Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/La vie d’Esope le Phrygien

LA VIE D’ESOPE
LE PHRYGIEN.
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Nous n’avons rien d’asseuré touchant la naissance d’Homere et d’Esope. A peine mesme sçait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C’est dequoy[1] il y a lieu de s’étonner, veu que l’Histoire ne rejette pas des choses moins agreables et moins necessaires que celle-là[2]. Tant de destructeurs de Nations, tant de Princes sans merite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu’aux moindres particularitez de leur vie, et nous ignorons les plus importantes de celles d’Esope et d’Homere, c’est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux merité des Siecles suivans. Car Homere n’est pas seulement le Pere des Dieux, c’est aussi celuy des bons Poëtes. Quant à Esope, il me semble qu’on le devoit mettre au nombre des Sages, dont la Grece s’est tant vantée, luy qui enseignoit la veritable Sagesse, et qui l’enseignoit avec bien plus d’art que ceux qui en donnent des Definitions et des Regles. On a veritablement recueilly les vies de ces deux grands Hommes ; mais la pluspart des Sçavans les tiennent toutes deux fabuleuses ; particulierement celle que Planude a écrite. Pour moy, je n’ay pas voulu m’engager dans cette Critique. Comme Planude vivoit dans un siecle où la memoire des choses arrivées à Esope ne devoit pas estre encore éteinte, j’ay crû qu’il sçavoit par tradition ce qu’il a laissé[3]. Dans cette croyance je l’ay suivy, sans retrancher de ce qu’il a dit d’Esope que ce qui m’a semblé trop puerile ou qui s’écartoit en quelque façon de la bien-seance.

Esope estoit Phrygien, d’un Bourg appellé Amorium. Il nacquit vers la cinquante-septiéme Olympiade, quelque deux cens ans aprés la fondation de Rome. On se sçauroit dire s’il eut sujet de remercier la Nature, ou bien de se plaindre d’elle : car en le doüant d’un tres-bel esprit, elle le fit naistre difforme et laid de visage, ayant à peine figure d’homme ; jusqu’à luy refuser presque entierement l’usage de la parole. Avec ces defauts, quand il n’auroit pas esté de condition à estre Esclave, il ne pouvoit manquer de le devenir. Au reste, som ame se maintint toûjours libre, et indépendante de la fortune. Le premier Maistre qu’il eut, l’envoya aux champs labourer la terre ; soit qu’il le jugeast incapable de toute autre chose, soit pour s’oster de devant les yeux un objet si desagreable. Or il arriva que ce Maistre estant allé voir sa maison des champs, un Païsan lui donna des Figues : il les trouva belles, et les fit serrer fort soigneusement, donnant ordre à son Sommelier, appelé Agathopus, de les luy apporter au sortir du bain. Le hazard voulut qu’Esope eut affaire dans le logis. Aussi-tost qu’il y fut entré, Agathopus se servit de l’occasion, et mangea les Figues avec quelques-uns de ses Camarades ; puis ils rejetterent cette friponnerie sur Esope, ne croyant pas qu’il se pust jamais justifier, tant il estoit begue, et paroissoit idiot. Les chastimens dont les Anciens usoient envers leurs Esclaves, estoient fort cruels, et cette faute tres-punissable. Le pauvre Esope se jetta aux pieds de son Maistre ; et se faisant entendre du mieux qu’il pût, il témoigna qu’il demandoit pour toute grace qu’on sursist de quelques momens sa punition. Cette grace luy ayant esté accordée, il alla querir de l’eau tiede, la bût en presence de son Seigneur, se mit les doigts dans la bouche ; et ce qui s’ensuit ; sans rendre autre chose que cette eau seule. Aprés s’estre ainsi justifié, il fit signe qu’on obligeast les autres d’en faire autant. Chacun demeura surpris : on n’auroit pas crû qu’une telle invention pûst partir d’Esope. Agathopus et ses Camarades ne parurent point étonnez. Ils bûrent de l’eau comme le Phrygien avoit fait, et se mirent les doigts dans la bouche ; mais ils se gardèrent bien de les enfoncer trop avant. L’eau ne laissa pas d’agir, et de mettre en evidence les Figues toutes cruës encore, et toutes vermeilles. Par ce moyen Esope se garantit ; ses accusateurs furent punis doublement, pour leur gourmandise et pour leur méchanceté. Le lendemain, aprés que leur Maistre fut party, et le Phrygien estant à son travail ordinaire, quelques Voyageurs égarez (aucuns disent que c’estoient des Prestres de Diane) le prierent au nom de Jupiter Hospitalier qu’il leur enseignast le chemin qui conduisoit à la Ville. Esope les obligea premierement de se reposer à l’ombre ; puis leur ayant presenté une legere collation, il voulut estre leur guide, et ne les quitta qu’aprés qu’il les eut remis dans leur chemin. Les bonnes gens leverent les mains au Ciel, et prierent Jupiter de ne pas laisser cette action charitable sans recompense. À peine Esope les eut quittez, que le chaud et la lassitude le contraignirent de