Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre troisiéme

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 89-109).
LIVRE TROISIÉME




FABLE I.
LE MEUSNIER, SON FILS, ET L’ASNE[1].
A. M. D. M.[2]



L’Invention des Arts estant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grece :
Mais ce Champs ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un païs plein de terres desertes ;
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté[3].
Ces deux rivaux d’Horace, heritiers de sa Lyre,
Disciples d’Apollon, nos Maistres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour, tout seuls et sans témoins ;
(Comme ils se confioient leur pensers et leurs soins)
Racan commence ainsi. Dites-moy, je vous prie,
Vous qui devez sçavoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrez avez déja passé,

Et que rien ne doit fuir en cét âge avancé ;
A quoy me resoudray-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connoissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon sejour ?
Prendre employ dans l’Armée ? ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La Guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivois mon goust, je sçaurois où buter ;
Mais j’ay les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus : Contenter tout le monde !
Ecoutez ce recit avant que je réponde.
 
J’ay lû dans quelque endroit, qu’un Meusnier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ay bonne memoire,
Alloient vendre leur Asne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On luy lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cét Homme et son fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre !
Le premier qui les vid, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus Asne des trois n’est pas ce luy qu’on pense.
Le Meusnier à ces mots connoist son ignorance.
Il met sur pied sa beste, et la fait détaler.
L’Asne, qui goustoit fort l’autre façon d’aller,
Se plaint en son patois. Le Meusnier n’en a cure.
Il fait monter son Fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cét objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il pût.
Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’estoit à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le Meusnier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant, l’une dit, C’est grand’honte
qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaut comme un Evesque assis,

Fait le veau sur son Asne, et pense estre bien sage.
Il n’est, dit le Meusnier, plus de Veaux à mon âge.
Passez vostre chemin, la fille, et m’en croyez.
Apres maints quolibets coup sur coup renvoyez,
L’homme crût avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas, une troisième troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit, Ces gens sont fous ;
Le Baudet n’en peut plus ; il mourra sous leurs coups.
Hé quoy, charger ainsi cette pauvre Bourique ?
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
Parbieu, dit le Meusnier, est bien fou du cervean
Qui pretend contenter tout le monde et son Pere.
Essayons toutefois, si par quelque maniere
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L’asne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidan les rencontre, et dit, Est-ce la mode
Que Baudet aille à l’aise et Meusnier s’incommode ?
Qui de l’Asne ou du Maistre est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchasser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Asne ;
Nicolas, au rebours ; car quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa beste, et la chanson le dit[4].
Beau trio de Baudets ! Le Meusnier repartit :
Je suis Asne, il est vray, j’en conviens, je l’avouë ;
Mais que doresnavant on me blasme, on me louë,
Qu’on dise quelque chose ou qu’on ne dise rien,
J’en veux faire à ma teste ; il le fit, et fit bien.

Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez Femme, Abbaye, Employ, Gouvernement ;
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.




II.
LES MEMBRES ET L’ESTOMACH.



Je devois par la Royauté
Avoir commencé mon Ouvrage.
A la voir d’un certain costé
[5] Messer Gaster en est l’image.
S’il a quelque besoin, tout le corps s’en ressent.
De travailler pour luy les membres se lassant,
Chacun d’eux resolut de vivre en Gentilhomme,
Sans rien faire, alleguant l’exemple de Gaster.
Il faudroit, disoient-ils, sans nous qu’il vécût d’air.
Nous suons, nous peinons comme bestes de somme ;
Et pour qui ? pour luy seul : nous n’en profitons pas :
Nostre soin n’aboutit qu’à fournir ses repas.
Chommons : c’est un métier qu’il veut nous faire apprendre.
Ainsi dit, ainsi fait. Les mains cessent de prendre,
Les Bras d’agir, les jambes de marcher.
Tous dirent à Gaster, qu’il en allast chercher.
Ce leur fut une erreur dont ils se repentirent ;
Bien-tost les pauvres gens tomberent en langueur :
Il ne se forma plus de nouveau sang au cœur :
Chaque membre en souffrit : les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent,
Que celuy qu’ils croyoient oysif et paresseux

