Œuvres d’histoire naturelle de Goethe/Histoire de mes études botaniques

Traduction par Charles Martins.
A. Cherbuliez et Cie (p. 185-208).

HISTOIRE
DE MES
ÉTUDES BOTANIQUES.

(1831.)
Voir venir les choses est le meilleur moyen de les expliquer.
Turpin.


Pour éclairer l’histoire des sciences et se rendre compte de leur progrès, il faut s’enquérir avant tout de leurs commencements ; découvrir l’auteur qui le premier a dirigé son attention sur un sujet donné, connaître les moyens qu’il a mis en usage, l’époque à laquelle certains phénomènes ont éveillé la curiosité, et fait naître des idées, qui ont fini par engendrer des opinions nouvelles. Éprouvées par l’application, celles-ci servent à déterminer le moment où une découverte, une invention quelconque deviennent incontestables. Ces recherches sont une belle occasion pour apprécier et mesurer la puissance de l’esprit humain.

On a fait à la métamorphose des plantes l’honneur de s’enquérir de son origine ; on s’est demandé comment un homme déjà dans l’âge moyen de la vie, ayant quelque réputation comme poëte, des occupations nombreuses et des goûts divers, avait osé se lancer dans le champ sans limites des sciences naturelles, et les étudier assez profondément pour pouvoir établir un principe, dont l’heureuse application aux formes les plus variées de la végétation, résume toutes les lois auxquelles obéissent des millions de faits isolés.

L’auteur a déjà abordé ce sujet dans ses cahiers sur la morphologie ; mais il veut ici compléter ces notes, et présenter l’exposé historique de ses travaux, en parlant à la première personne.

Né et élevé dans une ville considérable[1], mes premières études furent dirigées vers la connaissance des langues anciennes et modernes ; des essais littéraires et poétiques complétèrent de bonne heure ces premiers travaux, auxquels se joignit tout ce qui peut mener à la connaissance de l’homme, considéré sous le point de vue moral et religieux.

C’est aussi dans de grandes villes que mon éducation s’acheva ; il en résulte que toute l’activité de mon intelligence dut obéir à l’influence des habitudes sociales, et se porter vers l’élément qui en fait le plus grand charme, et qu’on désignait alors sous le nom de belles-lettres.

Je n’avais aucune notion sur le monde extérieur, et pas la plus légère idée de ce que l’on désigne sous le nom des trois règnes de la nature. Dès mon enfance j’avais vu admirer, dans les carrés d’un parterre, des tulipes, des œillets et des renoncules ; quand les arbres du jardin donnaient une abondante récolte de fruits, et surtout d’abricots, de pêches et de raisins, alors jeunes et vieux étaient ravis : mais on ne s’occupait pas des plantes exotiques, et dans les écoles il n’était nullement question d’histoire naturelle.

Mes premiers essais poétiques furent accueillis avec faveur, et cependant ils peignaient toujours l’homme intérieur, et supposaient seulement la connaissance des émotions de l’âme. Çà et là on aperçoit quelque trace d’un amour passionné pour la campagne, et d’un besoin sérieux de pénétrer le grand secret de la création et de l’anéantissement continuel des êtres ; mais ce besoin s’évaporait en vaines et inutiles contemplations.

J’entrai dans la vie pratique et dans une sphère scientifique, à l’époque où je fus accueilli avec tant de bienveillance à Weimar. Sans parler d’autres avantages inappréciables, j’eus celui d’échanger l’air étouffé de la ville et de mon cabinet de travail, contre celui des jardins, de la campagne et des forêts.

Dans le courant du premier hiver je me livrai au plaisir entraînant de la chasse, et les longues soirées, pendant lesquelles nous nous reposions de nos fatigues, n’étaient pas remplies tout entières par le récit des aventures de la journée. Il était souvent question d’économie forestière ; car la vénerie du duc de Saxe-Weimar se composait d’excellents forestiers, et le nom de Skell y est encore aujourd’hui l’objet de la vénération universelle. On avait fait un cadastre général de tous les bois, et la distribution des coupes annuelles avait été fixée long-temps d’avance.

De jeunes gentilshommes marchaient avec zèle dans cette voie d’améliorations utiles, et je citerai parmi eux le baron de Wedel qui nous fut ravi dans la force de l’âge. Il portait dans l’exercice de son emploi un sens droit et un grand esprit de justice. Lui aussi insistait déjà à cette époque sur la nécessité de détruire le gibier, persuadé que sa multiplication excessive est nuisible, non seulement à l’agriculture, mais encore à l’accroissement des forêts.

Celles de la Thuringe s’ouvraient devant nous dans leur immense étendue ; car nous parcourions non seulement les domaines du prince, mais encore ceux de ses voisins, avec lesquels il entretenait des relations amicales. La géologie, dont l’étude était nouvelle pour nous, excitait notre ardeur juvénile ; on cherchait à se rendre compte de la nature, et de la formation de ce sol couvert de forêts aussi vieilles que le monde. Des espèces nombreuses de conifères d’un vert sombre, exhalant une odeur balsamique, des bouquets de hêtres dont l’aspect réjouissait la vue, des bouleaux élancés et des arbrisseaux innombrables, occupaient chacun la station où ils s’étaient cantonnés. Ce spectacle s’offrait à nous dans des forêts plus ou moins bien aménagées, qui s’étendaient sur une étendue de plusieurs lieues carrées.

