pensée, elle tremblait en marchant, et rougissait sous son chapeau de paille à larges bords. C’est qu’elle n’était point encore aguerrie à de telles démarches. Et puis, je ne sais quels pressentiments l’agitaient et lui remettaient en mémoire Psyché marchant, avec un flambeau, vers l’Amour endormi.

Son cœur bondissait au moment où elle leva le loquet de la porte qui séparait l’atelier de la rue. Elle venait du grand soleil, et l’atelier était du côté de l’ombre. C’est pourquoi elle ne distingua rien d’abord que la nuit ; mais, à peine eut-elle abaissé ses paupières sur ses yeux pour en rafraîchir la pupille, et relevé le bord tombant de son chapeau de paille, qu’elle de vint tout interdite et fit un pas en arrière. Pietro n’était pas là ; mais elle se trouvait en présence de trois ou quatre hommes aux bras nus, aux cheveux souillés de poussière blanche, qui se détournèrent simultanément de leur travail pour la regarder avec interrogation.

« Pardon, messieurs, pardon…, balbutia-t-elle en jetant des regards investigateurs de tous les côtés de la vaste pièce ; je croyais être ici chez M. Pie…, mais je me trompe, excusez-moi… »

La pauvre femme sortit le plus vite qu’elle put, tandis que les sculpteurs la saluaient d’un signe de tête, et que deux gamins de quatorze à quinze ans, qui dessinaient dans un coin, étouffaient mal un ricanement.

Elle fit rapidement quelques pas pour s’éloigner du théâtre de sa déconvenue, puis s’arrêta confuse, incertaine, mécontente d’elle-même… Son instinct lui criait de regagner sa voiture et de retourner à la Spezzia, en gardant ses dernières illusions, tandis qu’une pensée tyrannique la poussait à de nouvelles investigations.


XLVIII

Elle marcha au hasard pendant une heure, jetant ça et là des coups d’œil timides et curieux ; mais que faire ? Elle ne pouvait entrer dans aucun autre atelier, ni demander à personne le nom qu’elle voulait savoir ; il fallait repartir…

Indécise encore, malgré tout, elle suivait les rues comme une somnambule doit suivre son chemin sur les toits ; enfin elle s’arrêta devant un atelier grand ouvert, parce qu’il semblait inhabité pour le moment. Peu à peu, ses yeux se fixèrent sur une statue d’Apollon, dont la tête offrait une vague ressemblance avec celle de Pietro. Bientôt cette ressemblance lui parut frappante, et, son imagination aidant ses yeux, elle crut voir un portrait de son amant, marqué du sceau divin qui convient au génie.

Immobile et ravie, elle demeura penchée vers la fenêtre de l’atelier comme en extase ; la couronne de laurier allait bien à ce front noble ; la chlamyde donnait une fière élégance au port du dieu des arts et de la poésie. Cette lyre même formait avec l’ensemble des lignes un heureux agencement.

La pauvre créature se prit à redire dans son cœur les vers de Pietro. Elle aurait voulu avoir la puissance des fées pour enlever cette statue, l’emporter et la cacher à tous les yeux. Peut-être serait-elle restée longtemps en contemplation, si un jeune homme n’eût ouvert, en chantant, la porte de l’atelier, et ne fût venu s’installer au travail.

L’arrivée de cet inconnu choqua d’abord Mme de Morelay, en la forçant d’interrompre son rêve extatique ; mais ensuite son cœur se mit à battre violemment. Ce jeune homme, qui s’offrait tout à coup à sa vue et à ses questions, n’était-ce pas la voix indifférente qu’elle venait chercher et interroger ? n’était-ce pas celle qui allait nommer le poète ?… Elle hésita encore… Elle eut l’idée de s’enfuir sans parler…

« Quelle folie ! pensa- 1- elle ; quelle faiblesse !… »

Puis, d’une voix tremblante :

« Monsieur, dit-elle, je regarde depuis un instant cette statue d’Apollon ; pourriez-vous me dire si c’est un portrait ? »

Le jeune homme se retourna, salua, s’excusa en français de ne pas avoir aperçu, en entrant, son interlocutrice ; puis il se fit répéter la question.

