Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Helléniques/Livre 6

Traduction par Jean-Baptiste Gail.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. 366-382).
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LIVRE VI.


CHAPITRE PREMIER.


Tandis que ces choses se passaient entre Athènes et Lacédémone, les Thébains, après avoir assujetti la Bœotie, marchaient contre la Phocide. Les Phocéens députèrent donc à Sparte, pour déclarer que, faute de secours, ils se verraient forcés de composer avec les Thébains : on leur envoya, par mer, le roi Cléombrote, avec quatre mores et le contingent des alliés.

A peu près dans le même temps, vint aussi de Thessalie à Sparte Polydamas de Pharsale. Estimé dans toute la Thessalie, il jouissait encore, dans sa république, d’une telle réputation d’honneur et de vertu, que les Pharsaliens, déchirés par des factions, lui avaient confié et la garde de leur forteresse et la perception des revenus publics, pour qu’il les employât, selon les lois, aux frais des sacrifices et aux autres besoins de l’état : aussi, de ces deniers Polydamas entretenait la garnison du château et pourvoyait aux autres dépenses, dont il rendait compte tous les ans. Les fonds publics venaient-ils à manquer, il prenait sur les siens, dont il se remboursait quand les recettes devenaient surabondantes. Au reste, il était, selon la coutume des Thessaliens, magnifique et hospitalier. Voici la harangue qu’il prononça dans le conseil de Lacédémone :

« Lacédémoniens, j’appartiens à une famille, de temps immémorial, amie de votre république, et qui vous a rendu d’importans services ; je puis donc recourir à vous dans des circonstances difficiles, et vous avertir des orages qui, de la Thessalie, menaceraient Lacédémone. Jason est assez puissant et célèbre pour que son nom ait frappé vos oreilles. Après avoir conclu une trêve avec moi, il est venu me trouver.

« Polydamas, m’a-t-il dit, je puis conquérir Pharsale ; juges-en par toi même. Les grandes villes de la Thessalie sont mes alliées ; je me les suis soumises lorsque tu me faisais la guerre de concert avec elles. J’ai, comme tu sais, environ six mille hommes de troupes soldées, supérieurs, je crois, aux forces de toute autre république : j’en pourrais tirer d’ailleurs un pareil nombre ; mais que m’offrirait cette faible ressource ? des enfans, ou des vieillards que le poids des ans affaiblit. Dans la plupart des cités, peu d’hommes se fortifient le corps par la gymnastique ; au lieu que dans mes troupes, je n’ai point de guerrier qui ne soit capable des mêmes travaux que moi : et Jason lui-même, car, Lacédémoniens, il faut vous dire la vérité, est aussi robuste qu’infatigable ; tous les jours il exerce ses troupes, sans cesse à leur tête, soit dans les exercices soit dans les combats.

« Les soldats qu’il juge mous et faibles sont réformés : il gratifie de double, triple et même quadruple paye, et d’autres présens encore, ceux qu’il voit infatigables et bravant les périls : malades, il les soigne ; morts, il honore leurs cendres : aussi tous les guerriersa sa solde savent-ils qu’avec de la bravoure ils seront comblés de gloire et de biens. Il m’observa, ce que je savais, qu’il avait sous sa domination les Maraces, les Dolopes et Alcétas, chef de I’Épire. Avec ces avantages, ajouta-t-il, me serait-il difficile de vous assujettir ?

« Mais qu’attendez-vous, me dira quelqu’un qui me connaîtrait mal ? pourquoi ne marchez-vous pas sur-le-champ contre les Pharsaliens ? C’est que j’aime mieux les gagner par la douceur, que les réduire par la force. Que la crainte les asservisse, ils me nuiront de tout leur pouvoir ; et moi je n’aurai en vue que leur affaiblissement : au lieu que si je gagne leur bienveillance, nous nous rendrons à l’envi tous les bons offices possibles.

« Je sais, Polydamas, que ta patrie t’investit de sa confiance ; obtiens-moi son affection, et je te constitue le plus puissant des Grecs après moi : apprends sur quoi je fonde ma promesse, et ne te fie point a mes paroles, à moins que ta raison ne t’en démontre la vérité.

Une fois maître de Pharsale et des villes qui en dépendent, n’est-il pas évident que je me verrai bientôt chef de toute la Thessalie, et que j’aurai alors à mes ordres six mille cavaliers, et plus de dix mille hoplites ? Que ces troupes, aussi robustes que braves, soient bien dirigées, les Thessaliens alors ne se laisseront dominer par aucun peuple.

« La Thessalie est un vaste pays ; lorsqu’elle agit sous un chef unique, tous les peuples circonvoisins lui obéissent ; et comme ils sont presque tous gens de traits, il est probable que nous l’emporterons aussi en peltastes.

« J’ai pour alliés les Bœotiens et tous les peuples en guerre avec Lacédémone : ils seront prêts à me suivre, pourvu que je les affranchisse du joug de cette république. Athènes, je ne l’ignore pas. ferait tout pour contracter alliance avec moi ; mais moi je serais peu jaloux de son amitié, parce qu’à mon avis, nous acquerrons l’empire sur mer plus facilement encore que sur terre.

« Examine si, sur ce point, je raisonne encore juste. Disposant de la Macédonie, d’où Athènes tire ses bois de construction, il dépend de nous d’équiper beaucoup plus de vaisseaux que cette république. Aurait-elle plus d’hommes pour les monter que nous, qui avons tant et de si habiles esclaves ? Quant à la nourriture des matelots, à qui est-elle plus facile, de nous, à qui un territoire fertile permet de faire des exportations, ou des Athéniens, qui manquent de grains, s’ils n’en achètent ! Nos finances seront plus considérables, parce que nous tirons nos revenus, non de petites îles, mais d’un vaste continent qui nous environne, et dont les peuples paient tribut à la Thessalie, lorsqu’un seul chef la gouverne.Tu ne peux ignorer que ce ne sont pas les revenus des îles, mais ceux du continent, qui rendent si opulent le grand roi : eh bien, la conquête de ses états me coûtera moins encore que celle de la Grèce. Là, tous, à l’exception d’un seul, sont plus façonnés à la servitude qu’aux idées libérales. Qui ne sait qu’avec une poignée d’hommes Cyrus et Agésilas firent trembler ce monarque sur son trône ?

« Je répondis à Jason que ce qu’il disait méritait notre attention, mais surtout que la proposition d’abandonner les Lacédémoniens, amis fidèles, dont nous n’avions pas à nous plaindre, était embarrassante. Il loua ma réponse et me dit que mon caractère lui rendait mon amitié encore plus désirable. Il me permit donc de venir vous parler franchement et vous communiquer son dessein de marcher contre Pharsale, si elle ne se rendait de bonne grâce. Demande du secours aux Lacédémoniens, me disait-il : si tu les détermines à t’envoyer des troupes en état de me résister, le sort des armes décidera entre nous ; mais si tu n’obtiens pas des secours suffisans, tu serais inexcusable d’exposer une patrie qui t’honore et te comble de biens. Vous connaissez à présent le sujet de mon voyage ; je vous dis, Lacédémoniens, ce que j’ai vu moi-même, ce que j’ai entendu dire à Jason ; et voici mon sentiment. Si vous envoyez des troupes que les Thessaliens et moi nous jugions en état de tenir tête à notre adversaire, il se verra abandonné de toutes les villes qui redoutent sa grandeur et sa puissance : mais si vous pensez que des néodamodes sous un chef ordinaire suffiraient, je vous conseille de vous tenir en repos. En effet, vous aurez à combattre et des troupes redoutables, et un général qui ne manque ni d’adresse pour tromper son ennemi, ni d’activité pour le prévenir, ni de courage pour le forcer ; un général qui sait user de la nuit comme du jour ; qui, lorsque le temps presse, fait céder au travail le besoin de manger ; qui, enfin, ne prend de repos que lorsqu’il est arrivé à son but et qu’il a terminé ses travaux.

Il inspire à ses soldats les mêmes sentimens : se signalent-ils par une belle action qui leur a bien coûté, il comble leurs vœux ; et ils apprennent à son école que le plaisir est enfant du travail. Quant à lui, il est le plus sobre et le plus tempérant des hommes ; jamais la volupté ne l’arrêta dans sa marche. Délibérez donc, et dites-moi avec cette loyauté qui vous convient, ce que vous pouvez et voulez m’accorder. »

Ainsi parla Polydamas. Les Lacédémoniens différèrent leur réponse. Après avoir calculé, le lendemain et le surlendemain, ce qu’ils avaient de bataillons au dehors, ce qu’ils opposaient de troupes aux trirèmes athéniennes qui infestaient les côtes de Lacédémone, celles enfin qui faisaient la guerre à leurs voisins, ils répondirent que pour le présent ils ne pouvaient lui fournir des secours suffisans, qu’il se retirât chez lui et pourvût le mieux possible à ses intéréts et à ceux de son pays.

Polydamas, après avoir loué leur franchise, s’en revint, pria Jason de ne pas le contraindre à la reddition d’une citadelle qu’il désirait conserver à ceux qui la lui avaient confiée, et lui livra ses enfans en otage, avec promesse d’amener ses concitoyens à une sincère alliance et de le faire proclamer chef de la Thessalie. On se donna parole : la paix fut accordée aux Pharsaliens ; et sans réclamation, Jason fut proclamé chef de la Thessalie. Il commande aussitôt à chaque ville de fournir son contingent de cavaliers et d’hoplites ; et bientôt il se vit plus de huit mille chevaux, tant de Thessaliens que d’alliés ; les hoplites ne montaient pas à moins de vingt mille. Quant aux peltastes, il pouvait en opposer à tous ses ennemis. Ce serait une longue entreprise de faire le dénombrement des villes thessaliennes. Il ordonna aussi à tous ses voisins de payer le tribut qui se levait sur eux du temps de Scopas. Voilà ce qui se passait dans la Thessalie. Revenons au récit que j’avais interrompu pour parler de Jason.