Puisqu’il était question d’exploitation, il fallait bien prendre connaissance des qualités de chaque espèce de bois. À propos des incisions pratiquées aux arbres résineux, on s’entretenait de ces sucs balsamiques, répandus de la racine au sommet, qui entretiennent souvent pendant deux cents ans la vie et la verdure éternelle de ces arbres.

La famille des mousses se montrait ici dans sa plus grande diversité. Notre attention se tourna même du côté des racines cachées sous la terre, et voici pourquoi. Depuis les temps les plus reculés, il existait dans ces forêts des herboristes possesseurs de recettes mystérieuses. De père en fils ils préparaient des extraits et des esprits, dont la réputation thérapeutique s’était étendue au loin, grâce à des charlatans qui savaient en tirer profit. Les gentianes jouaient ici un grand rôle, et la détermination des formes diverses de la plante et de la fleur dans les nombreuses espèces de ce genre, devint pour nous une occupation pleine de charme ; sa racine salutaire n’était pas oubliée. Ce genre est le premier qui m’ait séduit, et le seul dont je me sois efforcé par la suite de connaître les espèces.

Il est bon de remarquer combien l’histoire de mon éducation botanique ressemble à celle de la Botanique elle-même. Des apparences extérieures et générales qui frappent tous les jeux, je passai à l’application, à l’utile ; la nécessité m’avait forcé d’apprendre. Quel est le botaniste qui ne reconnaît ici en souriant le caractère de l’époque où les Rhizotomes jetèrent les fondements de la botanique ?

Mais puisque mon but principal est de faire connaître comment j’ai abordé la science, je dois avant tout parler d’un homme qui a mérité, sous tous les points de vue, la haute estime dont il jouissait à Weimar ; cet homme, c’est le docteur Buchholz, possesseur de la seule pharmacie de la ville. Riche, plein d’ardeur et d’activité, il se livrait avec un zèle des plus louables à l’étude des sciences naturelles, réunissait autour de lui les aides les plus intelligents, et Gœttling est sorti de son laboratoire avec la réputation d’un excellent chimiste. Un fait nouveau de physique ou de chimie, découvert en Allemagne ou ailleurs, arrivait-il à sa connaissance ? on le vérifiait à l’instant même, sous la direction du patron qui communiquait libéralement ses résultats à une société avide de s’instruire.

Dans la suite, je dois le dire à son honneur, lorsque le monde savant s’occupa de la nature des gaz, il refit toutes les expériences. Sous sa direction, un des premiers aérostats s’éleva de nos terrasses, et à l’admiration des savants on ne saurait comparer que la stupeur de la foule, qui ne pouvait revenir de son étonnement, et la frayeur des pigeons effarouchés qui s’abattaient par bandes de tous les côtés.

On me reprochera peut-être d’entrer ici dans des détails étrangers à mon sujet. Je répondrai que je ne saurais parler avec quelque suite de mes études, si je ne faisais ressortir tout ce que la société de Weimar, une des plus avancées d’alors, réunissait de goût et de connaissances. Les sciences et la poésie, les études profondes et la vie active se partageaient notre temps, et nous faisaient rivaliser de zèle.

Tous ces détails se lient intimement à ce qui précède ; la chimie et la botanique doivent leur existence à la médecine, et en même temps que Buchholz s’élevait de la pharmacie à la chimie, il sortait du cercle étroit de la flore médicale pour entrer dans le vaste champ de la botanique. Il cultivait dans son jardin non seulement les plantes officinales, mais encore des végétaux rares ou peu connus, qui n’avaient qu’un intérêt scientifique.

Un prince qui, jeune encore, se livrait déjà à l’étude des sciences, sut faire tourner au profit de tous l’activité de Buchholz. De vastes terrains aérés et exposés au soleil, près desquels existaient des lieux humides et ombragés, furent consacrés à une école de botanique. Des jardiniers instruits prêtèrent la main avec zèle à cette entreprise, et des catalogues, encore existants, témoignent de l’ardeur avec laquelle ces travaux furent commencés.

Toutes ces circonstances me forcèrent à étudier de plus en plus la botanique. J’avais fait relier ensemble la terminologie de Linnée, les fondements sur lesquels est bâti son système artificiel, les dissertations que J. Gessner a écrites pour éclaircir les éléments de Linnée ; et ce petit volume m’accompagnait dans toutes mes excursions. Encore aujourd’hui la vue de ce cahier me rappelle des jours purs et heureux, pendant lesquels ces pages si remplies de sens m’ouvraient un monde nouveau. La philosophie botanique de Linnée était mon étude de tous les jours, c’est ainsi que j’avançais continuellement dans la connaissance méthodique de cette science, en cherchant à m’approprier tout ce qui pouvait me donner une idée générale de l’ensemble du règne végétal.

