Œuvres de Champlain/Tome II/Chapitre I

Texte établi par Charles-Honoré Laverdière Voir et modifier les données sur WikidataG. E. Débarats (IIp. 1-6).

DES SAVVAGES
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VOYAGE DV SIEVR DE CHAMPLAIN
faict en l’an 1603.

CHAPITRE PREMIER.


Bref diſcours où eſt contenu le voyage depuis Honfleur en Normandie, iuſques au port de Tadouſac en Canadas.



NOus partiſmes de Honfleur le 15. iour de mars 1603. Ce dit iour, nous relaſchaſmes à la rade du Haure de Grace, pour n’auoir le vent fauorable. Le dimanche enſuyuant, 16. iour dudit mois, nous miſmes à la voille pour faire noſtre route. Le 17. enſuyuant, nous euſmes en veuë D’orgny & Greneſey[1], qui ſont des iſles entre la coſte de Normandie & Angleterre. Le 18. dudit mois, euſmes la congnoiſſance de la coſte de Bretagne. Le 19. nous faiſions eſtat, à 7. heures du ſoir eſtre le trauers de Oueſſans. Le 21, à 17. heures[2] du matin, nous rencontraſmes 7. vaiſſeaux flamans, qui, à noſtre iugement, venoient des Indes. Le iour de Paſques, 30. dudit mois, fuſmes contrariez d’vne grande tourmente, qui paroiſſoit eſtre pluſtoſt foudre que vent, qui dura l’eſpace de dix-ſept iours, mais non ſi grande qu’elle auoit faict les deux premiers iours, & durant cedict temps, nous euſmes plus de déchet que d’aduancement. Le 16. iour d’apuril, le temps commença à s’adoucir, & la mer plus belle qu’elle n’auoit eſté, auec contentement d’vn chacun ; de façon que continuans noſtre dicte route iuſques au 28. iour dudit mois, que rencontraſmes vne glace fort haulte. Le lendemain, nous euſmes congnoiſſance d’vn banc de glace qui duroit plus de 8. lieuës de long, auec vne infinité d’autres moindres, qui fut l’occaſion que nous ne puſmes paſſer ; & à l’eſtime du pilote les dittes glaces eſtoient à quelque 100. ou 120. lieuës de la terre de Canadas, & eſtions par les 45. degrez ⅔, & vinſmes trouuer paſſage par les 44.

Le 2. de may, nous entraſmes ſur le Banc à vnze heures du iour par les 44. degrez ⅔. Le 6. dudict mois, nous vinſmes ſi proche de terre, que nous oyons la mer battre à la coſte ; mais nous ne la peuſmes recongnoiſtre pour l’eſpaiſſeur de la brume dont ces dittes coſtes ſont ſubiectes, qui fut cauſe que nous miſmes à la mer encores quelques lieuës, iuſques au lendemain matin, que nous euſmes congnoiſſance de terre, d’vn temps aſſez beau, qui eſtoit le cap de Saincte Marie[3].

Le 12. iour enſuyuant, nous fuſmes ſurprins d’vn grand coup de vent, qui dura deux iours. Le 15. dudict mois, nous euſmes congnoiſſance des iſles de Sainct Pierre. Le 17. enſuyuant, nous rencontraſmes vn banc de glace, prés du cap de Raie, qui contenoit ſix lieuës, qui fut occaſion que nous amenaſmes toute la nuict, pour éuiter le danger où nous pouuions courir. Le lendemain, nous miſmes à la voille, & euſmes congnoiſſance du cap de Raye, & iſles de Sainct Paul, & cap de Sainct Laurens[4], qui eſt terre ferme à la bande du Su ; & dudict cap de Sainct Laurens iuſques audict cap de Raie il y a dix-huict lieuës, qui eſt la largeur de l’entrée de la grande baie de Canadas[5]. Ce dict iour, ſur les dix heures du matin, nous rencontraſmes vne autre glace qui contenoit plus de huict lieuës de long. Le 20. dudict mois, nous euſmes congnoiſſance d’vne iſle qui a quelque vingt-cinq ou trente lieuës de long, qui s’appelle Anticoſty[6], qui eſt l’entrée de la riuiere de Canadas[7]. Le lendemain, euſmes congnoiſſance de Gachepé[8], terre fort haulte, & commençaſmes à entrer dans la dicte riuiere de Canadas, en rangeant la bande du Su iuſques à Mantanne[9], où il y a, dudict Gachepé, ſoixante-cinq lieuës. Dudict Mantanne, nous vinſmes prendre congnoiſſance du Pic[10], où il y a vingt lieuës, qui eſt à laditte bande du Su ; dudict Pic, nous trauerſaſmes la riuiere iuſques à Tadouſac, où il y a quinze lieuës. Toutes ces dittes terres ſont fort haultes éleuées, qui ſont ſterilles, n’apportant aucune commodité.

