Œuvres complètes de Thucydide et de Xénophon (Buchon)/Guerre du Péloponnèse/Livre 1

Traduction par Pierre-Charles Levesque.
Texte établi par Jean Alexandre BuchonDesrez (p. 1-47).


LIVRE PREMIER.
Séparateur


I[1]. Thucydide a écrit la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens, et est entré dans le détail de leurs exploits réciproques. Il a commencé son travail dès le temps des premières hostilités, persuadé que ce serait une guerre d’une grande importance, et même plus considérable que toutes celles qui avaient précédé. Sa conjecture n’était pas dépourvue de fondement : il voyait de part et d’autre les préparatifs répondre à l’état florissant auquel les deux peuples étaient parvenus, et le reste de la Grèce ou se déclarer dès lors pour l’un des deux partis, ou former du moins la résolution de s’y réunir. C’était le plus grand mouvement que la Grèce eût encore éprouvé, qui eût agité une partie des Barbares, et même qu’eût ressenti le monde entier. La distance des temps ne permet pas de bien connaître les circonstances des événemens qui ont immédiatement précédé cette guerre, et moins encore de ceux qui remontent à des époques plus reculées : mais, autant que je puis en juger, et portant mes regards jusque dans la plus haute antiquité, je crois qu’il n’y avait encore rien eu de grand ni dans la guerre ni dans tout le reste.

II. On voit en effet que le pays qui porte aujourd’hui le nom de Grèce, n’était point encore habité d’une manière constante ; mais qu’il était sujet à de fréquentes émigrations, et que ceux qui s’arrêtaient dans une contrée, l’abandonnaient sans peine, repoussés par de nouveaux occupans qui se succédaient toujours en plus grand nombre. Comme il n’y avait point de commerce ; que les hommes ne pouvaient sans crainte communiquer entre eux, ni par terre ni par mer ; que chacun ne cultivait que ce qui suffisait à sa subsistance, sans connaître les richesses ; qu’ils ne faisaient point de plantations, parce que n’étant pas défendus par des murailles, ils ne savaient pas quand on viendrait leur enlever le fruit de leur labeur ; comme chacun enfin croyait pouvoir trouver partout sa subsistance journalière, il ne leur était pas difficile de changer de place. Avec ce genre de vie, ils n’étaient puissans, ni par la grandeur des villes, ni par aucun autre moyen de défense. Le pays le plus fertile était celui qui éprouvait les plus fréquentes émigrations : telles étaient la contrée qu’on nomme à présent Thessalie, la Béotie, la plus grande partie du Péloponnèse, dont il faut excepter l’Arcadie, et les autres enfin en proportion de leur fécondité : car dès que, par la bonté de la terre, quelques peuplades avaient augmenté leur force, cette force donnait lieu à des séditions qui en causaient la ruine, et elles se trouvaient d’ailleurs plus exposées aux entreprises du dehors. L’Attique, qui, par l’infertilité d’une grande partie de son sol, n’a point été sujette aux séditions, a toujours eu les mêmes habitans. Et ce qui n’est pas une faible preuve de l’opinion que j’établis, c’est qu’on ne voit pas que des émigrations aient contribué de même à l’accroissement des autres contrées. C’était Athènes que choisissaient pour refuge les hommes les plus puissans de toutes les autres parties de la Grèce, quand ils avaient le dessous à la guerre, ou dans des émeutes : ils n’en connaissaient point de plus sûr ; et devenus citoyens, on les vit, même à d’anciennes époques, augmenter la population de la République : on envoya même dans la suite des colonies en Ionie, parce que l’Attique ne suffisait plus à ses habitans.

III. Ce qui me prouve encore bien la faiblesse des anciens, c’est qu’on ne voit pas qu’avant la guerre de Troie, la Grèce ait rien fait en commun. Je crois même qu’elle ne portait pas encore tout entière le nom d’Hellade qu’on lui donne aujourd’hui, ou plutôt qu’avant Hellen, fils de Deucalion, ce nom n’existait pas encore : les différentes peuplades donnaient leur nom à la contrée qu’elles occupaient. Mais Hellen et ses fils ayant acquis de la puissance dans la Phtiotide, et ayant été appelés dans d’autres villes par des peuples qui imploraient leur secours, le nom d’Hellènes, par une suite de ce commerce, fut celui qui servit le plus à désigner chacun de ces peuples. Il est vrai cependant que long-temps ce nom ne put l’emporter sur les autres au point de devenir commun à tous les Grecs : c’est ce que prouve surtout Homère. Quoique né fort long-temps après la guerre de Troie, il n’a pas compris sous une dénomination générique tous les alliés, pas même ceux qui étaient partis de la Phtiotide avec Achille, et qui furent cependant les premiers Hellènes ; mais il nomme distinctement dans ses vers les Danaëns, les Argiens et les Achéens. Il n’a pas employé non plus le mot de barbare[2], par la raison, comme je le crois, que les Grecs ne s’étaient pas désignés eux-mêmes par un terme distinctif opposé à celui d’étrangers. Ainsi donc chaque société d’Hellènes en particulier, et les races qui s’entendaient mutuellement, quoique partagées en différentes villes, et qui furent comprises dans la suite sous un nom générique, faibles et sans commerce entre elles, ne firent rien d’un commun effort avant la guerre de Troie ; et même si elles se réunirent pour cette expédition, c’est que la plupart commençaient à pratiquer la mer.

IV. De tous les souverains dont nous ayons entendu parler, Minos est celui qui eut le plus anciennement une marine. Il était maître de la plus grande partie de la mer qu’on appelle maintenant Hellénique ; il dominait sur les Cyclades, et forma des établissemens dans la plupart de ces îles, après en avoir chassé les Cariens : il en donna le gouvernement à ses fils, et les purgea sans doute, autant qu’il put, de brigands, pour s’en mieux assurer les revenus.

V. Anciennement ceux des Grecs ou des Barbares qui vivaient dans le continent au voisinage de la mer, ou qui occupaient des îles, n’eurent pas plus tôt acquis l’habileté de passer les uns chez les autres sur des vaisseaux, qu’ils se livrèrent à la piraterie. Les hommes les plus puissans de la nation se mettaient à leur tête ; ils avaient pour objet leur profit particulier, et le désir de procurer la subsistance à ceux qui n’avaient pas la force de partager leurs fatigues. Ils surprenaient des villes sans murailles[3] dont les citoyens étaient séparés par espèces de bourgades, et ils les mettaient au pillage : c’était ainsi qu’ils se procuraient presque tout ce qui est nécessaire à la vie. Ce métier n’avait rien de honteux, ou plutôt il conduisait à la gloire. C’est ce dont nous offrent encore aujourd’hui la preuve certains peuples chez qui c’est un honneur de l’exercer avec adresse : c’est aussi ce que nous font connaître les plus anciens poètes. Partout, dans leurs ouvrages, ils font demander aux navigateurs s’ils ne sont pas des pirates ; c’est supposer que ceux qu’on interroge ne désavoueront pas cette profession, et que ceux qui leur font cette question ne prétendent pas les insulter. Les Grecs exerçaient aussi par terre le brigandage les uns contre les autres, et ce vieil usage dure encore dans une grande partie de la Grèce ; chez les Locriens-Ozoles, chez les Étoliens, chez les Acarnanes, et dans toute cette partie du continent. C’est du brigandage qu’est resté chez ces habitans de la terre ferme l’usage d’être toujours armés.

