Œuvres complètes de la Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 1/Livre septiéme (XII)

Œuvres complètes, tome 1, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxPaul Daffis (p. 337-382).
LIVRE SEPTIÉME (XII)[1].




FABLE I.
LES COMPAGNONS D’ULISSE.
A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE.



Prince, l’unique objet du soin des Immortels,
Souffrez que mon encens parfume vos Autels.
Je vous offre un peu tard ces Presens de ma Muse ;
Les ans et les[2] travaux me serviront d’excuse :
Mon esprit diminuë, au lieu qu’à chaque instant
On apperçoit le vôtre aller en augmentant.
Il ne va pas, il court, il semble avoir des ailes :
Le Heros dont il tient des qualitez si belles,
Dans le métier de Mars brûle d’en faire autant ;
Il ne tient pas à luy que forçant la Victoire
Il ne marche à pas de géant
Dans la carriere de la Gloire.

Quelque Dieu le retient ; c’est nôtre Souverain,
Lui qu’un mois a rendu maître et vainqueur du Rhin,
Cette rapidité fut alors necessaire :
Peut-être elle seroit aujourd’hui temeraire.
Je m’en tais ; aussi-bien les Ris et les Amours
Ne sont pas soupçonnez d’aimer les longs discours.
De ces sortes de Dieux vôtre Cour se compose.
Ils ne vous quittent point. Ce n’est pas qu’apres tout
D’autres Divinitez n y tiennent le haut bout ;
Le sens et la raison y reglent toute chose.
Consultez ces derniers sur un fait où les Grecs,
Imprudens et peu circonspects,
S’abandonnerent à des charmes
Qui métamorphosoient en bêtes les humains.
Les Compagnons d’Ulisse, après dix ans d’alarmes,
Erroient au gré du vent, de leur sort incertains.
Ils aborderent un rivage
Où la fille du Dieu du Jour,
Circé, tenoit alors sa Cour.
Elle leur fit prendre un breuvage
Délicieux, mais plein d’un funeste poison.
D’abord ils perdent la raison :
Quelques momens après leur corps et leur visage
Prennent l’air et les traits d’animaux differens.
Les voilà devenus Ours, Lions, Elephans ;
Les uns sous une masse énorme.
Les autres sous une autre forme :
Il s’en vid de petits, exemplum ut Talpa[3] ;
Le seul Ulisse en échappa.
Il sçut se défier de la liqueur traîtresse.
Comme il joignoit à la sagesse
La mine d’un Heros et le doux entretien,
Il fit tant que l’Enchanteresse
Prit un autre poison peu différent du sien.

Une Déesse dit tout ce qu’elle a dans l’ame ;
Celle-cy déclara sa flâme.
Ulisse étoit trop fin pour ne pas profiter
D’une pareille conjoncture.
Il obtint qu’on rendroit à ces Grecs leur figure.
Mais la voudront-ils bien, dit la Nymphe, accepter ?
Allez le proposer de ce pas à la troupe.
Ulisse y court, et dit, L’Empoisonneuse coupe
A son remede encore, et je viens vous l’offrir :
Chers amis, voulez-vous hommes redevenir ?
On vous rend déja la parole.
Le Lion dit, pensant rugir,
Je n’ai pas la tête si folle.
Moi renoncer aux dons que je viens d’acquerir ?
J’ai griffe et dent, et mets en pieces qui m’attaque :
Je suis Roi, deviendrai-je un Citadin d’Itaque ?
Tu me rendras peut-être encor simple Soldat ;
Je ne veux point changer d’état.
Ulisse du Lion court à l’Ours : Eh, mon frere,
Comme te voilà fait ! je t’ai vû si joli.
Ah vraiment nous y voici.
Reprit l’Ours à sa maniere ;
Comme me voilà fait ! Comme doit être un Ours.
Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?
Est-ce à la tienne à juger de la nôtre ?
Je me rapporte aux yeux d’une Ourse mes amours.
Te déplais-je ? va-t’en, sui ta route et me laisse :
Je vis libre, content, sans nul soin qui me presse ;
Et te dis tout net et tout plat,
Je ne veux point changer d’état.
Le Prince Grec au Loup va proposer l’affaire ;
Il lui dit, au hazard d’un semblable refus,
Camarade, je suis confus
Qu’une jeune et belle Bergere
Conte aux échos les appetits gloutons
Qui t’ont fait manger ses moutons.
Autrefois on t’eût vû sauver sa bergerie :
Tu menois une honneste vie.

Quite ces bois, et redevien
Au lieu de Loup Homme de bien.
En est-il, dit le Loup ? Pour moi, je n’en voi guere [4].
Tu t’en viens me traiter de bête carnaciere :
Toi qui parles, qu’es-tu ? N’auriez-vous pas sans moi
Mangé ces animaux que plaint tout le Village ?
Si j’étois Homme, par ta foi,
Aimerois-je moins le carnage ?
Pour un mot quelquefois vous vous étranglez tous ;
Ne vous étes-vous pas l’un à l’autre des Loups ?
Tout bien consideré, je te soûtiens en somme,
Que scelerat pour scelerat,
Il vaut mieux être un Loup qu’un Homme ;
Je ne veux point changer d’état.
Ulisse fit à tous une même semonce ;
Chacun d’eux fit meme réponce ;
Autant le grand que le petit.
La liberté, les bois, suivre leur apetit,
C’étoit leurs délices suprêmes :
Tous renonçoient au lôs des belles actions.
Ils croïoient s’affranchir, suivans leurs passions ;
Ils étoient esclaves d’eux-mêmes.
Prince, j’aurois voulu vous choisir un sujet
Où je pûsse mêler le plaisant à l’utile :
C’étoit sans doute un beau projet,
Si ce choix [5] eût été facile,
Les Compagnons d’Ulisse enfin se sont offerts ;
Ils ont force pareils en ce bas Univers :
Gens à qui j’impose pour peine
Vôtre censure et vôtre haine[6].




FABLE II.
LE CHAT ET LES DEUX MOINEAUX
A MONSEIGNEUR LE DUC DE BOURGOGNE.



Un Chat contemporain d’un fort jeune Moineau
Fut logé prés de lui dés l’âge du berceau.
La Cage et le Panier avoient mêmes Pénates.
Le Chat étoit souvent agacé par l’Oiseau ;
L’un s’escrimoit du bec, l’autre joüoit des pates.
Ce dernier toutefois épargnoit son ami.
Ne le corrigeant qu’à demi
Il se fût fait un grand scrupule
D’armer de pointes sa ferule.
Le Passereau moins circonspect
Lui donnoit force coups de bec ;
En sage et discrette personne
Maître Chat excusoit ces jeux.
Entre amis il ne faut jamais qu’on s’abandonne
Aux traits d’un couroux serieux.
Comme ils se connoissoient tous deux dés leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenoit ;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournoit.
Quand un Moineau du voisinage
S’en vint les visiter, et se fit compagnon
Du petulant Pierrot, et du sage Raton ;
Entre les deux Oiseaux il arriva querelle ;
Et Raton de prendre parti.
Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle

D’insulter ainsi nôtre ami ;
Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre ?
Non, de par tous les Chats. Entrant lors au combat
Il croque l’étranger ; Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat.
Cette reflexion fit aussi croquer l’autre.
Quelle Morale puis-je inferer de ce fait ?
Sans cela toute Fable est un œuvre imparfait.
J’en croi voir quelques traits ; mais leur ombre m’abuse.
Prince, vous les aurez incontinent trouvez :
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;
Elle et ses Sœurs n’ont pas l’esprit que vous avez.




FABLE III.
DU THESAURISEUR ET DU SINGE.



Un Homme accumuloit. On sçait que cette erreur
Va souvent jusqu’à la fureur[7],
Celui-ci ne songeoit que Ducats et Pistoles.
Quand ces biens sont oisifs, je tiens qu’ils sont frivoles.
Pour seureté de son Tresor
Nôtre Avare habitoit un lieu dont Amphitrite
Défendoit aux voleurs de toutes parts rabord.
Là d’une volupté, selon moi fort petite.
Et selon lui fort grande, il entassoit toûjours.
Il passoit les nuits et les jours
A compter, calculer, supputer sans relâche ;
Calculant, supputant, comptant comme à la tâche.
Car il trouvoit toûjours du mécompte à son fait :
Un gros Singe plus sage, à mon sens, que son maître,

Jettoit quelque Doublon toûjours par la fenêtre[8],
Et rendoit le compte imparfait.
La chambre bien cadenacée
Permettoit de laisser l’argent sur le comptoir.
Un beau jour Dom-bertrand se mit dans la pensée
D’en faire un sacrifice au liquide manoir.
Quant à moi, lors, que je compare
Les plaisirs de ce Singe à ceux de cet Avare,
Je ne sçai bonnement ausquels[9] donner le prix ;
Dom-bertrand gagneroit prés de certains esprits ;
Les raisons en seroient trop longues à déduire.
Un jour donc l’animal, qui ne songeoit qu’à nuire,
Détachoit du monceau tantôt quelque Doublon,
Un Jacobus, un Ducaton ;
Et puis quelque Noble à la rose
Eprouvoit son adresse et sa force à jetter
Ces morceaux de métail qui se font souhaiter
Par les humains sur toute chose.
S’il n’avoit entendu son Compteur à la fin
Mettre la clef dans la serrure,
Les Ducats auroient tous pris le même chemin,
Et couru la même avanture.
Il les auroit fait tous voter, jusqu’au dernier[10].
Dans le goufre enrichi par maint et maint naufrage.
Dieu veuille préserver maint et maint Financier
Qui n’en fait pas meilleur usage.