La suite de ces communications apprendra peut-être au lecteur le succès de ces études, pour ainsi dire étrangères à ma vocation, et l’influence qu’elles ont eu sur moi. Qu’il me suffise d’affirmer ici qu’après Shakespeare et Spinosa, Linnée est l’homme qui a agi sur mon esprit avec le plus de force, et cela précisément à cause de la lutte intérieure qu’il provoquait en moi. En effet, tandis que je cherchais à m’approprier son ingénieuse méthode analytique, à connaître ces lois claires, faciles à appliquer, mais arbitraires, je sentais en moi-même le besoin impérieux de rapprocher toutes ces choses, qu’il séparait si violemment les unes des autres.

Le voisinage de l’Université d’Iéna favorisait mes études scientifiques. On y cultivait depuis long-temps avec un soin particulier toutes les plantes officinales ; et les professeurs Prætorius, Schlegel et Rolfink avaient contribué dans leur temps à l’avancement de la botanique. La Flore d’Iéna, publiée en 1718 par Ruppe, fit une vive sensation. Elle ouvrit aux explorateurs un champ immense, et, au lieu de se borner à l’étude de quelques espèces médicinales, parquées dans un jardin claustral, on put se livrer à la contemplation de la belle nature tout entière.

Les cultivateurs des environs, qui jusque-là s’étaient contentés de fournir des plantes aux pharmaciens et aux herboristes, s’efforçaient de prendre part à nos travaux, et quelques-uns avaient appris peu à peu la nouvelle terminologie. À Ziegenhayn, une famille se distinguait entre toutes ; l’aïeul avait été connu de Linnée, et la lettre autographe de ce grand homme, qu’il montrait avec orgueil, était pour lui un titre de noblesse botanique. Après sa mort, le fils continua son commerce qui consistait à apporter chaque semaine aux professeurs et aux étudiants, une collection des plantes qui se trouvaient en fleur dans les champs. Pourvoyeur habile et jovial, il poussait quelquefois jusqu’à Weimar, et c’est ainsi que j’appris à connaître peu à peu les nombreux végétaux qui croissent dans les environs d’Iéna.

Le petit-fils, Frédéric Gottlieb Dietrich, contribua plus que tous les autres à mes progrès ; c’était un jeune homme d’une belle stature, d’une physionomie aimable et prévenante ; dans son ardeur impatiente il aurait voulu embrasser à la fois l’étude du règne végétal tout entier ; son heureuse mémoire retenait tous les noms les plus bizarres, et les lui rappelait à l’instant même, dès qu’il en avait besoin. Il me plut, parce que son caractère franc et ouvert se peignait dans toutes ses actions, et je l’emmenai avec moi à Carlsbad.

Dans les pays de montagnes il courait toujours à pied, et ramassait tout ce qu’il trouvait en fleur, puis il apportait son butin dans ma voiture, le plus souvent au lieu même où il l’avait recueilli, et proclamait, avec l’aplomb d’un homme sûr de son fait, les noms linnéens, non sans blesser souvent les règles de la prosodie.

J’entrai ainsi, d’une manière nouvelle, en communication avec la nature ; je jouissais de ses merveilles, et, en même temps, les dénominations scientifiques qui frappaient mon oreille étaient l’écho lointain de la science qui me parlait du fond de son sanctuaire.

À Carlsbad, Dietrich était toujours avant le jour dans les montagnes, et, avant que j’eusse bu mes verres d’eau, il m’apportait à la source une riche collection de fleurs. Tout le monde, mais surtout ceux qui s’occupaient de cette belle étude, prenaient part à mes plaisirs. C’était en effet une science bien faite pour séduire, que celle qui se présentait sous la forme d’un beau jeune homme chargé de plantes en fleurs, et donnant à chacune son nom d’origine grecque, latine ou barbare ; aussi la plupart des hommes et même quelques dames cédèrent à l’entraînement général.

Les savants de profession trouveront peut-être notre méthode bien empirique, mais elle eut l’avantage de nous attirer la faveur d’un habile médecin qui accompagnait aux eaux un grand seigneur fort riche. Ses connaissances en botanique étaient très étendues, et, voulant profiter de son séjour à Carlsbad pour les augmenter encore, il se réunit à nous. Nous l’aidâmes de tout notre pouvoir ; il séchait, déterminait et classait les plantes rapportées par Dietrich, et y joignait le plus souvent quelques observations. Je ne pouvais que gagner à tout cela ; les noms souvent répétés finissaient par se graver dans ma mémoire ; je devins ainsi plus habile dans l’art d’analyser les fleurs, sans arriver néanmoins à un grand résultat. Séparer et compter n’étaient pas dans ma nature.

Nos travaux assidus trouvèrent des opposants dans la haute société. Nous entendions souvent répéter que cette Botanique, dont nous poursuivions l’étude avec tant d’ardeur, n’était qu’une science de mots, fondée presqu’en entier sur des chiffres, qui ne pouvait satisfaire ni la raison ni l’imagination, parce que personne ne pourrait jamais y découvrir une série de lois enchaînées les unes aux autres. Nous laissions dire et poursuivions tranquillement notre chemin, car chaque jour était marqué par nos progrès dans la connaissance des végétaux.

La vie de Dietrich ne démentit pas les espérances qu’il avait données. Il marcha sans relâche dans la voie qu’il s’était ouverte, se fit connaître comme écrivain, obtint le grade de docteur, et dirige maintenant avec zèle et intelligence les jardins du grand-duc à Eisenach.