VI. Sans défense dans leurs demeures, sans sûreté dans leurs voyages, les Grecs ne quittaient point les armes ; ils s’acquittaient armés des fonctions de la vie commune, à la manière des Barbares. Les endroits de la Grèce où ces coutumes sont encore en vigueur prouvent qu’il fut un temps où des coutumes semblables y régnaient partout. Les Athéniens les premiers déposèrent les armes, prirent des mœurs plus douces, et passèrent à un genre de vie plus sensuel. Il n’y a pas encore long-temps que chez eux les vieillards de la classe des riches ont cessé de porter des tuniques de lin, et d’attacher des cigales d’or dans les nœuds de leur chevelure rassemblée sur le sommet de la tête. C’est de là que les vieillards d’Ionie, ayant en général la même origine, avaient aussi la même parure. Les Lacédémoniens furent les premiers à prendre des vêtemens simples, tels qu’on les porte aujourd’hui ; et dans tout le reste, les plus riches se mirent chez eux à observer, dans leur manière de vivre, une grande égalité avec la multitude. Ils furent aussi les premiers qui, dans les exercices, se dépouillèrent de leurs habits, et se frottèrent d’huile en public. Autrefois, même dans les jeux olympiques, les athlètes, pour combattre, se couvraient d’une ceinture les parties honteuses, et il n’y a pas bien des années que cet usage a cessé. Encore à présent, chez quelques-uns des Barbares et surtout chez les Asiatiques, on propose des prix de la lutte et du pugilat, et ceux qui les disputent portent une ceinture. On pourrait donner bien d’autres preuves que les mœurs des Grecs furent celles que conservent encore aujourd’hui les Barbares.

VII. Les sociétés qui se sont rassemblées plus récemment et dans les temps où la mer fut devenue plus libre, ayant une plus grande abondance de richesses, se sont établies sur les rivages, et se sont entourées de murailles ; elles se sont emparées des isthmes pour l’avantage du commerce et pour se mieux fortifier contre leurs voisins. Mais comme la piraterie fut long-temps en vigueur, les anciennes villes, tant dans les îles que sur le continent, furent bâties loin de la mer ; car les habitans des côtes, même sans être marins, exerçaient le brigandage entre eux et contre les autres ; ces villes, construites loin des rivages, subsistent encore aujourd’hui.

VIII. Les insulaires n’étaient pas les moins adonnés à la piraterie. Tels étaient les Cariens et les Phéniciens ; ils occupaient la plupart des îles : on en a une preuve. Quand les Athéniens, dans la guerre actuelle, purifièrent Délos et qu’on enleva tous les tombeaux, on remarqua que plus de la moitié des morts étaient des Cariens. On les reconnaissait à la forme de leurs armes ensevelies avec eux, et à la manière dont ils enterrent encore aujourd’hui les morts. Mais quand Minos eut établi une marine, la navigation devint plus libre : il déporta les malfaiteurs qui occupaient les îles, et dans la plupart il envoya des colonies. Les habitans du voisinage de la mer, ayant acquis plus de richesses, se fixèrent davantage dans leurs demeures, et plusieurs s’entourèrent de murailles, devenus plus opulens qu’ils ne l’avaient été. L’inégalité s’établit ; car épris de l’amour du gain, les plus faibles supportèrent l’empire du plus fort ; et les plus puissans, qui jouissaient d’une grande fortune, se soumirent les villes inférieures. Telle était en général la situation des Grecs, quand ils s’armèrent contre les Troyens.

IX. Si Agamemnon parvint à rassembler une flotte, je crois que ce fut bien plutôt parce qu’il était le plus riche des Grecs de son temps, que parce que les amans d’Hélène, qu’il conduisait, s’étaient liés par un serment fait entre les mains de Tyndare[4]. Ceux qui, sur le rapport des anciens, ont le mieux connu les traditions dont les peuples du Péloponnèse conservent le souvenir, disent que Pélops s’établit une puissance sur des hommes pauvres, par les grandes richesses qu’il apporta de l’Asie ; que tout étranger qu’il était, il donna son nom au pays où il vint se fixer, et qu’une force plus grande encore s’accumula sur ses descendans, après que les Héraclides eurent tué dans l’Attique Eurysthée, dont Atrée était l’oncle maternel. Eurysthée, partant pour une expédition guerrière, lui confia, comme à son parent, la ville de Mycènes et sa domination. Il fuyait son père qui avait donné la mort à Chrysippe. Comme il ne revint pas, Atrée fut roi de Mycènes et de tout ce qui avait été soumis à Eurysthée ; il parvint à cette puissance de l’aveu même des Mycéniens, qui craignaient les Héraclides ; il paraissait d’ailleurs capable de régner, et il avait eu l’adresse de flatter le peuple. Dès lors les Pélopides furent plus puissans que les descendans de Persée. Agamemnon réunit sur sa tête tout cet héritage, et comme il l’emportait sur les autres par sa marine, il parvint moins par amour, je crois, que par crainte, à rassembler une armée et à s’en rendre le chef. On voit qu’en partant c’était lui qui avait le plus grand nombre de vaisseaux, et qu’il en fournit encore aux Arcadiens ; c’est ce que nous apprend Homère, si l’on en veut croire son témoignage. Ce même poète, en parlant du sceptre qui passa dans les mains d’Agamemnon, dit que ce prince régnait sur un grand nombre d’îles et sur tout Argos. Habitant du continent, s’il n’avait pas eu de marine, il n’aurait dominé que sur les îles voisines, qui ne pouvaient être en grand nombre. C’est par l’expédition de Troie qu’on peut se faire une idée de celles qui avaient précédé.