s’endormir. Pendant son sommeil il s’imagina que la Fortune estoit debout devant luy, qui luy délioit la langue, et par mesme moyen luy faisoit présent de cét art dont on peut dire qu’il est l’Auteur. Réjouy de cette avanture, il s’éveila en sursaut ; et en s’éveillant? Qu’est-cecy ? dit-il, ma voix est devenuë libre ; je prononce bien un rasteau, une charruë, tout ce que le veux. Cette merveille fut cause qu’il changea de Maistre. Car comme un certain Zenas qui estoit là en qualité d’Oeconome, et qui avoit l’œil sur les Esclaves, en eut batu un outrageusement pour une faute qui ne le meritoit pas, Esope ne put s’empescher de le reprendre ; et le menaça que ses mauvais traitemens seroient sceus ; Zenas pour le prevenir, et pour se vanger de luy, alla dire au Maistre qu’il estoit arrivé un prodige dans sa maison : que le Phrygien avoit recouvré la parole ; mais que le méchant ne s’en servoit qu’à blasphemer, et à médire de leur Seigneur. Le maistre le crût, et passa bien plus avant, car il luy donna Esope, avec liberté d’en faire ce qu’il voudroit. Zenas de retour aux champs, un Marchand l’alla trouver, et luy demanda si pour de l’argent il le vouloit accommoder de quelque Beste de somme. Non pas cela, dit Zenas, je n’en ay pas le pouvoir ; mais je te vendray si tu veux un de nos Esclaves. Là-dessus ayant fait venir Esope, le Marchand dit : Est-ce afin de te mocquer que tu me proposes l’achapt de ce personnage ? On le prendroit pour un Outre[4]. Dés que le Marchand eut ainsi parlé, il prit congé d’eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Esope le rappela, et luy dit : Achepte-moy hardiment : je ne te seray pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchans, ma mine les fera taire : on les menacera de moy comme de la Beste. Cette raillerie plût au Marchand. Il achepta nostre Phrygien trois oboles, et dit en riant : Les Dieux soient loüez ; je n’ay pas fait grande acquisition à la vérité, aussi n’ay-je pas déboursé grand argent. Entre-autres denrées, ce Marchand traffiquoit d’Esclaves. Si bien qu’allant à Ephese pour se defaire de ceux qu’il avoit, ce que chacun d’eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départy selon leur employ et selon leurs forces. Esope pria que l’on eust égard à sa taille ; qn’il estoit nouveau venu, et devoit estre traité doucement. Tu ne porteras rien, si tu veux, luy repartirent ses Camarades. Esope se picqua d’honneur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le Panier au pain ; C’estoit le fardeau le plus pesant. Chacun crût qu’il l’avoit fait par bestise : mais dés la disnée le Panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d’autant ; ainsi le soir et de mesme le lendemain ; de façon qu’au bout de deux jours il marchoit à vuide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirez. Quant au Marchand, il se défit de tous ses Esclaves, à la reserve d’un Grammairien, d’un Chantre, et d’Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu’il pût, comme chacun farde sa marchandise. Esope au contraire ne fut vestu que d’un sac et placé entre ses deux Compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se presenterent ; entre autres un Philosophe appellé Xantus. Il demanda au Grammairien et au Chantre ce qu’ils sçavoient faire : Tout, reprirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s’imaginer de quel air. Planude rapporte qu’il s’en falut peu qu’on ne prist la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le Marchand fit son Chantre mille oboles, son Grammairien trois mille, et en cas que l’on achetast l’ des deux, il devoit donner Esope par dessus le marché. La cherté du Grammairien et du Chantre dégoûta Xantus. Mais pour ne pas retourner chez soy sans avoir fait quelque emplete, ses disciples lui conseillerent d’acheter ce petit bout d’homme qui avoit ry de si bonne grace : on en feroit un épouvantaíl : il divertíroit les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d’Esope à soixante oboles. Il luy demanda devant que de l’acheter, à quoy il luy seroit propre ; comme il l’avoit demandé à ses Camarades. Esope répondit, à rien, puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les Commis de la Doüane remirent genereusement à Xantus le sol pour livre, et luy en donnerent quitance sans rien payer. Xantus avoit une femme de gout assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaísoient pas ; si bien que de luy aller presenter serieusement son nouvel Esclave, il n’y avoit pas d’apparence ; à moins qu’il ne la voulust mettre en colere, et se faire mocquer de luy. Il jugea plus à propos d’en faire un sujet de plaisanterie ; et alla dire au logis qu’il venoit d’acheter un jeune Esclave le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se penserent battre à qui l’auroit pour son serviteur ; mais elles furent bien étonnées