Charles-Auguste Batsch était le fils d’un homme universellement aimé et estimé à Weimar ; il fit de bonnes études à Iéna, s’appliqua principalement aux sciences naturelles, et ses progrès furent tels qu’on le fit venir à Koestritz pour classer une collection d’histoire naturelle appartenant aux comtes de Reuss, et la diriger pendant quelque temps. Il revint ensuite à Weimar, et pendant un hiver fatal aux plantes par sa rigueur, je fis sa connaissance, sur un étang où la bonne société avait coutume de se rendre pour patiner. J’appréciai bientôt son assurance pleine de modestie et l’ardeur qu’il cachait sous un calme apparent. Nous nous entretenions librement et avec suite, en courant sur la glace, des grandes questions de la botanique et des méthodes les plus propres à faire avancer cette science.

Il avait des idées qui répondaient singulièrement à mes besoins et à mes désirs. Ranger les plantes dans un ordre ascendant, par familles de plus en plus complexes, tel était son plan favori. La méthode naturelle, dont Linnée appelait l’apparition de tous ses vœux, et que les botanistes français suivaient dans la théorie comme dans la pratique, l’occupa pendant toute sa vie, et je fus heureux d’en tenir quelque chose de la première main.

Ces deux jeunes gens avaient favorisé singulièrement mes progrès, mais je ne leur devais pas tout. Un homme avancé en âge y contribua beaucoup pour sa part ; c’était le conseiller Büttner. Il avait apporté sa précieuse bibliothèque de Goettingue à Iéna ; je reçus du prince, qui en avait fait l’acquisition pour nous et pour lui, la mission de la mettre en ordre d’après les idées du fondateur qui en demeurait possesseur ; nous fûmes donc en relation habituelle. Lui-même était une bibliothèque vivante, ayant à toutes les questions une réponse satisfaisante et longuement motivée ; la botanique était son sujet de conversation favori.

Contemporain de Linnée, non seulement il ne niait pas, mais il exprimait avec passion combien il avait toujours lutté en secret contre cet homme qui remplissait le monde de son nom. Son système ne l’avait jamais satisfait ; toujours il s’était efforcé de ranger les plantes par familles et de s’élever de la plus simple de toutes qui est presque invisible, aux végétaux les plus grands et les plus complexes. Il aimait à faire voir un tableau écrit avec soin, où les genres étaient ainsi disposés. Pour mon compte, j’y puisais l’assurance que je n’étais pas engagé dans une fausse voie.

On voit par ce qui précède combien la position dans laquelle je me suis trouvé était avantageuse pour me livrer à ce genre d’étude. De grands jardins dans le voisinage de la ville et annexés au palais, un pays couvert de nombreuses plantations d’arbres et d’arbustes, le secours d’une flore locale complète, le voisinage d’une université florissante, tout me favorisait pour avancer dans la connaissance du règne végétal.

Pendant que mes idées sur la botanique s’étendaient, en se complétant par l’influence d’un commerce habituel avec des hommes actifs et laborieux, j’appris à connaître un ami de la solitude et des plantes, qui s’était voué à leur étude avec une sérieuse persévérance. Qui n’a pas suivi, dans ses promenades solitaires, cet illustre J.-J. Rousseau que nous révérons tous ? Dégoûté des hommes, il se détourne vers le monde fleuri des végétaux, et son esprit droit et ferme s’applique à connaître intimement ces aimables enfants de la nature.

Je ne sache pas qu’il ait eu, dans ses premières années, d’autre goût pour les fleurs que celui qui résulte d’un penchant naturel ou de quelques tendres souvenirs. D’après ses mémoires, c’est après une vie littéraire des plus orageuses, que toute la richesse du règne végétal se dévoila, pour ainsi dire, à ses yeux dans l’île Saint-Pierre, sur le lac de Bienne. Ses lettres écrites d’Angleterre prouvent que ses idées avaient gagné en étendue, et sa liaison avec la duchesse de Portland et d’autres botanistes ou amateurs de plantes, contribua à leur donner encore plus de portée. Un esprit comme le sien, qui se sentait appelé à être le législateur des nations, ne pouvait méconnaître le dessin primitif qui se retrouve dans les formes si variées des organes végétaux, et les ramène tous à un type unique. Il s’abîme dans cette pensée qui l’absorbe, il comprend qu’il faut suivre une marche méthodique pour se guider dans ces recherches, mais il n’ose pas s’avancer. Je ne crois pas inutile de rappeler ce qu’il dit lui-même à ce sujet.

« Pour moi qui ne suis, dans cette étude ainsi que dans beaucoup d’autres, qu’un écolier radoteur, j’ai songé plutôt en herborisant à me distraire et m’amuser qu’à m’instruire, et n’ai point eu, dans mes observations tardives, la sotte idée d’enseigner au public ce que je ne savais pas moi-même. J’avoue pourtant que les difficultés que j’ai trouvées dans l’étude des plantes, m’ont donné quelques idées sur les moyens de la faciliter et de la rendre utile aux autres, en suivant le fil du règne végétal, par une méthode plus graduelle et moins abstraite que celle de Tournefort et de tous ses successeurs, sans en excepter Linnæus lui-même ; peut-être mon idée est-elle impraticable ; nous en causerons, si vous voulez, quand j’aurai l’honneur de vous voir. »

Voilà ce qu’il écrivait au commencement de l’année 1770 ; depuis, ces idées ne lui laissèrent aucune trêve : au mois d’août 1771 il fut amené, par d’aimables sollicitations, à vouloir instruire les autres, et eut l’art de rendre la science accessible à ses écolières, qui n’en firent pas le sujet d’une simple récréation, mais pénétrèrent, grâce à lui, jusque dans le sanctuaire.