A l’interest commun contribuoit plus qu’eux.
Cecy peut s’appliquer à la grandeur Royale.
Elle reçoit et donne, et la chose est égale.
Tout travaille pour elle, et reciproquement
Tout tire d’elle l’aliment.
Elle fait subsister l’artisan de ses peines,
Enrichit le Marchand, gage le Magistrat,
Maintient le Laboureur, donne paye au soldat,
Distribue en cent lieux ses graces souveraines,
Entretient seul l’Estat.
Menenius le sceut bien dire.
La Commune s’alloit separer du Senat.
Les mécontens disoient qu’il avoit tout l’Empire,
Le pouvoir, les tresors, l’honneur, la dignité ;
Au lieu que tout le mal estoit de leur costé,
Les tributs, les imposts, les fatigues de guerre.
Le peuple hors des murs estoit déjà posté.
La pluspart s’en alloient chercher une autre terre,
Quand Menenius leur fit voir
Qu’ils estoient aux membres semblables ;
Et par cet Apologue insigne entre les Fables,
Les ramena dans leur devoir.




III.
LE LOUP DEVENU BERGER.



Un Loup qui commençoit d’avoir petite part
Aux Brebis de son voisinage,
Crut qu’il faloit d’aider de la peau du Renard,
Et faire une nouveau personnage.
Il s’habille en Berger, endosse un hoqueton,
Fait sa houlette d’un baston ;
Sans oublier la Cornemuse.
Pour pousser jusqu’au bout la ruse,
Il auroit volontiers écrit sur son chapeau,

C’est moy qui suis Guillot Berger de ce troupeau.
Sa personne estant ainsi faite,
Et ses pieds de devant posez sur sa houlette,
Guillot le[6] Sycophante approche doucement.
Guillot, le vray Guillot, étendu sur l’herbette,
Dormoit alors profondément.
Son chien dormoit aussi, comme aussi sa musette.
La pluspart des Brebis dormoient pareillement.
L’hypocrite les laissa faire :
Et pour pouvoir mener vers son fort les brebis,
Il voulut ajouster la parole aux habits,
Chose qu’il croyoit necessaire.
Mais cela gasta son affaire.
Il ne pût du Pasteur contrefaire la voix.
Le ton dont il parla fit retenir les bois,
Et découvrit tout le mystere.
Chacun se réveille à ce son,
Les Brebis, le Chien, le Garçon.
Le pauvre Loup, dans cét esclandre,
Empesché par son hoqueton,
Ne pût ny fuir ny se défendre.

Toûjours par quelque endroit fourbes se laissent prendre.
Quiconque est Loup, agisse en Loup.
C’est le plus certain de beaucoup.




IV.
LES GRENOUILLES
QUI DEMANDENT UN ROY.



Les Grenoüilles, se lassant
De l’estat Democratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soûmit au pouvoir Monarchique.

Il leur tomba du Ciel un Roy tout pacifique :
Ce Roy fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, dans les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de long-temps regarder au visage
Celuy qu’elles croyoient estre un geant nouveau ;
Or c’estoit un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la premiere,
Qui de le voir s’avanturant
Osa bien quitter sa taniere.
Elle approcha, mais en tremblant.
Une autre la suivit, une autre en fit autant,
Il en vint une fourmilliere ;
Et leur troupe à la fin se rendit familiere
Jusqu’à sauter sur l’épaule du Roy.
Le bon Sire le souffre, et se tient toûjours coy.
Jupin en a bien-tost la cervelle rompuë.
Donnez-nous, dit ce peuple, un Roy qui se remuë.
Le Monarque des Dieux leur envoye une Gruë,
Qui les croque, qui les tuë,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et Grenoüilles de se plaindre ;
Et Jupin de leur dire : Et quoy, vostre desir
A ses Loix croit-il nous astraindre ?
Vous avez deû premierement
Garder vostre Gouvernement ;
Mais ne l’ayant pas fait, il vous devoit suffire
Que vostre premier Roy fust debonnaire et doux :
De celuy cy contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire.






