Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/Notice

Alphonse Lemerre, éditeur (p. --xxviii).


CLAUDE VIGNON
PAR
JULES SIMON




J’ai connu Claude Vignon dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Elle était seule au monde, et essayait de se créer une situation par le talent et le travail. Nous étions tous attentifs à cette entreprise hardie. Elle réussit pleinement et promptement. Elle était à la fois écrivain et statuaire, ce qui lui constituait une originalité. Je ne sais pas si cette double vocation ne lui portait pas préjudice. On se persuada dans les premiers temps que c’était une artiste qui faisait des excursions dans le monde des lettres. On dit ensuite, quand il s’agit de l’apprécier comme sculpteur, que c’était une femme de lettres égarée dans le monde des arts. Nous avons tant de peine à reconnaître une supériorité, qu’il doit être, en vérité, bien difficile de nous en imposer deux.

Il parait certain qu’elle avait du talent comme statuaire. Ne vous étonnez pas qu’au lieu de dire mon avis, je me borne à constater celui des autres ; je crois bien avoir le droit de juger, mais je reconnais humblement que je n’ai pas celui d’exprimer mon jugement. J’admire, comme un autre, un buste de Guillaume ou un médaillon de Chaplain, mais je me garderai bien d’expliquer au public les causes de mon admiration. Il faut que chacun reste chez soi. Les principales œuvres de Claude Vignon sont à Paris ; tout le monde peut les voir et les juger, je me bornerai à en faire la nomenclature. Elle a fait la décoration de l’escalier qui conduisait autrefois à la bibliothèque du Louvre, et qui est à présent l’escalier d’honneur du ministère des finances ; le bas-relief de la fontaine Saint-Michel ; les quatre évangélistes du porche de l’église Saint-Denis-du-Saint-Sacrement ; trois groupes d’enfants du square Montholon ; le Pêcheur à l’épervier, qui est au musée du Louvre. Je dois citer aussi une Daphné, qui a figuré à l’Exposition universelle de 1867, le buste de Lafontaine, au musée de Château-Thierry, le buste de Jules Favre, à l’Académie, et le buste de Thiers, au musée de Marseille.

Cette liste, comme on voit, est assez longue ; elle contient plusieurs ouvrages remarquables. La sculpture a tenté les femmes de nos jours. Sans parler de Mlle Fauveau, nous avons encore, à Paris, une très grande dame qui mérite, par sa charité, la première place parmi les femmes du monde, et qui a droit aussi à en occuper une parmi les artistes. Et comment ne profiterais-je pas de cette occasion pour rappeler celle qui se cachait sous le nom de Marcello, et qui était l’amie de Cousin, de Thiers, du Père Gratry, de Montalembert, de tous ceux que retenaient autour d’elle les grâces de son esprit et la générosité de son cœur ? Elle m’a laissé le buste de Mignet, une de ses dernières œuvres, qui est à présent placé dans la salle des séances de l’Académie française.

Ce que je voyais surtout dans Claude Vignon, ce n’était pas l’artiste, c’était la femme de lettres, ou plutôt, c’était le journaliste, car elle le devint très rapidement. Elle fut chargée d’une des correspondances de l’Indépendance belge ; elle en devint, sous l’Empire, le correspondant politique et parlementaire, et elle a exercé cet emploi pendant vingt ans. Elle s’en acquittait avec beaucoup de facilité et de grâce, et avec un sens politique très sûr. L’Indépendance belge était alors en Europe, et même ici parmi nous, le principal organe de la France libérale. Les journaux de Paris étaient sans doute admirablement rédigés. Ils comptaient des rédacteurs tels que Prévost-Paradol, Émile de Girardin, Eugène Pelletan, Rigault, Weiss, Scherer ; mais ils étaient gouvernés par une loi plus dure que l’ancienne censure, et ne pouvaient ni discuter l’Empire, ni même le raconter. Quoique l’Indépendance ne pût pénétrer qu’avec la permission de la police, ses rédacteurs ne risquaient pas chaque jour leur liberté, comme les nôtres ; ils n’étaient pas à la merci d’un substitut ; elle disait quelquefois les choses ; elle les laissait souvent deviner ; c’était une source incomplète d’informations, mais c’était la seule.

