Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre II

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 6-10).

CHAPITRE II.


Bonne réception faicte aux François par le grand Sagamo des Sauuages de Canadas, leurs feſtins & danſes, la guerre qu’ils ont auec les Iroquois, la façon & de quoy ſont faits leurs canots & cabannes : auec la deſcription de la poincte de Sainct Matthieu.



LE 27. iour, nous fuſmes trouuer les Sauuages à la poincte de Sainct Matthieu, qui eſt à vne lieuë de Tadouſac, auec les deux ſauuages que mena le Sieur du Pont, pour faire le rapport de ce qu’ils auoient veu en France, & de la bonne reception que leur auoit fait le Roy. Ayans mis pied à terre, nous fuſmes à la cabanne de leur grand Sagamo[1], qui s’appelle Anadabijou, où nous le trouuaſmes auec quelque quatre-vingts ou cent de ſes compagnons qui faiſoient tabagie (qui veut dire feſtin), lequel nous receut fort bien ſelon la couſtume du pays, & nous feit aſſeoir auprés de luy, & tous les ſauuages arrangez les vns auprés des autres des deux coſtez de la ditte cabanne. L’vn des ſauuages que nous auions amené commença à faire ſa harangue de la bonne reception que leur auoit fait le Roy, & le bon traictement qu’ils auoient receu en France, & qu’ils s’aſſeuraſſent que ſaditte Maieſté leur voulloit du bien, & deſiroit peupler leur terre, & faire paix auec leurs ennemis (qui ſont les Irocois), ou leur enuoyer des forces pour les vaincre : en leur comptant auſſy les beaux chaſteaux, palais, maiſons & peuples qu’ils auoient veus, & noſtre façon de viure. Il fut entendu auec vn ſilence ſi grand qu’il ne ſe peut dire de plus. Or, aprés qu’il eut acheué ſa harangue, ledict grand Sagamo Anadabijou l’ayant attentiuement ouy, il commença à prendre du Petun, & en donner audict Sieur du Pont-Graué de Sainct Malo & à moy, & à quelques autres Sagamos qui eſtoient auprés de luy. Ayant bien petunné, il commença à faire ſa harangue à tous, parlant pozément, s’arreſtant quelquefois vn peu, & puis reprenoit ſa parolle en leur diſant, que veritablement ils deuoient eſtre fort contents d’auoir ſaditte Maieſté pour grand amy. Ils reſpondirent tous d’vne voix : Ho, ho, ho, qui eſt à dire ouy, ouy. Luy, continuant touſiours ſaditte harangue, dict qu’il eſtoit fort aiſe que ſaditte Maieſté peuplaſt leur terre, & fiſt la guerre à leurs ennemis ; qu’il n’y auoit nation au monde à qui ils voulluſſent plus de bien qu’aux François : Enfin il leur fit entendre à tous le bien & l’vtilité qu’ils pourroient receuoir de ſaditte Maieſté. Aprés qu’il eut acheué ſa harangue, nous ſortiſmes de ſa cabanne, & eux commencerent à faire leur tabagie ou feſtin, qu’ils font auec des chairs d’orignac, qui eſt comme bœuf, d’ours, de loups marins & caſtors, qui ſont les viandes les plus ordinaires qu’ils ont, & du gibier en quantité. Ils auoient huict ou dix chaudieres pleines de viandes, au milieu de laditte cabanne, & eſtoient eſloignées les vnes des autres quelques ſix pas, & chacune a ſon feu. Ils ſont aſſis des deux coſtez (comme i’ay dict cy-deſſus), auec chaſcun ſon eſcuelle d’eſcorce d’arbre : & lorſque la viande eſt cuitte, il y en a vn qui fait les partages à chaſcun dans leſdittes eſcuelles, où ils mangent fort ſalement ; car, quand ils ont les mains graſſes, ils les frottent à leurs cheueux ou bien au poil de leurs chiens, dont ils ont quantité pour la chaſſe. Premier que leur viande fuſt cuitte, il y en eut vn qui ſe leua, & print vn chien, & s’en alla ſaulter autour deſdittes chaudières d’vn bout de la cabanne à l’autre. Eſtant deuant le grand Sagamo, il ietta ſon chien à terre de force, & puis tous d’vne voix ils s’eſcrierent : Ho, ho, ho : ce qu’ayant faict, s’en alla aſſeoir à ſa place. En meſme inſtant, vn autre ſe leua, & feit le ſemblable, continuant touſiours iuſques à ce que la viande fut cuitte. Or, aprés auoir acheué leur tabagie, ils commencèrent à danſer, en prenant les teſtes de leurs ennemis, qui leur pendoient par derrière, en ſigne de reſiouïſſance. Il y en a vn ou deux qui chantent en accordant leurs voix par la meſure de leurs mains, qu’ils frappent ſur leurs genoux ; puis ils s’arreſtent quelquefois en s’eſcriant : Ho, ho, ho, & recommencent à danſer, en ſoufflant comme vn homme qui eſt hors d’haleine. Ils faiſoient cette reſiouïſſance pour la victoire par eux obtenue ſur les Irocois, dont ils auoient tué quelque cent, aux quels ils couperent les teſtes qu’ils auoient auec eux pour leur cérémonie. Ils eſtoient trois nations quand ils furent à la guerre, les Eſtechemins, Algoumequins & Montagnez[2], au nombre de mille, qui allerent faire la guerre auxdicts Irocois, qu’ils rencontrerent à l’entrée de la riuiere deſdicts Irocois[3], & en aſſommerent vne centaine. La guerre qu’ils font n’eſt que par ſurpriſe ; car autrement ils auroient peur, & craignent trop leſdicts Irocois, qui ſont en plus grand nombre que leſdicts Montagnés, Eſtechemins & Algoumequins.

