Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre V

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 22-26).

CHAPITRE V.


Partement de Tadouſac pour aller au Sault, la deſcription des iſles du Lieure, du Coudre, d’Orléans, de pluſieurs autres iſles de noſtre arriuée à Quebec.



LE mercredy, dix-huictieſme iour de Iuin, nous partiſmes de Tadouſac, pour aller au Sault[1]. Nous paſſaſmes prés d’vne iſle qui s’appelle L’Iſle au Lieure[2] qui peut eſtre à deux lieuës de la terre de la bande du Nort, & à quelques ſept lieuës dudict Tadouſac, & à cinq lieuës[3] de la terre du Su.

De l’Iſle au Lieure, nous rangeaſmes la coſte du Nort enuiron demye lieuë[4], iuſques à vne poincte qui aduance à la mer, où il faut prendre plus au large. Laditte poincte eſt à vne lieuë d’vne iſle qui s’appelle l’Iſle au Coudre, qui peut tenir enuiron deux lieuës de large, & de laditte iſle à la terre du Nort, il y a vne lieuë. Laditte iſle eſt quelque peu vnie, venant en amoindriſſant par les deux bouts ; au bout de l’Oueſt, il y a des prairies[5] & poinctes de rochers qui aduancent quelque peu dans la riuiere. Laditte iſle eſt quelque peu agreable pour les bois qui l’enuironnent. Il y a force ardoiſe, & la terre quelque peu graueleuſe ; au bout de laquelle il y a vn rocher qui aduance à la mer enuiron demye lieuë. Nous paſſaſmes au Nort de laditte iſle, diſtante de l’Iſle au Lieure de douze lieuës.

Le ieudy ſuyuant, nous en partiſmes, & vinſmes mouiller l’ancre à vne anſe dangereuſe du coſté du Nort, où il y a quelques prairies & vne petite riuiere[6] où les ſauuages cabannent quelques-fois. Cedict iour, rangeant touſiours laditte coſte du Nort iuſques à vn lieu où nous relaſchaſmes pour les vents qui nous eſtoient contraires, où il y auoit force rochers & lieux fort dangereux, nous fuſmes trois iours en attendant le beau temps. Toute ceſte coſte n’eſt que montaignes tant du coſté du Su, que du coſté du Nort, la pluſpart reſſemblant à celle du Saguenay. Le dimanche, vingt-deuxieſme iour dudict mois, nous en partiſmes pour aller à l’iſle d’Orleans[7], où il y a quantité d’iſles à la bande du Su, lesquelles ſont baſſes & couuertes d’arbres, ſemblans eſtre fort agreables, contenans (ſelon ce que i’ay pû iuger) les vnes deux lieuës & vne lieuë, & autres demye ; autour de ces iſles ce ne ſont que rochers & baſſes fort dangereux à paſſer, & ſont elloignées quelques deux lieuës de la grand’terre du Su. Et de là, vinſmes ranger à l’iſle d’Orleans, du coſté du Su. Elle eſt à vne lieuë de la terre du Nord, fort plaiſante & vnie, contenant de long huict lieuës[8]. Le coſté de la terre du Su eſt terre baſſe, quelques deux lieuës auant en terre ; leſdittes terres commencent à eſtre baſſes à l’endroict de laditte iſle, qui peut eſtre à deux lieuës de la terre du Su. A paſſer du coſté du Nort, il y faict fort dangereux pour les bancs de fables, rochers qui ſont entre laditte iſle & la grand’terre, & aſſeiche preſque toute de baſſe mer. Au bout de laditte iſle, ie vy vn torrent d’eau[9], qui deſbordoit de deſſus vne grande montaigne[10] de laditte riuiere de Canadas, & deſſus laditte montaigne eſt terre vnie & plaiſante à veoir, bien que dedans leſdittes terres l’on voit de hauſtes montaignes, qui peuuent eſtre à quelques vingt ou vingt-cinq lieuës dans les terres[11], qui ſont proches du premier ſault du Saguenay.

Nous vinſmes mouiller l’ancre à Quebec[12], qui eſt vn deſtroict de laditte riuiere de Canadas, qui a quelque trois cens pas de large[13]. Il y a à ce deſtroict, du coſté du Nort, vne montaigne aſſez haulte, qui va en abaiſſant des deux coſtez ; tout le reſte eſt pays vny & beau, où il y a de bonnes terres pleines d’arbres, comme cheſnes, cyprés, boulles, ſapins & trembles, & autres arbres fruictiers ſauuages, & vignes ; qui faict qu’à mon opinion, ſi elles eſtoient cultiuées, elles ſeroient bonnes comme les noſtres. Il y a, le long de la coſte dudict Quebec, des diamants dans des rochers d’ardoyfe, qui ſont meilleurs que ceux d’Alençon. Dudict Quebec iuſques à l’iſle au Coudre, il y a 29. lieuës[14].