CHAPITRE II.


Les Lacédémoniens et leurs alliés s’étant assemblés dans la Phocide, les Thébains se retirèrent dans leur pays, dont ils gardèrent les avenues. Les Athéniens, voyant que tout ce qu’ils faisaient ne servait qu’à l’agrandissement de Thèbes, qui ne contribuait pas à la dépense de l’armement, tandis qu’ils se ruinaient par d’énormes contributions, par les excursions d’Égine, par l’entretien des garnisons, voulurent mettre fin à cette guerre. Ils envoyèrent donc à Sparte des ambassadeurs qui conclurent la paix.

Deux de ces ambassadeurs, d’après un décret du conseil, mirent aussitôt à la voile, pour signifier à Timothée qu’il ramenât sa flotte, puisque la paix était conclue ; mais en passant, il rétablit les bannis de Zacynthe dans leur île. Ceux de Zacynthe irrités, envoyèrent à Lacédémone pour se plaindre de Timothée. Les Lacédémoniens, se croyant lésés, équipèrent une flotte composée d’environ soixante galères. que fournirent Lacédémone, Corinthe, Leucade, Ambracie, l’Élide, Zacynthe, l’Achaïe, Épidaure, Trézène, Hermione et l’Halie. Mnasippe, chargé du commandement, reçut ordre d’attaquer Corcyre ; c’était le principal objet de sa mission sur ces parages. Ils dépéchèrent pareillement en Sicile, pour représenter à Denys qu’il lui importait aussi que Corcyre ne fût pas sous la domination athénienne.

La flotte étant rassemblée, Mnasippe mit à la voile : il avait, sans les troupes qu’il amenait de Sparte, quinze cents hommes soudoyés. Dès qu’il ont pris terre, il se rendit maître de l’île, et ravagea un pays très bien cultivé, bien planté, orné de magnifiques bàtimens et de riches celliers répandus dans les campagnes. Les soldats, le croira-t-on, en vinrent à un tel raffinement de luxe, qu’ils ne voulaient plus boire que des vins parfumés. On fit un grand butin de bétail et d’esclaves.

Mnasippe campa ses troupes de terre sur une colline située aux frontières de l’île, à cinq stades de la ville : par-là il fermait les avenues à ceux qui eussent voulu entrer sur les terres des Corcyréens. Quant à ses vaisseaux, il les posta aux deux côtés de la ville, d’où il pouvait découvrir et éloigner tout ce qui aborderait dans l’île. De plus, quand le mauvais temps ne l’en empêchait pas, il tenait des galères dans le port et assiégeait ainsi la ville. Ceux de Corcyre, qui ne recueillaient rien de leurs terres, parce qu’elles étaient occupées par l’ennemi, et qui, par mer, ne recevaient aucun soulagement, parce qu’une flotte puissante y faisait la loi, se trouvaient dans une grande disette. Ils envoient demander du secours aux Athéniens ; ils leur représentent que la perte de Corcyre les privera d’un grand bien et donnera de nouvelles forces à l’ennemi, puisque aucune autre ville après Athènes ne fournissait ni autant de vaisseaux, ni autant d’argent ; que de plus Corcyre est avantageusement située par rapport au golfe de Corinthe et aux villes adjacentes à ce golfe ; qu’elle peut impunément ravager la Laconie ; qu’enfin cette île domine et le passage de l’Italie et le trajet de Sicile dans le Péloponnèse.

Les Athéniens jugèrent ces observations dignes de la plus haute considération. Ils envoyèrent donc six cents peltastes sous le commandement de Stésiclès, en priant Alcétas de les passer avec lui dans les îles. Ils y abordèrent de nuit et entrèrent dans la place. On décréta ensuite un armement de soixante vaisseaux sous la conduite de Timothée. Comme ce général ne les trouvait pas au port d’Athènes, il vogua vers les îles, pour porter sa flotte au complet, persuadé que ce n’était pas une chose indifférente que d’assaillir imprudemment une flotte bien montée. Les Athéniens estimant, au contraire, qu’il perdait un temps précieux pour la navigation, le destituèrent sans ménagement. Iphicrate, son successeur, était à peine nommé, qu’il compléta sa flotte en diligence, pressa le départ des triérarques, prit les vaisseaux qui côtoyaient l’Attique, entre autres le Paralus et le Salaminien, avec promesse, en cas de succès, d’en renvoyer une bonne partie ; de manière qu’il eut une flotte de soixante-dix voiles.

Cependant la famine désolait tellement les Corcyréens, que Mnasippe fit publier par ses hérauts, à cause du grand nombre de transfuges, qu’il les vendrait comme esclaves : comme ils n’en désertaient pas moins, il les maltraita et les renvoya. Les citadins, de leur côté, fermaient les portes de la ville aux esclaves : il en mourut un grand nombre dans les champs. Mnasippe, jugeant par-là qu’il serait bientôt maître de la place, traita les troupes soudoyées d’une manière toute nouvelle, supprima la paye des uns, différa de deux mois celle des autres, quoiqu’il ne manquât pas de fonds, à ce que l’on disait ; car l’expédition étant maritime, la plupart des villes en fournissaient au lieu de combattans.

Les soldats mécontens montaient leur garde avec négligence, se répandaient çà et là : du haut des tours les citadins s’en aperçurent, et dans une sortie tuèrent quelques hommes et firent des prisonniers. Mnasippe courut aux armes avec tout ce qu’il avait d’hoplites, enjoignant aux lochages et aux taxiarques de suivre avec les troupes soldées. Deux lochages lui répondirent qu’on ne pouvait être obéi quand on ne payait pas : il frappa l’un d’un coup de bâton, l’autre d’un javelot. Alors ils sortent tous du camp avec un découragement et un dépit bien nuisibles au succès du combat. Mnasippe marche en bataille rangée, met les Corcyréens en fuite, les poursuit jusqu’aux portes de la ville. Ceux-ci se voyant près des murs, se retournent, se portent sur des monticules formés par des tombeaux, et lancent des traits. Plusieurs sortirent par d’autres portes et prirent Mnasippe à dos et en flanc. Sa phalange sur huit de hauteur était trop faible ; il essaya donc de la renforcer en conversant par les ailes et en arrière : les Corcyréens le voyant exécuter une manœuvre qui ressemblait à une retraite, poursuivirent ses soldats comme fuyards. Ceux-ci ne pouvant achever en ordre le mouvement, prirent la fuite, eux et leurs voisins, parce que Mnasippe, ayant l’ennemi sur les bras, ne les pouvait secourir, et que d’ailleurs le nombre de ses gens diminuait à toute heure. Enfin les Corcyréens, rassemblant leurs forces, tombèrent tous ensemble sur Mnasippe et les siens, réduits à un petit nombre. Les hoplites, voyant ce qui se passait, sortirent de la ville, fondirent sur lui : dès qu’ils l’eurent tué, ils poursuivirent les troupes consternées. Ils eussent pris le camp et les retranchemens, si à la vue d’un amas de valets, d’esclaves, de marchands, qu’ils prirent pour des auxiliaires, ils ne fussent revenus sur leurs pas. Les Corcyréens dressèrent un trophée et rendirent les morts.

Depuis cette action, les citadins reprirent courage, tandis que les Lacédémoniens étaient dans l’abattement ; car, outre qu’on annonçait l’arrivée d’Iphicrate, les assiégés appareillaient réellement leurs vaisseaux. Le lieutenant de Mnasippe, Hyperménès, ayant donc rassemblé toute sa flotte et fait le tour de la tranchée, chargea d’esclaves et de bagage tous les vaisseaux de transport, et les renvoya, tandis qu’il restait pour garder la tranchée, avec les épibates et les soldats échappés du combat : mais bientôt saisis d’épouvante, ces derniers aussi remontent sur les trirèmes et mettent à la voile, laissant dans le camp quantité de blé, de vin, d’esclaves et de soldats malades, tant ils appréhendaient d’être surpris dans l’île par les Athéniens. Ils se sauvèrent à Leucade.

Cependant Iphicrate s’embarque et vogue en ordre de bataille, se préparant à un combat naval. Il avait ôté les grandes voiles : quant aux petites, il en faisait peu usage, même avec un vent favorable. Il voguait à force de rames, autant pour fortifier les corps de ses matelots que pour rendre ses galères agiles. Souvent, lorsqu’il s’agissait de prendre les repas, les trirèmes partaient de terre et tournaient le cap en conservant leurs rangs ; puis, dirigeant leur proue en sens contraire, couraient à l’envi prendre terre ; car c’était une grande victoire de dîner les premiers, de se procurer les premiers et de l’eau et d’autres choses aussi nécessaires ; de même que c’était un grand sujet de peine pour les derniers venus, d’être mal partagés et contraints de remonter au premier signal. Les premiers faisaient tout à loisir, et les derniers précipitamment. Lorsque Iphicrate prenait ses repas sur une côte ennemie, il posait, comme cela devait être, des corps de garde en divers endroits, et faisait dresser les mâts des galères, afin que l’on observat. De ces mâts, les sentinelles découvraient souvent plus loin que celles de terre, quelque élevées qu’elles fussent. Soupait-il ou prenait-il du repos, il n’allumait point de feu dans le camp, mais en avant du camp, pour voir sans être vu. Dans un beau temps, il faisait voile aussitôt qu’il avait soupé. Avait-on un vent favorable, tout l’équipage reposait, ou chacun à son tour s’il fallait ramer. Le jour, ils marchaient tantôt en front, tantôt à la file. Par là, en même temps qu’ils voguaient, ils entraient bien exercés, bien appareillés, dans une mer qu’ils croyaient sous la domination ennemie. Souvent il dînait et soupait sur le rivage ennemi ; mais comme il n’y demeurait qu’autant qu’il était nécessaire, il était parti avant qu’on pût l’atteindre, et bientôt il arrivait.

