Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Leçons sur les trois premiers chapitres de l’introduction à l’anatomie comparée

LEÇONS
SUR
LES TROIS PREMIERS CHAPITRES
DE
L’INTRODUCTION À L’ÉTUDE DE L’ANATOMIE COMPARÉE,
BASÉE SUR L’OSTÉOLOGIE.

(1796.)

I.

Des avantages de l’anatomie comparée et des obstacles qui s’opposent à ses progrès.

La considération des formes extérieures, dans les êtres organisés, a fait faire ses progrès immenses à l’histoire naturelle ; son cercle s’est agrandi en même temps que les classifications sont devenues plus parfaites ; tout homme doué d’une certaine force d’attention peut prendre maintenant une idée de l’ensemble et saisir les détails.

Cet heureux résultat n’eût point été atteint si les naturalistes ne s’étaient efforcés de disposer, sous une forme synoptique, les caractères des classes, des ordres, des genres et des espèces organisées.

Linnée a fondé et coordonné une terminologie botanique que les travaux et les découvertes postérieures ont perfectionnée sans la changer. Les deux Fors ter ont donné les caractères des oiseaux, des poissons et des insectes, de manière à rendre les descriptions exactes et comparables.

Mais l’on ne saurait s’occuper des caractères extérieurs sans éprouver bientôt le besoin de pénétrer, par l’anatomie, dans la structure interne des corps organisés. C’est un mérite, sans doute, de reconnaître et de classer un minéral au premier coup d’œil, mais ce n’est que par la chimie qu’on peut acquérir une connaissance approfondie de sa nature.

Ces deux sciences, l’anatomie et la chimie, ont, pour celui qui ne les connaît pas, un aspect plutôt repoussant que séducteur ; l’une se présente à nous avec son charbon, ses fourneaux, ses analyses et ses mélanges ; l’autre avec ses scalpels, ses débris hideux et putréfiés. Mais c’est méconnaître l’esprit de ces deux sciences que de s’en tenir à ces premières impressions. Toutes deux exercent nos facultés de la manière la plus variée. La chimie, après avoir séparé les éléments d’une substance, peut les réunir et créer ainsi, par la synthèse, de nouveaux corps, comme on le voit dans la fermentation. L’anatomie ne sait que disséquer, mais elle fournit à l’intelligence de nombreuses occasions de comparer la vie à la mort, les organes isolés aux organes réunis, ce qui n’est plus à ce qui n’est pas encore ; elle nous laisse, plus que toute autre étude, plonger un regard scrutateur dans la profondeur de la nature.

Les médecins sentirent de bonne heure combien il était nécessaire de disséquer le corps humain pour apprendre à le mieux connaître. L’anatomie des animaux marcha parallèlement avec celle de l’homme, quoique d’un pas moins égal. On recueillit des observations isolées, on compara certaines parties des animaux entre elles ; mais on est encore réduit, et on le sera peut-être long-temps, à désirer la création d’un ensemble systématique[1].

Ce qui nous engage à aller au-devant de ces vœux, de ces espérances des naturalistes, c’est que nous voyons à chaque pas la science s’enrichir de résultats satisfaisants, parce que nous ne perdons jamais de vue l’ensemble du règne organique.

Qui ne sait qu’une foule de découvertes en anatomie humaine sont dues à la zootomie ? L’existence des vaisseaux chylifères et lymphatiques, la circulation du sang, ont été d’abord observées sur des animaux, et seraient peut-être restées inconnues sans cela.

Que de faits nouveaux attendent les observateurs qui marcheront dans cette voie !

L’animal sert de jalon, parce que la simplicité d’une structure limitée rend les caractères plus apparents, parce que ses parties isolées sont plus grandes et mieux caractérisées.

Vouloir comprendre la structure de l’homme sans avoir recours à l’anatomie comparée, est un plan inexécutable, parce que ses organes ont souvent des rapports, des connexions qui n’existent que chez lui, et qu’ils sont en outre tellement serrés les uns contre les autres, que des parties très visibles chez les animaux ne le sont pas chez l’homme : de plus, chez eux, les organes sont simples ; chez nous, ils sont tous compliqués et subdivisés ; aussi pourrait-on affirmer que des observations et des découvertes isolées ne seront jamais concluantes.