X. De ce que Mycènes avait peu d’étendue ou de ce que certaines villes de ce temps-là semblent aujourd’hui peu considérables, on aurait tort de conclure, comme d’une preuve assurée, que la flotte des Grecs n’ait pas été aussi considérable que l’ont dit les poètes et que le porte la tradition ; car si la ville de Lacédémone était dévastée, et qu’il ne restât que ses temples et les fondemens des autres édifices, je crois qu’après un long temps, la postérité, comparant ces vestiges avec la gloire de cette république, ajouterait peu de foi à sa puissance. Et cependant sur cinq parties du Péloponnèse, elle en possède deux[5] ; elle commande au reste et elle a au dehors un grand nombre d’alliés. Mais comme la ville n’est pas composée de bâtimens contigus, comme on n’y recherche la magnificence ni dans les temples ni dans les autres édifices, et que la population y est distribuée par bourgades, suivant l’ancien usage de la Grèce, elle paraît bien au-dessous de ce qu’elle est. Si de même il arrivait qu’Athènes fut dévastée, on se figurerait, à l’inspection de ses ruines, que sa puissance était double de ce qu’elle est en effet. Le doute est donc déplacé : c’est moins l’apparence des villes qu’il faut considérer que leur force ; et l’on peut croire que l’expédition des Grecs contre Troie fut plus considérable que celles qui avaient précédé, et plus faible que celles qui se font maintenant. S’il faut accorder ici quelque confiance au poème d’Homère, dans lequel sans doute, en sa qualité de poète, il a embelli les choses en les exagérant, on ne laissera pas de reconnaître que cette expédition le cédait à celles de nos jours. Il la suppose de douze cents vaisseaux ; il fait monter de cent vingt hommes ceux des Bœotiens, et de cinquante ceux de Philoctète ; et comme dans son énumération il ne parle point de la force des autres, je crois qu’il indique les plus grands et les plus petits. Il ne nous laisse pas ignorer que tous les hommes qui montaient le vaisseau de Philoctète, étaient à la fois rameurs et guerriers ; car il fait des archers de tous ceux qui maniaient la rame. Il n’est pas vraisemblable qu’il y eût sur les bâtimens beaucoup d’hommes étrangers à la manœuvre, si l’on excepte les rois et ceux qui étaient dans les plus hautes dignités, surtout lorsqu’on devait faire la traversée avec tous les équipages de guerre ; d’ailleurs les vaisseaux n’étaient pas pontés, ils étaient conformes à l’ancienne construction et ressemblaient à ceux de nos pirates. En prenant donc un milieu entre les plus forts bâtimens et les plus faibles, on voit que le total de ceux qui les montaient ne formait pas un grand nombre de troupes, eu égard à une entreprise que la Grèce entière partageait.

XI. C’est ce qu’il faut moins attribuer à la faiblesse de la population qu’à celle des richesses. Faute de subsistances, on ne leva qu’une armée assez peu considérable, dans l’espérance que la guerre elle-même pourrait la nourrir en pays ennemi. Arrivés dans la campagne de Troie, les Grecs gagnèrent une bataille, c’est un fait certain ; car sans cela ils n’auraient pu se construire un camp fermé de murailles. On voit que même ils n’y rassemblèrent pas toutes leurs forces, et que, par disette de vivres, ils se mirent à cultiver la Chersonèse, et à faire le brigandage. C’est à quoi il faut surtout attribuer la résistance des Troyens pendant dix ans ; comme les Grecs étaient dispersés, leurs ennemis se trouvaient toujours en force égale contre ceux qui restaient. Mais s’ils étaient arrivés avec des munitions abondantes, restés ensemble, ils auraient fait continuellement la guerre sans se distraire par le brigandage et l’agriculture ; et supérieurs dans les combats, ils auraient pris aisément la place. Ils furent même en état, sans être réunis, de résister avec la portion de troupes qui était toujours prête au combat ; attachés constamment au siège, ils se seraient rendus maîtres de Troie en moins de temps et avec moins de peine. Ainsi, faute de richesses, les entreprises antérieures avaient été faibles, et celle-là même, bien plus célèbre que les précédentes, fut au-dessous en effet de la renommée et des récits accrédités aujourd’hui sur la foi des poètes.

XII. Et même encore après la guerre de Troie, la Grèce, toujours sujette aux déplacemens et aux émigrations, ne put prendre d’accroissement, parce qu’elle ne connaissait pas de repos. Le retour tardif des Grecs occasiona bien des révolutions ; il y eut des soulèvemens dans la plupart des villes, et les vaincus allèrent fonder de nouveaux états. La soixantième année après la prise d’Ilion, les Bœotiens d’aujourd’hui, chassés d’Arné par les Thessaliens, s’établirent dans la contrée appelée maintenant Bœotie ; elle se nommait auparavant Cadméide. Il s’y trouvait dès long-temps une portion de ce peuple, et elle avait envoyé des troupes devant Ilion. Ce fut dans la quatre-vingtième année après la prise de cette ville, que les Doriens occupèrent le Péloponnèse avec les Héraclides.

Après une longue période de temps, la Grèce, parvenue enfin avec peine à un repos solide et n’éprouvant plus de séditions, envoya hors de son sein des colonies : les Athéniens en fondèrent dans l’Ionie et dans la plupart des îles ; les Péloponnésiens dans l’Italie, dans la plus grande partie de la Sicile et dans quelques endroits du reste de la Grèce. Tous ces établissemens sont postérieurs au siège de Troie.

XIII. Quand la Grèce fut devenue plus riche et plus puissante, des tyrannies[6] s’établirent dans la plupart des villes, à mesure que les revenus y augmentaient. Auparavant la dignité royale était héréditaire[7], et les prérogatives en étaient déterminées. Les Grecs alors construisirent des flottes et se livrèrent davantage à la navigation. On dit que les Corinthiens changèrent les premiers la forme des vaisseaux, qu’ils les construisirent sur un modèle à peu près semblable à celui d’aujourd’hui, et que ce fut à Corinthe que furent mises sur le chantier les premières trirèmes grecques. On sait que le constructeur Aminoclès, de Corinthe, fit aussi quatre vaisseaux pour les Samiens. Il s’est écoulé tout au plus trois cents ans jusqu’à la fin de la guerre dont j’écris l’histoire, depuis qu’Aminoclès vint à Samos. Le plus ancien combat naval dont nous ayons connaissance, est celui des Corinthiens contre les Corcyréens ; il ne remonte pas à plus de deux cent soixante ans au-dessus de la même époque.

Corinthe, par sa situation sur l’isthme, fut presque toujours une place de commerce, parce qu’autrefois les Grecs, tant ceux de l’intérieur du Péloponnèse que ceux du dehors, faisant bien plus le négoce par terre que par mer, traversaient pour communiquer entre eux, l’intérieur de cette ville. Les Corinthiens étaient donc puissans en richesses, comme le témoignent les anciens poètes ; car ils donnent à Corinthe le surnom de riche. Quand les Grecs eurent acquis plus de pratique de la mer, ils firent usage de leurs vaisseaux pour la purger de pirates, et les Corinthiens, leur offrant alors un marché pour le commerce de terre et le commerce maritime, eurent une ville puissante par ses revenus.

La marine des Ioniens se forma beaucoup plus tard sous le règne de Cyrus, premier roi des Perses, et sous celui de Cambyse, son fils. Ils firent la guerre à Cyrus, et furent quelque temps les maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Polycrate, tyran de Samos, pendant le règne de Cambyse, fut puissant sur mer et soumit à sa domination plusieurs îles, entre autres celle de Rhénie ; il consacra cette dernière à Apollon de Délos. Les Phocéens, fondateurs de Marseille, vainquirent par mer les Carthaginois[8].