FABLE IV.
LES DEUX CHÉVRES.



Dés que les Chévres ont brouté,
Certain esprit de liberté
Leur fait chercher fortune ; elles vont en voïage
Vers les endroits du pâturage
Les moins frequentez des humains.
Là s’il est quelque lieu sans route et sans chemins,
Un rocher, quelque mont pendant en précipices,
C’est où ces Dames vont promener leurs caprices[11] ;
Rien ne peut arrêter cet animal grimpant.
Deux Chèvres donc s’émancipant,
Toutes deux aïant pate blanche,
Quiterent les bas prez[12], chacune de sa part.
L’une vers l’autre alloit pour quelque bon hazard.
Un ruisseau se rencontre, et pour pont une planche ;
Deux Belettes à peine auroient passé de front
Sur ce pont :
D’ailleurs l’onde rapide et le ruisseau profond

Devoient faire trembler de peur ces[13] Amazones.
Malgré tant de dangers l’une de ces personnes
Pose un pied sur la planche, et l’autre en fait autant.
Je m’imagine voir avec Loüis le Grand,
Philippes Quatre qui s’avance
Dans l’Isle de la Conference.
Ainsi s’avançoient pas à pas,
Nez à nez nos Avanturieres,
Qui toutes deux étant fort fieres,
Vers[14] le milieu du pont ne se voulurent pas
L’une à l’autre ceder. Elles avoient la gloire
De compter dans leur race (à ce que dit l’Histoire) [15]
L’une certaine Chevre au merite sans pair
Dont Polypheme fit present à Galatée ;
Et l’autre la Chevre Amalthée
Par qui fut nourri Jupiter.
Faute de reculer leur chute fut commune ;
Toutes deux tombèrent dans [16] l’eau.
Cet accident n’est pas nouveau
Dans le chemin de la Fortune.




A MONSEIGNEUR
LE DUC DE BOURGOGNE

qui avoit demandé à M. de la Fontaine une Fable qui fût
nommée le Chat et la Souris.



Pour plaire au jeune Prince à qui la Renommée
Destine un Temple en mes Ecrits,
Comment composerai-je une Fable nommée Le Chat et la Souris ?


Dois-je representer dans ces Vers une Belle,
Qui douce en apparence, et toutefois cruelle,
Va se joüant des cœurs que ses charmes ont pris,
Comme le Chat de la Souris ?

Prendrai-je pour sujet les jeux de la Fortune ?
Rien ne lui convient mieux, et c’est chose commune
Que de lui voir traiter ceux qu’on croit ses amis,
Comme le Chat fait la Souris.

Introduirai-je un Roi, qu’entre ses favoris
Elle respecte seul ; Roi qui fixe sa rouë,
Qui n’est point empêché d’un monde d’Ennemis,
Et qui des plus puissans quand il luy plaît se jouë,
Comme le Chat de la Souris ?

Mais insensiblement, dans le tour que j’ai pris,
Mon dessein se rencontre ; et si je ne m’abuse
Je pourrois tout gâter par de plus longs recits.
Le jeune Prince alors se joûroit de ma Muse,
Comme le Chat de la Souris.




FABLE V.
LE VIEUX CHAT ET LA JEUNE SOURIS.



Une jeune Souris de peu d’experience,
Crut fléchir un vieux Chat implorant sa clemence,
Et païant de raisons le Raminagrobis.
Laissez-moi vivre ; une Souris
De ma taille et de ma dépense
Est-elle à charge en ce logis ?
Affamerois-je[17], à vôtre avis,

L’Hôte et l’Hôtesse, et tout leur monde ?
D’un grain de bled je me nourris ;
Une noix me rend toute ronde.
A present je suis maigre ; attendez quelque-tems,
Reservez ce repas à messieurs vos Enfans.
Ainsi parloit au Chat la Souris attrapée.
L’autre lui dit, Tu t’es trompée,
Est-ce à moi que l’on tient de semblables discours ?
Tu gagnerois autant de parler à des sourds.
Chat et vieux pardonner ? cela n’arrive gueres.
Selon ces loix descends là-bas,
Meurs, et va-t’en tout de ce pas
Haranguer les sœurs Filandieres.
Mes Enfans trouveront assez d’autres repas.
Il tint parole ; et pour ma Fable
Voici le sens moral qui peut y convenir.
La jeunesse se flate, et croit tout obtenir :
La vieillesse est impitoïable.




FABLE VI.
LE CERF MALADE.



En païs plein de Cerfs un Cerf tomba malade,
Incontinent maint Camarade
Accourt à son grabat le voir, le secourir.
Le consoler du moins ; Multitude importune
Eh ! messieurs, laissez-moi mourir ;
Permettez qu’en forme commune
La parque m’expedie, et finissez vos pleurs.
Point du tout : Les Consolateurs
De ce triste devoir tout au long s’acquitterent :
Quand il plut à Dieu s’en allerent.
Ce ne fut pas sans boire un coup,

C’est-à-dire sans prendre un droit de pâturage.
Tout se mit à brouter les bois du voisinage.
La pitance du Cerf en déchut de beaucoup.
Il ne trouva plus rien à frire :
D’un mal il tomba dans un pire,
Et se vid réduit à la fin
A jeûner et mourir de faim.

Il en coûte à qui vous reclame,
Medecins du corps et de l’ame !
O temps ! ô mœurs ! j’ai beau crier,
Tout le monde se fait païer.




FABLE VII.
LA CHAUVE-SOURIS, LE BUISSON,
ET LE CANARD.



Le Buisson, le Canard et la Chauve-Souris
Voïant tous trois qu’en leur païs
Ils faisoient petite fortune,
Vont trafiquer au loin, et font bourse commune.
Ils avoient des Comptoirs, des Facteurs, des Agens,
Non moins soigneux qu’intelligens,
Des Registres exacts de mise et de recette.
Tout alloit bien, quand leur emplette,
En passant par certains endroits
Remplis d’écueils, et forts étroits,
Et de Trajet tres-difficile,
Alla tout embalée au fond des magasins,
Qui du Tartare sont voisins.
Nôtre Trio poussa maint regret inutile ;
Ou plûtôt il n’en poussa point.
Le plus petit Marchand est sçavant sur ce poinct ;
Pour sauver son credit il faut cacher sa perte.

Celle que par malheur nos gens avoient soufferte
Ne put se reparer : le cas fut découvert.
Les voilà sans credit, sans argent, sans ressource,
Prêts à porter le bonnet vert.
Aucun ne leur ouvrit sa bourse.
Et le sort principal, et les gros intérêts,
Et les sergens, et les procez,
Et le creancier à la porte
Dés devant la pointe du jour,
N’occupoient le Trio qu’à chercher maint détour,
Pour contenter cette cohorte.
Le Buisson accrochoit les passans à tous coups ;
Messieurs, leur disoit-il, de grace apprenez-nous
En quels lieux sont les marchandises
Que certains gouffres nous ont prises.
Le plongeon sous les eaux s’en alloit les chercher,
L’Oiseau Chauve-Souris n’osoit plus approcher
Pendant le jour nulle demeure ;
Suivi de Sergens à toute heure
En des trous il s’alloit cacher.
Je connois maint detteur, qui n’est ni Souris-Chauve,
Ni Buisson, ni Canard, ni dans tel cas tombé.
Mais simple grand Seigneur, qui tous les jours se sauve
Par un escalier dérobé.




FABLE VIII.
LA QUERELLE DES CHIENS ET DES CHATS,
ET CELLE DES CHATS ET DES SOURIS.



La Discorde a toujours regné dans l’Univers ;
Nôtre monde en fournit mille exemples divers :
Chez nous cette Déesse a plus d’un Tributaire[18].

Commençons par les Elemens ;
Vous serez étonnez de voir qu’à tous momens
Ils seront appointez contraire[19].
Outre ces quatre potentats,
Combien d’êtres de tous états
Se font une guerre éternelle ?
Autrefois un logis plein de Chiens et de Chats,
Par cent Arrêts rendus en forme solemnelle,
Vit terminer tous leurs débats.
Le Maître aïant réglé leurs emplois, leur Repas,
Et menacé du foüet quiconque auroit querelle.
Ces animaux vivoient entr’eux comme cousins ;
Cette[20] union si douce, et presque fraternelle,
Edifioit tous les voisins.
Enfin elle cessa. Quelque plat[21] de potage,
Quelque os par préférence à quelqu’un d’eux donné,
Fit que l’autre parti s’en vint[22] tout forcené
Representer un tel outrage.
J’ai vû des croniqueurs attribuer le cas
Aux passe-droits qu’avoit une chienne en gésine ;
Quoi-qu’il en soit, cet altercas
Mit en combustion la salle et la cuisine ;
Chacun se déclara pour son Chat, pour son Chien.
On fit un Reglement dont les Chats se plaignirent,
Et tout le quartier étourdirent.
Leur Avocat disoit qu’il faloit bel et bien
Recourir aux Arrêts. En vain ils les chercherent
Dans un coin où d’abord leurs Agens les cacherent[23],

Les Souris enfin les mangerent.
Autre procés nouveau. Le peuple Souriquois
En pâtit. Maint vieux Chat, fin, subtil et narquois,
Et d’ailleurs en voulant à toute cette race.
Les guetta, les prit, fit main basse.
Le Maître du Logis ne s’en trouva que mieux.
J’en reviens à mon dire. On ne void sous les Cieux
Nul animal, nul être, aucune Creature,
Qui n’ait son opposé ; c’est la loi de Nature.
D’en[24] chercher la raison, ce sont soins superflus.
Dieu fit bien ce qu’il fit, et je n’en sçai pas plus.
Ce que je sçais[25], c’est qu’aux grosses paroles
On en vient sur un rien plus des trois quarts du temps.
Humains, il vous faudroit encore à soixante ans
Renvoïer chez les Barbacoles.