Il reçut la nouvelle de la mort de Mnasippe à Sphagée, sur les côtes de Laconie. Dès qu’il fut dans l’Élide, il passa l’embouchure de l’Alphée, et campa, la nuit, au cap du Poisson. Le lendemain il cingla vers Céphallénie, observant dans son trajet un ordre tel, que rien ne pût lui manquer s’il fallait en venir aux mains. Il ne savait la mort de Mnasippe d’aucun témoin oculaire ; et dans la crainte que cette nouvelle ne fût un stratagème, il se tenait sur ses gardes. Arrivé à Céphallénie, et bien informé, il donna du repos à ses troupes.

Je sais qu’on ne néglige rien de tout cela à la veille d’une bataille ; mais je le loue de ce que, obligé de se rendre en diligence où il s’attendait à combattre l’ennemi, il trouva le moyen d’instruire l’équipage pendant le trajet, sans retarder la marche par ses exercices.

Maître des villes de Céphallénie, il fit voile vers Corcyre. Sur la nouvelle de l’approche de dix trirèmes que Denys envoyait aux Lacédémoniens, il entre lui-même dans l’île et choisit un endroit d’où l’on découvre l’arrivée de la flotte, et d’où les signaux puissent être vus des citadins. Il y posa des sentinelles et convint avec elles du mode d’avertir de l’arrivée de ces trirèmes au port. Il enjoignit à vingt triérarques de le suivre à la voix du héraut, leur déclarant que ceux qui ne suivraient pas mériteraient châtiment.

Bientôt le signal de l’approche de l’ennemi est donné, et la voix du héraut entendue : il fallait voir l’empressement général ; il n’y eut aucun, soit des soldats soit des officiers commandés, qui ne se rendît au port en courant. Arrivé où étaient les galères ennemies, le général athénien prit les hommes qui en étaient descendus. Mélanippe de Rhodes avait vu le danger et criait qu’on se retirât en diligence : il recueillit ses gens dans sa galère, prit le large et se sauva, quoique rencontré par Iphicrate. Mais les galères de Syracuse furent prises avec ceux qui les montaient, et remorquées au port de Corcyre après avoir été mises hors de combat. Chacun d’eux fut tenu de payer une somme déterminée. On excepta Cnippe, leur commandant : on le garda pour en tirer une grosse somme, ou pour le vendre ; mais de désespoir, ce général se donna la mort. Les autres prisonniers furent congédiés sur la parole des Corcyréens, qui répondirent de leur rançon.

Tant que la flotte d’Iphicrate occupa ces côtes, les matelots vécurent surtout en cultivant les champs des Corcyréens : pour les peltastes et les hoplites de ces vaisseaux, le général athénien les fit passer en Acarnanie, où il protégea les villes amies qui réclamaient son secours, et fit la guerre à ceux de Thurium, dont la place était forte, et les habitans courageux. Dès qu’il se vit à la tête d’une flotte qui, renforcée des galères de Corcyre, montait à quatre-vingt-dix, il fit d’abord voile vers Céphallénie, d’où il tira de l’argent, partie de bon gré, partie de force. il se prépara ensuite à ravager le territoire de Lacédémone, à grossir son parti des villes ennemies qui préviendraient le danger, à combattre celles qui résisteraient. Expédition glorieuse où je loue Iphicrate d’avoir demandé qu’on lui associàt l’orateur Callistrate, qui était peu son ami, et Chabrias, général expérimenté ! S’il les croyait prudens et qu’il voulût s’aider de leurs conseils, il agissait sagement : il avait une haute idée de ses forces, si, les croyant ses antagonistes, il se persuadait qu’ils ne lui reprocheraient ni lâcheté ni négligence. Telle fut sa conduite.


CHAPITRE III.


Cependant les Athéniens voyaient d’une part ceux de Platée, amis de leur république, qui chassés de la Bœotie imploraient leur secours, et d’autre part les Thespiens demandant avec instance qu’on ne les vît pas d’un œil indifférent exilés de leur patrie. Mécontens des Thébains, ils ne jugeaient ni honnête ni utile de leur faire la guerre ; mais quand ils s’aperçurent que ceux-ci persécutaient les Phocéens, leurs anciens amis ; que des villes d’un courage et d’une fidélité reconnus dans la guerre contre le roi de Perse, n’offraient plus que des ruines, ne voulant pas se rendre complices de pareilles violences, ils résolurent de négocier la paix. Ils envoyérent d’abord des députés aux Thébains, pour les inviter à les suivre à Lacédémone, afin de proposer la paix ; ils firent ensuite partir leurs députés. On avait élu Callias, fils d’Hipponicus ; Autoclès, fils de Strombichide ; Démostrate, fils d’Aristophon ; Aristoclès, Céphisodote, Mélanope, Lycanthe.

Ils arrivent à Sparte, où se trouva aussi Callistrate : cet orateur avait promis à Iphicrate, s’il le laissait aller, ou la paix, ou des fonds pour l’entretien de la flotte. il venait d’Athènes en qualité de négociateur. Dès qu’ils eurent été, en présence des alliés, présentés au conseil, le porte-torche Callias porta la parole. Cet homme, qui n’aimait pas moins à se louer lui-même qu’à être loué, commença en ces termes :

« Lacédémoniens, je ne suis pas, dans ma famille, le premier ami de Sparte ; mon aïeul avait hérité de son père cette amitié, qu’il a transmise à ses enfans : jugez vous-mêmes de la considération dont je jouis dans mon pays. Est-on en guerre, ou m’élit général ; désire-t-on la paix, on m’envoie pour la conclure ; deux fois député pour cet objet à Lacédémone, j’ai réussi dans mes deux ambassades à la satisfaction des deux partis : je viens pour la troisième fois parmi vous ; et je crois avec beaucoup plus de raison que je ne serai pas moins heureux.

« Loin que nous différions d’opinions, je vous vois, au contraire, aussi mécontens que nous de la ruine de Thespie et de Platée. Ayant les mêmes sentimens, ne devons-nous pas être amis plutôt qu’ennemis ? Des sages doivent craindre la guerre, même lorsque de grands intérêts les divisent ; mais si nous sommes d’accord, ne serait-il pas étrange que nous ne fissions point la paix ? Je dis plus, nous n’aurions pas dû prendre les armes les uns contre les autres. C’est Triptolème, un de nos ancêtres, qui a, dit-on, initié aux mystères de Cérès et de Proserpine, Hercule, votre premier auteur, Castor et Pollux, deux de vos héros. C’est au Péloponnèse que Triptolème a offert les premiers dons de Céres. Était-il donc juste que vous vinssiez ravager les moissons du peuple à qui vous devez vos premières semences ? Et nous, pouvions-nous ne pas souhaiter la plus grande abondance de grains chez un peuple qui les tenait de notre libéralité ? S’il est écrit dans le livre des destins qu’il y ait des guerres parmi les hommes, il faut du moins les commencer tard et les finir le plus tôt possible. »

A Callias succéda Autoclès, orateur véhément : « Lacédémoniens, mon discours, je le sais, ne vous sera pas agréable ; mais je crois que lorsqu’on veut former une paix solide, il importe aux deux partis de s’instruire des causes de rupture. Vous répétez sans cesse que les républiques doivent être autonomes ; et c’est vous qui les premiers apportez le plus d’obstacles à leur liberté : vous imposez à vos alliés, pour première condition, qu’ils vous suivront partout où il vous plaira de les conduire. Est-ce donc là de l’autonomie ? Sans consulter vos alliés, vous faites une déclaration de guerre, et vous décrétez une conscription ; en sorte que bien souvent des peuples que l’on dit autonomes se voient contraints de marcher contre leurs meilleurs amis.

« De plus, et c’est porter le dernier coup à l’autonomie, vous constituez dans les villes, ici dix, là trente hommes pour les régir ; et peu vous importe qu’ils les gouvernent avec justice, pourvu qu’ils les contiennent par la crainte : on dirait que vous préférez l’administration tyrannique au régime républicain.

