Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Appendice

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 383-386).
APPENDICE[1].




LE SOLEIL ET LES GRENOUILLES.


IMITATION D’UNE FABLE LATINE[2].



Les Filles du limon tiroient du Roy des Astres
Assistance et protection :
Guerre ni pauvreté, ni semblables desastres
Ne pouvoient approcher de cette Nation.
Elle faisoit valoir en cent lieux son empire.

Les Reynes des étangs, grenoüilles veus je dire,
(Car que coûte-t-il d’appeller
Les choses par noms honorables ?) ,
Contre leur bienfacteur[3] oserent cabaler,
Et devinrent insupportables.
L’imprudence, l’orgueil, et l’oubli des bienfaits,
Enfans de la bonne fortune,
Firent bien-tost crier cette troupe importune ;
On ne pouvoit dormir en paix.
Si l’on eust crû leur murmure
Elles auroient par leurs cris
Soulevé grands et petits.
Contre l’œil de la Nature.
Le Soleil, à leur dire, alloit tout consumer,
Il falloit promptement s’armer,
Et lever des troupes puissantes
Aussi-tost qu’il faisoit un pas.
Ambassades Croassantes
Alloient dans tous les Etats.
A les ouïr, tout le monde,
Toute la machine ronde
Rouloit sur les interests
De quatre méchants marests.
Cette plainte temeraire
Dure toûjours ; et pourtant
Grenoüiles devroient[4] se taire
Et ne murmurer pas tant.
Car si le Soleil se pique,
Il le leur fera sentir.
La Republique aquatique
Pourroit bien s’en repentir.



LA LIGUE DES RATS.



Une Souris craignoit un Chat,
Qui dés long-temps la guettoit au passage.
Que faire en cet état ? Elle, prudente et sage,
Consulte son Voisin ; c’estoit un maistre Rat,
Dont la rateuse Seigneurie
S’estoit logée en bonne Hostellerie,
Et qui cent fois s’étoit vanté, dit-on,
De ne craindre de Chat ou[5] Chate,
Ny coup de dent, ny coup de pate.
Dame Souris, luy dit ce Fanfaron,
Ma foy, quoy que je fasse
Seul je ne puis chasser le Chat qui vous menace,
Mais assemblant tous les Rats d’alentour,
Je luy pourray jouer d’un mauvais tour.
La Souris fait une humble reverence.
Et le Rat court en diligence
A l’Office, qu’on nomme autrement la Dépense,
Où maints Rats assemblez
Faisoient aux frais de l’Hoste une entiere bombance.
Il arrive les sens troublez,
Et les poumons tout essouflez[6].
Qu’avez-vous donc, luy dit un de ces Rats ? Parlez.
En deux mots, répond-il, ce qui fait mon voyage,
C’est qu’il faut promptement secourir la Souris,
Car Raminagrobis
Fait en tous lieux un etrange ravage[7].

Ce Chat, le plus diable des Chats,
S’il manque de souris, voudra manger des Rats.
Chacun dit, il est vray. Sus, sus, courons aux armes.
Quelques Rates, dit-on, répandirent des larmes.
N’importe, rien n’arreste un si noble projet,
Chacun se met en équipage ;
Chacun met dans son sac un morceau de fromage.
Chacun promet enfin de risquer le paquet,
Ils alloient tous comme à la feste.
L’esprit content, le cœur joyeux ;
Cependant le Chat plus fin qu’eux,
Tenoit déja la Souris par la teste.
Il s’avancerent à grands pas
Pour secourir leur bonne Amie.
Mats le Chat qui n’en démord pas
Gronde, et marche au devant de la troupe ennemie.
A ce bruit, nos tres-prudens Rats
Craignant mauvaise destinée,
Font, sans pousser plus loin leur prétendu fracas,
Une retraite fortunée.
Chaque Rat rentre dans son trou,
Et si quelqu’un en sort, gare encor le Matou.


FIN DU TOME I.
  1. Les deux fables qui suivent portent dans la plupart des éditions les numéros XXV et XXVI et précèdent le Juge arbitre, mais elles ne se trouvent pas dans le volume de 1694. La première a paru d’abord eu 1693 dans le Recueil de vers choisis du P. Bouhours et, en 1696, dans Les Œuvres postumes, la seconde, publiée dans le Mercure galant, en décembre 1692, a été réimprimée dans Les Œuvres postumes.
    Quant aux diverses fables attribuées à La Fontaine, nous en parlerons à la fin des poësies diverses, en même temps que des autres ouvrages dont il a été considéré comme l’auteur.
  2. Cette fable, imitée de la pièce du P. Commire, intitulée Sol et Ranæ, est dirigée contre les Hollandais.
  3. Bienfaicteur, dans Les Œuvres postumes.
  4. Doivent dans Les Œuvres postumes.:
  5. Ni, dans Les Œuvres postumes'.
  6.             Et tous les poumons essouflez.
    (Œuvres postumes.)
  7. Carnage, dans Les Œuvres postumes.