V.
LE RENARD ET LE BOUC[7].



Capitaine Renard alloit de compagnie
Avec son amy Bouc des plus haut encornez.
Celuy-cy ne voyoit pas plus loin que son nez,
L’autre estoit passé maistre en fait de tromperie.
La soif les obligea de descendre en un puis.
Là chacun d’eux se desaltere.
Apres qu’abondamment tous deux en eurent pris,
Le Renard dit au Bouc : Que ferons-nous, compere ?
Ce n’est pas tout de boire ; il faut sortir d’icy.
Leve tes pieds en haut, et tes cornes aussi :
Mets-les contre les murs. Le long de ton eschine
Je grimperay premierement ;
Puis sur tes cornes m’élevant,
A l’aide de cette machine,
De ce lieu-cy je sortiray,
Apres quoy je t’en tireray.
Par ma barbe, dit l’autre, il est bon ; et je louë
Les gens bien sensez comme toy.
Je n’aurois jamais quant à moy
Trouvé ce secret, je l’avouë.
Le Renard sort du puis, laisse son compagnon,
Et vous luy fait un beau sermon
Pour l’exhorter à patience.
Si le Ciel t’eust, dit-il, donné par excellence
Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n’aurois pas à la legere
Descendu dans ce puis. Or adieu, j’en suis hors :

Tasche de t’en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car pour moy j’ay certaine affaire,
Qui ne me permet pas d’arrester en chemin.
En toute chose il faut considerer la fin.




VI.
L’AIGLE, LA LAYE, ET LA CHATE.



L’Aigle avoit ses petits au haut d’un arbre creux ;
La Laye au pied, la Chate entre les deux :
Et sans s’incommoder, moyennant ce partage
Meres et nourrissons faisoient leur tripotage.
La Chate détruisit par sa fourbe l’accord.
Elle grimpa chez l’Aigle, et lui dit : Nostre mort,
(Au moins de nos enfans, car c’est tout un aux meres)
Ne tardera possible gueres.
Voyez-vous à nos pieds fouïr incessament
Cette maudite Laye, et creuser une mine ?
C’est pour déraciner le chesne asseurément,
Et de nos nourrissons attirer la ruïne.
L’arbre tombant ils seront devorez :
Qu’ils s’en tiennent pour assurez.
S’il m’en restoit un seul j’adoucirois ma plainte.
Au partir de ce lieu qu’elle remplit de crainte,
La perfide descend tout droit
A l’endroit
Où la Laye estoit en gesine.
Ma bonne amie et ma voisine,
Luy dit-elle tout bas, je vous donne un avis.
L’Aigle, si vous sortez, fondra sur vos petits :
Obligez-moy de n’en rien dire ;
Son courroux tomberoit sur moy.

Dans cette autre famille ayant semé l’effroy,
La Chate en son trou se retire.
L’Aigle n’ose sortir, ny pourvoir aux besoins
De ses petits : La Laye encore moins :
Sottes de ne pas voir que le plus grand des soins
Ce doit estre celuy d’éviter la famine.
A demeurer chez soy l’une et l’autre s’obstine,
Pour secourir les siens dedans l’occasion :
L’Oyseau Royal en cas de mine,
La Laye en cas d’irruption.
La faim détruisit tout : il ne resta personne
De la gent Marcassine, et de la gent Aiglonne,
Qui n’allast de vie à trépas ;
Grand renfort pour messieurs les Chats.

Que ne sçait point ourdir une langue traîtresse
Par sa pernicieuse adresse ?
Des malheurs qui sont sortis
De la boëte de Pandore ;
Celuy qu’à meilleur droit tout l’Univers abhorre,
C’est la fourbe à mon avis.