Mme de Morelay rougit en entendant parler sa langue maternelle. Par un effet singulier de pudeur instinctive, elle se trouva cent fois plus confuse devant un compatriote qu’elle ne l’eût été devant un étranger, parlant une langue étrangère. Elle se demanda soudain si cet homme, qui venait de reconnaître sa nationalité à son accent et à sa toilette, — car elle avait parlé italien, — ne lisait pas aussi son secret sur son visage.

Cependant, elle appela toute sa résolution à son aide, et reprit :

« J’ai osé vous demander, monsieur, si vous aviez copié pour cet Apollon une tête connue ?

— Oui et non, madame ; j’ai interprété, en effet, une tête célèbre dans ce pays, mais fort inconnue ailleurs.

— Ah !… reprit la comtesse, qui ne put empêcher sa voix de trahir une ardente curiosité par un léger tremblement ; et puis-je, sans indiscrétion…, vous demander le nom de l’original ?

— Pietro. »

Et le jeune sculpteur accompagna cette laconique réponse d’un singulier regard.

Mme de Morelay rougit sous ce regard à la fois étonné, interrogatif et railleur. Aucune puissance humaine ne serait parvenue, alors, à lui faire articuler un mot de plus. Je ne sais quelle honte la saisit à la gorge et la rendit muette, tandis qu’au contraire sa curiosité était plus violemment surexcitée que jamais.

La comtesse se disait qu’il fallait absolument éclaircir sa situation. Elle voulait braver à tout prix l’embarras d’un instant pour sortir de l’horrible perplexité qui la poignait. Mais toute sa volonté demeurait paralysée par la contraction de ses nerfs. Plus elle restait de secondes, muette et consternée devant le jeune artiste, plus elle sentait s’accroître son malaise. Et sa rage la rendait plus interdite encore.

Un regard très expressif du sculpteur, un regard qui présageait une question peut-être impertinente, rendit la situation intolérable. La comtesse balbutia un pénible : « Merci, monsieur, » et s’enfuit en courant.


XLIX

Elle revint à la Spezzia, en proie à une curiosité, à une inquiétude, à une angoisse, enfin, qui l’obsédait tyranniquement. En attendant l’heure du rendez-vous, elle voulait prendre une résolution, et ne pouvait ni dompter son cœur, ni fixer ses idées. Longtemps elle se promena dans son salon, s’efforçant de vaincre l’agitation qui lui ôtait jusqu’à l’exercice de ses facultés. Elle s’assit enfin. Un livre se trouva sous sa main. C’était un Pétrarque. Elle le prit et en tourna les pages, lisant les mots, l’un après l’autre, et ne pouvant saisir le sens d’un seul vers… — Ah ! que les fades ardeurs du poète de Laure répondaient peu, alors, aux impétueuses passions qui ravageaient le cœur de Louise de Morelay ! — Mais quelle puissante lecture, aussi, aurait pu triompher de ses pensées ?

Plus d’une heure s’écoula sans qu’elle eût cessé de lire du regard, tandis que son imagination allait comme une horloge sans balancier.

Tout à coup, cependant, ses yeux se fixèrent sur une page et relurent dix fois les mêmes vers. Elle passa les mains sur son front comme pour y rappeler la mémoire…

Et vivement elle tira de son portefeuille le précieux sonnet de Pietro, et le tint ouvert, à côté de celui du livre, suivant des yeux l’un…, puis l’autre…

Elle devint pâle… C’étaient les mêmes mots…, les mêmes vers…

Abasourdie par ce coup, elle demeura long temps sans conclure… Enfin, elle posa le livre et la copie.

« Quel a pu être son but ? se demanda-t-elle, perdue dans des recherches infinies. Pourquoi m’envoyer un sonnet copié dans un poète que tout le monde peut lire ? M’a-t-il si fort méprisée qu’il n’ait pas même pris la peine d’écrire pour moi une déclaration d’amour ? Sa conduite tout entière est une énigme. Il s’enveloppe dans un machiavélisme dont je ne puis saisir les combinaisons… »

Elle réfléchit encore ; puis une lumière sou daine, une lumière horrible parut se faire dans son esprit ; elle tomba à la renverse, en s’écriant :

« Ah ! mon Dieu !… mais il est bête… tout simplement ! et qui sait ? vil ! peut-être… »


L

Mais bientôt elle se releva pleine d’une fiévreuse énergie. Décidément elle voulut savoir jusqu’où elle était tombée. Ses yeux secs brillèrent d’un feu sombre ; elle marcha vers la fenêtre et regarda sur le port. Pietro y était, fièrement campé sur ses hanches, car l’heure du rendez-vous venait de sonner.

