Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre IV

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 20-22).

Riuiere du Saguenay & ſon origine.

CHAPITRE IV.



LE 11. iour de Iuin, ie fus à quelques douze ou quinze lieuës dans le Saguenay, qui eſt vne belle riuiere, & a vne profondeur incroyable : car ie croy, ſelon que i’ay entendu deuiſer d’où elle procede, que c’eſt d’vn lieu fort hault, d’où il deſcend vn torrent d’eau[1] d’vne grande impetuoſité ; mais l’eau qui en procede n’eſt point capable de faire vn tel fleuue comme celuy-là, qui neantmoins ne tient que depuis cedict torrent d’eau, où eſt le premier ſault, iuſques au port de Tadouſac, qui eſt l’entrée de la ditte riuiere du Saguenay, où il y a quelques quarante-cinq ou cinquante lieues, & vne bonne lieuë & demye de large au plus, & vn quart au plus eſtroict ; qui faict qu’il y a grand courant d’eau. Toute la terre que i’ay veu, ce ne ſont que montaignes de rochers la pluſpart couuertes de bois de ſapins, cyprez & boulle, terre fort malplaiſante, où ie n’ay point trouué vne lieuë de terre plaine tant d’vn coſté que d’autre. Il y a quelques montagnes de ſable & iſles en laditte riuiere, qui ſont haultes eſleuées. Enfin ce ſont de vrais deſerts inhabitables d’animaux & d’oiſeaux ; car ie vous aſſeure qu’allant chaſſer par les lieux qui me ſembloient les plus plaiſans, ie ne trouuay rien qui ſoit ſinon de petits oiſeaux, qui ſont comme roſſignols & airondelles, leſquelles viennent en eſté, car autrement ie croy qu’il n’y en a point, à cauſe de l’exceſſif froid qu’il y faict, ceſte riuiere venant de deuers le Noroueſt.

Ils me firent rapport qu’ayant paſſé le premier ſault, d’où vient ce torrent d’eau, ils paſſent huict autres ſaults, & puis vont vne iournée ſans en trouuer aucun, puis paſſent autres dix ſaults, & viennent dedans vn lac[2], où ils ſont deux iours à rapaſſer ; en chaſque iour ils peuuent faire à leur aiſe quelques douze à quinze lieuës. Audict bout du lac, il y a des peuples qui ſont cabannez[3], puis on entre dans trois autres riuieres, quelques trois ou quatre iournées dans chaſcune ; ou, au bout deſdittes riuieres, il y a deux ou trois manieres de lacs, d’où prend la ſource du Saguenay, de laquelle ſource iuſques audict port de Tadouſac il y a dix iournées de leurs canots[4]. Au bord deſdittes riuieres, il y a quantité de cabannes, où il vient d’autres nations du coſté du Nort, trocquer auec leſdicts Montagnés des peaux de caſtor & martre, auec autres marchandiſes que donnent les vaiſſeaux françois aux dicts Montagnés. Leſdicts ſauuages du Nort diſent qu’ils voyent vne mer qui eſt ſalée. Ie tiens que ſi cela eſt, que c’eſt quelque goulfe de ceſte mer qui deſgorge par la partie du Nort dans les terres[5] ; & de verité il ne peut eſtre autre choſe. Voylà ce que i’ay apprins de la riuiere du Saguenay.



  1. On serait porté à croire d’abord qu’il est ici question de la Décharge du lac Saint-Jean ; mais le contexte indique assez que les sauvages lui ont décrit la route ordinaire des voyageurs, c’est-à-dire, la rivière Chicoutimi, les lacs Kinogomi, Kinogomichiche et la Belle-Rivière ; et alors il est tout naturel que Champlain n’ait pas trouvé de proportion entre la Décharge et le Saguenay.
  2. Le lac Saint-Jean, que les sauvages appelaient Piécouagami.
  3. La nation du Porc-Épic (ou des Kakouchaki) demeurait au lac Saint-Jean probablement dès ce temps-là.
  4. « Voilà,» dit Lescarbot (liv. III, ch. IX) « ce qu’a écrit Champlain dés l’an ſix « cens cinq » (lisez mil six cent trois) « de la riviere de Saguenay. Mais depuis il dit « en ſa derniere relation que du port de Tadouſſac juſques à la mer que les Sauvages « de Saguenay deſcouvrent au nort, il y a quarante à cinquante journées ; ce qui eſt bien « éloigné des dix que maintenant il a dit. »

    Si Lescarbot avait examiné les choſes plus attentivement, il aurait remarqué que Champlain ne dit pas qu’il y ait dix journées de Tadoussac à cette mer du nord qui est salée, c’est-à-dire, à la baie d’Hudson, mais bien seulement de Tadoussac à la source du Saguenay ; ce qui est tout différent.

  5. La bonne foi avec laquelle Champlain consulte les sauvages pour en apprendre ce qu’il ne pouvait reconnaître de ses yeux, contraste singulièrement avec l’incrédulité de Lescarbot. Champlain, sur le simple récit des sauvages, avait assez bien compris la position de la baie d’Hudson, et Lescarbot, plusieurs années après la découverte faite, disait encore : « Toutesfois ie ne voudrois aiſément croire leſdits Anglois diſans qu’il ſe « trouve vne mer dans les terres au cinquantième degré : car il y a longtemps qu’elle ſeroit découverte, étant ſi voiſine de Tadouſſac, & en même élevation » (liv. III, ch. IX).