FABLE IX.
LE LOUP ET LE RENARD.



D’où vient que personne en la vie
N’est satisfait de son état ?
Tel voudroit bien être Soldat
A qui le Soldat porte envie.

Certain Renard voulut, dit-on,
Se faire Loup. Hé qui peut-dire
Que pour le metier de Mouton
Jamais aucun Loup ne soupire ?

Ce qui m’étonne est qu’à huit ans
Un Prince en Fable ait mis la chose,
Pendant que sous mes cheveux blancs

Je fabrique à force de temps
Des Vers moins sensez que sa Prose.

Les traits dans sa Fable semez
Ne sont en l’Ouvrage du Poëte
Ni tous, ni si bien exprimez.
Sa loüange en est plus complete.

De la chanter sur la Muzette,
C’est mon talent ; mais je m’attens
Que mon Heros dans peu de tems
Me fera prendre la trompette.

Je ne suis pas un grand Prophete,
Cependant je lis dans les Cieux
Que bientôt ses faits glorieux
Demanderont plusieurs Homeres ;
Et ce tems-ci n’en produit gueres.
Laissant à part tous ces mysteres,
Essaïons de conter la Fable avec succez.

Le Renard dit au Loup : Nôtre cher, pour tous mets,
J’ai souvent un vieux Coq, ou de maigres Poulets ;
C’est une viande qui me lasse.
Tu fais meilleure chere avec moins de hazard ;
J’approche des maisons, tu te tiens à l’écart.
Apprens-moi ton métier, Camarade, de grace :
Rens-moi le premier de ma race
Qui fournisse son croc de quelque Mouton gras,
Tu ne me mettras point au nombre des ingrats.
Je le veux, dit le Loup ; Il m’est mort un mien frere ;
Allons prendre sa peau, tu t’en revêtiras.
Il vint, et le Loup dit : Voici comme il faut faire
Si tu veux écarter les Mâtins du Troupeau.
Le Renard aïant mis la peau
Repetoit les leçons que lui donnoit son maître.
D’abord il s’y prit mal, puis un peu mieux, puis bien,
Puis enfin il n’y manqua rien.

A peine il fut instruit autant qu’il pouvoit l’être
Qu’un Troupeau s’approcha. Le nouveau Loup y court,
Et répand la terreur dans les lieux d’alentour.
Tel vêtu des armes d’Achille
Patrocle mit l’alarme au Camp et dans la Ville :
Meres, Brus et Vieillards au Temple couroient tous.
L’ost au Peuple bêlant crut voir cinquante Loups :
Chien, Berger et Troupeau, tout fuit vers le Village.
Et laisse seulement une Brebis pour gage.
Le larron s’en saisit. A quelque pas de là
Il entendit chanter un Coq du voisinage.
Le Disciple aussi-tôt droit au Coq s’en alla.
Jetant bas sa robe de classe,
Oubliant les Brebis, les leçons, le Regent,
Et courant d’un pas diligent.
Que sert-il qu’on se contrefasse ?
Prétendre ainsi changer, est une illusion :
L’on reprend sa premiere trace
A la premiere occasion.

De vôtre esprit, que nul autre n’égale,
Prince, ma Muse tient tout entier ce projet.
Vous m’avez donné le sujet,
Le dialogue et la morale.




FABLE X.
L’ECREVISSE ET SA FILLE.



Les Sages quelquefois, ainsi que l’Ecrevisse,
Marchent à reculons, tournent le dos au port.
C’est l’art des Matelots : C’est aussi l’artifice
De ceux qui pour couvrir quelque puissant effort
Envisagent un poinct directement contraire,
Et font vers ce lieu-là courir leur adversaire.

Mon sujet est petit, cet accessoire est grand.
Je pourrois l’appliquer à certain Conquerant
Qui tout seul deconcerte une Ligue à cent têtes.
Ce qu’il n’entreprend, pas, et ce qu’il entreprend
N’est d’abord qu’un secret, puis devient des conquêtes.
En vain l’on a les yeux sur ce qu’il veut cacher,
Ce sont arrêts du sort qu’on ne peut empêcher,
Le torrent à la fin devient insurmontable.
Cent Dieux sont impuissans contre un seul Jupiter.
LOUIS et le destin me semblent de concert
Entraîner l’Univers. Venons à nôtre Fable.
Mere Ecrevisse un jour à sa Fille disoit :
Comme tu vas, bon Dieu ! ne peux tu marcher droit ?
Et comme vous allez vous-même ! dit la Fille.
Puis-je autrement marcher que ne fait ma famille ?
Veut on que j’aille droit quand on y va tortu ?
Elle avoit raison ; la vertu
De tout exemple domestique
Est universelle, et s’applique
En bien, en mal, en tout ; fait des sages, des sots ;
Beaucoup plus de ceux-ci. Quant à tourner le dos
A son but ; j’y reviens la methode en est bonne.
Sur tout au métier de Bellone :
Mais il faut le faire à propos.




FABLE XI.
L’AIGLE ET LA PIE.



L’Aigle Reine des airs, avec Margot la Pie,
Differentes d’humeur, de langage, et d’esprit,
Et d’habit,
Traversoient un bout de prairie.
Le hazard les assemble en un coin détourné.
L’Agasse eut peur ; mais l’Aigle aïant fort bien dîné,
La rassure, et lui dit, Allons de compagnie.
Si le Maître des Dieux assez souvent s’ennuie,

Lui qui gouverne l’Univers,
J’en puis bien faire autant, moi qu’on sçait qui le sers.
Entretenez-moi donc, et sans ceremonie.
Caquet bon-bec alors de jaser au plus drû ;
Sur ceci, sur cela, sur tout. L’homme d’Horace
Disant le bien, le mal a travers champ[26], n’eût sçû
Ce qu’en fait de babil y sçavoit nôtre Agasse.
Elle offre d’avertir de tout ce qui se passe,
Sautant, allant de place en place.
Bon espion, Dieu sçait. Son offre aïant déplu,
L’Aigle lui dit tout en colere ;
Ne quittez point vôtre sejour,
Caquet bon-bec ma mie : adieu, je n’ai que faire
D’une babillarde à ma Cour ;
C’est un fort méchant caractere.
Margot ne demandoit pas mieux.
Ce n’est pas ce qu’on croit, que d’entrer chez les Dieux ;
Cet honneur a souvent de mortelles angoisses.
Rediseurs, Espions, gens à l’air gracieux,
Au cœur tout different, s’y rendent odieux ;
Quoi qu’ainsi que la Pie il faille dans ces lieux
Porter habit de deux paroisses.




FABLE XII.
LE MILAN, LE ROI, ET LE CHASSEUR.
A SON ALTESSE SERENISSIME
MONSEIGNEUR LE PRINCE DE CONTI[27].



Comme les Dieux sont bons, ils veulent que les Rois
Le soient aussi ; c’est l’indulgence
Qui fait le plus beau de leurs droits,

Non les douceurs de la vengeance.
Prince c’est vôtre avis. On sçait que le courroux
S’éteint en vôtre cœur si tôt qu’on l’y void naître.
Achille qui du sien ne put se rendre maître
Fut par là moins Heros que vous.
Ce titre n’appartient qu’à ceux d’entre les hommes
Qui comme en l’âge d’or font cent biens ici bas[28],
Peu de Grands sont nez tels en cet âge où nous sommes.
L’Univers leur sçait gré du mal qu’ils ne font pas.
Loin que vous suiviez ces exemples,
Mille actes genereux vous promettent des Temples.
Apollon Citoïen de ces Augustes lieux
Pretend y celebrer vôtre nom sur sa Lire[29],
Je sçais qu’on vous attend dans le Palais des Dieux ;
Un siecle de sejour doit ici vous suffire[30].
Hymen veut sejourner tout un siecle chez vous.
Puissent ses[31] plaisirs les plus doux
Vous composer des destinées
Par ce temps à peine bornées !
Et la Princesse et vous n’en méritez pas moins ;
J’en prens ses charmes pour témoins :
Pour témoins j’en prens les merveilles
Par qui le Ciel pour vous prodigue en ses presens,
De qualitez qui n’ont qu’en vous seuls leurs pareilles,
Voulut orner vos[32] jeunes ans.
Bourbon de son esprit ces grâces assaisonne[33].