XIV. Voilà quelles étaient les plus puissantes marines. On voit qu’elles ne se formèrent que plusieurs générations après le siège de Troie ; elles employaient peu de trirèmes, et comme au temps de ce siècle, elles étaient encore composées de pentécontores[9] et de vaisseaux longs.

Peu après la guerre médique et la mort de Darius, qui succéda sur le trône de Perse à Cambyse, les tyrans de la Sicile et les Corcyréens eurent un grand nombre de trirèmes. Ce furent dans la Grèce les seules flottes considérables avant la guerre de Xerxès : car les Éginètes, les Athéniens, et peut-être quelques autres, n’en avaient que de faibles, et qui n’étaient guère composées que de pentécontores ; ce fut même assez tard et seulement quand Thémistocle, qui s’attendait à l’invasion des Barbares, eut persuadé aux Athéniens, alors en guerre avec les Éginètes, de construire des vaisseaux sur lesquels ils combattirent ; tous n’étaient pas même encore pontés.

XV. Telles furent les forces maritimes que possédèrent les Grecs dans les temps anciens et même dans ceux qui sont les moins éloignés de nous. Les villes qui avaient des flottes supérieures se procurèrent une puissance respectable par leurs revenus pécuniaires et par leur domination sur les autres, car, avec leurs vaisseaux, elles se soumirent les îles. C’est ce qui arriva surtout aux peuples dont le territoire ne suffisait pas à leurs besoins.

D’ailleurs il ne se faisait par terre aucune expédition capable d’augmenter la puissance d’un état ; toutes les guerres qui s’élevaient n’étaient que contre des voisins, et les Grecs n’envoyaient pas des armées au dehors faire des conquêtes loin de leurs frontières. On ne voyait pas de villes s’associer à celles qui avaient plus de force, et se soumettre à leur commandement ; des républiques égales entre elles n’apportaient pas en commun des contributions pour lever des armées, seulement les voisins se faisaient en particulier la guerre les uns aux autres. Ce fut, surtout dans celle que se firent autrefois les peuples de Chalcis et d’Érétrie, que le reste de la Grèce se partagea pour donner des secours aux uns ou aux autres.

XVI. Il survint à certaines républiques différens obstacles qui ne leur permirent pas de s’agrandir. Ainsi les Ioniens voyaient s’élever très haut leur fortune, quand Cyrus, avec les forces du royaume de Perse, abattit Crœsus, conquit tout ce qui se trouve au-delà du fleuve Halys jusqu’à la mer, et réduisit en servitude les villes du continent. Darius vainquit ensuite les Phéniciens sur la mer, et se rendit maître des îles.

XVII. Ce qu’il y avait de tyrans dans les différens états de la Grèce, occupés seulement de pourvoir à leurs intérêts, de défendre leur personne et d’agrandir leur maison, se tenaient surtout dans l’enceinte des villes, pour y vivre autant qu’il était possible, en sûreté. Si l’on excepte ceux de Sicile, qui s’élevèrent à une grande puissance, ils ne firent rien de considérable, seulement chacun d’eux put exercer quelques hostilités contre ses voisins. Ainsi de toutes parts et pendant long-temps, la Grèce fut hors d’état de faire en commun rien d’éclatant, et chacune de ses villes était incapable de rien oser.

XVIII. Après que les derniers tyrans d’Athènes et du reste de la Grèce, car presque tout entière elle avait été soumise à la tyrannie, eurent été la plupart chassés par les Lacédémoniens, excepté ceux de Sicile, ce peuple devint puissant par cet exploit, et ce fut lui qui régla les intérêts des autres républiques. Il est bien vrai que Lacédémone, fondée par les Doriens qui l’habitent, fut plus long-temps qu’aucune autre ville dont nous ayons connaissance, agitée de séditions ; mais elle eut, dès l’antiquité la plus reculée, de bonnes lois et ne fut jamais soumise au pouvoir tyrannique. Il s’est écoulé quatre cents ans et même un peu plus, jusqu’à la fin de la guerre que nous écrivons, depuis que les Lacédémoniens vivent sous le même régime.

Peu d’années après l’extinction de la tyrannie dans la Grèce, se donna la bataille de Marathon entre les Mèdes et les Athéniens ; et dix ans après, les Barbares, avec une puissante armée, se jetèrent sur la Grèce pour l’asservir. Pendant que ce grand danger était suspendu sur les têtes, les Lacédémoniens, supérieurs en puissance, commandèrent les Grecs armés pour la défense commune. Les Athéniens, ayant pris la résolution d’abandonner leur ville, montèrent sur leurs vaisseaux et devinrent hommes de mer. Les Grecs, peu après avoir d’un commun effort repoussé les Barbares, se partagèrent entre les Athéniens et les Lacédémoniens, tant ceux qui avaient secoué le joug du roi[10] que ceux qui avaient porté les armes avec lui. C’était alors les deux républiques qui montrassent le plus de puissance, l’une par terre, l’autre par mer. Leur union fut de courte durée : elles finirent par se brouiller et se firent la guerre avec les secours des peuples qu’elles avaient dans leur alliance. C’était à elles que les autres Grecs avaient recours quand il leur survenait quelques différends. Enfin, dans tout le temps qui s’est écoulé depuis la guerre des Mèdes jusqu’à celle-ci, ces deux peuples, tantôt se jurant entre eux la paix, tantôt se faisant la guerre l’un à l’autre ou combattant ceux de leurs alliés qui les abandonnaient, eurent un appareil de guerre formidable ; et comme ils s’exerçaient avec ardeur au milieu des dangers, ils acquirent beaucoup d’expérience.

XIX. Les Lacédémoniens commandaient leurs alliés sans exiger d’eux aucun tribut : ils les ménageaient pour les tenir attachés au gouvernement d’un petit nombre, le seul qui convînt à la politique de Lacédémone. Mais les Athéniens, ayant pris avec le temps les vaisseaux des villes alliées, excepté ceux de Chio et de Lesbos, leur imposèrent à toutes des tribus pécuniaires[11], et dans la guerre que nous écrivons, leur appareil militaire fut plus grand qu’il ne l’avait jamais été, lorsqu’ils florissaient le plus par les secours complets de tous leurs alliés.