Le 24. dudict mois, nous vinſmes mouiller l’ancre deuant Tadouſac[11], & le 26. nous entraſmes dans le dict port qui eſt faict comme vne anſe, à l’entrée de la riuiere du Sagenay, où il y a vn courant d’eau & marée fort eſtrange pour ſa viteſſe & profondité, où quelques fois il vient des vents impetueux[12] à cauſe de la froidure qu’ils amenent auec eux. L’on tient que laditte riuiere a quelque quarante-cinq ou cinquante lieuës iuſques au premier ſault, & vient du coſté du Nort-Noroueſt. Ledict port de Tadouſac eſt petit, où il ne pourroit[13] que dix ou douze vaiſſeaux ; mais il y a de l’eau aſſés à l’Eſt, à l’abry de la ditte riuiere de Sagenay, le long d’vne petite montaigne qui eſt preſque coupée de la mer. Le reſte, ce ſont montagnes haultes éleuées, où il y a peu de terre, ſinon rochers & ſable remplis de bois de pins, cyprez[14], ſapins, & quelques manieres d’arbres de peu. Il y a vn petit eſtang proche dudit port, renfermé de montaignes couuertes de bois. A l’entrée dudict port, il y a deux poinctes : l’vne, du coſté de Oueſt, contenant vne lieuë en mer, qui s’appelle la poincte de Sainct Matthieu[15] ; & l’autre, du coſté de Su-Eſt, contenant vn quart de lieuë, qui s’appelle la poincte de tous les Diables[16]. Les vents du Su & Su-Sueſt & Su-Soroueſt frappent dedans ledict port. Mais, de la pointe de Sainct Matthieu iuſques à la pointe de tous les Diables, il y a prés d’vne lieuë ; l’vne & l’autre pointe aſſeche de baſſe mer.