quand le Personnage parut. L’une se mit la main devant les yeux, l’autre s’enfuit, l’autre fit un cry. La Maistresse du logis dit que c’estoit pour la chasser qu’on luy amenoit un tel Monstre : qu’il y avoit long-temps que le Philosophe se lassoit d’elle. De parole en parole le differend s’échauffa, jusqu’à tel poinct que la femme demanda son bien, et voulut se retirer chez ses parens. Xantus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses s’accommoderent. On ne parla plus de s’en aller, et peut-être que l’accoûtumance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel Esclave. Je laisseray beaucoup de petites choses où il fit paroistre la vivacité de son esprit : car quoy qu’on puisse juger par là de son Caractere, elles sont de trop peu de consequence pour en informer la posterité. Voicy seulement un échantillon de son bon sens et de l’ignorance de son Maistre. Celuy-cy alla chez un Jardinier se choisir luy-mesme une salade. Les herbes cueillies, le Jardinier le pria de luy satisfaire l’esprit sur une difficulté qui regardoit la Philosophie aussi-bien que le Jardinage. C’est que les herbes qu’il plantoit et qu’il cultivoit avec un grand soin ne profitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d’elle-mesme, sans culture ny amendement. Xantus rapporta le tout à la Providence, comme on a coûtume de faire quand on est court. Esope se mit à rire ; et ayant tiré son Maistre à part, il luy conseilla de dire à ce Jardinier qu’il luy avoit fait une réponse ainsi generale, parce que la question n’estoit pas digne de luy ; il le laissoit donc avec son garçon, qui asseurément le satisferoít. Xantus s’estant allé promener d’un autre costé du Jardin, Esope compara la terre à une femme, qui ayant des enfans d’un premier mary en épouseroit un second qui auroit aussi des enfans d’une autre femme : Sa nouvelle Espouse ne manqueroit pas de concevoir de l’aversion pour ceux-cy, et leur osteroit la nourriture, afin que les siens en profitassent. Il en estoit ainsi de la terre, qui n’adoptoit qu’avec peine les productions du travail et de la culture, et qui reservoit toute sa tendresse et tous ses bien-faits pour les siennes seules ; elle estoit marastre des unes, et mere passionnée des autres. Le Jardinier parut si content de cette raison qu’il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son Jardin. Il arriva quelque temps aprés un grand differend entre le Philosophe et sa Femme. Le Philosophe estant de festin mit à part quelques friandises ; et dit à Esope. Va porter cecy à ma bonne Amie. Esope l’alla donner à une petite Chienne qui estoit les delices de son Maistre. Xantus de retour ne manqua pas de demander des nouvelles de son Present et si on l’avoit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage : On fit venir Esope pour l’eclaircir. Xantus qui ne cherchoit qu’un pretexte pour le faire battre, luy demanda s’il ne luy avoit pas dit expressement : Va-t-en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. Esope répondit là-dessus que la bonne amie n’estoit pas la femme, qui pour la moindre parole menaçoit de faire un divorce, c’estoit la Chienne qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses aprés qu’on l’avoit battuë. Le Philosophe demeura court ; mais sa femme entra dans une telle colere, qu’elle se retira d’avec luy. Il n’y eut parent ny amy par qui Xantus ne lui fist parler, sans que les raisons ny les prieres y gagnassent rien. Esope s’avisa d’un stratagême. Il acheta force gibier, comme pour une nopce considerable, et fit tant qu’il fut rencontré par un des domestiques de sa Maistresse. Celuy-cy luy demanda pourquoy tant d’apprests. Esope lui dit que son Maistre, ne pouvant obliger sa femme de revenir, en alloit épouser une autre. Aussi-tost que la Dame sceut cette nouvelle, elle retourna chez son Mary par esprit de contradiction, ou par jalousie. Ce ne fut pas sans la garder bonne à Esope, qui tous les jours faisoit de nouvelles pieces à son Maistre et tous les jours se sauvoit du chastiment par quelque trait de subtilité. Il n’estoit pas possible au Philosophe de le confondre. Un certain jour de marché, Xantus qui avoit dessein de regaler quelques uns de ses Amis, luy commanda d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur, et rien autre chose. Je t’apprendray, dit en soy-mesme le Phrygien, à specifier ce que tu souhaites, sans t’en remettre à la discretion d’un Esclave. Il n’acheta donc que des langues, lesquelles il fit accommoder à toutes les sausses : l’Entrée, le Second, l’Entre-mets, tout ne fut que langues. Les Conviez loüerent d’abord le choix de ce Mets, à la fin, ils s’en dégoûterent. Ne t’ay-je pas commandé, dit Xantus, d’acheter ce qu’il y auroit de meilleur ? Et qu’y a-t-il de meilleur que la Langue ? reprit Esope. C’est le lien de la vie civile, la Clef des