Il consacre ses connaissances à introduire ses élèves dans les premiers éléments de la botanique, à leur faire connaître et déterminer les parties isolées de la plante ; reconstruisant ensuite la fleur par l’assemblage de ses diverses parties, il les nomme soit avec les noms vulgaires, soit en ayant recours à la terminologie de Linnée, dont il proclame hautement les immenses avantages ; mais à peine ce travail préparatoire est-il achevé, qu’il donne à ses élèves une idée des groupes de végétaux, et leur fait passer successivement en revue les Liliacées, les Siliqueuses et les Siliculeuses, les Labiées et les Personnées, les Ombellifères, les Composées. Exposant ainsi successivement les différences qui séparent des familles dans lesquelles la complication et la diversité des caractères vont toujours en croissant, il nous amène graduellement à un point de vue général d’où nous pouvons embrasser l’ensemble. S’adressant à des femmes, il insiste sur l’utilité, l’emploi et les propriétés dangereuses des végétaux, avec d’autant plus de raison et d’à-propos qu’il choisit tous ses exemples dans la flore locale, ne parlant que des végétaux indigènes, et négligeant complétement les plantes exotiques, même celles que l’on connaît et que l’on cultive généralement dans les jardins.

En 1822, il parut une belle édition de tous les écrits de Rousseau sur ce sujet, réunis en un seul volume petit in-folio, sous le titre de Botanique de Rousseau. Des planches coloriées dues à Redouté représentaient toutes les plantes dont il a parlé. En parcourant ces figures, on observe avec intérêt que c’est dans les champs que Rousseau faisait ses paisibles études, car toutes les plantes sont de celles qu’on peut recueillir pendant une courte promenade.

Sa méthode de rapprocher les végétaux a la plus grande analogie avec la distribution en familles naturelles ; comme j’étais occupé à cette époque de considérations de la même nature, ses leçons firent une grande impression sur moi.

De même que les étudiants aiment les jeunes professeurs, de même un amateur aime assez avoir pour maître un autre amateur. L’enseignement est sans doute moins substantiel, mais l’expérience prouve que les amateurs contribuent beaucoup à l’avancement des sciences, et cela se conçoit facilement. Les gens du métier s’efforcent d’être complets et d’étendre le cercle de leurs connaissances ; l’amateur, au contraire, cherche à gagner, à l’aide de quelques faits isolés, un point culminant d’où sa vue puisse embrasser, sinon la totalité, du moins une portion de l’ensemble.

Pour terminer ce qui a rapport à Rousseau, je dirai qu’il mettait un soin et un amour extrême dans la préparation et l’arrangement de ses herbiers, dont il eut souvent à déplorer amèrement la perte ; il n’avait cependant, comme il le dit lui-même, ni l’adresse, ni le soin nécessaire pour ce genre de préparations. Ses changements continuels d’habitation en rendaient la conservation impossible ; il les considérait comme du foin, et ne les appelait jamais autrement.

Mais lorsqu’il recueille avec soin des mousses pour le compte d’un ami, alors nous reconnaissons que le règne végétal excitait chez lui un intérêt passionné qu’il est facile de retrouver dans ses Fragments pour un Dictionnaire des termes d’usage en botanique.

Ce qui précède suffit pour faire voir ce dont je suis redevable à Rousseau durant cette période de mes études.

Libre de tout préjugé national, il s’abandonnait sans réserve à l’impulsion de Linnée, qui était incontestablement dans la voie du progrès ; nous remarquerons ici que c’est un grand avantage de commencer l’étude d’une science dans un moment de crise déterminé par les efforts d’un homme extraordinaire qui cherche à faire triompher la vérité. On est jeune avec la méthode qui l’est aussi, on commence avec une ère nouvelle, on s’identifie à la masse des travailleurs qui s’avance toujours et vous emporte avec elle.

C’est ainsi que j’ai cédé, avec tous mes contemporains, au pouvoir entraînant et au génie vainqueur de Linnée. Je m’abandonnais à lui et à ses doctrines en toute sécurité ; cependant je sentais peu à peu que, sans m’égarer en suivant cette voie, je n’irais pas aussi loin que je le voulais.

Pour traduire avec vérité l’état dans lequel je me trouvais alors, je suis forcé de rappeler que, né poëte, j’ai toujours cherché à modeler mes expressions sur les choses pour arriver à les peindre. Au lieu de cela, il fallait maintenant apprendre par cœur une terminologie complète, avoir un certain nombre de substantifs et d’adjectifs tout prêts, pour les appliquer avec discernement à chaque nouvelle forme qui se présentait et la désigner d’une façon caractéristique. Un travail de ce genre m’a toujours fait l’effet d’une mosaïque où l’on place des pièces préparées d’avance les unes à côté des autres, afin que leur ensemble produise l’effet d’un tableau ; sous ce rapport, ce mode de travail me répugnait un peu.