L’influence réciproque des appareils les uns sur les autres doit toujours être présente à l’esprit si l’on veut que la physiologie générale fasse des progrès rapides ; il faut bien se persuader que dans un corps organisé chaque organe est influencé par tous les autres, et réagit sur eux. En ayant sans cesse cette vérité devant les yeux, on comblera peu à peu les lacunes que présente la science.

Arriver à la connaissance des êtres organisés en général, et de ceux qui sont les plus parfaits de tous, les mammifères en particulier ; découvrir les lois universelles qui gouvernent les organismes inférieurs ; se pénétrer de cette vérité que la structure de l’homme est telle qu’il réunit en lui une foule de qualités et d’organismes variés, ce qui en fait un petit monde au physique comme au moral, et le pose comme le représentant des autres espèces animales ; tel est le but qu’on doit se proposer et qui ne saurait être atteint en procédant comme on l’a fait jusqu’ici de haut en bas, pour retrouver l’homme dans les animaux, mais qui ne pourra l’être qu’en commençant par en bas, pour s’élever ensuite et retrouver dans l’organisation compliquée de l’homme celle du plus simple des animaux.

On a fait des travaux innombrables dans ce sens ; mais ils sont isolés, et une foule d’inductions erronées nous cachent la vérité. Tous les jours, du vrai et du faux viennent s’ajouter à ce chaos, et la vie ni les efforts d’un seul homme ne sauraient suffire au triage et à l’arrangement de tous ces éléments. Il faut donc suivre en anatomie la méthode que les naturalistes ont adoptée pour l’étude des caractères extérieurs, afin d’avoir à classer les faits particuliers, pour en former un tout, suivant des lois créées par l’intelligence.

Notre travail sera facile si nous examinons quels sont les obstacles qui ont empêché jusqu’ici les progrès de l’anatomie comparée.

La détermination des caractères extérieurs des êtres organiques répandus à la surface du globe est déjà une tâche immense, hérissée de difficultés ; aussi ne doit-on pas s’étonner si, effrayés de cette étude pénible succombant sous le poids des faits qui appelaient leur attention de tous les côtés, les observateurs n’ont senti le besoin de pénétrer dans la structure intérieure des animaux qu’après les avoir groupés d’après leurs signes extérieurs. Les observations isolées s’accumulèrent ; quelques unes étaient le résultat de recherches suivies ; d’autres le produit du hasard ; mais plus d’une erreur s’était glissée au milieu d’elles parce qu’elles n’étaient ni coordonnées entre elles, ni généralisées. D’autres étaient tout-à-fait incomplètes, et une terminologie vicieuse imposait des noms différents à des organes analogues ; les vétérinaires, les chasseurs et les bouchers ont jeté une confusion fatale dans la nomenclature des parties extérieures des animaux, confusion dont la fâcheuse influence se fait encore sentir aujourd’hui que la science est assise sur des bases plus solides. On verra plus bas combien le manque d’un point central autour duquel on puisse grouper toutes les observations isolées a été préjudiciable à son avancement.

Le philosophe remarquera aussi que les observateurs s’étaient rarement élevés à un point de vue d’où il leur fût possible de prendre des idées d’ensemble sur ces êtres dont les rapports sont si multipliés.

Dans cette science, comme dans les autres, on partait de principes dont la vérité n’était pas suffisamment établie. Les uns s’en tenaient platement aux faits matériels sans les féconder par la réflexion : les autres cherchaient à sortir d’embarras au moyen des causes finales ; et, tandis que les premiers ne s’élevaient jamais à l’idée d’un ensemble vivant, les autres s’éloignaient sans cesse du but qu’ils croyaient atteindre.

Les idées religieuses étaient un obstacle du même genre et de la même force. On voulait faire servir les phénomènes de la nature organique à la plus grande gloire de Dieu ; et au lieu de s’attacher au témoignage des sens, on se perdait en vaines spéculations sur l’âme des animaux et d’autres sujets aussi inutiles.

La vie est si courte, et l’anatomie seule du corps humain exige un travail si immense, que la mémoire suffit à peine pour retenir tout ce qui est connu ; si l’on veut en outre rester au courant des nouvelles découvertes et en faire soi-même, il faut, comme on le voit, consacrer à cette seule étude sa vie tout entière.

II.

De la nécessité de construire un type pour faciliter l’étude de l’anatomie comparée.