Le Ciel joignit en sa personne
Ce qui sçait se faire estimer
A ce qui sçait se faire aimer.
Il ne m’appartient pas d’étaler vôtre joie.
Je me tais donc, et vais rimer[34]
Ce que fit un Oiseau de proie[35].

Un Milan de son nid antique possesseur,
Etant pris vif par un Chasseur,
D’en faire au Prince un don cet homme se propose.
La rareté du fait donnoit prix à la chose.
L’Oiseau par le Chasseur humblement présenté.
Si ce conte n’est apocriphe,
Va tout droit imprimer sa griffe
Sur le nez de sa Majesté.
Quoi sur le nez du Roi ? Du Roi même en personne.
Il n’avoit donc alors ni Sceptre ni Couronne ?

Quand il en auroit eu, ç’auroit été tout un.
Le nez Roïal fut pris comme un nez du commun.
Dire des Courtisans les clameurs et la peine,
Seroit se consumer en efforts impuissans.
Le Roi n’éclata point ; les cris sont indécens
A la Majesté Souveraine.
L’Oiseau garda son poste. On ne put seulement
Hâter son départ d’un moment.
Son Maître le rappelle, et crie, et se tourmente,
Lui presente le leurre et le poing, mais en vain[36].
On crut que jusqu’au lendemain
Le[37] maudit animal à la serre insolente
Nicheroit là malgré le bruit,
Et sur le nez sacré voudroit passer la nuit.
Tâcher de l’en tirer irritoit son caprice.
Il quitte enfin le Roi, qui dit, Laissez aller
Ce Milan, et celui qui m’a crû régaler.
Ils se sont acquittez tous deux de leur office,
L’un en Milan, et l’autre en Citoïen des bois,
Pour moi qui sçais comment doivent agir les Rois,
Je les affranchis du supplice.
Et la Cour d’admirer. Les Courtisans ravis
Elevent de tels faits par eux si mal suivis[38].
Bien peu, même des Rois, prendroient un tel modelle ;
Et le Veneur l’échapa belle,
Coupable seulement, tant lui que l’animal,
D’ignorer le danger d’approcher trop du[39] Maître.
Ils n’avoient appris à connoître
Que les hôtes des bois : étoit-ce un si grand mal ?

Pilpay fait pres du Gange arriver l’Avanture[40].
Là nulle humaine Creature
Ne touche aux Animaux pour leur sang épancher.
Le Roi même feroit scrupule d’y toucher.
Sçavons-nous, disent-ils, si cet Oiseau de proie
N’étoit point au siége de Troie ?
Peut-être y tint-il lieu d’un Prince ou d’un Heros[41]
Des plus hupez et des plus hauts.
Ce qu’il fut autrefois il pourra l’être encore.
Nous croïons aprés Pythagore,
Qu’avec les Animaux de forme nous changeons,
Tantôt Milans, tantôt Pigeons,
Tantôt Humains, puis[42] Volatilles,
Aïant dans les airs leurs familles.

Comme l’on conte en deux façons
L’accident du Chasseur, voici l’autre maniere.
Un certain Fauconnier aïant pris, ce dit-on,
A la Chasse un Milan (ce qui n’arrive guere)
En voulut au Roi faire un don,
Comme de chose singuliere.
Ce cas n’arrive pas quelquefois en cent ans.
C’est le Non plus ultra de la Fauconnerie.
Ce Chasseur perce donc un gros de Courtisans,
Plein de zele, échaufé, s’il le fut de sa vie.
Par ce parangon des presens
Il croïoit sa fortune faite,
Quand l’Animal porte-sonnette,
Sauvage encore et tout grossier,
Avec ses ongles tout d’acier
Prend le nez du Chasseur, hape le pauvre sire[43] :

Lui de crier, chacun de rire,
Monarque et Courtisans. Qui n’eût ri ? Quant à moi
Je n’en eusse quitté ma part pour un Empire.
Qu’un Pape rie, en bonne foi
Je ne l’ose assurer ; mais je tiendrois un Roi
Bien malheureux s’il n’osoit rire.
C’est le plaisir des Dieux. Malgré son noir sourci
Jupiter, et le Peuple Immortel rit aussi.
Il en fit des éclats, à ce que dit l’Histoire,
Quand Vulcain clopinant lui vint donner à boire.
Que le Peuple Immortel se montrât sage ou non[44],
J’ai changé mon sujet avec juste raison ;
Car puisqu’il s’agit de Morale,
Que nous eût du Chasseur l’avanture fatale
Enseigné de nouveau ? l’on a vû de tout tems
Plus de sots Fauconniers, que de Rois indulgens.




FABLE XIII.
LE RENARD, LES MOUCHES,
ET LE HERISSON.



Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois.
Renard fin, subtil, et matois
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite aîlé

Que nous avons Mouche appellé,
Il accusoit les Dieux, et trouvoit fort étrange
Que le sort à tel poinct le voulût affliger.
Et le fist aux Mouches manger.
Quoi ! se jetter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les Hôtes des Forêts ?
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queuë ; est-ce un poids inutile ?
Va, le Ciel te confonde, animal importun ;
Que ne vis-tu sur le commun !
Un Herisson du voisinage,
Dans mes Vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité.
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
Carde-t’en bien, dit l’autre ; ami ne le fais pas :
Laisse-les, je te prie, achever leur repas.
Ces animaux sont saouls ; une troupe nouvelle
Viendroit fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont Courtisans, ceux-là sont Magistrats.
Aristote appliquoit cet Apologue aux Hommes[45].
Les exemples en sont communs,.
Sur tout au païs où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins moins ils sont importuns[46].




FABLE XIV.
L’AMOUR ET LA FOLIE.



Tout est mystère dans l’Amour,
Ses Fléches, son Carquois, son Flambeau, son Enfance
Ce n’est pas l’ouvrage d’un jour,
Que d’épuiser cette Science.
Je ne pretends donc point tout expliquer ici.
Mon but est seulement de dire à ma maniere
Comment l’Aveugle que voici
(C’est un Dieu) comment, dis-je, il perdit la lumiere :
Quelle suite eut ce mal, qui peut-être est un bien ;
J’en fais Juge un Amant, et ne décide rien.

La Folie et l’Amour joüoient un jour ensemble.
Celui-ci n’étoit pas encor privé des yeux.
Une dispute vint : l’Amour veut qu’on assemble
Là dessus le Conseil des Dieux.
L’autre n’eut pas la patience.
Elle lui donne un coup si furieux
Qu’il en perd la clarté des Cieux.
Venus en demande vengeance.
Femme et mere il suffit pour juger de ses cris :
Les Dieux en furent étourdis ;

Et Jupiter, et Némesis,
Et les Juges d’Enfer, enfin toute la bande.
Elle representa l’énormité du cas.
Son fils sans un bâton ne pouvoit faire un pas.
Nulle peine n’étoit pour ce crime assez grande.
Le dommage devoit être aussi réparé.
Quand on eut bien consideré
L’interêt du Public, celui de la Partie,
Le Resultat enfin de la suprême Cour
Fut de condamner la Folie
A servir de guide à l’Amour.




FABLE XV.
LE CORBEAU, LA GAZELLE, LA
TORTUE, ET LE RAT[47].


A MADAME DE LA SABLIERE.



Je vous gardois un Temple dans mes Vers :
Il n’eût fini qu’avecque l’Univers.
Déja ma main en fondoit la durée
Sur ce bel art qu’ont les Dieux inventé,
Et sur le nom de la Divinité
Que dans ce Temple on auroit adorée.
Sur le portail j’aurois ces mots écrits :
Palais Sacré de la Deesse Iris
Non celle-là qu’a Junon à ses gages ;
Car Junon même, et le Maître des Dieux
Serviroient l’autre, et seroient glorieux

Du seul honneur de porter ses messages.
L’Apotheose à la voûte eût paru.
Là tout l’Olimpe en pompe eût été vû
Plaçant Iris sous un Dais de lumiere.
Les murs auroient amplement contenu
Toute sa vie, agreable matiere ;
Mais peu feconde en ces évenemens
Qui des Etats font les renversemens.
Au fond du Temple eût été son image,
Avec ses traits, son soûris, ses appas,
Son art de plaire et de n’y penser pas,
Ses agrémens à qui tout rend hommage.
J’aurois fait voir à ses pieds des mortels,
Et des Heros, des demi-Dieux encore ;
Même des Dieux ; ce que le Monde adore
Vient quelquefois parfumer ses Autels.
J’eusse en ses yeux fait briller de son ame
Tous les tresors, quoi qu’imparfaitement ;
Car ce cœur vif et tendre infiniment,
Pour ses amis et non point autrement ;
Car cet esprit qui né du Firmament
A beauté d’homme avec graces de femme
Ne se peut pas comme on veut exprimer.
O vous, Iris, qui sçavez tout charmer,
Qui sçavez plaire en un degré suprême,
Vous que l’on aime à l’égal de soi-même,
(Ceci soit dit sans nul soupçon d’amour,
Car c’est un mot banni de vôtre Cour ;
Laissons-le donc) agréez que ma Muse
Acheve un jour cette ébauche confuse.
J’en ai placé l’idée et le projet,
Pour plus de grâce, au-devant d’un sujet
Où l’amitié donne de telles marques.
Et d’un tel prix, que leur simple recit
Peut quelque-temps amuser votre esprit.
Non que ceci se passe entre Monarques :
Ce que chez vous nous voïons estimer
N’est pas un Roi qui ne sçait point aimer ;

C’est un Mortel qui sçait mettre sa vie
Pour son ami. J’en vois peu de si bons.
Quatre animaux vivans de compagnie
Vont aux humains en donner des leçons.