Sciences, l’Organe de la verité et de la raison. Par elle on bastit les Villes, et on les police ; on instruit ; on persuade ; on regne dans les Assemblées ; on s’acquitte du premier de tous les devoirs qui est de loüer les Dieux. Et bien (dit Xantus qui prétendoit l’attraper) achete-moy demain ce qui est de pire : ces mesmes personnes viendront chez moy, et je veux diversifier. Le lendemain Esope ne fit servir[5] que le mesme Mets, disant que la Langue est la pire chose qui soit au monde. C’est la Mere de tous debats, la Nourrice des procez, la source des divisions et des guerres. Si l’on dit qu’elle est l’Organe de la Verité, c’est aussy celuy de l’Erreur, et qui pis est, de la Calomnie. Par elle on détruit les Villes, on persuade de méchantes choses. Si d’un costé elle loüe les Dieux, de l’autre elle profere des Blasphêmes contre leur puissance. Quelqu’un de la compagnie dit à Xantus, que veritablement ce valet luy estoit fort necessaire ; car il sçavoit le mieux du monde exercer la patience d’un Philosophe. Dequoy vous mettez-vous en peine ? reprit Esope. Et trouve-moy, dit Xantus, un homme qui ne se mette en peine de rien. Esope alla le lendemain sur la place ; et voyant un Païsan qui regardoit toutes choses avec la froideur et l’indifference d’une statue, il amena ce Païsan au logis. Voilà, dit-il à Xantus, l’homme sans soucy que vous demandez. Xantus commanda à sa femme de faire chauffer de l’eau, de la mettre dans un bassin puis de laver elle-mesme les pieds de son nouvel Hoste. Le Païsan la laissa faire, quoy qu’il sceust fort bien qu’il ne meritoit pas cét honneur ; mais il disoit en luy-mesme : C’est peut-estre la coûtume d’en user ainsi. On le fit asseoir au haut-bout ; il prit sa place sans ceremonie. Pendant le repas, Xantus ne fit autre chose que blasmer son Cuisinier : rien ne luy plaisoit ; ce qui estoit doux, il le trouvoit trop salé ; et ce qui estoit trop salé il le trouvoit doux. L’homme sans soucy le laissoit dire, et mangeoit de toutes ses dents. Au Dessert on mit sur la table un Gasteau que la femme du Philosophe avoit fait ; Xantus le trouva mauvais, quoy qu’il fust tres-bon. Voilà, dit-il, la patisserie la plus méchante que j’aye jamais mangée : il faut brûler l’Ouvriere ; car elle ne fera de sa vie rien qui vaille : qu’on apporte des fagots. Attendez, dit le Païsan ; je m’en vais querir ma femme ; on ne fera qu’un buscher pour toutes les deux. Ce dernier trait desarçonna le Philosophe, et luy osta l’esperance de jamais attraper le Phrygien. Or, ce n’estoit pas seulement avec son Maistre qu’Esope trouvoit occasion de rire et de dire de bons mots. Xantus l’avoit envoyé en certain endroit : il rencontra en chemin le Magistrat qui luy demanda où il alloit. Soit qu’Esope fust distrait, ou pour une autre raison, il répondit qu’il n’en sçavoit rien. Le Magistrat, tenant à mépris et irreverance cette réponse, le fit mener en prison. Comme les Huissiers le conduisoient : Ne voyez-vous pas, dit-il, que j’ay tres-bien répondu ? Sçavois-ie qu’on me feroit aller où je vas ? Le Magistrat le fit relascher ; et trouva Xantus heureux d’avoir un Esclave si plein d’esprit. Xantus de sa part voyoit par là de quelle importance il luy estoit de ne point affranchir Esope ; et combien la possession d’un tel Esclave luy faisoit d’honneur. Mesme un jour, faisant la débauche avec ses disciples, Esope qui les servoit, vid que les fumées leur échauffoient déja la cervelle, aussi bien au Maistre qu’aux Ecoliers. La débauche de vin, leur dit-il, a trois degrez ; le premier de volupté, le second d’yvrognerie, le troisiéme de fureur. On se mocqua de son observation, et on continua de vuider les pots. Xantus s’en donna jusqu’à perdre la raison, et à se vanter qu’il boiroit la Mer. Cela fit rire la compagnie. Xantus soûtint ce qu’il avoit dit, gagea sa maison qu’il boiroit la Mer toute entiere, et pour asseurance de la gageure il déposa l’anneau qu’il avoit au doigt. Le jour suivant, que les vapeurs de Bacchus furent dissipées, Xantus fut extremement surpris de ne plus trouver son anneau, lequel il tenoit fort cher. Esope luy dit qu’il estoit perdu, et que sa maison l’estoit aussi, par la gageure qu’il avoit faite. Voila le Philosophe bien alarmé. Il pria Esope de luy enseigner une défaite. Esope s’avisa de celle-cy. Quand le jour que l’on avoit pris pour l’execution de la gageure fut arrivé, tout le peuple de Samos accourut au rivage de la Mer pour estre témoin de la honte du Philosophe. Celuy de ses Disciples qui avoit gagé contre luy triomphoit déja. Xantus dit à l’Assemblée : Messieurs, j’ay gagé veritablement que je boirois toute la Mer, mais non pas les Fleuves qui entrent dedans : C’est pourquoy que celuy qui a gagé contre moy détourne leur cours ; et puis je feray ce que je me suis vanté de faire. Chacun admira l’expedient que Xantus