« Lorsque le roi de Perse proclamait la liberté des républiques, vous déclariez hautement que les Thébains agiraient contre le vœu du monarque s’ils ne permettaient pas à chaque ville de se gouverner elle-même d’après les lois qui lui plairaient ; et cependant vous avez enlevé la Cadmée, et vous n’avez pas permis aux Thébains eux-mêmes de vivre autonomes. Lorsqu’on désire d’être ami, peut-on réclamer les principes de l’équité et agir soi-même d’après les vues d’une ambition effrénée ? »

Ce discours, suivi d’un silence général, plut extrêmement à ceux qui n’aimaient pas les Lacédémoniens. Callistrate prit ensuite la parole :

« Lacédémoniens, je ne puis nier que vous et nous n’ayons fait de grandes fautes ; je ne pense cependant pas que des erreurs offrent un obstacle insurmontable à la réconciliation. Je ne connais point d’homme à qui l’on ne puisse reprocher d’avoir failli ; et il me semble que ceux qui ont payé ce tribut à l’humanité n’en deviennent que plus sages, surtout s’ils sont punis comme nous le sommes. Et à vous aussi, quelques actions inconsidérées, telles que la prise de la Cadmée, ne vous ont-elles pas occasioné plus d’un revers ? Vous qui, auparavant, paraissiez jaloux que les villes fussent libres, vous les vîtes toutes passer dans le parti des Thébains opprimés. Instruits par des malheurs inséparables de l’ambition, vous serez donc à l’avenir et plus réservés et meilleurs amis.

« A en croire quelques ennemis de la paix, ce qui nous amène à Lacédémone, ce n’est pas le désir de votre amitié, mais la crainte d’Antalcide revenant chargé de l’or du roi de Perse. Considérez combien cette imputation est frivole. Le roi de Perse veut l’indépendance des villes grecques : pensant et agissant comme ce monarque, qu’aurions-nous à craindre de lui ? n’aimera-t-il pas mieux consolider sa puissance sans qu’il lui en coûte, que prodiguer son or à l’agrandissement de certains peuples ?

« Mais enfin, pourquoi sommes-nous ici ? vous jugerez que ce n’est nullement pour sortir d’embarras, si vous considérez nos forces actuelles, tant sur terre que sur mer. Quel est donc le sujet de notre ambassade ? la conduite peu satisfaisante de quelques alliés envers nous, la déférence trop marquée de quelques autres à vos volontés. Nous vous devons notre salut : en reconaissance de ce bienfait, il est juste que nous vous fassions part de quelques réflexions solides et utiles. Toutes les villes de la Grèce se partagent entre Athènes et Sparte ; dans chaque ville, les uns sont partisans des Lacédémoniens, les autres des Athéniens : si nous devenons amis, quel adversaire pourrions-nous raisonnablement redouter ? Forts de votre amitié, qui oserait nous molester par terre ? assurés de la nôtre, qui vous inquièterait par mer ?

« Nous le savons tous, les guerres naissent parmi les hommes, mais elles ont un terme : nous désirerons enfin la paix si nous la rejetons aujourd’hui. Pourquoi donc attendre, pour la conclusion de cette paix, l’épuisement et des maux insupportables ?

« Je n’approuve ni ces athlètes qui, souvent vainqueurs et couverts de gloire, ne quittent la lice et ne renoncent à leur profession que lors qu’ils sont vaincus, ni ces joueurs qui doublent leur mise lorsque le sort les trahit ; je vois que la plupart de ces hommes tombent dans une misère affreuse.

« Instruits par leur exemple, ne courons pas les risques de tout gagner ou de tout perdre : tandis que nous avons des forces et que nous sommes heureux, rapprochons-nous, et devenons amis. Ainsi, grâces à une bienveillance réciproque, nous deviendrons plus puissans dans la Grèce que nous ne le fûmes jamais. »

Chacun ayant goûté ces raisons, la paix fut conclue, aux conditions que les Lacédémoniens retireraient des villes leurs harmostes, qu’ils licencieraient leurs armées de terre et de mer, et qu’ils laisseraient aux villes leur indépendance ; que dans le cas de contravention à cet accord, on secourrait, si l’on voulait, les villes opprimées, mais que ceux qui ne voudraient pas marcher, n’y seraient pas contraints par le serment.

Sous ces conditions Lacédémone jura la paix, tant pour elle que pour ses alliés ; les Athéniens et leurs alliés prétèrent le serment, chacun dans leur ville. Pour les députés thébains, après s’être inscrits au rang des villes assermentées, ils reparurent le lendemain dans le conseil et de mandérent qu’au mot Thébains on substituat celui de Bœotiens ; mais Agésilas répondit qu’il ne changerait rien à un serment consigné dans les registres publics ; que s’ils ne voulaient point être du traité, il effacerait leur nom.

La paix acceptée sans autre réclamation que celle des Thébains, les Athéniens se persuadaient que les Thébains seraient condamnés à payer au dieu de Delphe la dîme de leurs biens : les Thébains partirent entièrement découragés.


CHAPITRE IV.


Les Athéniens retirèrent ensuite leurs garnisons des villes, et rappelèrent Iphicrate, après l’avoir contraint à rendre tout ce qu’il avait pris depuis le traité fait avec Lacédémone. Les Lacédémoniens, de leur côté, rappelèrent leurs harmostes et leurs garnisons, à l’exception de Cléombrote, qui, chargé de l’armée de la Phocide, attendait les ordres du conseil. Prothoüs était d’avis qu’on licenciât les troupes conformément au traité ; que l’on invitât les villes à porter au temple d’Apollon ce qu’elles jugeraient à propos ; que dans le cas où quelqu’un mettrait obstacle à la liberté, ou assemblât contre lui tous les partisans de l’indépendance ; que c’était, selon lui, le seul moyen de se rendre les dieux propices, et de ne point indisposer les alliés ; mais un mauvais génie entraînait, à ce qu’il paraît, Lacédémone à sa perte. L’assemblée, jugeant que Prothoüs rêvait, envoie à Cléombrote ordre de ne pas licencier les troupes, mais de marcher contre les Thébains, s’ils ne laissaient pas aux villes leur autonomie.

Cléombrote apprit que, loin délaisser les villes en liberté, ils ne licenciaient pas même leur armée, dans l’intention de l’attaquer. Il entra donc sur leurs terres, non par la frontière de la Phocide et les défilés dont s’était rendu maître Épaminondas, mais par Thisbé, pays de montagnes, où il n’était pas attendu, et se rendit à Creusis, qu’il prit ainsi que douze trirèmes thébaines ; puis, quittant la mer, il monta à Leuctres, sur les terres de Thespie. Les Thébains, campés vis-à-vis de lui sur une hauteur assez voisine, n’avaient d’autres troupes que celles de la Bœotie. Là ses amis vinrent le trouver, et lui dirent :

« Cléombrote, si tu laisses aller les Thébains sans combat, attends-toi au dernier supplice : on n’oubliera pas que lorsque tu te rendis à Cynocéphale, tu épargnas le territoire des Thébains, et que depuis, dans une autre expédition, tu craignis de les attaquer ; tandis qu’Agésilas ne manqua jamais de fondre sur eux par le mont Cithéron. Si donc ton salut t’est cher, si tu désires revenir dans ta patrie, marche contre les Thébains. » Tel était à peu près le langage des amis de Cléombrote. Il fera voir, disaient ses ennemis, s’il est vraiment porté pour les Thébains, comme on l’affirme.

Cléombrote fut déterminé par ces raisons à présenter la bataille. Les généraux thébains, de leur côté, considéraient que s’ils n’engageaient pas l’action, les villes voisines abandonneraient leur parti, et qu’ils seraient eux-mêmes assiégés ; que le peuple thébain, manquant de subsistances, pourrait bien se révolter ; que d’ailleurs beaucoup d’entre eux ayant été déjà bannis, trouveraient plus avantageux de mourir en combattant que d’essuyer un second exil. Ils se sentaient encore encouragés par un oracle qui menaçait les Lacédémoniens d’une défaite au lieu même où était situé le tombeau de ces vierges qui s’étaient tuées, disait-on, pour ne pas survivre a l’outrage de quelques Lacédémoniens. Les Thébains ornèrent ce tombeau avant la bataille : on leur annonçait de la ville que tous les temples s’étaient ouverts d’eux-mêmes, que les prêtresses au nom des dieux leur présageaient la victoire. On disait même que les armes d’Hercule ne se trouvaient plus dans son temple, comme si Hercule en eût franchi l’enceinte pour combattre ; mais, selon quelques-uns, tout cela n’était qu’un stratagème des chefs.

Quoi qu’il en soit, tout se déclarait contre Sparte, tandis que même la fortune travaillait à la gloire de leurs ennemis ; car ce fut après dîner que Cléombrote se décida pour la bataille ; et l’on dit que la chaleur du vin et du jour aida beaucoup à prendre cette dernière résolution. Le lendemain, comme on s’armait de part et d’autre et que tout se disposait au combat, sortirent du camp bœotien des approvisionneurs, des valets, des gens qui ne voulaient pas combattre. Ils furent investis par les troupes soldées d’Hiéron, par les peltastes phocéens et par les cavaliers de Phlionte et d’Héraclée, qui les chargèrent et les poursuivirent jusqu’au camp des Bœotiens, et rendirent ainsi l’armée bœotienne beaucoup plus nombreuse qu’auparavant.

La bataille devant se donner dans une plaine, les Lacédémoniens rangèrent leurs cavaliers en avant du front de la phalange. Les Thébains firent de méme : leur cavalerie s’était formée dans les guerres d’Orchoméne et de Thespie, tandis que celle des Spartiates de ce temps-là était misérable ; car c’étaient les riches qui nourrissaient les chevaux ; et lorsqu’on décrétait la levée, le guerrier désigné se présentait ; il recevait d’eux son cheval et ses armes, et marchait au combat. Les chevaux étaient montés par les hommes les moins vigoureux et les plus lâches. Telle était la cavalerie des deux peuples.