VII.
L’YVROGNE ET SA FEMME.



Chacun a son defaut où toûjours il revient :
Honte ny peur n’y remedie.
Sur ce propos d’un conte il me souvient :
Je ne dis rien que je n’appuye
De quelque exemple. Un suppost de Bacchus
Alteroit sa santé, son esprit, et sa bourse.
Telles gens n’ont pas fait la moitié de leur course,
Qu’ils sont au bout de leurs écus.

Un jour que celuy-cy plein de jus de la treille,
Avoit laissé ses sens au fond d’une bouteille,
Sa femme l’enferma dans un certain tombeau.
Là les vapeurs du vin nouveau
Cuverent à loisir. A son réveil il treuve
L’attirail de la mort à l’entour de son corps,
Un luminaire, un drap des morts.
Oh ! dit-il, qu’est-cecy ? Ma femme est-elle veuve ?
Là-dessus son Epouse en habit d’Alecton,
Masquée, et de sa voix contre-faisant le ton,
Vient au prétendu mort ; approche de sa biere
Luy presente un chaudeau propre pour Lucifer.
L’Epoux alors ne doute en aucune maniere
Qu’il ne soit citoyen d’enfer.
Quelle personne es-tu ? dit-il à ce phantosme.
La celeriere du Royaume
De Satan, reprit-elle ; et je porte à manger
A ceux qu’enclost la tombe noire.
Le Mary repart sans songer :
Tu ne leur portes point à boire ?




VIII.
LA GOUTE ET L’ARAIGNÉE.



Quand l’Enfer eut produit la Goute et l’Araignée,
Mes filles, leur dit-il, vous pouvez vous venter
D’être pour l’humaine lignée
Egalement à redouter.
Or avisons aux lieux qu’il vous faut habiter.
Voyez-vous ces cases étretes,
Et ces Palais si grands, si beaux, si bien dorez

Je me suis proposé d’en faire vos retraites.
Tenez donc ; voicy deux buchetes :
Accomodez-vous, ou tirez.
Il n’est rien, dit l’Aragne, aux cases qui me plaise.
L’autre tout au rebours voyant les Palais pleins
De ces gens nommez Medecins,
Ne crut pas y pouvoir demeurer à son aise.
Elle prend l’autre lot ; y plante le piquet ;
S’étend à son plaisir sur l’orteil d’un pauvre homme,
Disant, Je ne crois pas qu’en ce poste je chomme,
Ny que d’en déloger, et faire mon paquet
Jamais Hipocrate me somme.
L’Aragne cependant se campe en un lambris,
Comme si de ces lieux elle eust fait bail à vie ;
Travaille à demeurer : voilà sa toile ourdie ;
Voilà des moûcherons de pris.
Une servante vient balayer tout l’ouvrage.
Autre toile tissuë ; autre coup de balay.
Le pauvre Bestion tous les jours déménage.
Enfin, aprés un vain essay
Il va trouver la Goute. Elle estoit en campagne,
Plus mal-heureuse Aragne.
Son hoste la menoit tantost fendre du bois,
Tantost foüir, hoüer. Goute bien tracassée
Est, dit-on, à demy pensée.
O, je ne sçaurois plus, dit-elle, y resister.
Changeons, ma sœur l’Aragne. Et l’autre d’écouter.
Elle la prend au mot, se glisse en la cabane :
Point de coup de balay qui l’oblige à changer.
La Goute d’autre part va tout droit se loger
Chez un Prelat, qu’elle condamne
A jamais du lit ne bouger.
Cataplasmes, Dieu sçait. Les gens n’ont point de honte
De faire aller le mal toûjours de pis en pis.
L’une et l’autre trouva de la sorte son conte ;
Et fit tres-sagement de changer de logis.



IX.
LE LOUP ET LA CICOGNE.



Les Loups mangent gloutonnement.
Un Loup donc estant de frairie,
Se pressa, dit-on, tellement,
Qu’il en pensa perdre la vie.
Un os luy demeura bien avant au gosier.
De bon-heur pour ce Loup qui ne pouvoit crier,
Prés de là passe une Cicogne.
Il lui fait signe, elle accourt.
Voila l’Operatrice aussi-tost en besogne.
Elle retira l’os ; puis pour un si bon tour
Elle demanda son salaire.
Vostre salaire ? dit le Loup :
Vous riez, ma bonne commere.
Quoy, ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré vostre cou ?
Allez, vous estes une ingratte ;
Ne tombez jamais sous ma patte.