avoit trouvé pour sortir à son honneur d’un si mauvais pas. Le Disciple confessa qu’il estoit vaincu, et demanda pardon à son Maistre. Xantus fut reconduit jusqu’en son logis avec acclamations. Pour récompense Esope luy demanda la liberté. Xantus la luy refusa, et dit que le temps de l’affranchir n’estoit pas encore venu : si toutefois les Dieux l’ordonnoient ainsi, il y consentoit ; partant, qu’il prist garde_au premier présage qu’il auroit estant sorty du logis : s’il estoit heureux, et que par exemple deux Corneilles se presentassent à sa veuë, la liberté luy seroit donnée : s’il n’en voyoit qu’une, qu’il ne se lassast point d’estre Esclave. Esope sortit aussi-tost. Son Maître estoit logé à l’écart, et apparemment vers un lieu couvert de grands arbres. A peine nostre Phrygien fut hors, qu’il apperceut deux Corneilles qui s’abatirent sur le plus haut. Il en alla avertir son Maistre, qui voulut voir luy-mesme s’il disoit vray. Tandis que Xantus venoit, l’une des Corneilles s’envola. Me tromperas-tu toûjours ? dit-il à Esope : qu’on luy donne les estrivieres. L’ordre fut executé. Pendant le supplice du pauvre Esope on vint inviter Xantus à un repas : il promit qu’il s’y trouveroit. Helas ! s’écria Esope, les presages sont bien menteurs ! moy qui ay veu deux Corneilles je suis battu ; mon Maistre qui n’en a veu qu’une est prié de nopces. Ce mot plût tellement à Xantus qu’il commanda qu’on cessast de foüetter Esope : mais quant à la liberté, il ne se pouvoit resoudre à la luy donner ; encore qu’il la luy promist en diverses occasions. Un jour ils se promenoient tous deux parmy de vieux monumens, considerant avec beaucoup de plaisir les Inscriptions qu’on y avoit mises. Xautus en apperceut une qu’il ne put entendre, quoy qu’il demeurast long-temps à en chercher l’explication. Elle estoit composée des premieres lettres de certains mots. Le Philosophe avoüa ingenûment, que cela passoit son esprit. Si je vous fais trouver un Tresor par le moyen de ces lettres, luy dit Esope, quelle recompense auray-je ? Xantus luy promit la liberté, et la moitié du Tresor. Elles signifient, poursuivit Esope, qu’à quatre pas de cette Colomne nous en rencontrerons un. En effet ils le trouverent, aprés avoir creusé quelque peu dans terre. Le Philosophe fut sommé de tenir parole ; mais il reculoit toûjours. Les Dieux me gardent de t’affranchir, dit-il à Esope, que tu ne m’ayes donné avant cela l’intelligence de ces lettres : ce me sera un autre tresor plus precieux que celuy lequel nous avons trouvé. On les a icy gravées, poursuivit Esope, comme estant les premieres lettres de ces mots ὰπόϐαζ βήματα, etc. c’est-à-dire. Si vous reculez quatre pas, et que vous creusiez, vous trouverez un Tresor. Puisque tu es si subtil, repartit Xantus, j’aurois tort de me défaire de toy : n’espere donc pas que je t’affranchisse. Et moy, repliqua Esope, je vous denonceray au Roy Denys ; car c’est à luy que le Tresor appartient, et ces mesmes lettres commencent d’autres mots qui le signifient. Le Philosophe intimidé dit au Phrygien qu’il prist sa part de l’argent, et qu’il n’en dist mot, dequoy Esope declara ne luy avoir aucune obligation, ces lettres ayant esté choisies de telle maniere qu’elles enfermoient un triple sens et signifioient encore, En vous en allant, vous partagerez le Tresor que vous aurez rencontré. Dés qu’ils furent de retour, Xantus commanda que l’on enfermast le Phrygien, et que l’on luy mist les fers aux pieds de crainte qu’il n’allast publier cette avanture. Helas ! s’écria Esope, est- ce ainsi que les Philosophes s’acquittent de leurs promesses ? Mais faites ce que vous voudrez, il faudra que vous m’affranchissiez malgré vous. Sa prediction se trouva vraye. Il arriva un prodige qui mit fort en peine les Samiens. Un Aigle enleva l’anneau public (c’estoit apparemment quelque sceau que l’on apposoit aux deliberations du Conseil), et le fit tomber au sein d’un Esclave. Le Philosophe fut consulté là-dessus, et comme estant Philosophe, et comme estant un des premiers de la Republique. Il demanda temps, et eut recours à son Oracle ordinaire ; c’estoit Esope. Celuy-cy luy conseilla de le produire en public ; parce que, s’il rencontroit bien, l’honneur en seroit toûjours à son Maistre ; sinon, il n’y auroit que l’Esclave de blasmé. Xantus approuva la chose, et le fit monter à la Tribune aux harangues. Dés qu’on le vid, chacun s’éclata de rire, personne ne s’imagina qu’il pust rien partir de raisonnable d’un homme fait de cette maniere. Esope leur dit qu’il ne faloit pas considerer la forme du vase, mais la liqueur qui y estoit enfermée. Les Samiens luy crierent qu’il dist donc sans crainte ce qu’il jugeoit de ce Prodige. Esope s’en excusa sur ce qu’il n’osoit le faire. La fortune, disoit-il, avoit mis un débat de gloire entre le Maistre et l’Esclave : si l’Esclave