L’analogie des animaux, surtout celle des animaux supérieurs, est évidente à tous les yeux et reconnue tacitement par tout le monde. Aussi, depuis long-temps, guidé par le simple coup d’œil, avait-on réuni tous les quadrupèdes dans une seule classe.

La ressemblance du singe avec l’homme, l’habileté avec laquelle certains animaux se servent naturellement, ou apprennent, par un exercice préalable, à se servir de leurs membres, avaient mis sur la voie de l’analogie qui existe entre les animaux plus parfaits et ceux qui le sont moins. De tout temps les anatomistes et les naturalistes les avaient comparés entre eux. Les métamorphoses des hommes en oiseaux et en bêtes, créées d’abord par l’imagination des poëtes, furent déduites logiquement par d’ingénieux naturalistes de la considération de parties animales. Camper fit ressortir avec éclat l’analogie des formes, et la poursuivit jusque dans la classe des poissons.

Nous pouvons donc soutenir hardiment que les êtres organisés, les plus parfaits, savoir : les poissons, les reptiles, les oiseaux et les mammifères, y compris l’homme, qui est à leur tête, sont tous modelés sur un type primitif, dont les parties toujours les mêmes, et variant dans des limites déterminées, se développent ou se transforment encore tous les jours par la génération,

Imbu de cette idée, Camper, un morceau de craie à la main, métamorphosait, sur une ardoise, le chien en cheval, le cheval en homme, la vache en oiseau. Il insistait sur cette idée, que dans l’encéphale d’un poisson il faut tâcher de retrouver le cerveau humain. Ces comparaisons ingénieuses et hardies tendaient à développer, chez les hommes d’étude, les sens intérieurs ou intellectuels, qui trop souvent se laissent emprisonner dans le cercle des apparences extérieures.

Peu à peu on en vint à ne plus considérer isolément une partie quelconque d’un être organisé, et on s’habitua, sinon à y reconnaître, du moins à y chercher l’image de la partie analogue d’un organisme voisin ; on conçut l’espoir que des observations de ce genre, complétées avec une persévérance nouvelle, pourraient amener à l’édification d’un ensemble satisfaisant.

Quoique tous les savants semblassent être d’accord sur les principes et tendre vers un même but, ils tombaient néanmoins dans une confusion inévitable lorsqu’il s’agissait des détails. Quelque semblables que soient les animaux, ils diffèrent cependant entre eux par la configuration de leurs parties. Il arrivait souvent qu’on prenait un organe pour un autre, on le cherchait là où il n’était pas, et on niait son existence, parce qu’il ne s’y rencontrait pas. Quand nous descendrons aux détails, nous rapporterons plusieurs exemples qui pourront donner une idée de la confusion qui existait alors et qui existe encore aujourd’hui.

Cette confusion vient de la méthode qu’on employait alors exclusivement, parce que l’expérience n’en avait pas fait connaître de meilleure. On comparait un animal isolé à un autre, ce qui n’apprenait rien sur l’ensemble. Car supposez qu’on établit le parallèle du lion avec le loup, il aurait fallu mettre ensuite chacun de ces animaux en regard avec l’éléphant, et qui ne voit qu’on eût été forcé, de cette manière, de comparer chaque animal à tous les autres, et tous les autres à chacun ? Travail impossible, infini, qui, si par miracle il s’accomplissait Un jour, serait sans résultat comme sans limites.

Mais puisque nous avons reconnu que la nature, dans la création des organismes parfaits, a travaillé d’après un dessin primitif, il doit être possible de figurer ce type, sinon aux yeux du corps, du moins à ceux de l’esprit ; de le prendre pour modèle dans nos descriptions, et de lui rapporter toutes les formes animales dont il serait lui-même le résumé.

Si l’on se fait une idée juste de ce type, on comprendra qu’aucune des espèces animales ne peut servir de type. La partie ne saurait servir de modèle au tout, et ce n’est pas là qu’il faut en chercher un. Les classes, les genres, les espèces et les individus se comportent, vis-à-vis du type, comme les cas particuliers vis-à-vis de la loi générale ; ils y sont contenus, mais ne la contiennent, ni ne l’engendrent.

L’homme, le plus parfait des êtres organisés, est, à cause de sa perfection même, moins propre à servir de type que tout autre animal. On ne saurait suivre, en décrivant, les autres animaux, ni l’ordre, ni la méthode que l’on met en usage quand il s’agit de l’homme. Toutes les remarques d’anatomie comparée que l’on a faites, à propos de la structure humaine, peuvent être utiles et bonnes en elles-mêmes ; mais dès qu’on veut les appliquer, on les trouve incomplètes, et plutôt faites pour embrouiller le sujet que pour l’éclaircir.