La Gazelle, le Rat, le Corbeau, la Tortuë,
Vivoient ensemble unis ; douce société.
Le choix d’une demeure aux humains inconnuë
Assuroit leur felicité.
Mais quoi, l’homme découvre enfin toutes retraites.
Soïez au milieu des deserts,
Au fond des eaux, au haut des airs,
Vous n’éviterez point ses embûches secretes.
La Gazelle s’alloit ébatre innocemment,
Quand un chien, maudit instrument
Du plaisir barbare des hommes,
Vint sur l’herbe éventer les traces de ses pas.
Elle fuit, et le Rat à l’heure du repas
Dit aux amis restans, D’où vient que nous ne sommes
Aujourd’hui que trois conviez ?
La Gazelle déja nous a-t-elle oubliez ?
A ces paroles la Tortue
S’écrie, et dit, Ah ! si j’étois
Comme un Corbeau d’aîles pourvûë,
Tout de ce pas je m’en irois
Apprendre au moins quelle contrée,
Quel accident tient arrêtée
Nôtre compagne au pied leger ;
Car à l’égard du cœur il en faut mieux juger.
Le Corbeau part à tire d’aîle.
Il apperçoit de loin l’imprudente Gazelle
Prise au piege et se tourmentant.
Il retourne avertir les autres à l’instant.
Car de lui demander quand, pourquoi, ni comment,
Ce malheur est tombé sur elle.
Et perdre en vains discours cet[48] utile moment,

Comme eût fait un Maître d’Ecole[49] ;
Il avoit trop de jugement.
Le Corbeau donc vole et revole.
Sur son rapport les trois amis
Tiennent conseil. Deux sont d’avis
De se transporter sans remise
Aux lieux où la Gazelle est prise.
L’autre, dit le Corbeau, gardera le logis.
Avec son marcher lent[50], quand arriveroit-elle ?
Aprés la mort de la Gazelle.
Ces mots à peine dits, ils s’en vont secourir
Leur chere et fidele Compagne,
Pauvre Chevrette de montagne.
La Tortuë y voulut courir.
La voilà comme eux en campagne,
Maudissant ses pieds courts avec juste raison,
Et la necessité de porter sa maison.
Rongemaille (le Rat eut à bon droit ce nom)
Coupe les nœuds du lacs : on peut penser la joie.
Le Chasseur vient, et dit : Qui m’a ravi ma proie ?
Rongemaille à ces mots se retire en un trou,
Le Corbeau sur un arbre, en un bois la Gazelle :
Et le Chasseur à demi fou
De n’en avoir nulle nouvelle,
Apperçoit la Tortuë, et retient son courroux.
D’où vient, dit-il, que je m’effraie ?
Je veux qu’à mon souper celle-ci me défraie[51].
Il la mit dans son sac. Elle eût païé pour tous,
Si le Corbeau n’en eût averti la Chevrette.
Celle-ci quittant sa retraite,

Contrefait la boiteuse et vient se presenter.
L’Homme de suivre, et de jetter
Tout ce qui lui pesoit ; si bien que Rongemaille
Autour des nœuds du sac tant opere et travaille,
Qu’il délivre encor l’autre sœur.
Sur qui s’étoit fondé le soupé du Chasseur.

Pilpay conte qu’ainsi la chose s’est passée.
Pour peu que je voulusse invoquer Apollon,
J’en ferois pour vous plaire un Ouvrage aussi long
Que l’Iliade ou l’Odyssée.
Rongemaille feroit le principal Heros,
Quoi-qu’à vray dire icy chacun soit necessaire.
Portemaison l’Infante y tient de tels propos
Que Monsieur du Corbeau va faire
Office d’Espion, et puis de Messager.
La Gazelle a d’ailleurs l’adresse d’engager
Le Chasseur à donner du temps à Rongemaille.
Ainsi chacun en son endroit
S’entremet, agit et travaille.
A qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit[52].




FABLE XVI.
LA FOREST ET LE BUCHERON.



Un Bûcheron venoit de rompre ou d’égarer
Le bois dont il avoit emmanché sa coignée.
Cette perte ne put si-tôt se reparer
Que la Forest n’en fût quelque-tems épargnée.
L’Homme enfin la prie humblement
De lui laisser tout doucement
Emporter une unique branche,
Afin de faire un autre manche.
Il iroit emploïer ailleurs son gagne pain :
II laisseroit debout maint Chêne et maint Sapin
Dont chacun respectoit la vieillesse et les charmes.
L’innocente Forest lui fournit d’autres armes.
Elle en eut du regret. Il emmanche son fer.
Le miserable ne s’en sert
Qu’à dépoüiller sa bien-faitrice
De ses principaux ornemens.
Elle gémit à tous momens :
Son propre don fait son supplice.

Voila le train du Monde, et de ses Sectateurs.
On s’y sert du bienfait contre les bienfaiteurs.
Je suis las d’en parler ; mais que de doux ombrages
Soient exposez à ces outrages,
Qui ne se plaindroit là-dessus !
Helas ! J’ai beau crier, et me rendre incommode ;
L’ingratitude et les abus
N’en seront pas moins à la mode.




FABLE XVII.
LE RENARD, LE LOUP,
ET LE CHEVAL.



Un Renard jeune encor, quoique des plus madrez,
Vid le premier Cheval qu’il eût vû de sa vie.
Il dit à certain Loup, franc novice, Accourez :
Un Animal paît dans nos prez.
Beau, grand ; j’en ai la veuë encor toute ravie.
Est-il plus fort que nous ? dit le Loup en riant :
Fais-moi son Portrait, je te prie.
Si j’étois quelque Peintre, ou quelque Etudiant,
Repartit le Renard, j’avancerois la joie
Que vous aurez en le voïant.
Mais venez : Que sçait-on ? peut-être est-ce une proie
Que la Fortune nous envoie.
Ils vont ; et le Cheval qu’à l’herbe on avoit mis.
Assez peu curieux de semblables amis,
Fut presque sur le point d’enfiler la venelle.
Seigneur, dit le Renard, vos humbles serviteurs
Apprendroient volontiers comment on vous appelle.
Le Cheval qui n’étoit dépourvû de cervelle,
Leur dit : Lisez mon nom, vous le pouvez, Messieurs ;
Mon Cordonnier l’a mis autour de ma semelle.
Le Renard s’excusa sur son peu de sçavoir.
Mes parents, reprit-il, ne m’ont point fait instruire.
Ils sont pauvres, et n’ont qu’un trou pour tout avoir.
Ceux du Loup, gros Messieurs, l’ont fait apprendre à lire.
Le Loup par ce discours flaté
S’approcha ; mais sa vanité
Lui coûta quatre dents : le Cheval luy desserre

Un coup ; et haut le pied. Voilà mon Loup par terre,
Mal en point, sanglant et gâté.
Frere, dit le Renard, ceci nous justifie
Ce que m’ont dit des gens d’esprit :
Cet animal vous a sur la mâchoire écrit
Que de tout Inconnu le Sage se méfie.




FABLE XVIII.
LE RENARD ET LES POULETS D’INDE.



Contre les assauts d’un Renard
Un arbre à des Dindons servoit de citadelle.
Le perfide aïant fait tout le tour du rempart,
Et vû chacun en sentinelle,
S’écria ; Quoi ces gens se mocqueront de moi !
Eux seuls seront exemts de la commune loi !
Non, par tous les Dieux, non. Il accomplit son dire.
La Lune alors luisant sembloit contre le Sire
Vouloir favoriser la Dindonniere gent.
Lui qui n’étoit novice au métier d’assiégeant
Eut recours à son sac de ruses scelerates :
Feignit vouloir gravir, se guinda sur ses pattes,
Puis contrefit le mort, puis le ressuscité.
Harlequin n’eût executé
Tant de differens personnages
Il élevoit sa queuë, il la faisoit briller,
Et cent mille autres badinages,
Pendant quoi nul Dindon n’eût osé sommeiller.
L’ennemi les lassoit, en leur tenant la vûë
Sur même objet toûjours tenduë.
Les pauvres gens étant à la longue éblouis,
Toûjours il en tomboit quelqu’un ; autant de pris ;
Autant de mis à part : prés de moitié succombe.
Le Compagnon les porte en son garde-manger.
Le trop d’attention qu’on a pour le danger
Fait le plus souvent qu’on y tombe.




FABLE XIX.
LE SINGE.



Il est un Singe dans Paris
A qui l’on avoit donné femme.
Singe en effet d’aucuns maris,
Il la battoit : La pauvre Dame
En a tant soupiré qu’enfin elle n’est plus.
Leur fils se plaint d’étrange sorte ;
Il éclate en cris superflus :
Le pere en rit ; sa femme est morte.
Il a déjà d’autres amours
Que l’on croit qu’il battra toûjours.
Il hante la Taverne, et souvent il s’enyvre.
N’attendez rien de bon du Peuple imitateur,
Qu’il soit Singe, ou qu’il fasse un Livre.
La pire espece c’est l’Auteur.