disoit mal, il seroit battu ; s’il disoit mieux que le Maistre, il seroit battu encore. Aussi-tost on pressa Xantus de l’affranchir. Le Philosophe resista long-temps. A la fin le Prevost de ville le menaça de le faire de son office et en vertu du pouvoir qu’il en avoit comme Magistrat ; de façon que le Philosophe fut obligé de donner les mains. Cela fait, Esope dit que les Samiens estoient menacez de servitude par ce Prodige ; et que l’Aigle enlevant leur sceau ne signifioit autre chose qu’un Roy puissant qui vouloit les assujettir. Peu de temps aprés, Cresus Roy des Lydiens fit denoncer à ceux de Samos qu’ils eussent à se rendre ses tributaires ; sinon qu’il les y forceroit par les armes. La plus part estoient d’avis qu’on lui obeïst. Esope leur dit que la Fortune presentoit deux chemins aux hommes ; l’un de liberté rude et épineux au commencement, mais dans la suite tres-agreable ; l’autre d’Esclavage dont les commencemens estoient plus aisez, mais la suite laborieuse. C’estoit conseiller assez intelligiblement aux Samiens de défendre leur liberté. Ils renvoyerent l’Ambassadeur de Cresus avec peu de satisfaction. Cresus se mit en estat de les attaquer. L’Ambassadeur luy dit que tant qu’ils auroient Esope avec eux il auroit peine à les reduire à ses volontez, veu la confiance qu’ils avoient au bon sens du Personnage. Cresus le leur envoya demander, avec promesse de leur laisser la liberté s’ils le luy livroient. Les principaux de la Ville trouverent ces conditions avantageuses, et ne crûrent pas que leur repos leur coûtast trop cher quand ils l’acheteroient aux dépens d’Esope. Le Phrygien leur fit changer de sentiment en leur contant que les Loups et les Brebis ayant fait un traité de paix, celles-cy donnerent leurs Chiens pour ostages. Quand elles n’eurent plus de défenseurs, les Loups les étranglerent avec moins de peine qu’ils ne faisoient. Cet Apologue fit son effet : les Samiens prirent une deliberation toute contraire à celle qu’ils avoient prise. Esope voulut toutefois aller vers Cresus, et dit qu’il les serviroit plus utilement estant prés du Roy que s’il demeuroit a Samos. Quand Cresus le vid, il s’étonna qu’une si chétive creature, luy eust esté un si grand obstacle. Quoy ! voilà celuy qui fait qu’on s’oppose à mes volontez ! s’écria-t-il ? Esope se prosterna à ses pieds. Un homme prenoit des Sauterelles, dit-il : une Cigale luy tomba aussi sous la main. Il s’en alloit la tuër comme il avoit fait les Sauterelles. Que vous ay-je fait ? dit-elle à cet homme : je ne ronge point vos bleds ; je ne vous procure aucun dommage : vous ne trouverez en moy que la voix, dont je me sers fort innocemment. Grand Roy, je ressemble à cette Cigale ; je n’ay que la voix, et ne m’en suis point servy pour vous offenser. Cresus touché d’admiration et de pitié, non seulement luy pardonna, mais il laissa en repos les Samiens à sa consideration. En ce temps-là le Phrygien composa ses Fables, lesquelles il laissa au Roy de Lydie, et fut envoyé par luy vers les Samíens, qui decernerent à Esope de grands honneurs. Il luy prit aussi envie de voyager, et d’aller par le monde, s’entretenant de diverses choses avec ceux que l’on appelloit Philosophes. Enfin il se mit en grand credit pres de Lycerus Roy de Babilone. Les Rois d’alors s’envoyoient les uns aux autres des Problêmes à soudre sur toutes sortes de matieres, à condition de se payer une espece de tribut ou d’amende, selon qu’ils répondroient bien ou mal aux questions proposées : en quoy Lycerus assisté d’Esope avoit toûjours l’avantage, et se rendoit illustre parmy les autres, soit à résoudre, soit à proposer. Cependant nostre Phrygien se maria ; et ne pouvant avoir d’enfans, il adopta un jeune homme d’extraction noble, appellé Ennus. Celuy-cy le paya d’ingratitude, et fut si méchant que d’oser soüiller le lit de son bien-facteur[6]. Cela estant venu à la connoissance d’Esope, il le chassa. L’autre afin de s’en venger contrefit des lettres par lesquelles il sembloit qu’Esope eust intelligence avec les Rois qui estoient emules de Lycerus. Lycerus persuadé par le cachet et par la signature de ces lettres, commanda à un de ses Officiers nommé Hermippus, que sans chercher de plus grandes preuves il fist mourir promptement le traistre Esope. Cet Hermippus estant amy du Phrygien luy sauva la vie, et à insceu de tout le monde, le nourrit long-temps dans un Sepulchre, jusqu’à ce que Nectenabo Roy d’Égypte sur le bruit de la mort d’Esope crût à l’avenir rendre Lycerus son tributaire. Il osa le provoquer, et le défia de luy envoyer des Architectes qui sceussent bastir une Tour en l’air, et par mesme moyen un homme prest à repondre à toutes sortes de questions. Lycerus ayant leu les lettres et les ayant communiquées aux plus habiles de son Estat, chacun d’eux demeura court ; ce qui fit que le Roy regreta