Quant à l’infanterie, les Lacédémoniens en composaient les énomoties de trois files, ce qui ne donnait pas plus de douze hommes de hauteur ; au lieu que celles des Thébains n’étaient pas moins de cinquante rangs : ils considéraient que s’ils enfonçaient le bataillon du roi, le reste serait à leur discrétion.

Dans cette disposition, Cléombrote s’ébranle ; avant même que ses troupes se doutassent qu’il les conduisait, la cavalerie s’était mêlée de part et d’autre : bientôt celle des Lacédémoniens avait eu le dessous, et dans la fuite, s’était embarrassée parmi ses hoplites ; les Thébains, en la chargeant. augmentèrent ce désordre.

Il parait cependant que Cléombrote eut les premiers avantages ; ce qui le prouve, c’est qu’autrement les siens n’auraient pu l’enlever et le porter vivant hors du champ de bataille.

Le polémarque Dinon, Sphodrias, officier de marque de la tente royale, et son fils Cléonyme, ayant été tués, les cavaliers, les lieutenans du polémarque et autres plièrent, entraînés par la foule des fuyards ; l’aile gauche, à la vue de la droite enfoncée, lâchait pied ; la mort moissonnait tous les rangs. Quoique vaincus, les Lacédémoniens franchissent le fossé pratiqué sur le front de leur camp, et posent leurs armes à terre au lieu même d’où ils étaient partis pour aller au combat. Le camp était assis sur un terrain qui allait en pente. Quelques Lacédémoniens, ne croyant pas devoir supporter cet échec, disaient qu’il fallait empêcher l’ennemi de dresser un trophée, et tenter d’enlever les morts, non à la faveur d’une trève, mais les armes à la main.

Cependant les polémarques, voyant sur le champ de bataille près de mille Lacédémoniens et quatre cents Spartiates environ, de sept cents qu’ils étaient ; voyant d’ailleurs tous les alliés découragés, quelques-uns même peu affligés de l’événement, rassemblèrent les chefs pour délibérer sur le parti qu’il convenait de prendre. Il fut unanimement décidé qu’on enlèverait les morts à la faveur d’une trève ; un héraut fut envoyé pour la demander. Les Thébains dressèrent un trophée et rendirent les morts.

La nouvelle de la défaite arrive à Lacédémone le dernier jour des Gymnopédies, lorsque le chœur des hommes était déjà sur la scène. Les éphores, quoique affligés, comme cela devait étre, ne le congédièrent pas ; ils laissèrent, au contraire, achever la célébration des jeux. Ils donnèrent la liste des morts à ceux qu’elle intéressait, et recommandèrent aux femmes de ne point pousser de cris, mais de supporter leur douleur en silence. Le lendemain, on vit les parens des morts se montrer en public, parés et joyeux, tandis que les proches de ceux qu’on annonçait vivans, et c’était le petit nombre, marchaient tristes et la tête baissée.

Les éphores ordonnèrent ensuite le départ des deux mores restantes ; et cette levée atteignit jusqu’à ceux qui avaient quarante ans de service. Ils tirèrent aussi des guerriers de même âge des mores éloignées ; car auparavant on avait envoyé en Phocide tout ce qui dépassait de trente-cinq ans l’âge de puberté. On n’excepta pas les citoyens en charge. Comme Agésilas n’était pas encore guéri, son fils Archidamus eut le commandement : les Tégéates se rangèrent volontiers sous ses drapeaux, parce que les partisans de la faction stasippe vivaient encore, et que, dévoués à Sparte, ils jouissaient d’un grand crédit dans leur république. Les Mantinéens, gouvernés aristocratiquement, quittèrent à l’envi leurs bourgades. Les Corinthiens, les Sicyoniens, les Phliasiens, les Achéens en firent autant ; d’autres villes encore envoyérent des troupes. Lacédémone et Corinthe équipèrent des trirèmes pour les transporter, et prièrent même les Sicyoniens d’y contribuer. Archidamus ensuite sacrifia pour le départ.

Les Thébains, de leur côté, aussitôt après la bataille, avaient dépêché vers les Athéniens un courrier couronné ; ils l’avaient chargé, en faisant valoir l’importance de la victoire, de demander des secours et de représenter que c’était le moment de venger les outrages qu’ils avaient reçus de Lacédémone. Le sénat se trouvait alors rassemblé dans la citadelle. Dès que les sénateurs eurent reçu la nouvelle, tout le monde s’aperçut qu’elle les affligeait vivement ; car on ne fit point au héraut un accueil hospitalier ; on ne répondit à sa demande que par le silence.

Le héraut fut ainsi congédié : les Thébains, prévoyant l’issue de cette terrible crise, envoyérent en diligence solliciter des secours de Jason, leur allié. Aussitôt il équipa des galères, comme pour les secourir par mer ; et, prenant avec lui sa cavalerie et son infanterie soudoyées, il traversa les terres des Phocéens, ses implacables ennemis et entra dans la Bœotie par terre. Avant que l’on eût assemblé des forces imposantes, il était déjà loin, montrant par-là que souvent on fait plus par la vitesse que par la force. Lorsqu’il fut arrivé en Bœotie, les Thébains lui dirent que c’était le moment d’attaquer les Lacédémoniens de dessus les hauteurs, tandis qu’ils donneraient de front ; Jason les en détourna en leur représentant qu’après d’éclatans exploits, ils ne devaient pas s’exposer à l’alternative d’acquérir de nouveaux lauriers ou de se priver du fruit de leur conquête.

« Ne voyez-vous pas, ajoutait-il, que c’est à votre détresse que vous devez votre victoire ? Croyez donc que si les Lacédémoniens se voient contraints de renoncer à la vie, ils combattront en désespérés. D’ailleurs, nous le voyons, la divinité se plaît à élever les petits et à humilier les grands. »

En parlant ainsi aux Thébains, Jason les dissuadait de courir de nouveaux hasards. Il représentait aux Lacédémoniens quelle différence il y avait entre une armée vaincue et une armée victorieuse. « Voulez-vous, leur disait-il, oublier vos revers, respirez, prenez dans le repos des forces nouvelles et marchez ensuite contre un ennemi maintenant invincible. Sachez que parmi vos alliés il en est qui parlent de contracter alliance avec l’ennemi : à quelque prix que ce soit, négociez donc une trêve. Si j’ouvre cet avis, c’est que je veux votre salut, c’est que je me ressouviens de l’amitié qui unissait mon père à votre république, et que je m’intéresse à vous. »

Ainsi s’exprima Jason : peut-être travaillait-il, en balançant les deux partis, à se rendre nécessaire à tous deux. Après l’avoir entendu, les Lacédémoniens voulurent négocier une trêve. Sur la nouvelle de cette trève, les polémarques ordonnèrent qu’après souper tous fussent prêts à marcher durant la nuit, pour franchir au point du jour le mont Cithéron. Le soir même après le repas, sans goûter de repos, ils suivirent le chemin de Creusis, se fiant plus à un voyage nocturne qu’à la trève. Après une marche pénible dans les ténèbres, au milieu des dangers, à travers des chemins difficiles, ils arrivent à Égosthène, ville de Mégare : ce fut là qu’ils rencontrèrent l’armée d’Archidamus, qui venait à leur secours. Ce général, après avoir attendu que tous les alliés fussent arrivés, reprit le chemin de Corinthe, où il les licencia, et ramena ses troupes à Lacédémone.

Cependant Jason, se retirant par la Phocide, s’empara des faubourgs d’Hyampolis, ravagea le territoire, tua beaucoup de monde, mais traversa sans désordre le reste de la Phocide. Arrivé à Héraclée, il la démantela, non dans la crainte qu’on vînt l’attaquer par ces passages ouverts, mais parce qu’il craignait qu’en prenant Héraclée, située sur un détroit, on ne lui fermât le passage de la Grèce.

De retour en Thessalie, il jouissait d’une haute considération, parce qu’il venait d’être proclamé légalement chef de la Thessalie, et qu’il entretenait à sa solde quantité de fantassins et de cavaliers, qui devaient à de continuels exercices une supériorité marquée. Ce qui ajoutait à sa grandeur, c’est qu’il comptait beaucoup d’alliés, et qu’on recherchait de jour en jour son alliance. Mais ce qui le plaçait au-dessus de ses contemporains, c’est que tous le respectaient.

A l’approche des jeux pythiques, il ordonne qu’on nourrisse des bœufs, des brebis, des chèvres, des truies, et qu’on s’apprête à des sacrifices. On assure que tout modéré qu’il se montra dans ses ordres, il eut au moins mille bœufs et plus de deux mille pièces d’autre bétail. Il avait proposé même une couronne d’or pour prix de celui qui engraisserait, en l’honneur d’Apollon, le bœuf le plus beau. Il enjoignit aussi aux Thessaliens de se disposer à une expédition à l’époque des jeux pythiques ; car il prétendait à la surintendance de la fête et des jeux. Quelles étaient ses vues sur l’argent consacré au dieu, c’est ce que l’on ignore à présent encore. Les Delphiens, dit-on, demandèrent à l’oracle ce qu’il faudrait faire si Jason prenait l’argent du dieu ; le dieu répondit que ce serait son affaire. Ce grand personnage, qui roulait dans son esprit de si vastes projets, venait un jour de faire la revue de la cavalerie de Phère ; déjà il était assis et répondait aux demandes des particuliers qui l’approchaient, lorsque sept jeunes gens, feignant un différend entre eux, l’abordent et le tuent sur la place. Les gardes accoururent à sa défense et en tuérent deux, l’un d’un coup de javeline, dans le moment où il frappait encore Jason ; on tomba sur l’autre lorsqu’il montait à cheval ; il mourut blessé de plusieurs coups ; les autres, s’élançant sur des chevaux qui les attendaient, se sauvèrent et furent accueillis avec honneur dans les villes grecques où ils passaient ; ce qui montra combien les Grecs craignaient qu’il ne devînt tyran.