X.
LE LION ABATTU PAR L’HOMME.



On exposoit une peinture
Où l’Artisan avoit tracé
Un Lion d’immense stature
Par un seul homme terracé.

Les regardans en tiroient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
Je vois bien, dit-il, qu’en effet
On vous donne icy la victoire :
Mais l’ouvrier vous a deçus ;
Il avoit liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confreres sçavoient peindre.




XI.
LE RENARD ET LES RAISINS.



Certain Renard Gascon, d’autres disent Normant,
Mourant presque de faim, vid au haut d’une treille
Des raisins murs apparemment,
Et couverts d’une peau vermeille.
Le galand en eust fait volontiers un repas ;
Mais comme il n’y pouvoit atteindre,
Ils sont trop verds, dit-il, et bons pour des goujats ;
Fit-il pas mieux que de se plaindre ?




XII.
LE CIGNE ET LE CUISINIER.



Dans une ménagerie
De volatiles remplie
Vivoient le Cigne et l’Oison :
Celuy-la destiné pour les regards du maître,

Celuy-cy pour son goust : l’un qui se piquoit d’estre
Commensal du Jardin, l’autre de la maison.
Des fossez du Chasteau faisant leurs galeries,
Tantost on les eut vus coste à coste nâger,
Tantost courir sur l’onde, et tantost se plonger,
Sans pouvoir satisfaire à leurs vaines envies.
Un jour le Cuisinier ayant trop beu d’un coup
Prit pour Oison le Cigne ; et le tenant au cou,
Il alloit l’égorger, puis le mettre en potage.
L’oiseau prest à mourir se plaint en son ramage.
Le Cuisinier fut fort surpris,
Et vid bien qu’il s’estoit mépris.
Quoy ? je mettrois, dit-il, un tel chanteur en soupe ?
Non, non, ne plaise aux Dieux que jamais ma main coupe
La gorge à qui s’en sert si bien.

Ainsi dans les dangers qui nous suivent en croupe
Le doux parler ne nuit de rien.




XIII.
LES LOUPS ET LES BREBIS[8].



Apres mille ans et plus de guerre declarée,
Les Loups firent la paix avecque les Brebis.
C’estoit apparemment le bien des deux partis :
Car si les Loups mangeoient mainte beste égarée,
Les Bergers de leur peau se faisoient maints habits.
Jamais de liberté, ny pour les pasturages,
Ny d’autre part pour les carnages.
Ils ne pouvoient joüir qu’en tremblant de leurs biens.
La paix se conclut donc ; on donne des otages ;
Les Loups leurs Louveteaux, et les Brebis leurs Chiens.

L’échange en estant fait aux formes ordinaires,
Et reglé par des Commissaires,
Au bout que quelque-temps que Messieurs les Louvats
Se virent Loups parfaits et friands de tuërie,
Ils vous prennent le temps que dans la Bergerie
Messieurs les Bergers n’estoient pas ;
Estranglant la moitié des Agneaux les plus gras,
Les emportent aux dents ; dans les bois se retirent.
Ils avoient averty leurs gens secretement.
Les Chiens, qui sur leur foy reposoient seurement,
Furent étranglez en dormant.
Cela fut si-tost fait qu’à peine ils le sentirent.
Tout fut mis en morceaux ; un seul n’en échapa.
Nous pouvons conclure de là
Qu’il faut faire aux méchans guerre continuelle.
La paix est fort bonne de soy :
J’en conviens ; mais dequoy sert-elle
Avec des ennemis sans foy ?