Le 28. iour dudict mois, ils ſe vindrent cabanner audict port de Tadouſac, où eſtoit noſtre vaiſſeau. A la poincte du iour, leur dict grand Sagamo ſortit de ſa cabanne, allant autour de toutes les autres cabannes, en criant à haulte voix, qu’ils euſſent à deſloger pour aller à Tadouſac, où eſtoient leurs bons amis. Tout auſſy toſt vn chaſcun d’eux deffit ſa cabanne en moins d’vn rien, & ledict grand capitaine le premier commença à prendre ſon canot, & le porter à la mer, où il embarqua ſa femme & ſes enfants, & quantité de fourreures, & ſe meirent ainſy prés de deux cents canots, qui vont eſtrangement ; car encore que noſtre chalouppe fuſt bien armée, ſi alloient ils plus vite que nous. Il n’y a que deux perſonnes qui trauaillent à la nage, l’homme & la femme. Leurs canots ont quelques huict ou neuf pas de long, & large comme d’vn pas ou pas & demy par le milieu, & vont touſiours en amoindriſſant par les deux bouts. Ils ſont fort ſubiects à tourner ſi on ne les ſçait bien gouuerner, car ils ſont faicts d’eſcorce d’arbres appellée bouille[4], renforcez par le dedans de petits cercles de bois bien & proprement faicts, & ſont ſi legers qu’vn homme en porte vn aiſément, & chaqu’vn canot peut porter la peſanteur d’vne pipe. Quand ils veulent trauerſer la terre, pour aller à quelque riuiere où ils ont affaire, ils les portent auec eux.

Leurs cabannes ſont baſſes, faictes comme des tentes, couuertes de laditte eſcorce d’arbre, & laiſſent tout le haut deſcouuert comme d’vn pied, d’où le iour leur vient, & font pluſieurs feux droit au millieu de leur cabanne, où ils ſont quelques fois dix meſnages enſemble. Ils couchent ſur des peaux, les vns parmy les autres, les chiens auec eux.

Ils eſtoient au nombre de mille perſonnes, tant hommes que femmes & enfans. Le lieu de la poincte de Sainct Matthieu, où ils eſtoient premierement cabannez, eſt aſſez plaiſant. Ils eſtoient au bas d’vn petit coſteau plein d’arbres, de ſapins & cyprés. A laditte poincte, il y a vne petite place vnie, qui deſcouure de fort loin ; & au deſſus dudict coſteau, eſt vne terre vnie, contenant vne lieuë de long, demye de large, couuerte d’arbres ; la terre eſt fort ſablonneuſe, où il y a de bons paſturages. Tout le reſte, ce ne ſont que montaignes de rochers fort mauuais. La mer bat autour dudict coſteau, qui aſſeiche prés d’vne grande demy lieuë de baſſe eau.

  1. Sagamo veut dire en montagnais grand chef. D’après Mgr Laflèche, ce mot est composé de tchi, grand (pour kitchi), et de okimau, chef ; tchi okimau, grand chef.
  2. Les Etchemins, appelés plus tard Malécites, habitaient principalement le pays situé entre la rivière Saint-Jean et celle de Pentagouet ou Pénobscot. Les Algonquins qui se trouvaient en ce moment à Tadoussac, y étaient descendus probablement pour la traite ; car leur pays était situé sur l’Outaouais et au-delà. Les Montagnais, à proprement parler, étaient chez eux ; car ils habitaient surtout le Saguenay et les pays environnants.
  3. La rivière de Sorel.
  4. Écorce de bouleau.