Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/De l’existence d’un os intermaxillaire à la mâchoire de l’homme comme à celle des animaux

DE L’EXISTENCE
D’UN
OS INTERMAXILLAIRE
À LA MACHOIRE SUPÉRIEURE
DE L’HOMME
COMME À CELLE DES ANIMAUX.

(1786.)

Quelques essais de dessins ostéologiques ont été réunis ici dans le but de faire connaître aux amateurs éclairés d’anatomie comparée une petite découverte que je crois avoir faite.

Sur les crânes des animaux, il est évident que la mâchoire supérieure se compose de plus de deux os ; sa partie antérieure est réunie à la postérieure par des sutures harmoniques très visibles ; et, est formée elle-même de deux os distincts.

On a donné le nom d’os intermaxillaire à cette partie antérieure de la mâchoire supérieure. Les anciens connaissaient déjà cet os[1], et tout récemment il a acquis une grande importance, parce qu’on a voulu en faire le caractère distinctif entre le singe et l’homme ; on convenait de son existence dans les quadrumanes, tandis qu’on la niait dans l’espèce humaine[2].

Si dans les faits matériels l’intuition n’emportait pas l’évidence avec elle, je pourrais craindre de m’avancer en disant que cet os se rencontre aussi chez l’homme.

Je serai aussi bref que possible, car l’inspection comparative de plusieurs crânes suffit pour faire juger la valeur d’une assertion d’ailleurs très simple en elle-même. L’os dont il est ici question a été nommé intermaxillaire parce qu’il se trouve enclavé entre les deux os maxillaires supérieurs. Lui-même se compose de deux parties qui se réunissent au milieu du visage.

Sa forme varie dans les différents animaux, suivant qu’il se raccourcit ou se prolonge en avant. Sa partie antérieure, qui est la plus forte et la plus large, et que j’appellerai son corps, est accommodée au genre de nourriture que la nature a destinée à l’animal ; car lorsqu’il la saisit, la prend, l’arrache, la ronge, la coupe, ou se l’approprie enfin d’une manière ou d’une autre, c’est cette partie qui entre en action la première ; voilà pourquoi elle est tantôt plate et revêtue de cartilages, tantôt armée d’incisives plus ou moins tranchantes, et disposée, en un mot, de la manière la plus convenable à ses fonctions.

Par un prolongement latéral, cet os est en rapport supérieurement avec la mâchoire supérieure, les os propres du nez et quelquefois le coronal.

En dedans, à partir de la première incisive ou de la place qu’elle devrait occuper, une épine se dirige en arrière, s’applique à la branche horizontale du maxillaire supérieur et forme une gouttière dans laquelle est reçue la partie antérieure et inférieure du vomer ; cette épine, réunie aux parties latérales du corps de l’intermaxillaire, et à la partie antérieure de la branche palatine de l’os maxillaire supérieur, forme les canaux appelés incisifs ou naso-palatins qui sont traversés par de petits vaisseaux sanguins et par des rameaux de la seconde branche de la cinquième paire.

Ces trois parties se voient au premier coup d’œil sur une tête de cheval.

A. Corpus.
B. Apophysis maxillaris.
C. Apophysis palatina.

Ces masses principales présentent encore des divisions et des subdivisions. La terminologie latine, que j’ai faite avec le secours du professeur Loder, pourra servir de guide dans cette étude. Un semblable travail présente de grandes difficultés si l’on veut qu’il s’applique à la description de l’os chez tous les animaux ; car, dans certaines espèces, on voit ses différentes parties se confondre, s’atrophier, et même disparaître entièrement. Si l’on ne craignait pas d’entrer dans des détails minutieux, ce tableau serait peut-être susceptible de plus d’une amélioration.

OS INTERMAXILLARE.
A. Corpus.
1. Superficies anterior.
a. Margo superior in quo spina nasalis.
b. Margo inferior seu alveolaris.
c. Angulus inferior exterior corporis.
2. Superficies posterior, quâ os intermaxillare jungitur apophysi palatinæ ossis maxillaris superioris.
3. Superficies lateralis exterior, quâ os intermaxillare jungitur ossi maxillari superiori.
4. Superficies lateralis interior, quâ alterum os intermaxillare jungitur alteri.
5. Superficies superior.
Margo anterior in quo spina nasalis (vide a).
d. Margo posterior sive ora superior canalis naso-palatini.
6. Superficies inferior.
e. Pars alveolaris.
f. Pars palatina.
g. Ora inferior canalis naso-palatini.
B. Apophysis maxillaris.
1. Superficies anterior.
2. Superficies lateralis interna.
a. Eminentia linearis.
3. Superficies lateralis externa.
4. Margo exterior.
5. Margo interior.
6. Margo posterior.
7. Angulus apophyseos maxillaris.
C. Apophysis palatina.
1. Extremitas anterior.
2. Extremitas posterior.
3. Superficies superior.
4. Superficies inferior.
5. Superficies lateralis interna.
6. Superficies lateralis externa.