Le bon sens nous indique comment nous pouvons trouver notre type ; par l’observation, nous apprendrons à connaître quelles sont les parties communes à tous les animaux et les différences qu’elles présentent ; puis nous les coordonnerons et nous en déduirons une image abstraite et générale.

Nos résultats ne sont pas hypothétiques, leur nature même nous en est un sûr garant. Car, en recherchant les lois suivant lesquelles sont formés des êtres distincts vivant et agissant par eux-mêmes, nous ne nous perdrons pas dans l’infini, mais nous nous instruirons sur ce qui nous concerne. L’idée seule d’un être vivant, existant par lui-même, séparé des autres et doué d’une certaine spontanéité, emporte avec elle l’idée d’une variété infinie dans une unité absolue. Nous sommes donc assurés d’avance de l’unité, de la variété, et de la concordance harmonique des parties de l’objet. Il s’agit maintenant de le concevoir d’une manière simple, mais large ; indépendante, mais sage ; rapide, mais réfléchie : de le saisir et de le manier avec force et prudence, en y appliquant cette force intellectuelle complexe, à laquelle on a donné le nom de génie. C’est avec les forces équivoques dont elle dispose que nous devons lutter contre le génie toujours puissant et réel de la nature créatrice. Si plusieurs hommes pouvaient se réunir et attaquer simultanément cet immense sujet, on verrait un résultat dont le genre humain tout entier aurait le droit de s’enorgueillir.

Nos travaux, quoique purement anatomiques, doivent cependant avoir toujours, afin d’être fructueux, une tendance physiologique. Il faut non seulement avoir égard au rapprochement des organes, mais encore à leur influence, leur dépendance et leurs actions vitales réciproques. Car, dans l’état de santé, les parties vivantes sont dans un état d’échange perpétuel ; leur conservation dépend de l’action mutuelle des organes l’un sur l’autre ; leur formation, leurs usages, voire même leurs anomalies, sont produites et déterminées par une influence réciproque, qu’une étude attentive peut seule nous révéler entièrement.

Dans un travail préparatoire à la construction du type, il faudra apprendre à connaître, avant tout, les différents modes de comparaison employés jusqu’ici, afin de les apprécier et de les appliquer à propos ; quant aux comparaisons déjà établies, on sera très sobre dans leur emploi, à cause des nombreuses erreurs qui les défigurent, et ce sera seulement après avoir construit le type qu’on devra les mettre en usage.

Celles que l’on peut employer avec plus ou moins de bonheur, sont les comparaisons d’animaux entre eux, qu’on trouvera dans les écrits de Buffon, Daubenton, Duverney, Unzer, Camper, Sœmmering, Blumenhach, Schneider, ainsi que celles qu’on avait établies entre les animaux et l’homme. Sans le considérer dans son ensemble et sous un point de vue déterminé, on avait cependant comparé fortuitement pour ainsi dire quelques unes de ses parties à celles des animaux. On avait étudié les races humaines avec un soin minutieux, et cette étude a jeté un jour tout nouveau sur l’histoire naturelle de l’homme.

La comparaison des deux sexes entre eux est indispensable pour nous faire pénétrer le mystère de la génération, le plus important de tous les actes physiologiques. Le parallèle des organes génitaux nous prouve, par l’intuition, une grande vérité, c’est que la nature peut tellement modifier et changer des parties identiques, que non seulement leur forme et leur destination paraissent différentes, mais encore qu’elles se trouvent, jusqu’à un certain point, dans un état d’antagonisme l’une vis-à-vis de l’autre. On a aussi facilité singulièrement l’étude de l’anatomie humaine lorsqu’on a comparé des parties entre elles, comme, par exemple, les extrémités supérieures avec les extrémités inférieures.

De plus petites parties, telles que des vertèbres, mises en regard les unes des autres, font voir de la manière la plus frappante que les formes les plus différentes en apparence sont reliées les unes aux autres par des dégradations successives.

Tous ces modes de comparaison nous guideront dans notre travail ; nous en ferons usage même après avoir établi le type, qui aura l’avantage de nous servir à généraliser nos observations.