Pendant cette période où nous nous suivions tous de l’œil comme les soldats d’une petite armée en campagne, je connus beaucoup Mme Claude Vignon. Je continuai à la voir, sous la République, après son mariage. Dans un de mes voyages à Marseille, elle accompagna gracieusement son mari, qui vint me chercher à la gare. Je leur rendis visite le lendemain dans une bastide qu’ils avaient louée sur la Corniche. Je me rappelle que je les enviais beaucoup. Ils étaient jeunes tous les deux ; elle était belle à ravir ; ils s’aimaient, ils avaient l’un et l’autre beaucoup de talent ; ils étaient accoutumés, par une dure et féconde expérience, aux luttes de la vie. Ils avaient là, devant eux, la plus belle vue du monde, et sur leurs têtes, le soleil resplendissant du Midi. Je ne sais si elle fut plus heureuse quand son mari arriva tout jeune encore au faîte du pouvoir et des honneurs. Je la perdis de vue alors ; je n’appartiens pas au monde officiel, et j’ai, moi aussi, dans Paris, ma bastide solitaire. On y vient, mais je n’en sors pas.

Je traite les livres comme les personnes. Il est bien rare que j’aille les chercher. Je ne fais guère d’exception que pour l’histoire. Je ne lis plus de romans nouveaux. À l’âge où l’on ne vit plus que par tolérance, on n’a ni le goût ni le droit de s’amuser ; il faut employer le plus utilement possible le peu de lumière qui reste encore avant l’éternelle nuit. S’il m’arrive de prendre un roman, je relis ceux de ma jeunesse, car je suis fidèle à mes vieux amis, et à mes vieux sentiments. J’aime à repasser par les anciens sentiers, et à me retrouver moi-même, au milieu de toutes ces reliques. Si je vous fais cette confession, c’est que je suis bien obligé de vous dire que je n’ai pas lu les romans de Claude Vignon à mesure qu’ils paraissaient, et (ce qui est peut-être plus grave dans la circonstance) que je n’ai pas lu les autres romans contemporains. Je dis que c’est plus grave, car les siens, je viens de les lire, je puis les raconter à présent ; mais, n’ayant pas lu les autres, je ne puis les comparer. Je ne suis qu’un intrus dans la littérature courante. C’est quand je m’aventure dans ce monde nouveau, que je sens la vieillesse. Mes forces ne sont pas diminuées, je le crois du moins ; mais je suis arriéré, je le reconnais, il faut être sincère. Si vous me parliez de musique, vous verriez que je recule jusqu’à Rossini. C’est bien plus grave pour les romans. Je ne sors guère de Walter Scott, de Balzac, de Dickens et de Tackeray. Et permettez-moi de vous dire, avec tout le respect que je dois aux romanciers, qu’ils durent moins que les musiciens et les poètes. Je ne connais pas de roman éternel, à moins que ce ne soit Don Quichotte, et Don Quichotte est une satyre. Et que parlé-je d’éternité ? J’ai vu naître et mourir Mme Cotin, Victor Ducange, Pigault-Lebrun, D’Arlincourt, Paul de Kock, Mérimée, Stendhal, Balzac, George Sand, sans parler des romans anglais et allemands. J’ai constaté avec étonnement qu’en cette matière, la mode a autant d’empire sur les enfants que sur les hommes. Les livres qui me charmaient il y a soixante-dix ans paraissent insipides à ma petite-fille, qui, je pense, n’a pas de parti pris en littérature.

Je déclare donc aussi haut que je le puis, avant de dire mon avis sur les romans de Claude Vignon, que mon avis n’a aucune importance. Vous ferez mieux de ne pas le lire, et je ferais mieux de ne pas l’écrire, et de me récuser pour la littérature comme je me suis récusé pour la sculpture. Ne m’objectez pas la Revue de famille. Je ne suis pas chargé de recevoir les romans qu’elle publie, mais seulement de rejeter ceux qui sont reçus, s’ils ne me paraissent pas d’une morale irréprochable. Oh ! sous le point de vue de la morale, les romans de Claude Vignon ne me laissent aucun scrupule. Élisabeth Verdier finit comme un livre d’édification. Mais, en fait de critique purement littéraire, je ne suis pas même un écolier de Sarcey, de Jules Lemaître ou de Brunetière. Je ne vous donnerai donc ici que les impressions d’un ignorant.

Je n’ai pas dessein de vous faire une énumération complète avec un bout d’appréciation sur chaque livre, et une théorie générale sur le système de l’auteur et le caractère de l’œuvre. Je n’en veux prendre que deux, pour en parler tout à mon aise. Je laisse Révoltée, Château-Gaillard et, dans les Drames ignorés, la Statue d’Apollon, qui pourtant m’attirait. Je laisse même l’Étrangère, roman pour lequel Claude Vignon avait une sorte de prédilection. C’est l’histoire d’une intrigante qui aspire à être la maîtresse de Napoléon III. Il y est question, par raccroc, de Thiers et de Gambetta. Thiers, Gambetta, Napoléon III sont des personnages dont je connais à peu près l’histoire, et je n’ai pas grand plaisir à les retrouver dans un roman. Ce n’est pas que le roman ne soit pas amusant ; il l’est. J’ai fait mon choix suivant mon goût, qui ne serait peut-être pas le vôtre, et je vais vous parler d’Elisabeth Verdier et de la Parisienne.