XX. Tel j’ai trouvé l’ancien état de la Grèce, et il est difficile d’en démontrer l’exactitude par une suite de preuves liées entre elles ; car les hommes reçoivent indifféremment les uns des autres, sans examen, ce qu’ils entendent dire sur les choses passées, même lorsqu’elles appartiennent à leur pays. Ainsi l’on croit généralement à Athènes qu’Hipparque était en possession de la tyrannie, lorsqu’il fut tué par Harmodius et Aristogiton. On ignore qu’Hippias était l’aîné des fils de Pisistrate, qu’il tenait les rênes du gouvernement, et qu’Hipparque et Thessalus étaient ses frères. Harmodius et Aristogiton, au jour et à l’instant même qu’ils allaient exécuter leur projet, soupçonnèrent qu’Hippias en avait reçu quelques indices de la part des conjurés : ils l’épargnèrent dans l’idée qu’il était instruit d’avance, mais ils voulurent essayer du moins de faire quelque chose avant d’être arrêtés, et ayant rencontré près du temple nommé Léocorion, Hipparque occupé à disposer la pompe des Panathénées, ils lui donnèrent la mort.

Il est bien d’autres choses qui existent encore de nos jours et qui ne sont pas du nombre de celles que le temps a effacées de la mémoire, dont on n’a cependant que de fausses idées dans le reste de la Grèce. Ainsi on croit que les rois de Lacédémone donnent chacun deux suffrages au lieu d’un, et que les Lacédémoniens ont un corps de troupes nommé Pitanale, qui n’a jamais existé ; tant la plupart des hommes sont indolens à rechercher la vérité et aiment à se tourner vers la première opinion qui se présente.

XXI. D’après les preuves que j’ai données, on ne se trompera pas sur les faits que j’ai parcourus, en m’accordant de la confiance, au lieu d’admettre ce que les poètes ont chanté, jaloux de tout embellir ; ou ce que racontent les historiens, qui, plus amoureux de chatouiller l’oreille que d’être vrais, rassemblent des faits qui, dénués de preuves, généralement altérés par le temps et dépourvus de vraisemblance, méritent d’être placés entre les fables[12]. On peut croire que dans mes recherches je me suis appuyé sur les témoignages les plus certains, autant du moins que des faits anciens peuvent être prouvés.

Quoique l’on regarde toujours comme la plus importante de toutes les guerres, celle dans laquelle on porte les armes, et que rendu au repos, on admire davantage les exploits des temps passés, on n’a qu’à considérer par les faits celle que je vais écrire, et l’on ne doutera pas qu’elle ne l’ait emporté sur les anciennes guerres.

XXII. Rendre de mémoire, dans des termes précis, les discours qui furent tenus lorsqu’on se préparait à la guerre ou pendant sa durée, c’est ce qui était difficile pour moi-même quand je les avais entendus, et pour ceux qui m’en rendaient compte, de quelque part qu’ils les eussent appris. Je les ai rapportés comme il m’a semblé que les orateurs devaient surtout avoir parlé dans les circonstances où ils se trouvaient, me tenant toujours, pour le fond des pensées, le plus près qu’il était possible de ce qui avait été dit en effet.

Quant aux événemens, je ne me suis pas contenté de les écrire sur la foi du premier qui m’en faisait le récit, ni comme il me semblait qu’ils s’étaient passés ; mais j’ai pris des informations aussi exactes qu’il m’a été possible, même sur ceux auxquels j’avais été présent. Ces recherches étaient pénibles, car les témoins d’un événement ne disent pas tous les mêmes choses sur les mêmes faits ; ils les rapportent au gré de leur mémoire ou de leur partialité. Comme j’ai rejeté ce qu’ils disaient de fabuleux, je serai peut-être écouté avec moins de plaisir, mais il me suffira que mon travail soit regardé comme utile par ceux qui voudront connaître la vérité de ce qui s’est passé, et en tirer des conséquences pour les événemens semblables ou peu différens qui, par la nature des choses humaines, se renouvelleront un jour. C’est une propriété que je laisse pour toujours aux siècles à venir, et non un jeu d’esprit fait pour flatter un instant l’oreille[13].

XXIII. La plus considérable des guerres précédentes fut celle contre les Perses ; et cependant cette querelle fut bientôt jugée par deux actions navales et deux combats de terre. Mais la guerre que j’écris a été de bien plus longue durée, et a produit des maux tels que jamais la Grèce n’en avait éprouvés dans un même espace de temps. Jamais tant de villes n’avaient été dévastées soit par les Barbares, soit par leurs hostilités réciproques ; quelques-unes même perdirent leurs habitans pour en recevoir de nouveaux ; jamais tant d’hommes n’avaient éprouvé les rigueurs de l’exil ; jamais tant n’avaient perdu la vie dans les combats ou par les séditions. Des événemens autrefois connus par tradition, et rarement confirmés par les effets, ont cessé d’être incroyables : tremblemens de terre ébranlant à la fois une grande partie du globe, et les plus violens dont on eût encore entendu parler ; éclipses de soleil plus fréquentes que dans aucun temps dont on ait conservé le souvenir ; en certains pays, de grandes sécheresses, et par elles, la famine ; un fléau plus cruel encore, et qui a détruit une partie des Grecs, la peste ; maux affreux, et tous réunis à ceux de cette guerre.

Les Athéniens et les Péloponnésiens la commencèrent en rompant la trêve de trente ans qu’ils avaient conclue après la soumission de l’Eubée[14]. J’ai commencé par écrire les causes de cette rupture et les différends des deux peuples, pour qu’on n’ait pas la peine de chercher un jour d’où s’éleva, parmi les Grecs, une si terrible querelle. La cause la plus vraie, celle sur laquelle on gardait le plus profond silence, et qui la rendit cependant inévitable, fut, je crois, la grandeur à laquelle les Athéniens étaient parvenus et la terreur qu’ils inspiraient aux Lacédémoniens. Mais voici les raisons qu’on mettait en avant de part et d’autre, et qui firent rompre la trêve et commencer les hostilités.

XXIV. Épidamne est une ville qu’on trouve à droite en entrant dans le golfe d’Ionie : elle est voisine des Talautiens, Barbares de nation illyrique. C’est une colonie des Corcyréens ; Phalius, fils d’Ératoclide, Corinthien de race, et descendant d’Hercule, en fut le fondateur ; il fut mandé de la métropole, suivant l’antique usage, pour exercer cette fonction[15]. Des Corinthiens et d’autres gens d’origine dorique se joignirent à ceux qui allaient établir la colonie : ce fut, avec le temps, une cité considérable, et elle parvint à une grande population ; mais, comme on le raconte, les habitans, après s’être livrés pendant plusieurs années à des dissensions intestines, périrent en grand nombre dans une guerre qu’ils eurent avec les Barbares leurs voisins, et perdirent une grande partie de leur puissance. Enfin, avant la guerre que nous écrivons, le peuple chassa les riches ; ceux-ci se retirèrent chez les Barbares, et avec eux, ils exercèrent par terre et par mer le brigandage contre leur patrie. Les citoyens qui étaient restés dans la ville, ainsi tourmentés, envoyèrent une députation à Corcyre comme à leur métropole. Ils demandaient qu’on daignât ne les pas abandonner dans leur ruine, qu’on voulût bien les réconcilier avec les exilés et mettre fin à la guerre des Barbares. Ils firent cette demande assis, en qualité de supplians, dans le temple de Junon[16] : mais les Corcyréens ne reçurent pas leurs prières, et les renvoyèrent sans leur rien accorder.