III.

Des lois de l’organisme qu’on doit prendre en considération dans la construction du type.

Pour nous faciliter l’intelligence des êtres organisés, jetons un coup d’œil sur les minéraux. Toujours homogènes dans leurs principes constituants, ils semblent pouvoir se combiner de mille manières, suivant des lois déterminées. Leurs éléments se séparent facilement pour former des combinaisons nouvelles : celles-ci peuvent être détruites à leur tour, et le corps qui semblait anéanti, se recomposer de nouveau. Les principes élémentaires se séparent et se réunissent donc, non pas arbitrairement, mais seulement d’une manière très variée. Aussi les éléments constituants des substances inorganiques sont-ils, nonobstant l’affinité qui les unit, dans un état d’indifférence réciproque ; car une affinité plus forte, ou bien agissant à une plus petite ou à la plus petite distance, les enlève à leurs combinaisons pour former un corps nouveau dont les éléments sont invariables, il est vrai, mais semblent toujours prêts à se recomposer ou à entrer, suivant les circonstances, dans des combinaisons nouvelles.

Les formes des minéraux varient suivant leur composition chimique, mais c’est précisément cette influence du fond sur la forme qui prouve que cette combinaison est imparfaite et temporaire.

Ainsi, certains minéraux ne doivent leur existence qu’à la présence de principes étrangers, dont la disparition entraîne leur dissolution. De beaux cristaux, bien transparents, se réduisent en poussière s’ils perdent leur eau de cristallisation ; et pour citer un exemple plus éloigné, la limaille de fer, qui simule des poils et une barbe autour de l’aimant qui l’attire, se résout de nouveau en petits fragments, dès que l’action de la force attractive vient à cesser.

Le caractère distinctif des minéraux sur lequel nous insistons dans ce moment, c’est l’indifférence de leurs principes constituants, quant à leur réunion, leur coordination et leur subordination. Ils sont cependant, suivant leur destination, des affinités plus ou moins fortes, dont la manifestation ressemble à une sorte de penchant ; aussi les chimistes semblent-ils leur accorder une puissance d’élection dans leurs combinaisons ; et cependant ce ne sont, le plus souvent, que des circonstances extérieures qui, en les poussant ou les entraînant, çà et là, déterminent la formation des corps minéraux. Loin de nous, toutefois, de nier la part qu’ils ont au souffle vivificateur général qui anime toute la nature.

Combien les êtres organisés, même les plus imparfaits, sont différents ! Une partie de la nourriture qu’ils ont prise est élaborée et assimilée à la substance des différents organes, l’autre est rejetée. Ils croissent, en un mot, par intussusception. Ils communiquent donc à cet aliment des propriétés éminentes et toutes spéciales ; car, en même temps que les combinaisons les plus intimes ont lieu, ils lui prêtent la forme, cet indice d’une vie complexe qui, une fois anéantie, ne saurait être reconstruite avec des débris.

Comparez les organismes inférieurs aux organismes plus parfaits, vous verrez que les premiers, tout en élaborant complètement les corps élémentaires pour se les approprier, ne sauraient élever les organes qui en résultent à ce haut degré de perfection et d’invariabilité que l’on observe dans les animaux supérieurs. Ainsi, en descendant encore plus bas dans l’échelle des êtres, nous trouvons les plantes qui suivent en se développant une gradation déterminée, et nous présentent les mêmes organes sous les formes les plus diverses.

La connaissance exacte des lois suivant lesquelles cette métamorphose s’opère avancera non seulement la botanique descriptive, mais encore la connaissance de la nature intime des végétaux.

Remarquons seulement que les feuilles et les fleurs, les étamines et le pistil, les enveloppes florales et tous les autres appendices sont des organes identiques modifiés au point de devenir méconnaissables par une série d’opérations végétatives.

La feuille composée et la stipule sont le même organe développé ou ramené à son plus grand état de simplicité. Suivant les circonstances, on verra paraître un bourgeon florifère ou une branche stérile ; le calice, s’il fait un pas de trop, sera une corolle, et celle-ci en restant en arrière se rapproche du calice. Les transformations les plus variées deviennent possibles de cette manière, et la connaissance de ces lois rend les recherches et plus faciles et plus fécondes. On a senti depuis long-temps la nécessité d’étudier les transformations d’ailleurs si frappantes des insectes, et on s’est convaincu que l’économie tout entière de cette classe reposait sur l’idée de la métamorphose. Ce serait un parallèle bien intéressant à établir que celui de la métamorphose des insectes comparée à celle des plantes. Qu’il nous suffise de l’indiquer ainsi d’une manière succincte.