Que la beauté de cet homme, dont elle avait fait un dieu, lui parut alors vulgaire ! que son attitude lui sembla révéler de bassesse et de sottise !…

Elle courut à la sonnette et l’agita violemment.

« Priez la maîtresse de l’hôtel de monter tout de suite, » dit-elle à sa femme de chambre, en réprimant avec peine le tremblement de sa voix.

L’hôtesse se fit attendre quelques instants. Mme de Morelay se promenait frémissante dans le salon et dans sa chambre, et s’arrêtait devant les glaces pour essayer de se composer un visage froid.

Elle se promettait d’engager une conversation avec l’hôtesse et d’arriver, par degrés, aux questions sur l’homme qui attendait au pied de ses fenêtres. Mais, malgré toutes les résolutions dictées par son orgueil, elle ne put trouver un mot de lieu commun, ni feindre un intérêt quelconque pour quoi que ce fût. Dès que sa porte s’ouvrit, elle marcha au-devant de la maîtresse d’hôtel, la prit par le bras et l’amena devant la fenêtre.

« Savez-vous quel est ce jeune homme ? demanda-t-elle avec un accent contenu.

— Celui qui s’appuie à cette barque renversée et qui regarde par ici ?

— Oui.

— C’est Pietro.

— Mais que fait-il ?… quelle est sa profession ?… d’où vient-il ?… »

Cette fois la comtesse ne put empêcher sa voix d’avoir une légère vibration.

L’hôtesse la regarda avec étonnement ; mais le visage de Mme de Morelay semblait si froid et si fier qu’elle baissa les yeux.

« Il est arrivé l’an passé de Venise, avec l’impresario qui fit la saison à notre théâtre. Comme il n’eut guère de succès, l’impresario ne le réengagea pas. Il reste ici où on le rencontre souvent, sur la promenade et sur le port… On dit qu’il pose aussi chez les sculpteurs de Carrare ; c’est-à-dire qu’il leur sert de modèle. Il est assez beau pour cela ! »

La main tremblante de la comtesse avait saisi l’espagnolette comme un point d’appui. Mais, en ce moment, à ces dernières paroles, elle se sentit défaillir, tandis qu’un flot de sang chaud lui montait au cerveau.

Un fauteuil était près de là. Elle s’y traîna et s’y assit.

« Sans doute il a envoyé son sonnet à Madame la comtesse ?

— Pourquoi cela ? répliqua vivement Mme de Morelay, avec un accent si terrible que l’hôtesse en pâlit.

— Oh ! madame, il n’y aurait rien d’extraordinaire ; il a copié un sonnet de Pétrarque, qu’il envoie comme cela aux dames. On dit qu’il veut profiter de ses avantages physiques pour faire la conquête d’une héritière… ou d’une grande dame… À Florence, dernièrement, la fille de lord X*** a épousé son maître de chant ; et toutes les fois que je loge ici de jeunes Anglaises, Pietro… »

L’hôtesse s’interrompit tout à coup, effrayée par les yeux blancs de son interlocutrice et par sa pâleur :

« Madame ?… » s’écria-t-elle.

Mais la comtesse de Morelay avait perdu connaissance.


LI

Le lendemain, lorsque le comte revint de France, il trouva sa femme au lit avec le trans port au cerveau.

Je pourrais, je devrais peut-être finir ici cette histoire, en disant que la comtesse de Morelay succomba sinon à une fièvre chaude, du moins à la honte, au remords, au désespoir. C’est ainsi que se termineraient nécessairement les romans et les comédies. Mais la vie réelle a peu de ces dénoûments simples et prompts.

Mme de Morelay ne mourut pas. Les soins de son mari la rappelèrent à la santé. Nous la retrouvons à Paris, dans son hôtel du quai d’Orsay, au milieu de son intérieur jusque-là si heureux et si calme. Après l’ouragan qui venait de bouleverser sa vie, cette paix fut comme un baume rafraîchissant. Sa raison, un moment ébranlée, reprit peu à peu de la clairvoyance.

Rien, sans doute, ne pouvait apaiser sa douleur, mais elle trouva les forces nécessaires pour en supporter le poids. En comprenant la grandeur de sa chute elle comprit l’expiation qu’elle devait à Dieu, aux autres, à elle-même.