XXV. Les Épidamniens, voyant qu’ils n’avaient aucun secours à espérer de Corcyre, ne surent quel parti prendre dans leur malheur. Ils envoyèrent à Delphes consulter le dieu, pour savoir s’ils remettraient leur ville aux Corinthiens, comme à leurs fondateurs, et s’ils essaieraient d’en obtenir quelque assistance. Le dieu leur répondit de donner leur ville aux Corinthiens, et de se mettre sous leur commandement. Les Épidamniens allèrent à Corinthe, et conformément à l’oracle, ils remirent aux Corinthiens la colonie. Ils leur firent connaître qu’elle avait eu pour fondateur un citoyen de Corinthe ; et leur communiquant la réponse du dieu, ils les prièrent de ne pas les abandonner dans leur désastre, et de leur accorder des secours. Les Corinthiens étaient persuadés que cette colonie ne leur appartenait pas moins qu’aux Corcyréens ; ils prirent ces infortunés sous leur protection, touchés de la justice de leur cause, et en même temps par haine pour les citoyens de Corcyre, qui les négligeaient, quoiqu’ils fussent une colonie sortie de leur sein. Ils ne leur rendaient pas les honneurs accoutumés dans les solennités publiques, et ne choisissaient pas, comme les autres colonies, un pontife de Corinthe, pour présider à leurs sacrifices[17]. Égaux par leurs richesses aux états les plus opulens de la Grèce, et plus puissans encore par leur appareil militaire, ils dédaignaient leur métropole. Ils ne manquaient pas aussi, dans l’occasion, de vanter avec orgueil leur grande supériorité dans la marine, parce qu’autrefois les Phéaciens avaient habité Corcyre, et avaient dû leur gloire à la puissance de leurs flottes : aussi les voyait-on s’appliquer surtout à la navigation, et leur marine était formidable ; ils avaient cent vingt trirèmes quand ils commencèrent la guerre.

XXVI. Les Corinthiens, qui avaient contre cette république tant de sujets de plainte, envoyèrent avec joie des secours à Épidamne. Ils engagèrent ceux qui le voudraient à y aller former des établissemens, et y firent passer une garnison composée de Corinthiens, d’Ampraciotes et de Leucadiens : elle prit sa route par terre du côté d’Apollonie, colonie de Corinthe, dans la crainte que les Corcyréens ne leur fermassent le passage de la mer. Ceux-ci, informés qu’il allait à Épidamne une garnison et de nouveaux habitans, et que la colonie s’était donnée aux Corinthiens, éprouvèrent un vif ressentiment. Ils mirent aussitôt en mer vingt-cinq vaisseaux qui furent bientôt suivis d’une autre flotte, et ordonnèrent, avec une hauteur insultante, aux Épidamniens de recevoir les exilés, et de chasser la garnison et les habitans qui leur étaient envoyés de Corinthe : c’est que les exilés d’Épidamne étaient venus à Corcyre ; ils montraient les tombeaux de leurs ancêtres, faisaient valoir l’origine commune qui les unissait aux Corcyréens, et demandaient à être rétablis dans leur patrie. Les Épidamniens refusèrent de rien entendre, et ceux de Corcyre les allèrent attaquer avec quarante vaisseaux ; ils menaient avec eux les exilés, dans le dessein de les rétablir, et ils avaient pris un renfort d’Illyriens. Prêts à former le siège, ils déclarèrent qu’il ne serait fait aucun mal ni aux étrangers, ni même à ceux des Épidamniens qui voudraient se retirer ; mais que ceux qui s’obstineraient à faire résistance seraient traités en ennemis. Personne n’eut égard à cette proclamation, et les Corcyréens assiégèrent la place qui est située sur un isthme.

XXVII. Dès qu’on reçut à Corinthe la nouvelle du siège, on fit des dispositions de guerre. Il fut en même temps publié que ceux qui voudraient aller s’établir à Épidamne y jouiraient de tous les droits de citoyens ; et que ceux qui, sans partir sur-le-champ, voudraient participer aux avantages de la colonie, auraient la permission de rester, en déposant cinquante drachmes, monnaie de Corinthe. Bien du monde partit, beaucoup d’autres apportèrent de l’argent ; on engagea les Mégariens à fournir des vaisseaux d’escorte, dans la crainte d’être inquiété dans la navigation par les Corcyréens. Les Mégariens se disposèrent à les accompagner avec huit vaisseaux, et les Paliens, qui logent dans l’île de Céphalénie, avec quatre. On demanda aussi des secours aux Épidauriens, qui fournirent cinq vaisseaux ; les Hermioniens en donnèrent un, les Trézéniens deux, les Leucadiens dix, les Ampraciotes huit. On demanda aux Thébains de l’argent, de même qu’aux Phliasiens. On n’exigea des Éléens que des vaisseaux vides et de l’argent. Les Corinthiens eux-mêmes équipèrent trente vaisseaux et mirent sur pied trois mille hoplites[18].

XXVIII. Les Corcyréens, sur l’avis de ces préparatifs, vinrent à Corinthe, accompagnés de députés de Lacédémone et de Sicyone qu’ils avaient pris avec eux. Ils demandèrent que les Corinthiens, comme n’ayant rien à prétendre sur Épidamne, en retirassent la garnison et les hommes qu’ils y avaient envoyés ; que s’ils avaient à faire quelque réclamation, on s’en remettrait à l’arbitrage des villes du Péloponnèse dont les deux partis conviendraient, et que celui des deux peuples dont elles reconnaîtraient les droits sur la colonie, en resterait le maître. Ils offraient aussi de s’en rapporter à l’oracle de Delphes ; enfin ils ne voulaient pas la guerre ; mais si leurs demandes étaient rejetées, ils se verraient forcés de se procurer des secours et de se faire, chez quelques-unes des principales puissances de la Grèce, des amis, que d’ailleurs ils répugneraient à choisir. Les Corinthiens répondirent qu’ils n’avaient qu’à retirer de devant Épidamne leurs vaisseaux et les troupes de Barbares, et qu’alors on mettrait leurs demandes en délibération ; mais qu’en attendant il ne serait pas juste que les Corcyréens fussent assiégés, et eux-mêmes mis en jugement. Ceux de Corcyre répliquèrent qu’ils consentaient à cette proposition, si les Corinthiens rappelaient les gens qu’ils avaient dans Épidamne, ou que même, si les deux partis convenaient de rester tranquilles où ils se trouvaient, ils étaient prêts à faire une trêve jusqu’au jugement des arbitres.