Cependant je reconnaissais la nécessité de cette méthode, qui a l’avantage de désigner toutes les apparences extérieures des végétaux, par des mots généralement adoptés, et de rendre inutiles des dessins souvent infidèles et difficiles à acquérir. Mais l’extrême variabilité des organes me paraissait un obstacle insurmontable. Quand je voyais sur la même tige des feuilles d’abord entières, puis incisées, puis presque pennées, qui se simplifiaient, se contractaient de nouveau pour devenir des petites écailles et disparaître enfin tout-à-fait, alors je n’avais plus le courage de planter un jalon ou de tracer une ligne de démarcation quelconque.

Caractériser les genres avec certitude et leur subordonner les espèces, me parut un problème insoluble. Je lisais bien dans les livres comment il fallait s’y prendre, mais je ne pouvais espérer que jamais une détermination resterait incontestée, puisque, du vivant même de Linnée, ses genres furent divisés, morcelés, et quelques unes de ses classes détruites.

J’en concluais que le plus sagace, le plus ingénieux des naturalistes, n’avait soumis qu’en gros la nature à ses lois ; mon admiration pour lui n’en était pas diminuée, mais j’étais dans une perplexité singulière, et l’on peut se figurer quels efforts un écolier autodidactique comme moi, dut faire pour sortir d’embarras.

Je crus voir clairement que Linnée et ses successeurs ont agi à la manière des législateurs, qui, plutôt préoccupés de ce qui devrait être que de ce qui est, ne s’inquiètent pas des habitudes et des besoins des citoyens, mais cherchent uniquement la solution du problème si difficile, de faire vivre en bonne intelligence tous ces hommes indisciplinés, à idées et à intérêts opposés. En considérant sous ce point de vue le plan de Linnée tel qu’il est exposé dans le volume chéri dont j’ai déjà parlé avec tant d’éloge, je me sentais plein d’admiration pour cet homme unique, plein d’estime pour ses successeurs, qui ont toujours tenu d’une main habile les rênes qu’il leur avait confiées, et guidé sagement dans sa course le char de la science.

Un seul moment de contemplation calme et réfléchie suffisait pour me faire comprendre qu’il aurait fallu toute la vie d’un homme inspiré et soutenu par une vocation innée, pur embrasser et coordonner les phénomènes innombrables que présente un seul règne, mais je compris en même temps qu’il me restait une autre voie plus conforme à la tournure de mon esprit. Les phénomènes de la formation et de la transformation des êtres organisés m’avaient vivement frappé ; car l’imagination et la nature semblaient lutter à qui des deux serait plus hardie et plus conséquente dans ses créations.

Je poursuivais cependant le cours de ma carrière. Heureusement mes occupations et mes plaisirs m’appelaient souvent à la campagne ; la contemplation de la nature elle-même m’apprit que chaque plante choisit la localité qui réunit toutes les conditions qui peuvent la faire prospérer et multiplier. Ainsi, les sommets élevés ou les lieux bas, la lumière, l’obscurité, la sécheresse, l’humidité, les divers degrés de chaleur, et mille autres conditions encore, exercent, ensemble ou séparément, une influence réelle sur les espèces et sur les genres de plantes qui ne sont fortes et nombreuses que dans les localités où les conditions favorables à leur développement se trouvent réunies. Placées dans certains lieux, exposées à certaines influences, les espèces semblent céder à la nature en se laissant modifier ; elles deviennent alors des variétés, sans abdiquer leurs droits à une forme et à des propriétés particulières.

Je pressentis cette vérité en étudiant la nature sauvage, et elle jeta un jour tout nouveau pour moi sur les jardins et sur les livres.

Le botaniste qui voudra bien se reporter en imagination à l’année 1786 pourra se faire une idée de l’état dans lequel je me suis trouvé pendant dix ans. Le psychologiste n’oubliera pas d’ajouter, comme éléments moraux du problème, les devoirs, les obligations, les goûts et les distractions qui remplissaient ma vie.

Qu’on me permette d’intercaler ici une observation générale. Tous les objets dont nous sommes entourés dès l’enfance conservent toujours à nos yeux quelque chose de commun et de trivial ; quoique nous ne les connaissions que très superficiellement, nous vivons près d’eux dans un état d’indifférence tel, que nous devenons incapables de fixer sur eux notre attention. Des objets nouveaux et variés éveillent au contraire l’imagination et excitent un noble enthousiasme ; ils semblent nous désigner un but plus élevé, que nous nous sentons dignes d’atteindre. C’est là que réside le grand avantage des voyages, et il n’est personne qui n’en profite à sa manière. Les choses connues sont rajeunies par les rapports inattendus qui les lient à des objets nouveaux, et l’attention excitée amène des jugements comparatifs.