Le végétal n’est un individu[2] qu’au moment où il se sépare de la plante-mère sons forme de graine. Dès que la germination commence, c’est un être multiple dans lequel non seulement des parties identiques se reproduisent toujours les mêmes, mais où elles se modifient successivement au point que nous croyons avoir sous les yeux un tout unique composé de parties très différentes.

Mais l’observation et même la simple intuition prouvent que cet ensemble se compose de parties indépendantes les unes des autres ; car des plantes divisées en fragments et confiées à la terre repoussent sous la forme de nouveaux ensembles.

Pour l’insecte, c’est tout autre chose ; l’œuf qui se sépare de la mère à tous les caractères de l’individualité ; la chenille qui en sort, tous ceux d’une unité distincte. Non seulement ses anneaux sont liés entre eux, mais encore ils sont rangés suivant un ordre déterminé, et subordonnés les uns aux autres ; ils paraissent sinon animés d’une volonté unique, du moins entraînés par le même appétit. On distingue une tête et une queue, une face antérieure et une face postérieure, les organes occupent une place fixe, et l’un ne peut pas se substituer à l’autre.

La chenille est néanmoins un être imparfait, inapte à la plus importante de toutes les fonctions, la reproduction ; ce n’est que par une transformation qu’elle peut s’élever jusqu’à elle.

Dans la plante on observe des états successifs coexistants dans le même être ; lorsque la fleur se développe, la tige et la racine existent encore ; la fécondation s’accomplit tandis que les organes préexistants et préparateurs sont encore pleins de vie et de force. Ce n’est qu’au moment où la graine fécondée atteint sa maturité, que toute la plante se fane.

Dans l’insecte c’est tout autre chose. Il abandonne l’une après l’autre les diverses enveloppes qu’il dépose, et de la dernière s’échappe un être évidemment nouveau. Chacun des états successifs est séparé de l’autre, un pas en arrière est impossible. Le papillon sort de la chrysalide et la quitte, la fleur se développe de la tige et sur la tige. Comparez la chenille au papillon, elle se compose, comme tous les vers articulés, de parties analogues, la tête et la queue sont seules différentes, les pattes antérieures s’éloignent bien peu des appendices postérieurs, et le corps est divisé en un certain nombre d’anneaux semblables. Pendant son accroissement, la chenille change plusieurs fois de peau ; chaque enveloppe nouvelle semble destinée à se déchirer et à tomber dès que son élasticité ne se prête plus à l’accroissement du corps de l’animal. La chenille devient de plus en plus grande sans changer de forme, enfin elle arrive à une limite qu’elle ne saurait dépasser. Un changement important s’opère alors en elle ; elle cherche à se débarrasser du cocon qui faisait partie de son économie, et à se délivrer ainsi de tout ce qui est inutile ou nuisible à la transformation de ses éléments grossiers en organes plus subtils et plus parfaits.

Le corps, en se vidant ainsi, diminue de longueur sans s’élargir proportionnellement ; et lorsque le dernier voile tombe, il en sort, non plus un animal semblable au précédent, mais un être tout différent.

Pour compléter l’histoire de la métamorphose des insectes, nous devons indiquer avec plus de détails les caractères distinctifs de ces deux états. Prenons toujours pour exemple la chenille et le papillon ; le corps de celui-ci ne se compose plus de parties semblables ; les anneaux se sont groupés pour former des systèmes d’organes ; quelques unes ont disparu complètement ; d’autres sont encore visibles. Il existe trois sections : la tête et ses appendices, le thorax qui porte les membres, et l’abdomen avec les organes qu’il contient. Loin de nous de vouloir nier l’individualité de la chenille ; cependant elle nous paraissait imparfaite par cela même que ses parties étaient dans un état d’indifférence relative ; l’une avait autant de valeur et de puissance que l’autre, et il en résultait que les fonctions de nutrition, de sécrétion secondaire pouvaient seules s’accomplir ; tandis que toutes les sécrétions de sucs élaborés, qui produisent un nouvel individu, étaient tout-à-fait impossibles. Mais lorsque, par suite d’un travail intérieur, lent et successif, les organes susceptibles de métamorphose se sont élevés au plus haut degré de perfection ; lorsque, sous l’influence d’une température élevée, le corps s’est déchargé et vidé des sucs qui l’engorgeaient, alors les parties deviennent d’abord distinctes, puis se séparent, et revêtent, malgré leur secrète analogie, des caractères arrêtés et tranchants ; ils se groupent en systèmes et concourent ensemble à l’accomplissement des fonctions aussi variées qu’énergiques dont l’ensemble constitue la vie.