Jason eut pour successeurs Polydore et Polyphron, ses frères. Comme ils allaient ensemble à Larisse, Polyphron tua son frère Polydore pendant son sommeil ; du moins le bruit en courut, puisque sa mort fut subite et qu’on n’en connut aucune cause plausible. Polyphron usa pendant une année d’une autorité qui approchait de la tyrannie, car il avait tué Polydamas, avec lui huit des principaux citoyens de Pharsale et banni plusieurs habitans de Larisse. Il gouvernait avec ce despotisme, lorsqu’à son tour Alexandre l’assassina sous prétexte de venger Polydore et de renverser la tyrannie.

Alexandre, investi de l’autorité suprême, devint odieux aux Thessaliens et aux Thébains, ennemi des Athéniens, redoutable sur terre et sur mer par ses brigandages : aussi fut il à son tour massacré par les frères de sa femme, qui dirigeait les coups. Elle leur avait déclaré qu’Alexandre en voulait à leur vie ; un jour entier elle les tint cachés dans le palais ; Alexandre revient ivre, et s’endort ; à la lueur d’une lampe, elle lui ôte son épée : ses frères hésitaient à s’approcher d’Alexandre ; elle les menace de l’éveiller s’ils ne consomment le crime. Dès qu’ils furent entrés, elle ferma la porte dont elle tenait le verrou jusqu’à ce que son mari expirât. Au rapport de quelques-uns, la haine de cette femme provenait de ce qu’ayant un jour fait mettre aux fers un beau jeune homme qu’elle aimait, il l’avait tiré de prison et égorgé, indigné qu’elle demandât sa grâce ; selon d’autres, n’ayant point d’enfans de cette épouse, il avait envoyé à Thèbes demander en secondes noces la veuve de Jason : c’était là, disait-on, le motif de son crime. Au reste, Tisiphon, l’aîné de ses frères, régnait encore lorsque je composais ce livre.


CHAPITRE V.


Je viens de donner l’histoire de la Thessalie sous Jason, et depuis lui jusqu’au règne de Tisiphon. Maintenant revenons au point d’où je suis parti.

Lorsque Archidamus eut ramené les troupes qui avaient combattu à Leuctres, les Athéniens, considérant que les Péloponnésiens prétendaient encore à la prééminence, et que Lacédémone n’était pas dans l’état où elle avait réduit Athènes, mandèrent les députés des villes qui voudraient participer à la paix dont le roi de Perse leur avait envoyé les articles. On s’assemble ; on arrête, avec ceux qui acceptaient l’association, que l’on prêtera ce serment : « Je jure soumission au traité que nous envoie le grand roi, et aux décrets des Athéniens et des alliés, et je combattrai de tout mon pouvoir quiconque attaquerait les villes assermentées. » Tous approuvèrent le serment : les Éléens seuls prétendirent qu’il ne fallait accorder l’autonomie ni à Margane, ni à Scillonte, ni aux villes de la Triphilie, toutes de leur dépendance. Les Athéniens et autres, après avoir décrété, conformément aux patentes du roi, l’autonomie des grandes et des petites villes indistinctement, envoyèrent des commissaires avec ordre de faire prêter serment aux principaux magistrats de chaque ville : tous le prétèrent à l’exception des Éléens.

En vertu de ce traité, qui accordait aux Mantinéens une parfaite autonomie, ces derniers se rassemblèrent tous et décrétérent que l’on rétablirait et fortifierait Mantinée. Les Lacédémoniens, jugeant cette entreprise funeste, si elle se consommait sans leur assentiment, députèrent Agésilas, leur ami de père en fils. Il leur promet, s’ils diffèrent leurs fortifications, d’obtenir qu’elles se fassent avec le consentement de Lacédémone, et sans grande dépense. Sur la réponse qu’on ne pouvait différer, d’après un arrêté pris en commun, Agésilas se retira irrité ; mais il crut impossible de faire la guerre à un peuple à qui la paix assurait son indépendance. Cependant quelques villes d’Arcadie envoyèrent travailler aux fortifications, et les Éléens contribuèrent de trois talens à la reconstruction des murs.

Tandis que les Mantinéens s’en occupaient sans relâche, la faction Callibius et Proxène travaillait dans Tégée à la formation d’une diète générale, où l’avis qui dominerait ferait loi pour toute l’Arcadie ; au lieu que la faction stasippe voulait qu’on restat dans ses murs en conservant les lois du pays. Mais la première, qui avait eu le dessous au théâtre, croyant devenir supérieure en nombre si le peuple s’assemblait, prit les armes. À cette vue, les partisans de Stasippe s’armèrent de leur côté et se trouvèrent égaux en nombre. On en vint aux mains : Proxène fut tué avec quelques autres ; le reste, mis en déroute, ne fut pas poursuivi, car Stasippe n’était pas d’humeur à répandre le sang de ses concitoyens.

Callibus, retiré sous la protection d’une forteresse voisine de Mantinée, s’aperçut que ses adversaires ne faisaient aucune tentative. Il se tint donc en repos avec ses forces rassemblées, en attendant les secours que depuis long-temps il avait envoyé demander à Mantinée, et fit des propositions de paix à la faction stasippe : mais à l’approche des Mantinéens, ses soldats escaladant les murs, les pressèrent d’accourir en diligence, et leur crièrent de se hâter ; d’autres leur ouvrirent les portes. Les partisans de Stasippe, voyant ce qui se passait, se sauvèrent par les portes qui conduisaient à Pallance, et arrivérent au temple d’Artémis avant que d’être atteints par l’ennemi : ils s’y enfermèrent, et se tinrent dans l’inaction. Mais l’ennemi qui les poursuivait, monte sur les toits, qu’il découvre, et lance des tuiles. Réduits aux dernières extrémités, ils prient les assaillans de suspendre leurs coups, et promettent de sortir. Dès que l’on fut maître de leurs personnes, on les enchaîna, on les chargea sur un chariot, on les conduisit à Tégée, où, de concert avec les Mantinéens, on prononça contre eux la peine de mort.

Après l’exécution, huit cents Tégéates de la faction stasippe se réfugièrent à Sparte. Fidèles à leur serment, les Lacédémoniens décrètent qu’on vengera au plus tôt les Tégéates morts ou bannis, et qu’on marchera contre les Mantinéens qui, au mépris des traités, ont fondu armés sur les Tégéates. Les éphores ordonnent une levée : Agésilas est chargé du commandement.

Les Arcadiens se réunirent à Asée ; mais comme les Orchoméniens se refusaient à cette confédération à cause de leur haine contre Mantinée, et que d’ailleurs ils avaient reçu, dans leur ville, les troupes étrangères qui s’étaient réfugiées à Corinthe sous le commandement de Polytrope, les Mantinéens gardérent leurs foyers ; Les Héréens et les Lépréates se joignirent à Lacédémone contre Mantinée.

Agésilas, ayant sacrifié sous d’heureux auspices, marcha droit vers l’Arcadie. Arrivé à Eugée, ville frontière, il ne trouva dans les maisons que les vieillards, les femmes, les enfans, parce que tout ce qui se trouvait en état de porter les armes était en Arcadie : loin d’exercer aucune vexation. il leur permit de rester dans leurs habitations, ordonna aux soldats de payer ce dont ils auraient besoin, fit chercher et restituer ce qu’on avait pris en entrant dans la ville, et réparer les brèches les plus considérables en attendant les troupes soldées de Polytrope.

Cependant les Mantinéens marchaient contre ceux d’Orchomène : ils s’étaient trop approchés des murs ; ils perdirent quelques-uns des leurs ; mais lorsqu’ils furent arrivés à Élymie, les hoplites d’Orchomène ayant cessé de les poursuivre, Polytrope les chargea avec furie : ils virent qu’il fallait le repousser ou périr sous une grêle de traits ; ils se retournèrent et en vinrent aux mains. Polytrope périt dans la mêlée ; beaucoup de fuyards eussent eu le même sort, sans la cavalerie phliasienne, qui, prenant à dos les Mantinéens, fit cesser leur poursuite. Après ce coup de main, les Mantinéens se retirèrent chez eux.

Agésilas, à cette nouvelle, se doutant bien que les troupes soldées d’Orchomène ne le joindraient plus, continua sa route, soupa le premier jour sur le territoire de Tégée, entra le lendemain sur celui de Mantinée, campa au pied des montagnes situées à l’occident de la ville, et se mit à ravager le plat pays et les métairies.

Sur ces entrefaites, les Arcadiens qui s’étaient réunis dans Asée, entrèrent la nuit à Tégée ; et le lendemain, Agésilas vint se camper à vingt stades de Mantinée. Ces Arcadiens, sortis de Tégée avec quantité d’hoplites, approchèrent des montagnes qui séparent les deux villes, dans l’intention de se joindre aux Mantinéens, sans attendre ceux d’Argos, qui ne suivaient pas en masse. Quelques uns conseillaient à Agésilas de les attaquer avant leur jonction ; mais il craignait que tandis qu’il marcherait contre eux, les Mantinéens ne vinssent le prendre en queue en en flanc : il trouva plus à propos de les laisser se réunir, pour le combattre, s’ils le voulaient, à force ouverte et d’égal à égal.