XIV.
LE LION DEVENU VIEUX.



Le Lion terreur des forests,
Chargé d’ans et pleurant son antique proüesse,
Fut enfin attaqué par ses propres sujets
Devenus forts par sa foiblesse.
Le Cheval s’approchant luy donne un coup de pié,
Le Loup un coup de dent, le Bœuf un coup de corne.
Le mal-heureux Lion languissant, triste, et morne,
Peut à peine rugir par l’âge estropié.
Il attend son destin sans faire aucunes plaintes ;
Quand voyant l’Asne mesme à son antre accourir,
Ah c’est trop, luy dit-il, je voulois bien mourir ;
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.




XV.
PHILOMELE ET PROGNÉ.



Autrefois Progné l’hirondelle
De sa demeure s’écarta ;
Et loin des Villes s’emporta
Dans un bois où chantoit la pauvre Philomele.
Ma sœur, luy dit Progné, comment vous portez-vous ?
Voicy tantost mille ans que l’on ne vous a vûë :
Je ne me souviens point que vous soyez venuë
Depuis le temps de Thrace habiter parmy nous.
Dites-moy, que pensez-vous faire ?
Ne quitterez-vous point ce sejour solitaire ?
Ah ! reprit Philomele, en est-il de plus doux ?
Progné luy repartit ; Et quoy, cette musique
Pour ne chanter qu’aux animaux ?
Tout au plus à quelque rustique ?
Le desert est-il fait pour des talens si beaux ?
Venez faire aux citez éclater leurs merveilles.
Aussi bien, en voyant les bois,
Sans cesse il vous souvient que Terée autrefois,
Parmi des demeures pareilles,
Exerça sa fureur sur vos divins appas.
Et c’est le souvenir d’un si cruel outrage,
Qui fait, reprit sa sœur, que je ne vous suis pas.
En voyant les hommes, helas !
Il m’en souvient bien davantage.





XVI.
LA FEMME NOYÉE.



Je ne suis pas de ceux qui disent, Ce n’est rien ;
C’est une femme qui se noye.
Je dis que c’est beaucoup ; et ce sexe vaut bien
Que nous le regretions, puisqu’il fait nostre joye.
Ce que j’avance icy n’est point hors de propos ;
Puisqu’il s’agit en cette Fable,
D’une femme qui dans les flots
Avoit finy ses jours par un sort déplorable.
Son époux en cherchoit le corps,
Pour luy rendre en cette avanture
Les honneurs de la sepulture.
Il arriva que sur les bords
Du fleuve auteur de sa disgrace
Des gens se promenoient ignorans l’accident.
Ce mary donc leur demandant
S’ils n’avoient de sa femme apperceu nulle trace :
Nulle, reprit l’un d’eux, mais cherchez-la plus bas ;
Suivez le fil de la riviere.
Un autre repartit : Non, ne le suivez pas ;
Rebroussez plutost en arriere.
Quelle que soit la pente et l’inclination
Dont l’eau par sa course l’emporte,
L’esprit de contradiction
L’aura fait floter d’autre sorte.
Cét homme se railloit assez hors de saison.
Quant à l’humeur contredisante,
Je ne sçais s’il avoit raison.
Mais, que cette humeur soit ou non
Le défaut du sexe et sa pente,

Quiconque avec elle naistra,
Sans faute avec elle mourra,
Et jusqu’au bout contredira.
Et, s’il peut, encor par delà.




XVII.
LA BELETTE ENTRÉE DANS UN GRENIER.



Damoiselle Belette au corps long et floüet,
Entra dans un Grenier par un trou fort étroit.
Elle sortoit de maladie.
Là vivant à discretion,
La galande fit chere lie,
Mangea, rongea ; Dieu sçait la vie,
Et le lard qui perit en cette occasion.
La voila pour conclusion.
Grasse, mafluë, et rebondie.
Au bout de la semaine, ayant disné son sou,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s’estre méprise.
Apres avoir fait quelques tours,
C’est, dit-elle, l’endroit, me voila bien surprise ;
J’ay passé par icy depuis cinq ou six jours.
Un Rat qui la voyoit en peine
Luy dit, Vous aviez lors la pense un peu moins pleine.
Vous estes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres.
Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les vostres.