Le passage des Alpes réveilla vivement en moi le goût que j’avais pour la nature en général et pour les plantes en particulier ; les mélèzes, plus nombreux que dans la plaine, les cônes du pin pignon, nouveaux pour moi, me rendirent attentif aux influences climatériques. Malgré la rapidité du trajet, je remarquai d’autres plantes plus ou moins modifiées ; mais en entrant dans le jardin botanique de Padoue, je fus ébloui par l’aspect magique d’un Bignonia radicans, dont les rouges campanules tapissaient une longue et haute muraille qui paraissait tout en feu. Je compris alors toute la richesse des végétations exotiques ; plus d’un arbrisseau que j’avais vu végéter misérablement dans nos serres, s’élevait librement dans la campagne. Les plantes qu’un léger abri avait défendues contre les froids passagers d’un hiver peu rigoureux, jouissaient en pleine terre de l’influence bienfaisante de l’air et du soleil. Un palmier en éventail (Chamærops humilis) attira toute mon attention. Les premières feuilles, qui sont simples et lancéolées, sortaient de terre ; leur division allait en se compliquant de plus en plus, et enfin elles apparaissaient complétement digitées. Une petite branche chargée de fleurs s’élevait au milieu d’une gaine spathiforme, et semblait une création singulière, inattendue, complétement étrangère à la végétation transitoire qui l’entourait. À ma prière, le jardinier me coupa des échantillons représentant la série de ces transformations, et je me chargeai de plusieurs grands cartons pour emporter cette trouvaille. Je les ai encore sous les yeux tels que je les recueillis alors, et je les vénère comme des fétiches qui, en éveillant et fixant mon attention, m’ont fait entrevoir les heureux résultats que je pouvais attendre de mes travaux.

La variabilité des formes végétales que j’avais suivies dans leur marche, me confirmait dans cette idée, que ces formes qui nous frappent ne sont point irrévocablement déterminées d’avance, mais qu’elles joignent à une fixité originelle, générique et spécifique, une souplesse et une heureuse mobilité qui leur permettent de se plier, en se modifiant, à toutes les conditions variées que présente la surface du globe.

C’est ici qu’il faut tenir compte des diversités du sol. Hypertrophiés dans la plaine sous l’influence d’une nutrition surabondante, rabougris dans une station sèche et élevée, protégés contre la chaleur ou le froid, ou bien exposés à leur action, les genres se transforment en espèces, les espèces en variétés, et celles-ci se modifient à l’infini par l’action de certains agents. Et cependant la plante reste toujours plante, quand même elle incline çà et là vers la pierre brute ou vers une vitalité plus relevée. Les espèces les plus éloignées conservent un air de famille qui permet toujours de les comparer ensemble.

Comme on peut les comprendre toutes dans une notion commune, je me persuadai de plus en plus que cette conception pouvait être rendue plus sensible, et cette idée se présentait à mes yeux sous la forme visible d’une plante unique, type idéal de toutes les autres. Je suivis les diverses formes dans leurs transmutations, et à mon arrivée en Sicile, terme de mon voyage, l’identité primitive de toutes les parties végétales était pour moi un fait démontré dont je cherchais à rassembler et à vérifier les preuves.

Il en résulta un goût passionné pour la botanique qui ne me quitta pas au milieu des occupations forcées et volontaires qui m’absorbèrent à mon retour. Quiconque a ressenti le pouvoir d’une pensée féconde, soit qu’il l’ait conçue lui-même, soit qu’elle lui ait été communiquée par d’autres, conviendra qu’elle excite dans notre âme des mouvements véritablement passionnés ; on se sent inspiré, parce que l’on prévoit, dans leur ensemble, les développements dont elle sera le germe et les conséquences qui seront la suite de ces développements. On concevra donc aisément que cette idée devenue dominante et pressante comme une passion, m’ait occupé sans relâche pendant tout le cours de ma vie.

Cependant, quelque vif que fut le goût qui s’était emparé de moi, je ne pus me livrer à aucune étude suivie pendant tout le temps de mon séjour à Rome. La poésie, l’art et l’antiquité réclamaient tour à tour mon activité tout entière, et je n’ai jamais passé dans ma vie des jours plus remplis d’occupations pénibles et fatigantes. Les gens du métier me trouveront peut-être bien candide si j’avoue que tous les jours, dans les jardins, à la promenade, dans de petites parties de plaisir, je ramassais toutes les plantes que je voyais. C’était à l’époque de la maturité des graines, et il était important pour moi d’examiner comment elles germent lorsqu’on les confie à la terre. Ainsi je suivis avec attention la germination du Cactus opuntia, qui est un végétal tout-à-fait difforme, et je reconnus avec joie qu’il commençait par porter tout bonnement deux cotylédons, et ne devenait difforme que dans la suite de son développement.

Des capsules me présentèrent aussi un phénomène frappant. J’avais rapporté des environs de Rome plusieurs de celles qui succèdent aux fleurs de l’Acanthus mollis, et les avais placées dans une boîte ouverte ; au milieu de la nuit, je fus réveillé par une crépitation singulière, et j’entendis que des petits corps sautaient contre la muraille ou allaient frapper le plafond. Je m’expliquai le fait à l’instant même, et le lendemain je trouvai des capsules ouvertes et les graines répandues çà et là. La sécheresse de la chambre avait achevé en peu de jours de communiquer à ces fruits une force élastique si prononcée.