Les Arcadiens s’étant réunis à leurs alliés, les peltastes d’Orchomène et les cavaliers phliasiens, qui avaient passé de nuit le long des murs de Mantinée, vinrent à paraître au point du jour, lorsque Agésilas sacrifiait devant le camp. Aussitôt les soldats de reprendre leurs rangs, et Agésilas de se mettre à leur tête ; mais quand on eut reconnu en eux des amis, et qu’on eut obtenu des auspices favorables, Agésilas se mit en marche après dîner, et le soir, à l’insu de l’ennemi, vint camper à dos et près de Mantinée, dans un fond environné de montagnes.

Le lendemain, comme il sacrifiait encore au point du jour devant le camp, il s’aperçut que des troupes ennemies, sorties de Mantinée, se rassemblaient sur les montagnes, et dans une position qui menaçait son arrière-garde ; il se détermina promptement à faire sa retraite. S’il eût, pour l’exécuter, marché dans l’ordre naturel, l’ennemi pouvait fondre sur ses derrières ; il resta donc dans sa position, et présentant le front à l’ennemi, il ordonna à ceux de la queue de se replier derrière la phalange. Par cette manœuvre, en même temps qu’il retirait ses troupes d’un fond périlleux, il fortifiait sa phalange. Dès qu’elle fut doublée, il marcha dans cet ordre vers la plaine avec ses hoplites, et les rangea sur neuf ou dix de hauteur. Les Mantinéens dès lors ne parurent plus : en effet, ceux d’Élide, qui les accompagnaient dans cette expédition, leur conseillaient de ne point livrer bataille avant l’arrivée des Thébains ; ils comptaient sur la jonction prochaine de ces derniers, parce que, disaient-ils, ils leur avaient prêté dix talens pour la campagne.

À cette nouvelle, les Arcadiens s’arrêtèrent à Mantinée, et Agésilas, qui désirait fort ramener ses troupes parce qu’on était au cœur de l’hiver, demeura trois jours assez près de la ville pour ne pas sembler faire retraite par crainte. Le quatrième jour, ayant dîné de grand matin, il en partit, comme pour camper au lieu qu’il avait choisi d’abord lorsqu’il quitta Eugée ; mais comme aucun Arcadien ne se montrait, il s’avança en diligence vers Eugée, quoiqu’il fût déjà fort tard. Il voulait, pour ôter tout soupçon de fuite, déloger ses hoplites avant qu’on vît les feux de l’ennemi ; car c’était en quelque sorte avoir tiré ses concitoyens de leur première stupeur, que d’être entré dans le pays ennemi et l’avoir ravagé sans que personne osât se mesurer avec lui. De retour dans la Laconie, il licencia ses troupes, et renvoya les périèces dans leurs villes.

Après le départ d’Agésilas et le licenciement de ses troupes, les Arcadiens, se trouvant rassemblés, marchèrent contre les Héréens, qui avaient refusé leur association, et s’étaient jetés dans l’Arcadie avec les Lacédémoniens. Ils entrèrent donc sur leurs terres, dont ils brûlèrent les maisons et coupérent les arbres ; mais sur la nouvelle que les Thébains venaient d’arriver au secours de Mantinée, ils quittèrent le territoire d’Hérée pour se joindre à eux.

La jonction faite, les Thébains, qui croyaient avoir assez fait, soit en venant à leur secours, soit en éloignant l’ennemi par leur présence, se disposaient à partir ; mais les Arcadiens, les Argiens et les Éléens leur persuadèrent de marcher droit en Laconie, par la considération de leur nombre et de la valeur thébaine, qu’ils ne manquaient pas d’exalter : en effet, tous les Bœotiens, glorieux de la victoire de Leuctres, s’exerçaient aux armes. Sous leurs étendards marchaient les Phocéens, qu’ils avaient réduits, toutes les villes de l’Eubée, les deux Locrides, les Acarnaniens, les Héracléens et les Maliens. Suivaient pareillement les cavaliers et les peltastes de la Thessalie. Joyeux de tous ces avantages, les Arcadiens et leurs alliés, assurant que Sparte n’était qu’une vaste solitude, suppliaient les Thébains de ne pas s’en retourner qu’ils n’eussent fait une course sur les terres de Lacédémone.

Ceux-ci écoutaient ces propositions séduisantes ; mais ils considéraient que la Laconie était de difficile accès : ils en croyaient les passages faciles bien gardés ; car Ischolaus était à Io dans la Sciritide, avec quatre cents braves tant des nouveaux citoyens que des bannis de Tégée. Il y avait une autre garnison à Leuctres, au-dessus de la Maléatide. Les Thébains considéraient encore que les forces de Lacédémone se rassembleraient promptement, et qu’elle ne combattrait nulle part mieux que dans ses propres foyers : d’après toutes ces considérations, ils n’inclinaient pas fort à marcher contre Lacédémone. Mais des gens arrivés de Caryes disaient qu’elle était dénuée de troupes ; ils s’offraient pour guides et consentaient à être égorgés s’ils en imposaient. Des périèces les appelaient aussi, leur promettant de se révolter s’ils se montraient seulement sur leurs terres, et leur affirmaient que dans le moment même les périèces, mandés par les Spartiates, refusaient de marcher. Les Thébains, instruits de toutes parts de ces diverses circonstances, se laissèrent enfin persuader. Ils entrèrent par Caryes, et les Arcadiens par Io dans la Sciritide.

On prétend que si Ischolaus se fût avancé jusqu’aux détroits, ils ne les eussent jamais passés ; mais tandis qu’il attendait dans le bourg d’Io un renfort des Iatéens, les Arcadiens gravirent en foule les hauteurs. Tant qu’ils ne l’attaquèrent que de front, il eut l’avantage ; mais les uns l’ayant pris en queue et en flanc, les autres frappant et lançant des traits du haut des maisons, il fut tué ; et tous auraient eu le même sort, si par hasard il ne s’en était sauvé quelques-uns. Après cette victoire, les Arcadiens prirent le chemin de Caryes pour rejoindre les Thébains. Ceux-ci, informés des exploits des Arcadiens, descendirent avec bien plus de hardiesse : ils pillèrent et brûlèrent d’abord Sellasie ; et lorsqu’ils furent dans la plaine, ils campèrent dans un bois consacré à Apollon. Ils en partirent le lendemain, mais sans traverser l’Eurotas à la partie guéable qui conduit à Sparte, parce qu’on découvrait, dans le temple de Minerve Aléa, des hoplites qui attendaient de pied ferme. Ils laissèrent l’Eurotas à leur droite, et ils saccagèrent et incendièrent les maisons les plus riches.

Les femmes de Sparte qui n’avaient jamais vu l’ennemi, ne pouvaient supporter la fumée des embrasemens ; mais les hommes, qui paraissaient et qui étaient réellement en fort petit nombre dans une ville tout ouverte, occupaient les uns un poste, les autres un autre. Les magistrats jugèrent expédient de déclarer à ceux des hilotes qui voudraient prendre les armes et se placer parmi les combattans, que la liberté serait la récompense de leur bravoure : en un instant plus de six mille s’enrôlèrent. Ces hilotes rangés en bataille donnèrent des craintes ; et de fait ils semblaient très nombreux ; mais quand les Spartiates possédèrent sur leur territoire les troupes soldées d’Orchomène, renforcées par ceux de Corinthe, Épidaure, Pellène et autres villes, alors la vue des nouveaux enrôlés les épouvanta moins.

L’armée ennemie, arrivée à la hauteur d’Amyclès, passa l’Eurotas. Partout où les Thébains campaient, ils jetaient devant les rangs le plus d’arbres qu’ils pouvaient couper et se retranchaient ainsi ; au lieu que les Arcadiens quittaient leurs armes et allaient piller les maisons. Trois ou quatre jours après, toute la cavalerie de Thèbes, d’Élis, de la Phocide, de la Thessalie, de la Locride, pénétra jusqu’à l’hippodrome et au temple de Neptune Géolochus. Celle des Lacédémoniens qu’on voyait peu nombreuse, leur faisait face ; mais ils avaient placé dans la maison des Tyndarides une embuscade de trois cents jeunes hoplites. Au même instant où ces hoplites sortirent d’embuscade, leur cavalerie s’ébranla : celle de l’ennemi, au lieu de soutenir le choc, plia, et fut suivie par beaucoup de fantassins, qui prirent aussi la fuite. Les Lacédémoniens ayant cessé de poursuivre et voyant les bataillons thébains se rallier, retournèrent dans leur camp. D’après un léger succès, ils commençaient à espérer que l’ennemi renoncerait à son projet d’invasion ; mais au lieu de retourner dans ses foyers, il prit le chemin d’Hélos et de Gythium. Il brûla les places ouvertes, et pendant trois jours, assiégea Gythium, arsenal des Lacédémoniens. Quelques périèces avaient pris parti avec lui.