Quoique le papillon soit un être bien imparfait et bien transitoire comparé aux mammifères, il montre cependant par les métamorphoses qui se passent sous nos yeux la supériorité d’un animal parfait sur une créature ébauchée. Les parties sont distinctes, aucune ne saurait être confondue avec l’autre, chacune a ses fonctions déterminées auxquelles elle est intimement unie. Rappelons-nous encore ces expériences qui prouvent que chez certains animaux[3] des membres peuvent se reproduire après avoir été coupés. Ceci n’a lieu toutefois que chez des êtres dont les membres sont assez semblables pour que l’un puisse remplir les fonctions de l’autre et se substituer à lui ; ou dans ceux, comme les amphibies, dont l’organisation est plus molle, moins arrêtée et plus modifiable par l’élément dans lequel ils vivent.

Les différences tranchées qui distinguent les membres indiquent la place élevée que les animaux les plus parfaits, et l’homme en particulier, occupent dans l’échelle. Dans ces organisations régulières, toutes les parties ont une forme, une place, un nombre déterminé ; et quelles que soient les anomalies produites par l’activité créatrice des forces vitales, l’équilibre général n’est jamais rompu.

Il n’eût point été nécessaire de nous élever péniblement à ce point de vue par la considération des métamorphoses dans les plantes et dans les insectes, si nous n’avions espéré y trouver quelque éclaircissement sur la forme des animaux parfaits.

Après avoir reconnu que l’idée d’une transformation successive ou simultanée des parties identiques est la base de toute étude sur les plantes ou sur les insectes, nos recherches sur les animaux seront singulièrement facilitées si nous admettons que tous leurs organes subissent une métamorphose simultanée déjà préparée au moment de la conception. Il est évident, en effet, que toutes les vertèbres sont des organes identiques, et cependant qui comparerait immédiatement la première cervicale avec une vertèbre caudale ne trouverait pas trace de formes analogues. Voilà donc des parties identiques dont l’affinité est irrécusable, et qui sont pourtant très différentes ; aussi est-ce en examinant leurs connexions organiques, leurs points de contact et leur influence réciproque que nous sommes arrivés à un résultat satisfaisant.

C’est parce qu’il est composé, de parties identiques, qui se modifient insensiblement, que l’ensemble organique présente cette harmonie parfaite que nous y admirons. Homogènes au fond, elles semblent non seulement hétérogènes mais encore antagonistes, tant leurs formes, leur destination, leurs fonctions sont différentes. C’est ainsi que par la modification d’organes semblables, la nature peut créer les systèmes les plus variés qui tantôt restent distincts, tantôt se confondent et se réunissent.

La métamorphose procède dans les animaux plus parfaits de deux manières : tantôt, comme dans les vertèbres, elle agit d’après un thème donné et fait passer un organe identique par une suite de dégradations successives. Dans ce cas, on peut facilement trouver le type. Tantôt les parties isolées du type se modifient en passant par toute la série animale sans perdre jamais leur signe caractéristique. La colonne vertébrale, prise dans son ensemble, est un exemple du premier mode. La première et la seconde vertèbres sont une preuve de la réalité du second. En effet, malgré les modifications incroyables qu’elles subissent dans chaque animal, un observateur attentif et consciencieux les suivra dans toutes leurs transformations.

Concluons que l’universalité, la constance, le développement limité de la métamorphose simultanée, permettent l’établissement d’un type ; mais la versatilité ou plutôt l’élasticité de ce type dans lequel la nature peut se jouer à son aise, sous la condition de conserver à chaque partie son caractère propre, explique l’existence de tous les genres et de toutes les espèces d’animaux que nous connaissons.


  1. Welsch. Somnium Vindiciani sive desiderata medicinæ. Vind. 1676.
  2. In non, divisus divisé.
  3. Les écrevisses, les salamandres.