Parmi le grand nombre de graines que je soumis à mon examen, j’en dois encore mentionner quelques unes, qui ont perpétué plus ou moins long-temps mon souvenir dans l’antique cité romaine. Des graines de pin germèrent d’une manière bien remarquable ; les plantules s’élevaient comme si elles avaient été enfermées dans un œuf, et laissaient deviner, dans le verticille des cotylédons verts et aciculaires qui entouraient la tigelle, les rudiments des feuilles à venir. Avant mon départ, je plantai cette ébauche d’un arbre futur dans le jardin d’Angelika Kauffmann. L’arbre s’éleva à une assez grande hauteur et prospéra pendant plusieurs années. Des voyageurs bienveillants m’en ont donné des nouvelles qui nous causaient un plaisir réciproque.

Malheureusement, le propriétaire qui succéda à mon amie trouva que ce pin, qui se dressait seul au milieu de son parterre, n’était pas à sa place et il le bannit à l’instant.

Quelques dattiers, que j’avais élevés de graines, pour observer leur développement, furent plus heureux. Je les confiai à un de mes amis de Rome, qui les plaça dans son jardin, où ils continuent à prospérer. Un illustre voyageur a bien voulu me donner l’assurance, qu’ils avaient atteint la hauteur d’un homme. Puissent-ils ne pas devenir à charge à leur propriétaire, et croître encore long-temps !

Tout ce qui précède a trait à la reproduction par graines. Le conseiller d’État Reifenstein attira mon attention sur celle qui se fait par boutures ; dans nos promenades, il arrachait çà et là une branche, et soutenait, avec une insistance qui allait jusqu’à la pédanterie, que toute branche fichée en terre devait nécessairement prendre racine. Il donnait en preuve le grand nombre de ces boutures qui avaient très bien pris racine dans son jardin. Combien ce mode de multiplication n’a-t-il pas acquis d’importance pour l’horticulteur commerçant, et combien je regrette que Reifenstein n’ait pas vécu assez long-temps pour être témoin des succès de sa méthode !

Un œillet qui s’était élevé à la hauteur d’un sous-arbrisseau rameux me frappa plus que tout le reste. On connaît la force vitale et reproductive de cette plante. Sur ses branches, un bourgeon touche l’autre, un nœud est enchâssé dans l’autre. Cette disposition s’était encore accrue sous l’influence d’une longue durée ; les bourgeons à l’état latent s’étaient développés autant que possible et au point que l’on voyait sortir du sein d’une fleur quatre petites fleurs parfaites.

Ne voyant aucun moyen de conserver cette merveille, je pris le parti de la dessiner, ce qui me força à me pénétrer plus profondément encore de l’idée fondamentale des métamorphoses. Mais j’étais malheureusement distrait par une foule d’occupations variées, et vers la fin de mon séjour à Rome, dont le terme approchait, je me trouvai de plus en plus fatigué et surchargé de besogne.

Pendant mon retour, je poursuivis la série de mes idées ; je composai en moi-même l’exposé de ma doctrine, et peu de temps après mon arrivée, je le rédigeai pour le livrer à l’impression. Il parut en 1792, et j’avais l’intention de le faire suivre d’un commentaire accompagné des planches nécessaires. Mais le torrent de la vie qui m’entraînait, annula mes bonnes intentions.

Dans les pages précédentes, je me suis efforcé de faire voir comment j’ai été amené, poussé, pour ainsi dire, à m’occuper de botanique ; quelle direction j’avais donné à ces études, que je poursuivis par goût pendant un grand nombre d’années. Peut-être le lecteur ne pourra-t-il, malgré toute sa bienveillance, s’empêcher de me blâmer de ce que j’ai tant insisté sur de petits événements qui me sont personnels ; je dois donc déclarer ici que je l’ai fait à dessein, afin de pouvoir, après tant de détails, présenter quelque chose de général.

Depuis un demi-siècle et plus, je suis connu comme poëte dans mon pays et même à l’étranger, et on ne songe pas à me refuser ce talent. Mais ce qu’on ne sait pas aussi généralement, ce qu’on n’a pas suffisamment pris en considération, c’est que je me suis occupé sérieusement et longuement des phénomènes physiques et physiologiques de la nature, que j’avais observés en silence avec cette persévérance que la passion seule peut donner. Aussi, lorsque mon Essai sur l’intelligence des lois du développement de la plante, imprimé en allemand depuis quarante ans, fixa l’attention d’abord en Suisse, puis en France, on ne sut comment exprimer son étonnement de ce qu’un poëte, occupé ordinairement des phénomènes intellectuels qui sont du ressort du sentiment et de l’imagination, s’étant un instant détourné de sa route, avait fait en passant une découverte de cette importance.

C’est pour combattre cette fausse croyance que cet Avant-propos a été fait. Il est destiné à montrer que j’ai consacré une grande partie de ma vie à l’histoire naturelle, vers laquelle m’entraînait un goût passionné.

Ce n’est point par l’inspiration subite et inattendue d’un génie doué de facultés extraordinaires, c’est par des études suivies que je suis arrivé à ce résultat.

Sans doute j’aurais pu accepter l’honneur qu’on voulait bien faire à ma sagacité, et m’en targuer à loisir ; mais comme il est également nuisible, dans les études scientifiques, de s’en tenir exclusivement à l’observation immédiate ou aux théories abstraites, j’ai pensé qu’il était de mon devoir d’écrire, pour les hommes sérieux, l’historique fidèle, quoique peu détaillé, de mes études botaniques.


  1. Francfort-sur-le-Mein.