XXIX. Les Corinthiens n’écoutèrent aucune de ces propositions. Dès que leur flotte fut appareillée, et qu’ils eurent reçu les troupes auxiliaires, ils envoyèrent un héraut déclarer la guerre à Corcyre, sortirent du port avec soixante-quinze vaisseaux et deux mille hoplites, et cinglèrent vers Épidamne. Les commandans de la flotte étaient Aristée, fils de Pellicus ; Callicrate, fils de Callias, et Timanor, fils de Timanthe : les généraux de terre, Archétime, fils d’Eurytime, et Isarchidas, fils d’Isarchus. Ils étaient devant Actium, dans les campagnes d’Anactorium, où est le temple d’Apollon, quand ils virent arriver sur un vaisseau de transport un héraut qui venait de la part des Corcyréens leur défendre de s’avancer contre eux. Ceux qui l’envoyaient appareillaient en même temps leur flotte, garnissaient de leurs agrès le plus grand nombre des vaisseaux pour les mettre en mer et radoubaient les autres. Comme le héraut ne leur rapporta, de la part des Corinthiens, aucune parole de paix, et que les navires, au nombre de quatre-vingts, étaient équipés (ils en avaient quarante au siège d’Épidamne), ils partirent à la rencontre des ennemis, mirent la flotte en bataille et engagèrent le combat. Leur victoire fut complète ; ils détruisirent quinze vaisseaux de Corinthe, et le même jour, ceux qui faisaient le siège d’Épidamne forcèrent la place à capituler. La capitulation portait que les étrangers seraient mis en vente, et les Corinthiens dans les fers, jusqu’à ce qu’on eût décidé de leur sort.

XXX. Après le combat naval, les Corcyréens dressèrent un trophée à Leucymne, promontoire de Corcyre, et firent mourir tous leurs prisonniers, excepté les Corinthiens qu’ils tinrent en captivité. Quand les Corinthiens et leurs alliés se furent retirés après leur défaite, les Corcyréens, maîtres de toute cette partie de la mer, se portèrent à Leucade, colonie de Corinthe, et la ravagèrent. Ils brûlèrent Cyllène, où était le chantier des Éléens, pour les punir d’avoir fourni aux Corinthiens des vaisseaux et de l’argent. Enfin, pendant la plus grande partie de l’année après le combat naval, ils eurent l’empire de la mer, et leurs vaisseaux désolaient ceux des alliés de Corinthe.

Mais enfin les Corinthiens, à l’approche de l’été, voyant ce que leurs alliés avaient à souffrir, firent partir une flotte et une armée ; ils campèrent à Actium et vers Chimérium dans la Thesprotide, pour garder Leucade et les autres villes amies. Les Corcyréens, avec une flotte et des troupes de terre, vinrent camper à Leucymne, en face de leurs ennemis ; mais ni les uns ni les autres ne s’avancèrent en mer pour se combattre ; ils se contentèrent de s’observer pendant tout l’été, et l’hiver venu, ils se retirèrent.

XXXI. Depuis le combat naval, pendant tout le reste de l’année où il fut livré, et dans l’année suivante, les Corinthiens, indignés de la guerre qu’ils avaient à soutenir contre les Corcyréens, construisirent des vaisseaux, se formèrent une excellente flotte et rassemblèrent du Péloponnèse et de tout le reste de la Grèce, des rameurs attirés par l’appât d’une bonne solde. À la nouvelle de ces préparatifs, les Corcyréens furent effrayés. Ils n’avaient d’alliance avec aucun état de la Grèce, et ne s’étaient fait comprendre ni dans les traités des Athéniens, ni dans ceux des Lacédémoniens. Ils crurent devoir se rendre à Athènes et essayer d’être admis dans l’alliance de cette république, et d’en obtenir quelques secours. Les Corinthiens furent instruits de cette résolution ; ils envoyèrent aussi à Athènes une députation, dans la crainte que les forces maritimes de cette république, jointes à celles de Corcyre, ne les empêchassent de faire la guerre comme ils le désiraient. L’assemblée formée, les députés de part et d’autre parlèrent contradictoirement. Voici comment s’exprimèrent à peu près les Corcyréens :

XXXII. « Il est juste, ô Athéniens, que des peuples qui ne se sont encore montrés aux autres d’aucune utilité, ni par des services signalés, ni par leur alliance, s’ils viennent, comme nous aujourd’hui, réclamer des secours, fassent d’abord connaître surtout que ce qu’ils demandent aura des avantages pour ceux qu’ils implorent, que du moins il ne leur sera pas nuisible, et qu’enfin on peut compter sur leur reconnaissance. S’ils n’établissent rien de tout cela, qu’ils ne s’offensent pas d’un refus. Les Corcyréens nous envoient demander votre alliance, persuadés que nous pourrons vous satisfaire sur tous ces points.

« Nous sentons que notre conduite passée doit sembler absurde à vos yeux dans le besoin que nous éprouvons, et les circonstances présentes la rendent funeste à nos propres intérêts. Nous qui jusqu’ici, de notre propre volonté, n’avons jamais été les alliés de personne, nous venons maintenant implorer l’alliance des autres ; et cela, quand, engagés dans une guerre avec les Corinthiens, nous nous trouvons, par cette conduite, dans un entier délaissement. Notre sagesse apparente d’autrefois, qui nous détournait de partager au gré d’autrui les hasards des guerres qui ne nous regardaient pas, ne se montre plus aujourd’hui que comme imprudence et faiblesse. C’est avec nos seules ressources que dans un combat naval nous avons repoussé les Corinthiens ; mais à présent qu’ils se disposent vivement à nous attaquer avec un appareil plus formidable, rassemblé du Péloponnèse et du reste de la Grèce, que nous nous voyons dans l’impuissance d’exister réduits à nos propres forces, et que ce serait un grand danger pour toute la Grèce s’ils parvenaient à nous asservir ; nous sommes obligés de demander du secours et à vous-mêmes et à tous ceux dont nous pouvons en attendre. On doit nous pardonner si nous osons tenir une conduite opposée à notre première insouciance, qui n’avait d’autre cause que l’erreur et non pas une mauvaise intention.

XXXIII. « Si vous vous rendez à notre prière, ce sera pour vous, à bien des égards, un heureux événement que le besoin où nous sommes réduits. D’abord vous viendrez au secours d’un peuple qui souffre une injustice et qui n’en a pas commis ; ensuite, en nous accueillant quand nous courons le danger de perdre ce que les hommes ont de plus cher, vous nous accorderez un bienfait dont le témoignage ne pourra jamais s’effacer ; enfin après votre marine, la nôtre est la plus puissante ; et considérez quelle plus rare faveur de la fortune et plus affligeante pour vos ennemis, que de voir une puissance, dont vous n’auriez pas cru acheter la jonction trop cher par de riches trésors et une vive reconnaissance, s’offrir à vous d’elle-même et se remettre dans vos mains, sans vous causer ni dangers ni dépense. C’est d’ailleurs vous assurer près du grand nombre une haute réputation de vertu, la gratitude de ceux que vous défendrez, et un accroissement de puissance ; avantages qui, dans tous les temps, ne se sont offerts réunis qu’à bien peu de nations. Il est rare qu’en sollicitant une alliance, on ne procure pas moins d’éclat et de sûreté à ceux qu’on implore, que l’on ne doit soi-même en recevoir.