Il y a des romans à histoire compliquée : ceux d’Alexandre Dumas, où on trouve des péripéties à chaque page ; la Petite Dorrit, de Dickens ; la Foire aux Vanités, de Tackeray. Le plus grand nombre est bâti sur une toute petite histoire, et ne vit que par les descriptions et la peinture des caractères. L’histoire, dans la Parisienne, est peu de chose ; elle n’est rien. Celle d’Elisabeth Verdier est étrange et romanesque, et cependant elle n’est là que pour fournir à l’auteur l’occasion de soutenir une thèse philosophique. Claude Vignon, même dans ses romans d’aventure, ne conte pas pour conter.

Élisabeth Verdier est une Parisienne, riche et belle. Très belle, très riche, très Parisienne. Très jeune aussi, puisqu’elle se marie à dix-huit ans, et qu’elle a vingt ans ou vingt et un ans à l’époque où arrive son aventure. Pourquoi une fille dans cette situation, aimant le monde, et engouee de cette turlutaine qui hante plus ou moins le cerveau de toute Parisienne, qu’on ne peut vivre qu’à Paris, et que c’est à Paris seulement qu’on a du goût et de l’esprit, pourquoi cette fille a-t-elle épousé un négociant du Havre, qui a vingt ans de plus qu’elle ? Verdier n’est pas beau, sans être laid ; il n’est pas sot, sans avoir beaucoup d’esprit ; il est du monde, sans avoir cette fleur du monde parisien qui ne se trouve jamais qu’ici. Il est très riche, très considéré et très sage. C’est le roi du Havre, qui n’est pas un royaume à dédaigner. Son salon, le salon d’Élisabeth Verdier, transporté à Paris, y serait l’un des plus beaux. Tous les détails du service sont d’une perfection à faire envie aux plus grandes dames du monde. Il adore sa femme, et il a confiance en elle. Elle est à la fois souveraine et libre, deux qualités qui se trouvent rarement ensemble. Elle a tous les éléments du bonheur, mais elle est au Havre, et fût-elle dans le Paradis, elle s’y sentirait exilée. Elle a fait l’étourderie d’aller s’échouer là ; c’est ce qui n’embarrasse pas Claude Vignon, qui s’y connaît. Elle a pris le mari qu’on lui offrait, sans enthousiasme pour lui, et sans songer au lendemain. La plupart des femmes mariées trop jeunes ne savent ce quelles ont fait que trois ou quatre mois trop tard. Elisabeth tttt n’est pas irritée, elle n’est qu’ennuyée ; elle n’est pas dégoûtée de son mari ; il ne lui est pas même indifférent. Elle a pour lui une certaine affection calme, mêlée de beaucoup d’estime et d’une sorte de reconnaissance. Elle donne à sa maison de l’éclat ; elle ne lui donne pas d’agrément, parce qu’elle ne parvient pas à s’y plaire. Elle a trouvé, parmi les habitués de son mari, un Parisien qui n’est pas très beau, qui n’est pas très distingué, qui n’est pas un esprit de premier ordre, qui est pauvre d’ailleurs et né dans une loge de portier. Il s’appelle Chiffard, ce dont il rougit, et il sera baron avant de mourir, ce qui le rendra deux fois ridicule. Mais il est Parisien. Il l’est tout à fait. Cela suffit. La Parisienne ne voit que lui dans ses salons. Lui seul est de son monde, de son pays, de sa coterie. Elle blesse tous les Havrais sans s’en douter, en leur témoignant une certaine hauteur, cachée sous une politesse étudiée, et en n’ayant d’égards et de privautés que pour ce rédacteur d’un journal de sous-préfecture, aux gages des fonds secrets. Tout ce tableau est bien vivant, bien étudié dans ses demi-teintes. Ce qui n’est d’abord qu’une préférence devient presque subitement de la passion, sous l’empire de quelque contrariété ; et Elisabeth, pour ne pas se prêter à certaines comédies exigées par les usages, pour ne pas faire certaines gri- maces qui répugnent à sa nature franche, mais hautaine, prend tout à coup la résolution de quitter son mari, ses enfants, son immense fortune, et de se livrer à un paltoquet qui n’a pas le sou, qu’elle ne connaît que superficiellement, et dont elle n’a pas même étudié le caractère. Et prenez garde que ce n’est pas un enlèvement vulgaire qu’elle organise. Se faire enlever par son amant ! Se cacher quelque part pendant trois mois ! y être découverte par la police ! Paraître devant un tribunal, ou bénéficier de la clémence du mari, et vivre déshonorée dans les bas-fonds de la société après avoir brillé au sommet ! Ce n’est pas là ce qu’accepterait Elisabeth. Elle peut affronter la mort, mais non pas la honte. Ce qu’elle a imaginé, à elle toute seule, sans consulter son amant, c’est le dénouement de Roméo et Juliette. Elle entraine son mari et les invités de son mari à visiter, le soir, un transatlantique ; elle se penche imprudemment sur le bord ; elle tombe à l’eau. On la cherche vainement dans l’obscurité ; une heure se passe, on ne trouvera même pas le cadavre, que les flots ont sans doute emporté à la mer. Son mari est au désespoir, la ville est bouleversée ; on lui fait des funérailles superbes. Pendant ce temps-là, elle fuit vers Milan avec son amant, stupéfait et effrayé en même temps de son bonheur.