Nul n’avait surpris le secret de sa honte, nul ne vit son repentir. Elle ne cria point sa faute au monde par des changements apparents dans sa conduite. Seulement, elle sembla se faire plus bienveillante et plus humble que par le passé, trouva de l’indulgence et des excuses pour toutes les faiblesses, et devint de plus en plus sévère pour elle-même.


LII

Si quelque curieux l’eût suivie le matin, alors que, vêtue d’une robe de laine, enveloppée d’un cachemire éteint, coiffée d’un chapeau sombre, et voilée, elle sortait à pied et seule de son hôtel, il aurait pu la voir quitter son aristocratique quartier, s’engager dans les ruelles obscures, monter dans des greniers et visiter des pauvres, des malades, des êtres dé gradés par le vice ou la misère, auxquels sa main allait verser l’aumône, tandis que sa voix devenait éloquente et persuasive pour leur parler d’éternité, de repentir et de pardon.

Et, si la patience de l’espion ne s’était point lassée à rester devant les portes des noires allées, il aurait pu la voir encore, au retour, entrer à l’église, y chercher une humble chapelle, s’agenouiller dans un coin et prier longtemps… longtemps, en se frappant la poitrine.

La femme de chambre, que la comtesse avait ramenée d’Italie, la surprit quelquefois, la nuit, pleurant aux pieds du crucifix. Elle remarqua aussi que, par un singulier caprice, sa maîtresse portait des chemises de grosse toile bise sous des robes de velours et de dentelle. Vers le même temps, Mme de Morelay se plaignit d’une maladie d’estomac et ne mangea plus que des légumes, cuits au sel et à l’eau.


LIII

Ah ! que ces mortifications chrétiennes étaient peu de chose, pour le repentir de la comtesse de Morelay ! Elle aurait voulu les multiplier mille fois, si, à ce prix, elle eût pu effacer l’odieux passé. Combien de veilles, de jeûnes, de macérations, de visites dans des mansardes puantes lui faudrait-il pour la ra cheter à ses propres yeux ? Voilà ce qu’elle se demandait avec angoisse. Car la pécheresse repentante n’avait point tué la femme…, et qui sait quelle inguérissable blessure d’orgueil saignait encore sous cette expiation ?

Oui, il y avait pour elle un plus rude châtiment que toutes les douleurs qu’elle pouvait volontairement s’imposer ; et celui-là, il était involontaire ; il apparaissait comme un fantôme, à chaque accident de la vie…, il venait heurter toutes les pensées consolantes… C’était le souvenir.

Chaque fois que le comte de Morelay ou les enfants mêlaient à leurs causeries une phrase d’italien, chaque fois que la comtesse, en lisant, rencontrait une description des côtes liguriennes ou de la belle Méditerranée, il se dressait devant elle, ce mannequin auquel son cœur et son corps avaient été livrés… Elle croyait lire dans la cervelle creuse du beau chanteur, et y voir seulement l’ignoble sottise entée sur une vanité grossière…

Et, lorsque cette idée s’emparait trop puissamment de son imagination, lorsque la mal heureuse femme pensait qu’un jour le hasard impitoyable pouvait remettre en face d’elle cet odieux visage de Pietro, elle se jetait à genoux et criait en joignant les mains :

« Grâce, mon Dieu ! grâce !… épargnez-moi ce supplice… »


LIV

Mais que dis-je ?… pour évoquer le terrible souvenir, il n’était besoin ni de la parole ni de la lecture. Parfois la comtesse s’approchait des hautes fenêtres de son vieil hôtel et regardait couler la Seine… Alors ses yeux voyaient agir la grue qui débarque les marbres de Carrare sur le quai d’Orsay…, et elle s’éloignait avec un frisson.

Une fois, — six mois environ après son retour, — elle s’imposa la loi de rester à son balcon, tandis qu’on débarquait une cargaison. Il fallait en même temps, pensait-elle, triompher de la faiblesse qui la faisait pâlir à la vue de ces pierres inertes, et châtier son cœur orgueilleux et coupable. Ses deux enfants étaient près d’elle et s’amusaient à remarquer les mouvements mécaniques de la grue et les efforts intelligents des débardeurs. Au milieu des blocs abrupts et grossiers, apparut une caisse longue, soigneusement ajustée.