XVIII.
LE CHAT ET UN VIEUX RAT.



J’ay lu chez un conteur de Fables
Qu’un second Rodilard, l’Alexandre des Chats,
L’Attila, le fleau des Rats,
Rendoit ces derniers miserables.
J’ay leu, dis-je, en certain auteur,
Que ce Chat exterminateur,
Vray Cerbere, estoit craint une lieuë à la ronde ;
Il vouloit de Souris dépeupler tout le monde.
Les planches qu’on suspend sur un leger appuy,
La mort aux Rats, les Souricières,
N’estoient que jeux au prix de luy.
Comme il void que dans leurs tanieres
Les Souris estoient prisonnières ;
Qu’elles n’osoient sortir ; qu’il avoit beau chercher ;
Le galand fait le mort ; et du haut d’un plancher
Se pend la teste en bas. La beste scelerate
A de certains cordons se tenoit par la pate.
Le peuple des Souris croit que c’est chastiment ;
Qu’il a fait un larcin de rost ou de fromage,
Egratigné quelqu’un, causé quelque dommage ;
Enfin qu’on a pendu le mauvais garnement.
Toutes, dis-je, unanimement
Se promettent de rire à son enterrement ;
Mettent le nez à l’air, montrent un peu la teste ;
Puis rentrent dans leurs nids à rats ;
Puis ressortant font quatre pas ;
Puis enfin se mettent en queste.
Mais voicy bien une autre feste.
Le pendu ressuscite ; et sur ses pieds tombant

Attrape les plus paresseuses.
Nous en sçavons plus d’un, dit-il en les gobant :
C’est tour de vieille guerre ; et vos cavernes creuses
Ne vous sauveront pas ; je vous en avertis ;
Vous viendrez toutes au logis.
Il prophetizoit vray : nostre maistre Mitis
Pour la seconde fois les trompe et les affine ;
Blanchit sa robe, et s’enfarine ;
Et de la sorte déguisé
Se niche et se blotit dans une huche ouverte.
Ce fut à luy bien avisé :
La gent trote menu s’en vient chercher sa perte.
Un Rat sans plus s’abstient d’aller flairer au tour.
C’estoit un vieux routier ; il sçavoit plus d’un tour ;
Mesme il avoit perdu sa queuë à la bataille.
Ce bloc enfariné ne me dit rien qui vaille.
S’écria-t-il de loin au General des Chats.
Je soupçonne dessous encor quelque machine.
Rien ne te sert d’estre farine ;
Car quand tu serois sac je n’approcherois pas.
C’estoit bien dit à luy ; j’approuve sa prudence.
Il estoit expérimenté ;
Et sçavoit que la méfiance
Est mere de la seureté[9].



  1. Et leur Asne, dans l’édition de 1668.
  2. A Monsieur de Maucroix.
  3. Voyez : Vie de Malherbe, par Racan. Édition de Malherbe de M. Lalanne, tome 1, p.LXXXI et suivantes.
  4. Allusion à ce couplet d’une chanson populaire :
    Adieu, cruelle Jeanne,
    Si vous ne m’aimez pas :
    Je monte mon âne,
    Pour galoper au trepas.
    Courez, ne bronchez pas,
    Nicolas ;
    Sur tout n’en revenez pas.
    (Brunettes, recueillies par Christophe Ballard, Paris, 1703, in-12, t. I, p. 203). Voyez aussi Annales de l’Auvergne, t. XV, p.169.
  5. L’Estomach. (Note de la Fontaine.)
  6. Trompeur. (Note de la Fontaine.)
  7. Voyez ci-dessus page 13.
  8. Voyez ci-dessus p. 30.
  9. Dans les éditions de 1668 et de 1669, ce livre troisième a ici deux fables de plus ; L’œil du Maistre, et L’alouëtte et ses petits avec le Maistre d’un Champ ; dans l’édition de 1678, ces deux fables ont été transportées à la fin du livre quatrième.