Ce qui est très surprenant dans cette première partie de notre histoire, c’est que cette femme renonce à tout, même à la possibilité de revivre, sans y être poussée ni par la haine pour ceux qu’elle abandonne, ni par un amour exalté pour celui à qui elle se livre. Je ne sais si un homme aurait osé raconter ce suicide, car c’en est un, sans l’expliquer par l’égarement de la haine et de l’amour. Il n’y a pas trace de haine pour le mari ; au contraire, même en le quittant, elle le ménage ; elle lui épargne la honte ; elle embrasse ses enfants une dernière fois ; la scène est jolie plutôt que touchante. Il y a de la tendresse, il n’y a pas de déchirement. D’autre part, l’amour est bien récent, et, dans le récit du moins, il est assez calme. En tous cas, il manque d’emportement. Elle prépare toutes choses elle-même dans le plus petit détail, sans rien oublier ; le moment venu, elle plaisante avec ses convives. L’amant n’est averti que par une lettre, quand le sacrifice est consommé. La lettre n’est ni brûlante, ni délirante. C’est presque le style d’une lettre d’affaire. Une femme a vu dans l’âme d’une femme ce grand résultat d’une petite cause, cette résolution si promptement prise, si mal motivée, accomplie avec tant de sang-froid, et dont les conséquences sont si terribles. Un homme se serait donné bien de la peine pour expliquer tout cela. Il aurait tout exagéré, et il ne se serait pas cru, en dépit de ses exagérations, à l’abri du reproche d’invraisemblance. Mais ici l’auteur sait ce qu’il dit ; il dit ce qu’il veut, et il dit peut-être le secret de certains actes que nous n’arrivons jamais à comprendre, nous autres, parce que nous avons l’infériorité d’avoir du bon sens et de la réflexion.

À Milan, les deux fugitifs ont une lune de miel qui dure dix-huit mois ; tout autant. L’auteur ne raconte pas cette histoire heureuse. Il s’attarde un peu à décrire le jardin et la toilette d’Élisabeth. Mais il n’a pas de description pour l’état de son âme, qui est toute au ravissement. Le monde évanoui, abandonné, perdu, ne la visite pas, dans ce long sommeil. Elle n’a pas même un souvenir pour les enfants.

C’est au milieu de la seconde année qu’elle sent, comme par instinct, une diminution dans son bonheur. Qu’est-ce ? Elle ne saurait le dire. Les soins sont les mêmes, la tendresse est la même ; pourtant il y a une diminution ; elle le sent, avec sa perspicacité de femme, et elle a la maladresse de le lui apprendre. Peu à peu, le changement se manifeste par une série de petits faits, si petits, que l’homme ne les verrait pas, si la femme, acharnée en quelque sorte contre elle-même, ne prenait pas le soin funeste de le lui montrer. Elle fait tant, par amour pour lui, qu’un beau jour il l’abandonne. Il l’aime encore, comme il peut aimer ; mais cet amour est devenu pour ses ambitions un obstacle. Il part, comme un lâche, sans l’avertir, en écrivant une lettre qui n’annonce qu’une absence, mais qui au fond est une rupture. Il la fait porter par un ami, et cet ami voudrait devenir un amant. Le sait-il ? Je ne crois pas qu’il le sache, car ce n’est pas le dernier des misérables ; il ne l’ignore pas non plus ; il le soupçonne, et il passe outre. Il dira, si son ami le remplace, qu’il a été indignement trompé par elle et par lui. Il arrivera peut-être à le croire. Il a soin, en attendant, de ne pas voir clair au fond de son âme. Il se rend à Paris, avec l’arrière-pensée d’être délivré d’un lourd fardeau, et l’espoir de tirer parti de la révolution de Février, qui vient d’éclater. Souvenez-vous à ce propos qu’il était à Milan, comme il avait été au Havre, aux ordres du gouvernement déchu. Cela ne le préoccupe qu’à un seul point de vue : il craint qu’on ne le sache. Que dites-vous du portrait ? Il n’est pas exagéré, il est ressemblant. Il n’est pas accompagné de déclamations et d’invectives. Il n’est pas fait sous forme descriptive, il ressort du récit tout simple ment. C’est un morceau achevé. Regardons à présent la victime.