FABLE XX.
LE PHILOSOPHE SCITHE.



Un Philosophe austere, et né dans la Scithie,
Se proposant de suivre une plus douce vie,
Voïagea chez les Grecs, et vid en certains lieux
Un Sage assez semblable au vieillard de Virgile ;
Homme égalant les Rois, homme approchant des Dieux.
Et comme ces derniers satisfait et tranquille.
Son bonheur consistoit aux beautez d’un Jardin.

Le Scithe l’y trouva, qui la serpe à la main,
De ses Arbres à fruit retranchoit l’inutile,
Ebranchoit, émondoit ; ôtoit ceci, cela,
Corrigeant par tout la Nature,
Excessive à païer ses soins avec usure.
Le Scithe alors lui demanda :
Pourquoi cette ruine ? Etoit-il d’homme sage
De mutiler ainsi ces pauvres habitans ?
Quittez-moi vôtre serpe, instrument de dommage.
Laissez agir la faux du temps :
Ils iront assez-tôt[53] border le noir rivage.
J’ôte le superflu, dit l’autre ; et l’abatant
Le reste en profite d’autant.
Le Scithe retourné dans sa triste demeure,
Prend la serpe à son tour, coupe et taille à toute heure ;
Conseille à ses voisins, prescrit à ses amis
Un universel abatis.
Il ôte de chez luy les branches les plus belles,
Il tronque son Verger contre toute raison,
Sans observer temps ni saison,
Lunes ni vieilles ni nouvelles.
Tout languit et tout meurt. Ce Scithe exprime bien
Un indiscret Stoïcien.
Celui-ci retranche de l’ame
Desirs et passions, le bon et le mauvais,
Jusqu’aux plus innocens souhaits.
Contre de telles gens, quant à moi je reclame.
Ils ôtent à nos cœurs le principal ressort.
Ils font cesser de vivre avant que l’on soit mort.




FABLE XXI.
L’ELEPHANT ET LE SINGE
DE JUPITER.



Autrefois l’Elephant et le Rinoceros
En dispute du pas et des droits de l’Empire,
Voulurent terminer la querelle en champ clos.
Le jour en étoit pris, quand quelqu’un vint leur dire
Que le Singe de Jupiter
Portant un Caducée, avoit paru dans l’air.
Ce Singe avoit nom Gille, à ce que dit l’Histoire.
Aussi-tôt l’Elephant de croire
Qu’en qualité d’Ambassadeur
Il venoit trouver sa Grandeur,
Tout fier de ce sujet de gloire,
Il attend Maître Gille, et le trouve un peu lent
A lui presenter sa créance.
Maître Gille enfin en passant
Va saluër son Excellence.
L’autre étoit préparé sur la légation ;
Mais pas un mot : l’attention
Qu’il croïoit que les Dieux eussent à sa querelle
N’agitoit pas encor chez eux cette nouvelle.
Qu’importe à ceux du Firmament
Qu’on soit Mouche ou bien Elephant ?
Il se vid donc reduit à commencer lui-même.
Mon cousin Jupiter, dit-il, verra dans peu
Un assez beau combat de son Thrône suprême.
Toute sa Cour verra beau jeu.
Quel combat ? dit le Singe avec un front severe.
L’Elephant repartit : Quoi vous ne sçavez pas
Que le Rinoceros me dispute le pas ?
Qu’Elephantide a guerre avecque Rinocere ?

Vous connoissez ces lieux, ils ont quelque renom.
Vraiment je suis ravi d’en apprendre le nom,
Repartit Maître Gille ; on ne s’entretient guere
De semblables sujets dans nos vastes Lambris.
L’Elephant honteux et surpris
Lui dit, Et parmi nous que venez-vous donc faire ?
Partager un brin d’herbe entre quelques Fourmis.
Nous avons soin de tout : Et quant à vôtre affaire,
On n’en dit rien encor dans le conseil des Dieux.
Les petits et les grands sont égaux à leurs yeux.




FABLE XXII.
UN FOU ET UN SAGE.



Certain Fou poursuivoit à coups de pierre un Sage.
Le Sage se retourne, et lui dit, Mon ami,
C’est fort bien fait à toi ; reçois cet écu-ci :
Tu fatigues assez pour gagner davantage.
Toute peine, dit-on, est digne de loïer.
Voi cet homme qui passe, il a dequoi païer ;
Adresse-lui tes dons, ils auront leur salaire.
Amorcé par le gain, nôtre Fou s’en va faire
Même insulte à l’autre Bourgeois.
On ne le païa pas en argent cette fois.
Maint Estafier accourt : on vous happe nôtre homme,
On vous l’échine, on vous l’assomme.

Auprés des Rois il est de pareils fous.
A vos dépens ils font rire le Maître.
Pour reprimer leur babil, irez-vous
Les maltraiter ? vous n’etes pas peut-être
Assez puissant. Il faut les engager
A s’addresser à qui peut se vanger.




FABLE XXIII.
LE RENARD ANGLOIS.


A MADAME HERVAY.



Le bon cœur est chez vous compagnon du bon sens.
Avec cent qualitez trop longues à déduire,
Une noblesse d’ame, un talent pour conduire
Et les affaires et les gens.
Une humeur franche et libre, et le don d’être amie
Malgré Jupiter même, et les temps orageux.
Tout cela meritoit un éloge pompeux ;
Il en eût été moins selon vôtre genie ;
La pompe vous déplaît, l’éloge vous ennuie ;
J’ai donc fait celui-ci court et simple. Je veux
Y coudre encore un mot ou deux
En faveur de vôtre Patrie :
Vous l’aimez. Les Anglois pensent profondément,
Leur esprit en cela suit leur tamperamment.
Creusant dans les sujets, et forts d’experiences,
Ils étendent par tout l’empire des Sciences.
Je ne dis point ceci pour vous faire ma Cour.
Vos gens à penetrer l’emportent sur les autres :
Même les Chiens de leur séjour
Ont meilleur nez que n’ont les nôtres.
Vos Renards sont plus fins. Je m’en vais le prouver
Par un d’eux qui pour se sauver
Mit en usage un stratagême
Non encore pratiqué ; des mieux imaginez.
Le scelerat réduit en un péril extrême,
Et presque mis à bout par ces Chiens au bon nez,
Passa prés d’un patibulaire.

Là des animaux ravissans,
Blereaux, Renards, Hiboux, race encline à mal-faire,
Pour l’exemple pendus instruisoient les passans.
Leur confrere aux abois entre ces morts s’arrange.
Je crois voir Annibal qui pressé des Romains
Met leurs Chefs en défaut, ou leur donne le change.
Et sçait en vieux Renard s’échaper de leurs mains.
Les Clefs de Meute parvenuës
A l’endroit où pour mort le traître se pendit,
Remplirent l’air de cris : leur maître les rompit,
Bien que de leurs abois ils perçassent les nuës.
Il ne put soupçonner ce tour assez plaisant.
Quelque Terrier, dit-il, a sauvé mon galant.
Mes Chiens n’appellent point au delà des colonnes
Où sont tant d’honnêtes personnes.
Il y viendra, le drôle. Il y vint, à son dam.
Voilà maint Basset clabaudant ;
Voilà nôtre Renard au charnier se guindant,
Maître pendu croyôit qu’il en iroit de même
Que le jour qu’il tendit de semblables panneaux ;
Mais le pauvret ce coup y laissa ses houzeaux ;
Tant il est vrai qu’il faut changer de stratagême.
Le Chasseur, pour trouver sa propre sûreté,
N’auroit pas cependant un tel tour inventé ;
Non point par peu d’esprit ; est-il quelqu’un qui nie
Que tout Anglois n’en ait bonne provision ?
Mais le peu d’amour pour la vie
Leur nuit en mainte occasion.

Je reviens à vous non pour dire
D’autres traits sur votre sujet ;
Tout long éloge est un projet[54]
Trop abondant[55] pour ma Lire.
Peu de nos chants, peu de nos Vers

Par un encens flatteur amusent l’Univers,
Et se font écouter des Nations étranges :
Vôtre Prince vous dit un jour,
Qu’il aimoit mieux un trait d’amour
Que quatre pages de loüanges.
Agréez seulement le don que je vous fais
Des derniers efforts de ma Muse ;
C’est peu de chose ; elle est confuse
De ces Ouvrages imparfaits.
Cependant ne pourriez-vous faire
Que le même hommage pût plaire
A celle qui remplit vos climats d’habitans
Tirez de l’isle de Cythere ?
Vous voïez par là que j’entens
Mazarin des Amours Déesse tutelaire.




FABLE XXIV.
DAPHNIS ET ALCIMADURE.
Imitation de Theocrite.


A MADAME DE LA MESANGERE.



Aimable fille d’une mere
A qui seule aujourdhui mille cœurs font la cour,
Sans ceux que l’amitié rend soigneux de vous plaire,
Et quelques-uns encor que vous garde l’amour.
Je ne puis qu’en cette Preface
Je ne partage entre elle et vous
Un peu de cet encens qu’on recueille au Parnasse,
Et que j’ai le secret de rendre exquis et doux.
Je vous dirai donc… Mais tout dire,
Ce seroit trop ; il faut choisir.