Esope ; quand Hermippus luy dit qu’il n’estoit pas mort, et le fit venir. Le Phrygien fut tres-bien receu, se justifia, et pardonna à Ennus. Quant à la lettre du Roy d’Egypte, il n’en fit que rire, et manda qu’il envoiroit au printemps les Architectes et le Répondant à toutes sortes de questions. Lycerus remit Esope en possession de tous ses biens, et luy fit livrer Ennus pour en faire ce qu’il voudroit. Esope le receut comme son enfant et pour toute punition luy recommanda d’honorer les Dieux et son Prince ; se rendre terrible à ses ennemis, facile et commode aux autres ; bien traiter sa femme sans pourtant luy confier son secret ; parler peu, et chasser de chez soy les Babillards ; ne se point laisser abatre aux mal-heurs ; avoir soin du lendemain, car il vaut mieux enrichir ses ennemis par sa mort, que d’estre importun à ses amis pendant son vivant ; sur tout n’estre point envieux du bonheur ny de la vertu d’autruy, d’autant que c’est se faire du mal à soy-mesme. Ennus touché de ces avertissemens et de la bonté d’Esope, comme d’un trait qui luy auroit penetré le cœur, mourut peu de temps aprés. Pour revenir au défi de Nectenabo, Esope choisit des Aiglons, et les fit instruire (chose difficile à croire :) il les fit, dis-je, instruire à porter en l’air chacun un panier dans lequel estoit un jeune enfant. Le Printemps venu, il s’en alla en Egypte avec tout cet équipage ; non sans tenir en grande admiration et en attente de son dessein les peuples chez qui il passoit. Nectenabo, qui sur le bruit de sa mort avoit envoyé l’Enigme, fut extrémement surpris de son arrivée. Il ne s’y attendoit pas ; et ne se fust jamais engagé dans un tel défi contre Lycerus, s’il eust crû Esope vivant. Il luy demanda s’il avoit amené les Architectes et le Répondant. Esope dit, que le Répondant estoit luy-mesme ; et qu’il feroit voir les Architectes quand il seroit sur le lieu. On sortit en pleine campagne, où les Aigles enleverent les paniers avec les petits enfans, qui crioient qu’on leur donnast du mortier, des pierres et du bois. Vous voyez, dit Esope à Nectenabo, je vous ay trouvé les Ouvriers, fournissez-leur des materiaux. Nectenabo avoüa que Lycerus estoit le vainqueur[7]. Il proposa toutefois cecy à Esope. J’ay des Cavales en Egypte qui conçoivent au hannissement[8] des Chevaux qui sont devers Babylone : Qu’avez-vous à répondre là-dessus ? Le Phrygien remit sa réponse au lendemain ; et retourné qu’il fut au logis, il commanda à des enfans de prendre un chat, et de le mener foüettant par les ruës. Les Egyptiens qui adorent cét Animal, se trouverent extremement scandalisez du traitement que l’on luy faisoit. Ils l’arracherent des mains des enfans, et allerent se plaindre au Roy. On fit venir en sa presence le Phrygien. Ne sçavez-vous pas, luy dit le Roy, que cet Animal est un de nos Dieux ? Pourquoy donc le faites-vous traiter de la sorte ? C’est pour l’offense qu’il a commise envers Lycerus, reprit Esope : car la nuit derniere il luy a étranglé un Coq extrémement courageux, et qui chantoit à toutes les heures. Vous estes un menteur, repartit le Roy ; comment seroit-il possible que ce chat eust fait en si peu de temps un si long voyage ? Et comment est-il possible, reprit Esope, que vos Jumens entendent de si loin nos Chevaux hannir, et conçoivent pour les entendre ? En suite de cela le Roy fit venir d’Heliopolis certains personnages d’esprit subtil, et sçavans en questions Enigmatiques. Il leur fit un grand Regal où le Phrysien fut invité. Pendant le Repas ils proposerent à Esope diverses choses ; celle-cy entr’autres. Il y a un grand Temple qui est appuyé sur une Colomne entourée de douze Villes, chacune desquelles a trente Arcboutans, et autour de ces Arcboutans se promenent l’une aprés l’autre deux Femmes, l’une blanche, l’autre noire. Il faut renvoyer, dit Esope, cette question aux petits enfans de nostre païs. Le Temple est le Monde, la Colomne l’An, les Villes ce sont les Mois, et les Arcboutans les Jours, autour desquels se promenent alternativement le Jour et la Nuit. Le lendemain Nectenabo assembla tous ses amis. Souffrirez-vous, leur dit-il, qu’une moitié d’homme, qu’un avorton soit la cause que Lycerus remporte le prix, et que j’aye la confusion pour mon partage ? Un d’eux s’avisa de demander à Esope qu’il leur fist des questions de choses dont ils n’eussent jamais entendu parler. Esope écrivit une cedule par laquelle Nectenabo confessoit devoir deux mille talens à Lycerus. La Cedule fut mise entre les mains de Nectenabo toute cachetée. Avant qu’on l’ouvrist, les amis du Prince soûtinrent que la chose contenuë dans cet écrit estoit de leur connoissance. Quand on l’eut ouverte, Nectenabo s’écria : Voila la plus grande fausseté du monde : Je vous en prens à témoin tous tant que vous estes. Il est vray, repartirent-ils, que nous n’en avons