Mais ici permettez-moi d’introduire un troi- sième personnage dont le rôle va devenir très important ; c’est Rosine.

Rosine est l’amie de cœur d’Élisabeth. Elles ont été élevées ensemble ; elles ont l’une pour l’autre cette amitié enthousiaste des jeunes filles, qui amuse leur cœur pendant les premières années de l’adolescence, et se continue quelquefois, même quand ce cœur a été envahi par l’amour. Rosine ne s’est pas laissé marier comme Élisabeth. Elle a choisi. On ne dit pas si l’objet de son choix est l’homme qu’elle aimait le plus, mais c’est certainement celui qui lui paraissait le plus en état de satisfaire sa vanité et son goût pour le plaisir. Elle est à Paris, bien entendu. C’est elle qui, la première, a expliqué à son amie combien on était malheureuse d’être au Havre. Ses lettres d’alors, on nous en cite plusieurs, sont aimables, affectueuses, sensées ; on ne tombe pas dans le piège vulgaire de la présenter comme une personne ouvertement vicieuse, comme une tentatrice. De l’amant, quand il commence à poindre dans les lettres d’Élisabeth, Rosine ne dit qu’un mot, comme en passant : « Tu l’aimes, ou tu l’aimeras. » Ce mot négligemment jeté apprend à Élisabeth son propre secret. Il précipite certainement la catastrophe. Élisabeth, après ce qu’il faut bien appeler son crime, car c’en est un, et des plus grands, n’écrit point à son amie. Elle n’écrit à personne. Comment écrirait-elle ? Comme elle n’a pas eu de confident avant, elle n’en a pas après ; elle ne peut pas en avoir. Rosine l’a pleurée, et elle l’a presque oubliée quand, un an après sa mort, elle reçoit une lettre d’elle, datée de Milan. Cette lettre est une confidence entière. Que pensez-vous de Rosine au moment où elle reçoit cette lettre d’outre-tombe ? Elle éprouve sans doute une grande joie. Elle le croit, du moins, et, en y réfléchissant, elle se demande si cette grande joie n’est pas accompagnée d’une grande tristesse. Est-ce la joie qui domine ? est-ce la tristesse ? Elle n’arrive pas à le démêler. Telles sont les incertitudes de la conscience humaine, que nous ne savons pas nous-mêmes si telle sensation est un plaisir ou une douleur, si tel sentiment est une joie ou une peine. Ce qui surnage chez Rosine après le tumulte du premier moment, c’est la crainte d’être appelée au se cours par cette revenante, et de se trouver impliquée dans cette histoire redoutable. Elle se demande si elle répondra ? si elle brûlera la lettre ? Elle ne cherche pas quel est le parti le plus humain, mais quel est le plus sûr. Après quelques jours, elle se résout à répondre. Elle prend, dans sa lettre, ses précautions ; mais elle les cache, ou elle s’efforce de les cacher. Elle est d’ailleurs clairvoyante comme toujours, et, cette fois encore, c’est elle qui dé- couvre à Élisabeth son secret : « Tu sens le besoin d’une confidente, donc il y a une diminution dans ton bonheur : » Avec ce seul mot, elle éveille la jalousie, et la jalousie une fois éveillée, adieu la maîtresse riante et charmante. Elle est remplacée par la femme passionnée, inquiète, exigeante. L’amour orageux succède à l’amour paisible ; et comment cet ambitieux sans cœur s’accommoderait-il d’un amour qui devient un envahissement et une tempête ? Il part, il se débarrasse, et il envoie le comte Memmi, pour la sauver du désespoir et de la misère, et pour se sauver lui-même des chances d’un retour.