Peut-être n’est-il pas évident, au premier coup d’œil, pourquoi l’on a établi telle ou telle division, adopté telle ou telle dénomination. Rien n’a été fait sans motif, et si l’on examine comparativement plusieurs crânes, les difficultés dont j’ai parlé plus haut deviendront encore plus palpables.

Je passe à la description sommaire des figures ; leur exactitude et l’évidence qui résulte de leur accord me dispenseront d’entrer dans des détails minutieux et sans intérêt comme sans utilité pour les personnes familiarisées avec ces sortes de matières. Ce que je désirerais surtout, c’est que les lecteurs pussent avoir, en me lisant, les squelettes eux-mêmes sous les yeux.

La planche I, fig. 1, représente la partie antérieure de la mâchoire supérieure du bœuf ; elle est à peu près de grandeur naturelle, et son corps, large et plat, n’est pas muni d’incisives. Dans la fig. 2, qui permet de voir un crâne de lion par la face inférieure, on remarquera surtout la suture qui réunit l’apophyse palatine de l’os maxillaire supérieur à l’intermaxillaire. On remarque sur le crâne du Sus babirussa (fig. 3) vu de côté, que son énorme canine est contenue tout entière dans l’os maxillaire supérieur.

La fig. 4, qui représente le crâne d’un loup, démontre le même fait.

La fig. 1 de la planche II offre l’image de la tête d’un jeune morse (Trichecus rosmarus) ; son énorme canine est contenue tout entière dans le maxillaire supérieur. Planche II, fig. 3 et 4, on a dessiné un crâne de singe vu par devant et en dessous. On observe dans la fig. 4, que la suture se dirige des conduits palatins vers la canine, contourne son alvéole et s’insinue entre la dernière incisive et la canine en longeant celle-ci de très près et séparant ainsi les deux alvéoles.

La fig. 2 représente l’os intermaxillaire de l’homme. On voit distinctement la suture qui sépare l’os intermaxillaire de l’apophyse palatine de la mâchoire supérieure. Elle semble sortir des conduits incisifs dont les orifices inférieurs se confondent en un seul qui porte les noms de foraminis incisivi, ou palatini anterioris, ou gustativi, et se perd entre la dent canine et la seconde incisive.

Vésale avait déjà remarqué cette suture, et l’avait figurée dans ses planches[3] ; il dit qu’elle s’avance jusqu’à la partie antérieure des dents canines, mais qu’elle n’est pas assez profonde pour qu’on puisse admettre qu’elle sépare l’os maxillaire supérieur en deux parties. Enfin il explique ce texte de Gallien qui avait fait sa description d’après le crâne d’un animal, en renvoyant à la première fig., p. 46, où il a mis un crâne de chien à côté d’une tête humaine pour faire ressortir d’une manière plus évidente aux yeux du lecteur que la nature a, pour ainsi dire, imprimé sur la tête de l’animal le revers de la médaille. Il n’a pas remarqué la seconde suture qui se montre sur le plancher des fosses nasales, où elle sort des conduits naso-palatins, et peut être poursuivie jusque dans le voisinage du cornet inférieur. Mais toutes deux se trouvent indiquées planche V, fig. 9, par la lettre S, dans le grand ouvrage d’Albinus, intitulé : Tabulæ ossium humanorum[4]. Il les nomme : Suturas maxillæ superiori proprias.

Il n’en est pas question dans l’Ostéographie de Cheselden non plus que dans l’ouvrage de Jean Hunter intitulé : Natural history of the human teeth ; et cependant elles ne sont complétement effacées et méconnaissables sur aucun crâne, pourvu qu’on les cherche attentivement.

La planche II, fig. 2 représente la moitié d’une mâchoire supérieure d’homme vue par la face interne ; on peut suivre la suture depuis les alvéoles des canines et des incisives jusque dans l’intérieur des conduits naso-palatins. Au-delà de l’épine ou apophyse palatine, qui forme ici une espèce de peigne, elle reparaît, et on peut la poursuivre encore jusqu’à l’éminence linéaire sur laquelle s’applique le cornet inférieur.