  1. Aurigny et Guernesey.
  2. Il est évident qu’il faut lire « 7. heures, » vu qu’il n’est point question d’une observation astronomique ; d’ailleurs, même dans son Traité de la Marine, Champlain sépare le jour en deux fois douze heures.
  3. Jean Alphonse mentionne ce nom, de même que celui des îles Saint-Pierre, dès l’année 1545, dans sa Cosmographie. (Biblioth. impériale, ms. fr. 676.)
  4. Rigoureusement, le point du Cap-Breton le plus rapproché du cap de Raie, est le cap de Nord, dont le cap Saint-Laurent est éloigné de deux lieues.
  5. Cette expression « baie de Canada, » pour désigner le golfe Saint-Laurent, montre que pendant longtemps les deux noms ont été employés simultanément ; car on voit, par la carte de Thévet, que le golfe Saint-Laurent portait, dès 1575, le même nom qu’aujourd’hui. Cependant, ce que les auteurs de ce temps se sont accordés à appeler communément la Grande-Baie, est cette partie du golfe comprise entre la côte du Labrador et la côte occidentale de Terre-Neuve.
  6. L’île d’Anticosti a cinquante lieues de long. Ce nom d’Anticosti, de même que ceux de Gaspé, de Matane, de Tadoussac et autres, était déjà suffisamment connu à cette époque, pour que Champlain se dispense de faire ici aucune remarque. En effet, dès l’année 1586, Thévet, dans son Grand Insulaire, dit « que les ſauuages du pays l’appellent Naticouſti ; » ce que confirme Lescarbot du temps même de Champlain : « Cette ile eſt appellée, dit-il, par les Sauuages du païs Anticoſti. » D’un autre côté, Hakluyt (vers 1600), sur la foi sans doute des voyageurs qu’il cite, l’appelle Natiſcotec, et Jean de Laet adopte, sans dire pourquoi, l’orthographe de Hakluyt. « Elle eſt nommée, dit-il, en langage des ſauuages Natiſcotec. » Ce dernier nom se rapproche davantage de celui de Natascoueh (où l’on prend l’ours), que lui donnent aujourd’hui les Montagnais. Jacques Cartier, en 1535, lui donna le nom d’Ile de l’Aſſomption. Soit erreur, soit antipathie pour le navigateur malouin, M. de Roberval et son pilote Jean Alphonse l’appellent Ile de l’Ascension. Thévet la mentionne, dans sa Cosmographie universelle, sous le nom de Laisple, et, dans son Grand Insulaire, il l’appelle, comme Cartier, « Iſle de l’Aſſomption, laquelle, ajoute-t-il, d’autres nomment de Laiſple. »
  7. Le fleuve Saint-Laurent.
  8. Ou Gaspé. Suivant M. l’abbé J.-A. Maurault, ce nom serait une contraction du mot abenaquis « Katsepi8i, qui est séparément, qui est séparé de l’autre terre. » On sait, en effet, que le Forillon, aujourd’hui miné par la violence des vagues, était un rocher remarquable séparé du cap de Gaspé.
  9. Ou Matane. Jean Alphonse l’appelle rivière de Caën.
  10. Le Bic. Au temps de Jean Alphonse, on l’appelait Cap de Marbre. Jacques Cartier, en 1535, avait donné au havre du Bic le nom d’Isleaux Saint-Jean, parce qu’il y était entré le jour de la Décollation de saint Jean.
  11. Le P. Jérôme Lalemant (Relation 1646) dit que les sauvages appelaient Tadoussac Sadilege ; d’un autre côté, Thévet, dans son Grand Insulaire, affirme que les sauvages de son temps appelaient le Saguenay Thadoyſeau. Il est probable qu’à ces diverses époques, comme encore aujourd’hui, on prenait souvent l’un pour l’autre. Ce qui est sûr, c’est que ces deux noms sont sauvages : Tadoussac ou Tadouchac, veut dire mamelons, (du mot totoucbac, qui en montagnais veut dire mamelles), et Saguenay signifie eau qui sort (du montagnais saki-nip).
  12. La copie originale portait probablement « importuns ». Lescarbot, qui reproduit ce voyage à peu près textuellement, a mis : « des vents impetueux leſquels amenent avec eux de grandes froidures. »
  13. Le verbe pouvoir s’employait alors activement, en parlant de la capacité des objets.
  14. Comme il n’y a pas de vrai cyprès en Canada, on pourrait croire d’abord que Champlain veut parler ici du pin gris, que nos Canadiens appellent vulgairement cyprès, et que l’on trouve surtout dans les environs du Saguenay ; mais, outre que Champlain mentionne ici le pin d’une manière générale, si l’on compare les différents endroits où il parle du cyprès, on en viendra à la conclusion qu’il a voulu par ce terme désigner notre cèdre (thuja), qui est un arbre très-commun dans toutes les parties du pays ; tandis que le pin gris ne s’y rencontre pas partout. La chose devient évidente, si l’on fait attention que les feuilles du thuja ont beaucoup de ressemblance avec celles du cyprès. « Ses feuilles, dit Du Hamel, en parlant du thuja (Traité des Arbres et Arbustes), sont petites, comme articulées les unes aux autres, et elles ressemblent à celles du cyprès. »
  15. Dans l’édition de 1613, Champlain l’appelle encore pointe Saint-Matthieu, « ou autrement aux Alouettes. » Aujourd’hui elle n’est plus connue que sous ce dernier nom.
  16. Aujourd’hui la pointe aux Vaches. Cette pointe a changé de nom du vivant même de l’auteur. Dans l’édition de 1632, elle est appelée pointe aux roches ; mais il nous semble évident que ce dernier nom doit être attribué à l’inadvertance de l’imprimeur : car Sagard, qui publiait, cette année-là même, son Grand Voyage au pays des Hurons, mentionne cette pointe à plusieurs reprises, et l’appelle absolument comme nous l’appelons aujourd’hui, la pointe aux Vaches. D’ailleurs la ressemblance que peuvent avoir, dans un manuscrit, les deux mots roches et vaches, rend l’erreur tout à fait vraisemblable.