Mais cette femme qui a commis un crime est incapable d’une bassesse. Elle s’est donnée une fois, troublée peut-être par la redoutable et détestable doctrine qui regarde la passion comme l’excuse et la glorification de la faute. Elle se révolte à l’idée de se donner deux fois, et d’accepter un protecteur. Une femme qui n’aurait jamais failli ne serait pas plus indignée. Elle a beaucoup réfléchi depuis dix-huit mois. Elle n’a pas un regret pour sa fortune perdue, mais elle sent sa déchéance à plusieurs indices, et elle en souffre profondément. Elle aime encore, son amour s’est augmenté par la possession, au lieu de décroître. Elle ne regrette pas ce qu’elle a fait ; elle n’a pas encore appris à se juger et à se condamner. Mais elle n’a pas appris non plus à déchoir ; c’est bien la femme qui a simulé la mort plutôt que d’avoir à rougir de l’adultère ; celle qui disait, au Havre, le dernier jour : Tout plutôt que la honte.

À peine a-t-elle reçu la lettre d’Armand, — c’est son amant, — et chassé le comte Memmi, qu’elle part pour Paris sans réflexion, comme toujours. Il s’agit d’abord de s’enfuir. On verra ensuite si on peut vivre. Elle tombe à Paris en pleine solitude et en pleine misère. L’auteur, par des péripéties que je n’ai pas à vous raconter, lui fait toucher du doigt l’infamie d’Armand, celle de Memmi, et celle de Rosine ; de Rosine, la grande dame impeccable et inexorable, qui règne dans son salon et dans les salons parisiens, autant au nom de la morale qu’au nom de ses grâces et de sa beauté ; courtisane par le cœur, ne croyant ni à la probité des hommes, ni à l’honnêteté des femmes, adonnée secrètement à tous les vices, et dont l’habileté consiste à cacher ses débordements sous le masque de la vertu.

Ici commence la troisième partie du livre, la conclusion, qui est d’un effet saisissant. Armand est devenu un grand personnage ; député, baron et riche. Rosine est en même temps la reine des élégances et la patronne de toutes les bonnes œuvres. Élisabeth s’est faite sous-maîtresse pour gagner sa vie. Elle a son pain, et huit cents francs de traitement, j’allais dire huit cents francs de gages. Au moment où elle commence cette rude vie, le sort, si inclément pour elle depuis sa faute, semble tout aplanir devant elle. Celui qui l’a abandonnée une première fois à Milan, quand il s’est enfui pour aller chercher fortune à Paris, une seconde fois à Paris, quand il était dans tout l’enivrement de son ambition et de ses plaisirs, se reprend d’amour pour elle en la voyant si forte contre l’adversité et si hautaine pour les hypocrisies et les bassesses du monde. La mort de son mari, qui survient au même moment, la laisse libre de contracter une union qui, si elle ne peut plus lui donner le bonheur, la replacerait au moins à son rang dans la société. Rosine ne manque pas de lui conseiller le mariage ; mais en ajoutant qu’après tout, si elle est trop fière pour se marier sans amour et si elle méprise les absurdes préjugés du monde, il ne manque pas de moyens, en dehors du mariage, pour être riche et heureuse, sinon honorée. Ces insinuations lui font horreur ; plus que cela, elles lui inspirent du dégoût. Cette âme a été troublée par une grande passion ; elle ne veut pas, elle ne peut pas être avilie. Elle a trouvé enfin sa voie, qui est l’action et la bonté. Elle sera la sœur ou la mère des orphelines. Elle accepte cette vie d’expiation et de sacrifice ; elle devient la bienfaitrice des pauvres ; elle fonde, avec rien, un ouvroir où elle élève des orphelines. Elle meurt à la peine ; elle n’a que le convoi du pauvre. Ni l’homme qui l’a délaissée, ni la femme qui a essayé de la dépraver, ne suivent son cercueil. Ils ont l’un et l’autre leur nom et leur réputation à garder.

Tout cela est raconté dans un style simple, courant, facile, qui est excellent parce qu’il ne fait pas penser à lui. On est comme saisi par l’histoire de la première soirée passée dans l’hôtel d’Élisabeth. L’auteur ne s’arrête pas à faire la description des chrysanthèmes ; il ne se perd pas en longues conversations ; il ne fait pas d’analyses psychologiques pour montrer la profondeur de son génie. Il ne lui arrive même pas d’exposer et de développer sa thèse. Il ne la rappelle jamais, et on n’est pas un moment sans y penser. Il ne dit, dans chaque situation, que ce qui est nécessaire à la clarté et à l’attrait du récit. On se trouve peu à peu initié avec les caractères ; mais on les connaît parce qu’on les a vus agir. Le lecteur voit se développer le roman, comme il voit se développer autour de lui les scènes du monde réel, sans être harcelé par un démonstrateur qui le dispense de réfléchir et de juger. Je connais tout ce qui se passe dans l’âme d’Élisabeth ; j’assiste au développement de cette fierté implacable, qui commence par un crime et finit par un dévouement héroïque. Je dois un gré infini à l’auteur de ne m’en avoir fait ni l’analyse ni le panégyrique. Je reconnais que c’est une poétique toute différente de celle qui nous a donné Une Tempête sous un Crâne et Le dernier Jour d’un Condamné ; mais à côté des plus sublimes efforts du génie, on peut apprécier et goûter le charme d’une diction aisée, rapide, qui met précisément tout son art à ne jamais laisser apercevoir l’effort, et à briller surtout par les deux grandes qualités de l’esprit français : le bon sens et la clarté.