Que l’on compare cette figure à la figure 1, et l’on admirera combien l’os intermaxillaire d’un monstre comme le morse jette de jour sur la structure de celui de l’homme. La fig. 2, pl. I, prouve que la même suture existe aussi chez le lion. Je ne parle pas du singe, parce que son analogie avec notre espèce est évidente.

Il n’y a donc plus de doute que cet os se trouve chez l’homme comme dans les animaux, quoiqu’il ne soit possible de déterminer ses limites que d’un côté seulement, les autres étant soudés et confondus avec les os voisins. C’est ainsi que sur les parties extérieures des os qui composent la face on ne trouve pas le moindre indice d’une suture dentée ou harmonique qui puisse faire soupçonner que l’os incisif est séparé chez l’homme.

La cause de ce phénomène me paraît être la suivante : cet os, qui proémine si fortement chez les animaux, se retire en arrière, et se réduit à de petites dimensions dans l’homme. Examinez le crâne d’un enfant ou d’un fœtus, les dents exercent en se développant une pression si énergique et tendent tellement les bords alvéolaires, que la nature a besoin d’employer toutes ses forces pour réunir intimement toutes ces parties. Comparez ce crâne à une tête d’animal ; chez ce dernier, les canines sont tellement avancées que leur pression réciproque et celle qu’elles exercent sur les incisives est loin d’être aussi forte. En dedans des fosses nasales, les choses se comportent de même. On peut, comme je l’ai remarqué plus haut, poursuivre dans cette cavité la suture de l’intermaxillaire à partir des canaux incisifs jusque vers le cornet inférieur. Ainsi, dans leur accroissement, ces trois os agissent les uns sur les autres, et s’unissent intimement.

Je suis persuadé que ceux qui sont versés dans les sciences physiologiques trouveront que ce phénomène peut s’expliquer d’une manière très satisfaisante. J’ai observé bien des cas où ces os étaient confondus même chez des animaux, et il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce sujet. Il arrive aussi que des os que l’on peut isoler facilement dans les animaux adultes ne peuvent pas être séparés, même chez l’enfant.

Dans les cétacés, les reptiles, les oiseaux et les poissons, j’ai découvert l’os lui-même ou au moins des traces de son existence.

La diversité de formes qu’il présente dans les différentes espèces d’animaux mérite un sérieux examen, et frappera même les personnes qui ne prennent aucun intérêt à une science qui paraît si aride au premier abord.

On entrerait alors dans de plus grands détails, et en comparant successivement plusieurs animaux entre eux, on s’élèverait du simple au composé, de l’os atrophié et rétréci à celui qui devient volumineux et même colossal.

Quel abîme entre l’intermaxillaire de l’éléphant et celui de la tortue ! et cependant on peut établir une série de formes intermédiaires qui les réunit ; et démontrer sur une partie du corps ce que personne n’est tenté de nier pour la totalité.

Que l’on considère les effets de la nature vivante dans son vaste ensemble, ou que l’on analyse les restes inanimés des êtres dont le souffle de son esprit s’est retiré, elle est toujours elle, toujours admirable.

Envisagée sous ces deux points de vue, l’histoire naturelle s’enrichira de nouveaux moyens de détermination. Comme c’est un des caractères de l’os dont nous parlons de porter des incisives, il s’ensuit que les dents qu’il porte doivent être considérées comme des incisives. On les a niées chez le chameau et le morse, mais je me trompe fort, ou l’on doit en accorder deux au premier et quatre au second.

Je termine ce petit essai. Puisse-t-il être agréable aux amis de l’histoire naturelle, me fournir l’occasion de me lier plus intimement avec eux, et de faire, autant que les circonstances me le permettront, de nouveaux progrès dans ces intéressantes études !


  1. Galenus, Liber de ossibus, cap. iii.
  2. Camper, opuscules publiés par Herball, 1er vol., 2e Mém., p. 93 et 94. Blumenbach, De Varietate generis humani nativâ, p. 33.
  3. Vesalius, de humani corporis fabricâ, (Basil. 1558), lib. i, c. ix, fig. 11, pag. 48, 52 et 53.
  4. Ces sutures sont aussi marquées, tab. 11, fig. 1, k ; tab. 1, fig. 11, m, du même ouvrage.