Ménageant ma voix et ma Lire,
Qui bien-tôt vont manquer de force et de loisir.
Je loûrai seulement un cœur plein de tendresse,
Ces nobles sentimens, ces graces, cet esprit ;
Vous n’auriez en cela ni Maître, ni Maîtresse,
Sans celle dont sur vous l’éloge rejallit.
Gardez d’environner ces roses
De trop d’épines, si jamais
L’Amour vous dit les mêmes choses,
Il les dit mieux que je ne fais.
Aussi sçait-il punir ceux qui ferment l’oreille
A ses conseils ; Vous l’allez voir.

Jadis une jeune merveille
Méprisoit de ce Dieu le souverain pouvoir ;
On l’appelloit Alcimadure,
Fier et farouche objet, toûjours courant aux bois,
Toûjours sautant aux prez, dansant sur la verdure,
Et ne connoissant autres loix
Que son caprice ; au reste égalant les plus belles,
Et surpassant les plus cruelles ;
N’aïant trait qui ne plût, pas même en ses rigueurs ;
Quelle l’eût-on trouvée au fort de ses faveurs ?
Le jeune et beau Daphnis, Berger de noble race,
L’aima pour son malheur : jamais la moindre grace,
Ni le moindre regard, le moindre mot enfin,
Ne lui fut accordé par ce cœur inhumain.
Las de continuer une poursuite vaine,
Il ne songea plus qu’à mourir ;
Le desespoir le fit courir
A la porte de l’Inhumaine.
Helas ! ce fut aux vents qu’il raconta sa peine ;
On ne daigna lui faire ouvrir
Cette maison fatale, où parmi ses Compagnes,
L’Ingrate, pour le jour de sa nativité,
Joignoit aux fleurs de sa beauté
Les tresors des jardins et des vertes campagnes :
J’esperois, cria-t-il, expirer à vos yeux,

Mais je vous suis trop odieux,
Et ne m’étonne pas qu’ainsi que tout le reste
Vous me refusiez même un plaisir si funeste.
Mon pere aprés ma mort, et je l’en ai chargé,
Doit mettre à vos pieds l’heritage
Que vôtre cœur a negligé.
Je veux que l’on y joigne aussi le pâturage,
Tous mes troupeaux, avec mon chien,
Et que du reste de mon bien
Mes Compagnons fondent un Temple,
Où vôtre image se contemple,
Renouvellans de fleurs l’Autel à tout moment ; ’
J’aurai près de ce Temple un simple monument ;
On gravera sur la bordure :
Daphnis mourut d’amour ; Passant arrête-toi :
Pleure, et di : Celui-ci succomba sous la loi
De la cruelle Alcimadure.
A ces mots par la Parque il se sentit atteint ;
Il auroit poursuivi, la douleur le prévint :
Son Ingrate sortit triomphante et parée.
On voulut, mais en vain, l’arrêter un moment,
Pour donner quelques pleurs au sort de son Amant.
Elle insulta toûjours au fils de Cytherée,
Menant dés ce soir même, au mépris de ses Loix,
Ses Compagnes danser autour de sa Statuë ;
Le Dieu tomba sur elle, et l’accabla du poids ;
Une voix sortit de la nuë ;
Echo redit ces mots dans les airs épandus :
Que tout aime à présent, l’insensible n’est plus.
Cependant de Daphnis l’Ombre au Styx descenduë
Frémit, et s’étonna, la voïant accourir.
Tout l’Erebe entendit cette Belle homicide
S’excuser au Berger, qui ne daigna l’ouïr,
Non plus qu’Ajax Ulysse, et Didon son perfide.




FABLE XXV.
LE JUGE ARBITRE, L’HOSPITALIER,
ET LE SOLITAIRE.



Trois Saints également jaloux de leur salut,
Portez d’un même esprit, tendoient à même but.
Ils s’y prirent tous trois par des routes diverses[56].
Tous chemins vont à Rome ; ainsi nos Concurrens
Crurent pouvoir choisir des sentiers differens.
L’un touché des soucis, des longueurs, des traverses
Qu’en appanage on void aux Procés attachez,
S’offrit de les juger sans récompense aucune,
Peu soigneux d’établir ici-bas sa fortune.
Depuis qu’il est des Loix, l’Homme pour ses pechez[57]
Se condamne à plaider la moitié de sa vie.
La moitié ? les trois quarts, et bien souvent le tout.
Le conciliateur crut qu’il viendront à bout
De guérir cette folle et détestable envie[58].
Le second de nos Saints choisit les Hôpitaux.
Je le louë ; et le soin de soulager ces[59] maux
Est une charité que je prefere aux autres.
Les Malades d’alors étant tels que les nôtres,
Donnoient de l’exercice au pauvre Hospitalier ;

Chagrins, impatiens, et se plaignant sans cesse[60] :
Il a pour tels et tels un soin particulier ;
Ce sont ses amis ; il nous laisse.
Ces plaintes[61] n’étoient rien au prix de l’embarras
Où se trouva réduit l’Appointeur de[62] débats.
Aucun n’étoit content ; la Sentence arbitrale
A nul des deux ne convenoit :
Jamais le Juge ne tenoit
A leur gré la balance égale[63].
De semblables discours rebutoient l’Appointeur.
Il court aux Hôpitaux, va voir leur[64] Directeur.
Tous deux ne recueillant que plainte et que murmure,
Affligez, et contraints de quitter ces emplois.
Vont confier leur peine au silence des bois[65].
Là sous d’âpres rochers, prés d’une source pure,
Lieu respecté des vents, ignoré du Soleil,
Ils trouvent l’autre Saint, lui demandent conseil.
Il faut, dit leur ami, le prendre de soi-même[66].
Qui mieux que vous sçait vos besoins ?
Apprendre à se connoître est le premier des soins
Qu’impose à tous mortels la Majesté[67] Suprême.
Vous étes-vous connus dans le monde habité ?

L’on ne le peut qu’aux lieux pleins de tranquillité :
Chercher ailleurs ce bien, est une erreur extrême.
Troublez l’eau ; vous y voyez-vous ?
Agitez celle-ci. Comment nous verrions-nous ;
La vase est un épais nuage
Qu’aux effets du cristal nous venons d’opposer.
Mes Freres, dit le Saint, laissez la reposer ;
Vous verrez alors vôtre image.
Pour vous mieux contempler demeurez au desert[68].
Ainsi parla le Solitaire.
Il fut crû, l’on suivit ce conseil salutaire.
Ce n’est pas qu’un emploi ne doive être souffert.
Puisqu’on plaide et qu’on meurt, et qu’on devient malade,
Il faut des Medecins, il faut des Avocats.
Ces secours, grace à Dieu, ne nous manqueront pas ;
Les honneurs et le gain, tout me le persuade.
Cependant on s’oublie en ces communs besoins[69].
O vous dont le Public emporte tous les soins,
Magistrats, Princes, et Ministres,
Vous que doivent troubler mille accidens sinistres,
Que le malheur abbat, que le bonheur corrompt,
Vous ne vous voïez point, vous ne voïez personne.
Si quelque bon moment à ces pensers vous donne,
Quelque flateur vous interrompt.
Cette leçon sera la fin de ces Ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir !
Je la presente aux Rois, je la propose aux Sages ;
Par où sçaurois-je mieux finir ?

  1. On lit bien, dans le volume de 1694, livre septième ici et à tous les titres courants.
  2. Mes, dans le Mercure galant de 1690.
  3. Talpa, dans les grammaires latines, est donné comme exemple des mots qui, bien qu’ayant une terminaison féminine, peuvent être du genre masculin.
  4. En est-il ; dit le Loup ? Laissons cette matiere. (Mercure galant.)
  5. Si la chose, dans le Mercure galant.
  6. Dans le Mercure galant, cette fable se termine ainsi :
    Vous raisonnez sur tout ; les Ris et les Amours,
    Tiennent souvent chez vous de solides discours.
    Je leur veux proposer bien-tost une matiere,
    Noble, d’un tres-grand Art, convenable aux Heros.

    C’est la loüange ; ses propos
    Sont faits pour occuper vostre ame toute entiere.

    Ces six vers ont été retranchés dans l’édition de 1694.

  7. Un homme accumulant, (on sçait que cette ardeur
    Va toûjours jusqu’à la fureur).

    (Mercure galant, mars 1691, et Les Œuvres postumes.)
  8. Jettoit quelques doublons, souvent par la fenestre.
    (Les Œuvres postumes.)
  9. Auquel, dans le Mercure galant et Les Œuvres postumes.
  10. Au lieu des onze vers qui précèdent, on lit dans la première rédaction les cinq suivants :

    S’il n’eust ouy l’homme rentrer
    Eust jetté, sans considérer
    L’estime que l’on fait des biens de cette espece,
    Tous ces beaux ducats piece à piece
    Il les eust fait voler tous jusques au dernier.

    (Mercure galant et Les Œuvres postumes.)
  11. Les Chevres ont une proprieté,
    C’est qu’ayant fort long-temps brouté
    Elles prennent l’essor, et s’en vont en voyage
    Vers les endroits du pasturage
    Inaccessibles aux Humains.
    Est-il quelque lieu sans chemins,
    Quelque Rocher ; un Mont pendant en precipices,
    Mesdames s’en vont là promener leurs caprices.