Je voudrais maintenant, et je devrais, pour suivre mon dessein, analyser la Parisienne. Mais l’analyse sera bientôt faite, puisque l’histoire n’est rien, je vous en ai avertis. Je la résumerai en deux mots. C’est un petit ménage honnête, qui a un fils et une fille. Le fils arrive à être docteur en droit, sans que son père, l’heureux possesseur d’un revenu de quatre mille cinq cents francs, ait fait un sou de dettes. Il a un ami, qu’il introduit chez ses parents. L’ami devient amoureux de la sœur ; c’est dans l’ordre de tous les romans. Cet amoureux a un père, qui est avoué à Senlis ; et ce père, vous le saviez d’avance, veut le marier richement. Mais le fils résiste ; il épouse sa bien-aimée. Et que croyez-vous qu’il sorte de là ? Une chaumière et son cœur ? Pas du tout. Le jeune homme est plein de talent ; il est admirablement secondé par sa femme ; les femmes, chez notre auteur, font souvent la fortune et même le talent de leur mari ; il devient le plus grand avocat de Senlis et son député. Tout lui sourit ; il sera ministre. Dans cet heureux roman, être ministre est un des bonheurs de la vie. Il arrive alors à notre député une chose bête, dit l’auteur ; et cette chose bête, c’est une pleurésie, qui l’emporte.

La Parisienne a deux partis à prendre : ou renoncer à un bien, acheté par son mari à fonds perdu et pour lequel il a payé de son vivant quarante mille francs, et se réfugier chez son beau-père qui ne l’aime pas ; ou tenter de gagner assez pour vivre seule, élever son fils, et payer les arrérages de la rente. Le premier parti est navrant et sage ; le second est héroïque et absurde. Tout autre que Claude Vignon en reconnaîtrait l’absurdité ; mais Claude Vignon a ses raisons pour ne pas penser ainsi. Elle donne à la Parisienne le courage, l’activité et le talent que Claude Vignon a déployés dans une position toute semblable, et elle lui donne aussi le succès qui a couronné les efforts de Claude Vignon. Vous dites que cela n’est pas invraisemblable dans le roman, puisque cela a été vrai dans la vie. Mais c’est une erreur complète ! En fait d’art, il n’y a de vrai que le vraisemblable. J’aime tout ce tableau de la Parisienne. Et pourtant, que voulez-vous ? il s’y rencontre quelques taches. Ce ménage d’un sous-chef de bureau qui, avec quatre mille cinq cents francs par an pour toute ressource, élève ses enfants, refuse une bourse pour son fils, le conduit jusqu’au doctorat, occupe un appartement convenable, et même, dit l’auteur, relativement élégant, mène parfois sa famille au spectacle, et reçoit assez souvent ses amis à dîner, ce ménage extraordinaire ne rappelle que de bien loin les chefs de bureau de Balzac, dont la vie se consume tristement à résoudre le problème dont le père de la Parisienne ne fait qu’un jeu. On dirait que Claude Vignon ne sait pas ce que c’est qu’un budget et n’a jamais été obligée de surveiller le sien. Je passe légèrement sur ce premier reproche ; et même, entre nous, quoi que je donne raison à Balzac, comme calcul, je donne raison à Claude Vignon, comme effet moral. La baguette magique qui opère le miracle de la rue Serpente est la belle humeur. Avec la belle humeur on triomphe de tout, et même de la pauvreté. J’ai un second grief plus grave, et je l’élève contre le député de Sentis, le mari de la Parisienne. Il veut être ministre, je le lui pardonne ; mais pour le devenir, n’ayant aucune fortune et ne pouvant se montrer généreux de son propre bien, il rend des services aux dépens du gouvernement. Il obtient pour l’un une place de percepteur ; pour l’autre, une place de sous-préfet. L’auteur a bien l’air d’oublier que cela se passe sous la république. Est-ce qu’il y a des faveurs sous la république ? Il n’y en a pas, et il ne peut pas y en avoir. Il y a des concours, des examens et des conditions. Les places sont toujours données aux plus capables et aux plus méritants. Si un député s’avise de demander une place pour un protégé comme cela se faisait couramment sous l’Empire, il est immédiatement conduit, par le ministre lui-même, chez M. Floquet, qui le défère à la haute-cour de justice.