Les Athéniens, instruits de ces mouvemens, étaient en peine du parti qu’ils prendraient à l’égard de Lacédémone ; ils convoquèrent l’assemblée d’après un sénatus-consulte. Des députés de Lacédémone et autres alliés qui lui restaient encore fidèles, s’y trouvaient par hasard. Les Lacédémoniens Aracus, Ocyllus, Pharax, Étymoclès, Olonthus, tenant tous à peu près le même langage, disaient que les deux républiques s’étaient toujours prété mutuel appui dans les grandes circonstances ; que Sparte avait affranchi Athènes du joug des tyrans et qu’Athènes avait protégé Sparte assiégée par les Messéniens. Ils représentaient qu’ils avaient prospéré lorsqu’ils agissaient de concert : ils rappelaient que d’un commun effort ils avaient chassé les Perses ; qu’a l’instigation de Lacédémone les Grecs avaient élu les Athéniens chefs des armées navales et gardiens du trésor public ; de même qu’avec le consentement d’Athènes et sans réclamation, les Lacédémoniens avaient été choisis chefs des armées de terre. « Athéniens, ajouta l’un d’eux, si vous et nous sommes d’accord, c’est à présent que se réalisera l’espoir conçu depuis si long-temps de contraindre les Thébains à payer au dieu de Delphes la dixième partie de leurs biens. »

Loin que ce discours fût accueilli, un bruit sourd se fit entendre. « Voilà, se disait-on, leur langage dans l’adversité ; mais dans la prospérité ils nous accablaient. » Ce qui paraissait le plus fort, c’était de les entendre se vanter que les Thébains voulant après leur victoire démanteler Athènes, ils s’y étaient opposés. Au reste, le plus grand nombre s’accordait, fidèle au serment, à voter un secours : ce n’était pas une injustice que vengeaient les Arcadiens et autres ; ils punissaient Lacédémone d’avoir secouru les Tégéates injustement opprimés par les Mantinéens. À ces mots, grand bruit dans l’assemblée. Les uns disaient que ceux-ci avaient justement vengé ceux du parti Proxène, tombés sous les coups de la faction stasippe ; les autres, que la guerre contre les Tégéates était injuste.

Au milieu de ce partage d’opinions, Clitèle de Corinthe se leva et parla ainsi : « Athéniens, il s’agit de décider quels sont les agresseurs. Quel reproche peut-on nous adresser, à nous qui depuis la conclusion de la paix n’avons ni pris les armes contre qui que ce soit, ni enlevé les trésors ou ravagé les terres d’autrui ? Cependant les Thébains ont fait irruption dans notre pays ; ils ont coupé nos arbres, brûlé nos maisons, pillé nos biens, emmené nos troupeaux : si vous ne nous secourez pas contre de si odieux oppresseurs, n’agirez-vons pas contre vos sermens que vous avez en soin vous-mêmes de nous faire prêter à tous ? »

Un murmure favorable accueillit ce discours. Clitèle, s’écriait-on, a parlé sagement. Après lui se leva Proclès de Phlionte :

« Athéniens, vous ne doutez pas, je pense, que Lacédémone une fois abattue, les Thébains ne fondent sur vous, parce qu’ils vous jugent seuls en état de leur disputer l’empire de la Grèce : je crois donc qu’en prenant les armes pour les Lacédémoniens, c’est pour vous que vous combattrez. Les Thébains, devenant les chefs de la Grèce, les Thébains, vos voisins, et malintentionnés à votre égard, se montraient-ils moins redoutables que des adversaires éloignés ? Il vous est donc plus avantageux d’armer pour vous-mêmes, lorsque vous avez encore des alliés qui vous soutiennent, que d’être forcés, après avoir perdu ces alliés, de combattre seuls contre Thèbes.

« Craignez-vous que les Lacédémoniens, échappés au péril du moment, ne vous nuisent un jour ? Considérez que l’on doit redouter la puissance, non de ceux à qui on fait du bien, mais de ceux à qui on a fait du mal. Considérez encore que les particuliers, ainsi que les états, doivent, lorsqu’ils sont forts, se ménager des ressources qui les aident, au sein de la grandeur, à conserver leurs premiers avantages.

Ce sont les dieux qui vous offrent une occasion d’acquérir des amis éternellement fidèles, si vous les secourez. Votre bienfait aura pour témoins non-seulement les immortels, qui savent tout et qui voient l’avenir comme le présent, mais encore les alliés et les ennemis, les Grecs et les Barbares. Quel peuple, en effet, voit d’un œil indifférent la situation politique de la Gréce ? Si donc les Lacédémoniens vous payaient d’ingratitude, qui désormais pourrait les affectionner ? Ne doit-on pas s’attendre à trouver des cœurs généreux plutôt que des lâches chez un peuple qui se montra toujours aussi avide de gloire qu’incapable d’une action honteuse ?

« Une autre considération encore. Si une nouvelle invasion de Barbares menaçait la Grèce, sur qui pourriez-vous mieux compter que sur les Lacédémoniens ? à qui recourriez-vous plus volontiers qu’à ces dignes rivaux, qui aimèrent mieux combattre et mourir aux Thermopyles que de vivre en introduisant un roi barbare dans la Grèce ? Puisqu’ils ont signalé leur courage avec vous, puisqu’on doit espérer qu’ils se signaleront encore, n’est-il pas juste que nous les secourions de concert et avec une égale ardeur ?

« Vous le devez au généreux attachement des alliés dont s’honore Lacédémone : s’ils lui demeurérent fidèles dans l’infortune, ne rougiraient-ils pas de manquer pour vous de reconnaissance ? Si les peuples qui veulent partager les périls avec les Spartiates vous paraissent faibles, réfléchissez qu’en réunissant vos forces aux nôtres, nous ne serons plus des lors de petites républiques.

« Athéniens, j’ai ouï dire que les peuples opprimés ou menacés de l’oppression trouvaient chez vous assistance et refuge. Ce que m’apprenait la renommée, mes yeux en sont témoins : je vois les Lacédémoniens, cette nation illustre, et leurs fidèles amis implorer votre secours ; les Thébains, les Corinthiens eux-mêmes, qui ne purent autrefois persuader aux Lacédémoniens de vous perdre, je les vois vous prier aujourd’hui de ne pas laisser périr vos sauveurs.

« Jadis vos ancêtres ne permirent pas qu’on laissat sans sépulture les Argiens tués sous les murs de Thèbes : on cite ce fait avec éloge. Ne sera-t-il pas plus glorieux pour vous de ne laisser ni outrager ni détruire les Lacédémoniens encore subsistans ? Avoir défendu les Héraclides contre la violence d’Eurysthée, voilà encore un beau trait ; mais n’en serait-ce pas un plus beau de sauver, non les premiers auteurs de Sparte, mais Sparte tout entière ? Jadis les Lacédémoniens vous sauvèrent par un simple suffrage : ne serait-ce pas la plus belle des actions de les secourir les armes à la main et en bravant les dangers ?

« Si nous applaudissons de vous exhorter par nos discours à secourir des braves, ne regardera-t-on pas comme un acte de générosité, que tour à tour amis et ennemis des Lacédémoniens, vous vous ressouveniez moins de leurs injustices que de leurs bienfaits, et que vous leur témoigniez votre reconnaissance non-seulement en votre nom, mais au nom de toute la Grèce, dont ils ont généreusement défendu la cause. »

Les Athéniens délibérèrent, et, sans prêter l’oreille aux réclamations des opposans, il fut décrété qu’on secourrait les Lacédémoniens avec toutes les forces de la république. Iphicrate est élu général. Après les sacrifices accoutumés, il ordonne à ses troupes de souper dans l’Académie, d’où plusieurs partent sans l’attendre. Il se met enfin à la tête de ses guerriers, qui le suivent, croyant qu’on les conduit à de brillans exploits. Arrivé à Corinthe, il y perdit quelques jours, perte de temps qui fut d’abord reprochée. Lorsqu’enfin il en sortit, ses troupes le suivirent avec ardeur ; avec la même ardeur elles couraient à l’assaut s’il leur commandait d’attaquer une place. Cependant, parmi les ennemis qui dévastaient la Laconie, ceux de l’Arcadie, d’Argos et d’Élis s’étaient retirés en grand nombre, emportant tout leur butin à la faveur du voisinage. Les Thébains et autres voulaient quitter le territoire, autant parce qu’ils voyaient leurs troupes diminuer chaque jour, que parce que les provisions venaient à manquer : on les avait ou consommées, ou pillées, ou peu ménagées, ou brûlées ; de plus, l’hiver invitait à partir. Dès qu’ils se furent éloignés de Lacédémone, Iphicrate aussi ramena les Athéniens, de l’Arcadie à Corinthe.

Je ne blâmerai pas toutes les actions d’Iphicrate ; mais je trouve ou téméraire ou inutile ce qu’il fit dans cette expédition ; car s’étant campé à Onée pour empêcher la retraite des Bœotiens, il laissa libre le passage de Cenchrée, qui était plus facile ; et pour savoir si les Thébains avaient franchi Onée, il envoya toute la cavalerie de Corinthe et d’Athènes à la découverte, quoique peu voient aussi bien que beaucoup d’hommes, et qu’il soit plus facile à un petit nombre qu’à un grand, de trouver un chemin commode et de se retirer en bon ordre. D’ailleurs, envoyer un grand nombre lorsqu’il est trop faible contre l’ennemi, n’est-ce pas une insigne folie ? Et en effet, lorsque ces cavaliers d’Iphicrate, qui à cause de leur multitude occupaient un grand espace, étaient forcés de reculer, ils ne rencontraient que des lieux difficiles ; en sorte qu’il ne périt pas moins de vingt cavaliers. Les Thébains exécutèrent donc leur retraite sans danger.