jamais entendu parler. J’ay donc satisfait à vostre demande, reprit Esope. Nectenabo le renvoya comblé de presens tant pour luy que pour son Maistre. Le sejour qu’il fit en Egypte est peut-estre cause que quelques uns ont écrit qu’il fut Esclave avec Rhodopé, celle-là qui des liberalitez de ses amans fit élever une des trois Pyramides qui subsistent encore, et qu’on void avec admiration : c’est la plus petite, mais celle qui est bastie avec le plus d’art. Esope à son retour dans Babylone fut receu de Lycerus avec de grandes demonstrations de joye et de bien-veillance : ce Roy luy fit eriger une statuë. L’envie de voir et d’apprendre le fit renoncer à tous ces honneurs. Il quitta la Cour de Lycerus où il avoit tous les avantages qu’on peut souhaiter, et prit congé de ce Prince pour voir la Grece encore une fois. Lycerus ne le laissa point partir sans embrassemens et sans larmes, et sans le faire promettre sur les Autels qu’il reviendroit achever ses jours auprés de luy. Entre les Villes où il s’arresta, Delphes fut une des principales. Les Delphiens l’écouterent fort volontiers, mais ils ne luy rendirent point d’honneurs. Esope piqué de ce mépris, les compara aux bastons qui flottent sur l’onde. On s’imagine de loin, que c’est quelque chose de considerable ; de prés on trouve que ce n’est rien. La comparaison luy coûta cher. Les Delphiens en conceurent une telle haine, et un si violent desir de vengeance (outre qu’ils craignoient d’estre décriez par luy), qu’ils resolurent de l’oster du monde. Pour y parvenir, ils cacherent parmy ses hardes un de leurs vases sacrez, pretendant que par ce moyen ils convaincroient Esope de vol et de sacrilege, et qu’ils le condamneroient à la mort. Comme il fut sorty de Delphes, et qu’il eut pris le chemin de la Phocide, les Delphiens accoururent comme gens qui estoient en peine. Ils l’accuserent d’avoir dérobé leur Vase. Esope le nia avec des sermens : on chercha dans son équipage, et il fut trouvé. Tout ce qu’Esope put dire n’empescha point qu’on ne le traitast comme un criminel infame. Il fut ramené à Delphes chargé de fers, mis dans des cachots, puis condamné à estre precipité. Rien ne luy servit de se défendre avec ses armes ordinaires, et de raconter des Apologues ; les Delphiens s’en moquerent. La Grenoüille leur dit-il, avoit invité le Rat à la venir voir ; afin de luy faire traverser l’onde, elle l’attacha à son pied. Des qu’il fut sur l’eau, elle voulut le tirer au fond, dans le dessein de le noyer, et d’en faire ensuite un repas. Le malheureux Rat resista quelque peu de temps. Pendant qu’il se debattoit sur l’eau, un Oyseau de proye l’apperceut, fondit sur luy, et l’ayant enlevé avec la Grenoüille qui ne se pût détacher, il se repût de l’un et de l’autre. C’est ainsi, Delphiens abominables, qu’un plus puissant que nous me vangera : je periray ; mais vous perirez aussi. Comme on le conduisoit au supplice, il trouva moyen de s’échaper, et entra dans une petite Chapelle dediée à Apollon. Les Delphiens l’en arracherent. Vous violez cet Asile, leur dit-il, parce que ce n’est qu’une petite Chapelle ; mais un jour viendra que vôtre méchanceté ne trouvera point de retraite seure, non pas mesme dans les temples : il vous arrivera la mesme chose qu’à l’Aigle, laquelle nonobstant les prieres de l’Escarbot, enleva un Lievre qui s’estoit refugié chez luy : La generation de l’Aigle en fut punie jusque dans le giron de Jupiter. Les Delphiens peu touchez de tous ces Exemples, le precipiterent. Peu de temps aprés sa mort une peste tres-violente exerça sur eux ses ravages : ils demanderent à l’Oracle par quels moyens ils pourroient appaiser le courroux es Dieux. L’Oracle leur répondit qu’il n’y en avoit point d’autre que d’expier leur forfait, et satisfaire aux Manes d’Esope. Aussi-tost une Pyramide fut élevée. Les Dieux ne témoignerent pas seuls combien ce crime leur deplaisoit ; les hommes vengerent aussi la mort de leur Sage. La Grece envoya des Commissaires pour en informer, et en fit une punition rigoureuse.

  1. On lit dans l’édition de 1665 : C’est dont il y a lieu de s’étonner.
  2. Ainsi dans les éditions publiées du vivant de l’auteur. Celles-là dans toutes les éditions modernes.
  3. L’intervalle entre Esope et Planude étoit de 1800 ans au moins. La Fontaine semble ne pas s’en être rendu compte ; à moins qu’il ne faille voir là une de ces distractions auxquelles il étoit sujet.
  4. Nous suivons, comme nous l’avons annoncé, l’édition de 1678–1694, mais on lit une outre dans l’édition de 1668. Cette variante s’explique par les changements de genre que ce mot a subis. Voir le lexique à la fin des œuvres.
  5. Ne fit encore servir, dans l’édition de 1668.
  6. L’édition de 1668 porte bienfaiteur.
  7. que Lycerus l’emportoit (édition de 1668).
  8. Dans l’édition de 1668 : sur le seul hannissement.