    (Mercure galant, février 1691.)
    Les Œuvres postumes présentent la même leçon avec quelques lieux au pluriel, au sixième vers, et Rocher ou Mont au septième.
  12. Certain pré, dans le Mercure galant et Les Œuvres postumes.
  13. Nos dans le Mercure galant et Les Œuvres postumes.
  14. Sur, dans le Mercure galant et Les Œuvres postumes.
  15. L’une à l’autre céder, ayant pour Devancieres
    (Le Mercure galant et Les Œuvres postumes.)
  16. A, dans le Mercure galant et Les Œuvres postumes.
  17. Affameray-je, dans Les Œuvres postumes.
  18. La querelle des Chats, et des Chiens ; et celle des Chats et des Souris.
    La Discorde aux yeux de travers, Reine du monde sublunaire,
    Rit de voir que nôtre Univers
    Est devenu son tributaire.

    (Les Œuvres postumes.)
  19. Vous trouverez qu’à tous momens
    Ils sont en appointé contraire.

    (Les Œuvres postumes.)
  20. Une, dans Les Œuvres postumes.
  21. Plus, dans Les Œuvres postumes.
  22. S’en vient, dans Les Œuvres postumes.
  23. Car en certain cabas où leurs gens les cacherent,
    (Les Œuvres postumes.)
  24. En, dans Les Œuvres postumes.
  25. Ce que j’ai toûjours veu, dans Les Œuvres postumes.
  26. Dicenda, tacenda locutus (Epist. lib. I, VII, 72).
  27. Dans Les Œuvres postumes, cette fable est intitulée : Le Roy, le Milan, et le Chasseur.
  28. Ce titre n’appartient qu’aux bienfaicteurs des hommes
    L’Age d’Or en fit voir quelques-uns icy bas.

    (Les Œuvres postumes.)
  29. Ils devroient de bonté nous donner plus d’exemples,
    Car la valeur chez eux s’acquiert assez de Temples.
    Vous avez l’un et l’aure, et ces dons precieux
    Font qu’il n’est point d’honneurs où vôtre cœur n’aspire ;

    (Les Œuvres postumes.)
  30. Un siecle de sejour icy vous doit suffire,
    (Les Œuvres postumes.)
  31. Les, dans Les Œuvres postumes.
  32. Ses, dans Les Œuvres postumes.
  33. BOURBON d’un rare esprit ses greces assaisonne.
    (Les Œuvres postumes.)
  34. Ce qui sçait la faire estimer
    A ce qui sçait la faire aimer,
    Il ne m’appartient pas de dire vôtre joye ;
    Je m’en tais donc, et vais rimer.

    (Les Œuvres postumes.)
  35. On trouve ici, dans Les Œuvres postumes, le morceau suivant :
    Je change un peu la chose. Un peu ? J’y change tout ;
    La Critique en cela me va pousser à bout ;
    Car c’est une étrange femelle.
    Rien ne nous sert d’entrer en raison avec elle.
    Elle va m’alleguer que tout fait est sacré,
    Je n’en disconviens pas, et me sçay pourtant gré
    D’alterer celui-cy, c’est à cette licence
    Que je dois l’acte de clemence,
    Par qui je donne aux Rois des leçons de bonté ;
    Tous ne ressemblent pas au nostre
    Le monde est un Marchand mêlé,
    L’on y voit de l’un, et de l’autre.
    Icy bas le beau ni le bon
    Ne sont estimez tels, que par comparaison.
    LOUIS seul est incomparable,
    Je ne lui donne point un éloge affecté,
    L’on sçait que j’ay toûjours entremêlé la Fable
    De quelque trait de vérité.
    Revenons à l’Oyseau, le fait est memorable,
  36. Chacun s’empresse, et tous en vain.
    (Les Œuvres postumes.)
  37. Ce, dans Les Œuvres postumes.
  38. Et la Cour d’admirer, et Courtisans ravis
    D’admirer de tels traits, par eux si mal suivis.

    (Les Œuvres postumes.)
  39. Le, dans Les Œuvres postumes.
  40. Si je craignois quelque censure
    Je citerois Pilpay touchant cette avanture.
    Ses récits en ont l’air : il me seroit aisé
    De la tirer d’un lieu par le Gange arrosé.
  41. De Prince ou de Heros, dans Les Œuvres postumes.
  42. Qui, dans Les Œuvres postumes.
  43. Lorsque sur ce Chasseur l’animal se rejette,
    Et de ses ongles tout d’acier,
    Sauvage encore et tout grossier,
    Hape le nez du pauvre Sire.

    (Les Œuvres postumes.)
  44. C’est le plaisir des Dieux. Jupiter rit aussi,
    Bien qu’Homere en ses vers lui donne un noir soucy ;
    Ce Poëte assure en son Histoire,
    Qu’un Ris inextinguible en l’Olimpe éclata,
    Petit ni grand n’y résista,
    Quand Vulcain clopinant s’en vint verser à boire.
    Que le peuple immortel fust assez grave ou non,

    (Les Œuvres postumes.)
  45. Rhétorique, II, 20.
  46. M. Walckenaër a publié un fac-simile de la première rédaction de cette fable, en regard de la page 328 de l’Histoire de la vie et des ouvrages de J. de La Fontaine. — Paris, Nepveu, 1820, 8°. Voici ce texte :
    LE RENARD ET LES MOUCHES.
    Un Renard tombé dans la fange,
    Et de mouches presque mangé,
    Trouvoit Jupiter fort étrange
    De soufrir qu’à ce poinct le sort l’eust outragé.
    Un hérisson du voisinage.
    Dans mes vers nouveau personnage,


    Voulut le delivrer de l’importun éxaim.
    Le Renard ayma mieux les garder et fut sage.
    Vois tu pas, dit il, que la faim
    Va rendre une autre troupe encor plus importune ?
    Celle cy desja soule aura moins d’aspreté.
    Trouver à cette fable une moralité
    Me semble chose assez commune.
    On peut sans grand effort d’esprit
    En appliquer l’exemple aux hommes.
    Que de mouches void on dans le siecle où nous sommes !
    Cette fable est d’Esope ; Aristote le dit.
  47. Dans les Ouvrages de prose et de poësie, le titre de cette fable est : Le Rat, le Corbeau, la Gazelle et la Tortue.
  48. Maint, dans les Ouvrages de prose et de poësie.
  49. Voyez ci-dessus, pages 58 et 265, 266.
  50. Avecque sa lenteur, dans les Ouvrages de prose et de poësie.
  51. Apperçoit la Tortuë ; il dit, consolons nous :
    Nous souperons malgré que Jupiter en aye.
    Je prétens qu’aujourd’huy celle-cy me défraye.

    (Ouvrages de prose et de poësie.)
  52. On lit ici dans les Ouvrages de prose et de poësie les dix vers suivants :
    Que n’ose et que ne peut l’amitié violente !
    Cet autre sentiment que l’on appelle Amour
    Merite moins d’honneurs ; cependant chaque jour
    Je le celebre, et je le chante.
    Helas ! il n’en rend pas mon ame plus contente :
    Vous protegez sa sœur, il suffit, et mes vers
    Vont s’engager pour elle à des tons tout divers.
    Mon maître étoit l’Amour j’en vais servir un autre,
    Et porter par tout l’Univers
    Sa gloire aussi bien que la vôtre.
  53. Ainsi dans les Ouvrages de prose et de poësie ; l’édition de 1694 donne aussi-tôt, qui semble une moins bonne leçon.
  54. Nous prenons ce vers dans les Ouvrages de prose et de poësie ; il manque dans l’édition de 1694.
  55. Peu favorable, dans les Ouvrages de prose et de poësie.
  56. Ils suivirent pourtant des routes bien diverses.
    (Recueil de vers choisis et Œuvres postumes.)
  57. Au lieu des trois vers qui précèdent, on lit le suivant dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes :
    Se fit Arbitre né. L’homme pour ses pechez
  58. Cette aveugle et perverse manie, dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes.
  59. Les, dans Les Œuvres postumes.
  60. On lit ici dans Les Œuvres postumes :
    On les entendoit s’écrier
  61. Propos, dans Les Œuvres postumes.
  62. Des dans Les Œuvres postumes.
  63. On lit dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes au lieu de ces quatre derniers vers :
    Nul ne lui sçavoit gré ; l’Arbitrale Semence
    Toûjours selon leur compte, inclinoit la balance.
  64. Le, dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes.
  65. On lit dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes, au lieu de ces deux vers :
    Pour ne point retomber dans ce qu’ils ont souffert
    Cherchent à s’établir dans le fond d’un Desert.
  66. Mes Amis, leur dit-il, demandez-le à vous-même.
    (Recueil de vers choisis et Œuvres postumes.)
  67. Puissance, dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes.
  68. Habitez un lieu coy, dans le Recueil de vers choisis.
    Pour mieux vous contenter habitez un lieu coy.
    (Œuvres postumes.)
  69. On lit dans le Recueil de vers choisis et Les Œuvres postumes, au lieu de ces six derniers vers :
    Ce n’est pas que chacun doive fuir tout employ,
    Puis qu’on plaide et qu’on meurt, il faut qu’on se propose
    D’avoir des Appointeurs, et d’autres gens aussi
    On n’en manque pas, Dieu merci.
    L’ambition d’agir, et l’or sur toute chose,
    N’en font naître que trop pour les communs besoins.