Œuvres de Claude Vignon — Nouvelles/À M. Hetzel

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 1-8).


PRÉFACE


DES


RÉCITS DE LA VIE RÉELLE




LETTRE À M. HETZEL


PRÉFACE

DES

RÉCITS DE LA VIE RÉELLE




À M. HETZEL


Voici, monsieur, quelques nouvelles que j’ai écrites à mes heures, lentement, et avec amour, comme un artiste qui caresse son œuvre. Les sujets en sont simples ; j’ai pris ce que la nature m’a donné, sans chercher plus loin. Je ne veux ni dramatiser les situations que le hasard me montre, ni grandir mes types, ni forcer le cri de la passion ou de la douleur ; partout je cherche la note juste, l’expression de la vie elle-même ; et le succès que j’ambitionne, c’est de l’avoir quelquefois rencontrée.

Quoi de plus dramatique souvent que la vérité ? Quoi de plus saisissant que l’écho ou le reflet de la vie palpitante ? Le suprême but de l’art n’est-il pas de la reproduire ? Il a pu vous arriver, comme à moi, de rester plus frappé d’un fait divers que d’un long roman. — C’est qu’à travers les phrases stéréotypées du rédacteur vous aviez senti vibrer les cordes de la vie. Alors, vous vous preniez à rêver longuement, à questionner l’inconnu pour deviner les causes d’un assassinat ou d’un suicide. L’éloquence ne serait-elle pas l’art de faire penser, tout autant que celui de bien dire ?

La plupart de ces histoires sont vraies ; à peine en ai-je transporté la scène d’un lieu à un autre. Quant aux personnages et aux faits, je me suis bornée à les accommoder de manière à ne pas blesser les lois de la délicatesse. Je n’aime point cette mode indiscrète qui, pour mieux arriver au succès, cherche d’abord le scandale, et n’hésite pas à déchirer le voile du foyer, toutes les fois qu’il doit en résulter quelque éclat.

J’intitule le volume : Récits de la Vie réelle. Ce titre, emprunté à cette langue moderne qui torture bien souvent les mots par des accouplements bizarres en leur donnant un sens nouveau, est le meilleur qui me soit venu pour réunir ces simples relations de faits vrais.

N’allez pas croire cependant, je vous prie, que je veuille arborer le drapeau de l’école qu’on est convenu d’appeler réaliste. Cette école a, je ne sais pourquoi, pris à tâche de ne peindre que le côté mauvais, triste ou petit de la nature. Comme si la bonté, le dévouement, la vertu, n’avaient point aussi leur réalité !

Autrefois, on faisait des romans dont les héros impossibles paraissaient marcher sur les nuages, tant ils étaient au-dessus de l’humanité. Aujourd’hui, on cherche, pour les peindre, les types les plus vulgaires ou les plus ignobles. On fait des livres prodigieux qui semblent comme une photographie de la nature même, et ne touchent cependant aucune des cordes nobles du cœur, et ne présentent pas un seul personnage, je ne dirai pas admirable, mais seulement estimable.

Ces livres, si vrais en apparence, sont pourtant essentiellement faux quant au fond, parce qu’ils ne peignent qu’un côté de la réalité : ce côté mauvais dont je vous parlais tout à l’heure.

Allons ! si l’humanité était ce que nous la représentent, avec plus ou moins de talent, ces écrivains, il faudrait que Dieu envoyât un second déluge pour en purger la terre ! — Mais non ; la vérité, c’est que dans le cœur humain se mêlent en diverses proportions les instincts nobles et ignobles, les sentiments purs et pervers. L’homme est à la fois ange et animal : il ne faut pas faire si bon marché de l’ange.

Je ne prêche point, monsieur ; mais je voudrais que toutes les œuvres de l’esprit fussent marquées au coin de la moralité. Par moralité, j’entends l’ensemble des idées et des sentiments qui font triompher le dévouement de l’égoïsme et l’honneur de l’intérêt.

J’appelle un mauvais livre celui qui abaisse l’âme, qui la rapetisse et remue les instincts impurs, haineux, égoïstes ou bas qui gisent comme une lie au fond du cœur humain, bien plus encore que celui qui étale à l’imagination des peintures trop libres. Or, un mauvais livre est une mauvaise action dont la conscience de l’auteur devra répondre devant un tribunal plus haut que la cour d’assises.

Un pauvre fou que j’ai connu disait à un peintre de ses amis : « Je t’en prie, je t’en conjure, fais des bras, des jambes, des torses, des fleurs et des paysages, mais ne fais pas de têtes !… Car, lorsque tu fais une tête, tu crées un type qui se réalisera, et cet être imparfait, ta création, tu seras obligé dans un autre monde de le racheter comme le Christ nous a rachetés. »

Ah ! Gavarni, Daumier, Cham, Grandville ! si vous étiez obligés de répondre devant le Juge éternel des fantasques jeux de vos crayons, de combien de lutins charmants ou grotesques il vous faudrait racheter les malices, les coquetteries ou les balourdises ?…

Je les vois passer en longues farandoles, les enfants terribles et les fleurs animées, les collégiens en vacance et les bourgeois imbéciles, les animaux peints par eux-mêmes et les partageuses…

Mais ne pourrait-on pas dire que l’écrivain qui lance un type dans le domaine de l’idéal est responsable des pensées qu’il aura fait naître, et des copies qui se formeront sur ses modèles ?…

Si l’on, creusait bien cette pensée, on n’oserait plus rien écrire.

Ma préface, monsieur, devient bien ambitieuse pour de pauvres contes qui ne prétendent point du tout à réformer la littérature. Aussi, je m’arrête. Puissent ces récits ne m’être imputés à crime ni dans ce monde ni dans l’autre, et permettez-moi de vous présenter bien humblement mes héros, Anna Bontemps, Adrien Malaret, Lucrezia, madame d’Allibert, Louise Perrinet, Édouard et Mariette, Nicette et François, comme de pauvres humains, plus faibles que coupables, bons quelquefois, aveugles souvent, battus par les passions qui assaillent le cœur de l’homme comme les flots par la tempête, et courant à travers les luttes de la vie à la poursuite du bonheur[1].

La Spouze, septembre 1858.

  1. Aucune de ces nouvelles, qui composent les Récits de la Vie réelle, n’est reproduite ici.