Les débardeurs prirent un soin particulier de cette caisse, qui semblait bien recommandée. Lorsqu’elle fut déposée sur la berge, ils regardèrent l’adresse qu’elle portait, échangèrent quelques paroles et se montrèrent le quai ; et sur le quai un hôtel, l’hôtel de Morelay.

La comtesse tressaillit d’instinctive terreur. Elle passa la main sur ses yeux comme pour effacer une image pénible, regarda de nouveau en se demandant si elle ne s’était point trompée ; puis trembla plus fort, car les hommes du port se consultaient toujours, en montrant alter nativement sa maison et la caisse.

Elle rentra, en proie à une horrible inquiétude. Quel rapport pouvait-il y avoir entre elle et cette caisse inattendue ? d’où venait cette caisse ? car elle se disait bien que tous les bateaux qui débarquent sur le quai d’Orsay n’arrivent pas de Carrare…


LV

Et pourtant, je ne sais quelle voix de la conscience lui criait qu’un spectre allait surgir du fond de cette boîte comme du fond d’un cercueil. « Grand Dieu ! est-ce mon châtiment ? se demandait-elle ; n’avez-vous pas assez, Seigneur, du remords qui me ronge ? faut-il encore que ma honte devienne publique ?… »

Mille suppositions, plus cruelles les unes que les autres, se succédèrent pendant deux heures dans son cerveau encore malade. En vain les repoussait-elle comme des chimères ; en vain s’efforçait-elle de se persuader que les regards et les paroles des débardeurs ne désignaient pas sa maison… ; que d’ailleurs ils avaient pu y porter les yeux pour bien des causes étrangères à leur travail…

Vers six heures, un domestique l’avertit qu’un camion chargé d’un lourd colis venait d’arriver.

« Madame veut-elle signer ? » ajouta-t-il en lui présentant le livre d’expédition.

Elle resta étourdie sous cette demande, comme un criminel sous le premier coup de l’exécuteur, et ne répondit pas.

Le domestique alla discrètement chercher un encrier et une plume, les arrangea sur un guéridon, à côté du livre, et posa le tout devant la comtesse sans rien dire.

Mme de Morelay, froide, pâle, chercha des yeux le lieu du départ et le nom de l’expéditeur ; elle vit : La Spezzia, puis un nom inconnu et peu lisible.

Elle signa, et attendit l’ouverture de la caisse et l’arrivée du comte, dans une angoisse inexprimable.


LVI

L’attente fut courte : à peine le domestique était-il redescendu qu’elle entendit la voix du comte de Morelay qui donnait des ordres, dans la cour, relativement à cette terrible caisse.

Incapable de rester plus longtemps passive en face du malheur qui allait la frapper, elle descendit précipitamment comme pour courir au-devant.

« Vous attendiez cette caisse ? vous savez ce qu’elle contient ? demanda-t-elle d’une voix si altérée que le comte se retourna épouvanté ?

— Sans doute ; une statue que…

— Ah !… s’écria-t-elle soudainement soulagée par la réponse simple et l’accent tranquille du comte. — Et… quelle statue ? reprit-elle après un instant, pour donner un sens à sa première question.

— Ne le savez-vous pas ?… Mais non !… vous étiez alors si souffrante !… et depuis, j’ai oublié de vous parler de mon acquisition. Tandis que j’attendais votre rétablissement à la Spezzia, et lorsque vous fûtes hors de danger, j’allai un jour, par désœuvrement, revoir Carrare. J’y rencontrai Mme de Braciennes. Nous visitâmes quelques ateliers. Elle m’a découvert une statue d’Apollon, — fort bien exécutée, ma foi ! comme tout ce qui sort des mains de ces sculpteurs italiens… — Mais qu’avez-vous, ma chère ?… »

Et le comte courut à sa femme, qui semblait près de se trouver mal.

« Rien…, rien…, continuez… Alors, cette statue…

— Je l’ai achetée… Nous avons dans le grand salon une niche que remplit fort mal votre étagère de bois des îles…

— Et vous voulez mettre là… votre statue d’Apollon ?… qui y restera… toujours ?

— Vous verrez qu’elle fera bien dans ce salon, dont les panneaux représentent les divinités allégoriques des beaux-arts… Et puis, ce sera un souvenir de notre voyage ! »


  1. Les cousins, les moustiques, etc.