  1. Le saut Saint-Louis.
  2. Cette île fut ainsi appelée par Jacques Cartier, parce que, à son retour en 1536, il y trouva quantité de lièvres. Elle porte encore le même nom aujourd’hui.
  3. Environ deux lieues et demie. La côte du sud, beaucoup moins élevée que celle du nord, paraît être à une bien plus grande distance qu’elle n’est réellemens.
  4. Par ce qui suit, on voit qu’il faut lire ici dix ou douze lieues : car cette pointe, qui avance à la mer et qui est à une lieue, ou un peu plus, de l’île aux Coudres, ne peut être que le cap aux Oies.
  5. Cette partie de l’ile s’appelle encore aujourd’hui les Prairies.
  6. La Petite-Rivière a toujours gardé son nom depuis.
  7. Cette île, suivant Thévet (Grand Insulaire), était appelée par les sauvages Minigo (peut-être Ouinigo, de l’Algonquin Ouindigo, ensorcelé). « I’auois oublié à vous dire, que vne iſle nommée des françoys Orleans & des ſauuages Minigo, eſt l’endroit où la riviere eſt la plus eſtroicte… L’iſle de Minigo ſert de retraite au peuple de ce pays, pour ſe retirer lorſqu’ils ſont pourſuivis de leurs ennemis… Les François, » ajoute-t-il plus loin, « la nommèrent Iſle d’Orleans, en l’honneur d’vn fils de France, qui lors vivoit, & ſe nommoit lors de Valois, Duc D’orleans, fils de ce grand Roy Françoys de Valois, premier du nom. » Si ce nom d’Orleans remonte, comme l’affirme Thévet, à un fils de François I, ce ne peut être que Henri II, qui porta le titre de Duc d’Orleans jusqu’à la mort de son frère aîné François, c’est-à-dire, jusqu’à l’année 1536 : car, cette année-là même, Jacques Cartier, en retournant de son second voyage, dit « vinſmes poſer au bas de l’iſle d’Orleans, environ douze lieues de Saincte Croix. » Il faut donc supposer, ou bien que le nom de Bacchus, donné à cette île par Cartier lui-même l’automne précédent, aura été changé pendant l’hiver que les Français passèrent ici, ou bien que cette île avait déjà reçu son nom de quelque voyageur inconnu ; ce qui n’est guère probable, puisque alors Cartier, qui devait le savoir aussi bien en remontant le fleuve qu’en descendant, ne pouvait, sans inconvenance, substituer un nom assez indifférent en lui-même, à celui d’un fils de France, du fils de son bienfaiteur.
  8. Sept lieues.
  9. L’auteur donna plus tard à ce torrent d’eau le nom de Montmorency, qu’il porte encore aujourd’hui. Dans la carte des environs de Québec qu’il publia en 1613, il l’appelle « le grand ſault de Montmorency.» Dans l’édition de 1632, il ajoute : « Que i’ay nommé le ſault de Montmorency. »
  10. C’est-à-dire, un côteau très-escarpé, haut d’environ 300 pieds.
  11. Ces montagnes, qui forment la chaîne des Laurentides, ne sont pas aussi éloignées ; mais elles s’étendent en effet jusqu’au bassin du Saguenay.
  12. C’est ici la première fois que l’on rencontre le nom de Québec, pour désigner ce que Jacques Cartier appelle tantôt Stadaconé, tantôt Canada. Tous ces noms, sans se contredire ou s’exclure, expriment, suivant la langue et le génie des sauvages, comme une nuance particulière du tableau pittoresque que présente le site de Québec. Stadaconé était bâti sur l’aile que forme la pointe du cap aux Diamants ; or, suivant Mgr Laflèche, stadaconé, dans le dialecte cris ou algonquin, veut dire aile, quoique d’autres linguistes prétendent reconnaître dans ce mot une origine huronne (voir Hist. de la Colonie Française en Canada, I, 532, note **). Le mot Canada, dont Cartier nous donne lui-même la signification (« ils appellent une ville canada »), semble avoir désigné l’importance relative que devait avoir Stadaconé par l’avantage même de sa position. Enfin, il est naturel de supposer que les sauvages, après la disparition ou le déplacement de Stadaconé, n’aient pas trouvé, pour désigner le même lieu, d’expression plus juste que celle de Kébec ou Québec, qui veut dire, comme le remarque ici Champlain, détroit, rétrécissement, et même quelque chose de plus expressif, c’est bouché. Ce passage resserré entre deux côtes escarpées, est peut-être ce qui frappe davantage le voyageur qui remonte le Saint-Laurent, jusque là si large et si majestueux. Or les sauvages du bas du fleuve, et les Micmacs en particulier, se servent encore actuellement du même mot kebec, pour signifier un lieu où l’eau se rétrécit ou se referme. Inutile de réfuter ici les opinions plus ou moins ingénieuses, qui veulent trouver l’origine du nom de Québec dans l’exclamation d’un matelot normand, quel bec ! c’est-à-dire, quel cap ! ou dans les armes de certain comte ou seigneur de Normandie. En face de toutes ces suppositions, il y a toujours les témoignages imposants de Champlain et de Lescarbot, qui affirment que ce mot est sauvage. (Voir le Cours d’Histoire de M. Ferland, I, 90, note 3.)
  13. Le fleuve, devant Québec, a un quart de lieue de large.
  14. Ce chiffre est de beaucoup trop fort ; la copie originale portait probablement 19. Il y a environ 18 lieuës.