À part ces deux taches, l’erreur sur le budget et l’erreur sur les nouvelles mœurs républicaines, je trouve le roman de la Parisienne amusant et fortifiant. C’est un bon spectacle à nous donner que cette femme aux prises avec la misère, et qui vient à bout de se sauver, elle et son enfant, à force de courage, de travail et d’économie. On fait tous les jours des miracles en ce genre. Quand même on n’en ferait pas, il serait bon d’en supposer dans les romans, pour nous faire venir l’eau à la bouche. Mais on en fait ; et, à présent que j’y réfléchis, je sais presque gré à Claude Vignon de s’être trompée sur ce qu’on peut tirer de quatre mille cinq cents francs. Il y a une façon de prendre la vie qui non seulement l’améliore, mais rend possibles les choses impossibles. Je prends pour exemple le service militaire, et mon excuse pour faire ce choix, c’est qu’on a publié une œuvre posthume de Claude Vignon : Soldat ! dont la morale est la même que celle de la Parisienne. Voilà deux jeunes gens qui partent du logis paternel pour passer un an à la caserne. L’un a larmoyé pendant un mois avec sa mère ; il a le cœur gros ; il se trouve mal fagotté dans son uniforme ; ce gros drap le démange, ces souliers lui déchirent le pied, cette musette lui donne l’air d’un mendiant. Il ne peut souffrir l’odeur et la promiscuité de cette chambrée. On l’a obligé de balayer l’escalier. Un an ! il faudra recommencer la même chose tous les jours pendant un an. Ce garçon-là est vraiment à plaindre.

L’autre se dit qu’il a évité l’ancien écueil du collège, qui est l’effémination et l’hébétement. Il a appris le latin et les mathématiques, mais cela ne l’a pas empêché de se signaler au racing club, de monter à cheval, et d’être d’une jolie force à l’escrime. Quand il assiste, au Théâtre-Français, à une représentation du Malade imaginaire, la scène de Thomas Diafoirus perché sur sa chaise comme un benêt ne le fait pas rougir. Il est curieux de savoir s’il y aura dans sa classe beaucoup de garçons aussi délurés que lui. Il le souhaite pour l’honneur du drapeau, qui ne doit pas être tenu par des clampins. Il a déjà paradé dans quelques bals, à demi amusé, à demi ennuyé, et il se demande ce que diraient ses danseuses, si elles le voyaient porter sa charge de bois sur une civière. « Elles se moqueraient de moi, dit-il, si ce sont des mijaurées ; et si ce sont de braves files républicaines, elles se diraient que je sers mon pays comme tous mes camarades, et que je ne rechigne pas plus à la besogne que je ne rechignerai au péril. » Avec ce bon caractère il est le boute-en-train de la compagnie. Tout le monde l’aime, tout le monde l’appelle dans les occasions. Il aide les autres à passer le temps gaîment, et il arrive au bout de son année sans avoir eu un moment d’ennui ou de dégoût. Il sort de la caserne avec un surcroît de force et de bonne humeur, et quinze jours après il est remis à l’étude avec un entrain nouveau. La mauvaise chance aura beaucoup à faire pour s’emparer de celui-là. Il porte en lui son propre bonheur.

Disons, mes amis, de toute la vie, ce que je viens de dire du régiment ; et sachons gré à Claude Vignon, qui a été vaillante dans sa vie et dans ses œuvres, de nous prêcher la bonne humeur et le courage. La Parisienne de Claude Vignon n’est pas cette mièvre créature qui ne pense qu’à ses chiffons et à ce qu’il lui plaît d’appeler les devoirs du monde. C’est la femme que nous avons vue pendant le siège, envoyant son fils et son mari aux remparts, faisant la queue deux heures, avec les pieds dans la neige, pour attendre la ration insuffisante qui empêche sa famille de mourir de faim, et passant le reste de son temps dans les ambulances à faire le métier de sœur de charité.


JULES SIMON.




Ce volume est composé de la Préface des Récits de la Vie Réelle, — lettre à M. Hetzel qui est une sorte de profession de foi littéraire, — et de quatre nouvelles : Un Accident, — Paradis perdu, — La Statue d’Apollon et L’Exemple.