« Il se trompe, celui qui se persuade qu’on ne verra pas s’élever une guerre où nous pourrons vous être utiles. Il ne sent pas que les Lacédémoniens brûlent de vous combattre, parce qu’ils vous craignent, et que les Corinthiens, puissans par eux-mêmes et qui vous haïssent, commencent par nous attaquer, pour se porter ensuite contre vous. Ils craignent que, dans notre haine commune, nous ne nous unissions contre eux, ce qui leur ferait manquer deux objets bien chers : de nous nuire et d’affermir leur puissance.

XXXIV. « Notre intérêt est de les prévenir, nous en vous offrant, vous en acceptant notre alliance, et de nous concerter d’avance contre eux, plutôt que d’avoir à nous défendre de leurs complots. Si l’on vous objecte l’injustice de soutenir dans sa rébellion une de leurs colonies, qu’on apprenne que toute colonie bien traitée révère sa métropole, et maltraitée s’en détache ; car elle a été envoyée pour être non l’esclave, mais l’égale de ceux qui sont restés. On ne peut révoquer en doute l’injustice des Corinthiens : invités à mettre en arbitrage nos différends au sujet d’Épidamne, ils ont mieux aimé répondre à nos réclamations par la guerre que par les voies de la justice. Apprenez de leur conduite envers nous, qui leur appartenons par notre origine, à ne pas leur permettre de vous tromper, et trop faciles à leurs prières, à ne pas vous presser de servir leur cause. Le plus sûr moyen d’exister sans crainte, c’est de ne pas se préparer le repentir d’avoir servi ses ennemis.

XXXV. « Et ce n’est pas même rompre votre traité avec les Lacédémoniens que de nous recevoir dans votre alliance, nous qui ne sommes alliés ni de Corinthe ni de Lacédémone. Il est dit dans ce traité que toute ville grecque qui n’est l’alliée de personne est libre de s’unir à celle qui lui plaira ; et il serait étrange qu’il leur fût permis de remplir leurs vaisseaux d’hommes compris dans le traité, et même du reste de la Grèce, et même encore de vos propres sujets, et qu’ils prétendissent nous interdire votre alliance offerte à tous les opprimés, et tous les secours que nous pourrions obtenir de quelque endroit que ce fût. Peut-être vous feront-ils un crime de nous accorder notre demande ; mais nous aurons bien plus justement à nous plaindre si vous la rejetez. Quoi ! vous nous repousseriez, nous qui sommes en danger, et qui ne sommes point vos ennemis ; et non-seulement vous n’opposeriez aucun obstacle à ceux qui sont vos ennemis, qui déjà s’avancent contre vous, mais vous souffririez qu’ils tirassent des forces même de votre domination ! Quelle injustice ! Arrêtez les levées de mercenaires qu’ils font sur votre territoire, ou envoyez-nous aussi du secours : choisissez la manière que vous trouverez la plus convenable ; mais le mieux est de nous admettre à votre alliance, et de nous aider ouvertement.

« Nous vous avons annoncé d’abord, et nous devons faire voir que vous retirerez de cette conduite de grands avantages : le plus important, celui qui doit surtout vous déterminer, c’est que nos ennemis sont les mêmes ; et que loin d’être à mépriser, ils sont capables de faire beaucoup de mal à ceux qui osent se soustraire à leur empire. D’ailleurs, ce n’est pas une puissance de terre qui vient s’offrir à vous, c’est une puissance maritime ; et il vous est plus important de ne pas vous en priver. Il serait de votre intérêt de ne pas souffrir qu’il existât d’autre marine que la vôtre ; cela est impossible : soyez donc les amis de ceux qui ont la meilleure flotte.

XXXVI. « Il se trouvera peut-être quelqu’un qui sentira l’utilité de nos offres ; mais, en les acceptant, il craindrait de rompre le traité. Qu’il sache que c’est précisément ce qu’il craint qui vous procurera de la force et inspirera le plus de terreur à vos ennemis ; tandis que ce qui le rassurerait, le refus de cette force, vous rendant plus faibles contre des ennemis vigoureux, leur inspirerait plus de confiance ; qu’enfin ce n’est pas, en ce moment, sur le sort de Corcyre plutôt que sur celui d’Athènes qu’il délibère. Il pourvoit bien mal aux intérêts de cette république, celui qui ne considère que l’instant présent, et qui, pour une guerre qui se fera, qui déjà commence en quelque sorte, hésite à se fortifier de la jonction d’une ville qu’il n’est pas indifférent d’avoir pour amie ou pour ennemie. Sans parler de ses autres avantages, elle domine sur le passage de l’Italie et de la Sicile ; elle peut empêcher qu’une flotte ne passe de là dans le Péloponnèse, ni du Péloponnèse dans ces contrées. Apprenez en peu de mots, qui renferment tout, à ne pas nous refuser. Il est dans la Grèce trois puissances maritimes, dignes de considération ; la vôtre, la nôtre, celle des Corinthiens : si vous souffrez que deux de ces puissances n’en fassent qu’une, si les Corinthiens se rendent maîtres de notre île, vous aurez à combattre à la fois sur mer les Corcyréens et les Péloponnésiens ; mais, en acceptant notre alliance, vous aurez nos flottes de plus pour lutter contre le Péloponnèse. »

Ce fut dans des termes semblables que s’exprimèrent les Corcyréens. Les Corinthiens, après eux, parlèrent à peu près ainsi :

XXXVII. « Puisque les députés de Corcyre ne se sont pas bornés, dans leur discours, à solliciter votre alliance, mais qu’ils ont parlé de nos injustices, et du tort que nous avons de leur faire la guerre, nous sommes obligés, avant de traiter le sujet qui nous amène, de répondre à ces deux reproches : ainsi vous serez plus en état d’apprécier notre demande, et vous ne rejetterez pas sans motif ces grands avantages qu’ils vous présentent.

« C’est par sagesse, disent-ils, qu’ils n’ont accepté l’alliance de personne. Non ; c’est un parti qu’ils ont pris par scélératesse et non par vertu ; ils ne voulaient avoir aucun allié pour témoin de leurs injustices, ni appeler des amis pour rougir devant eux. D’ailleurs leur ville est très avantageusement située pour les rendre juges de ceux qu’ils maltraitent, et indépendans de toute convention. Il est fort rare qu’ils naviguent chez les autres ; et souvent la nécessité pousse les autres dans leur repaire. Aussi n’est-ce pas dans la crainte de partager l’injustice des autres qu’ils ont pris le parti généreux de rester isolés ; mais pour être seuls quand ils se livrent à l’injustice ; pour s’abandonner à la violence quand ils se trouvent les plus forts, gagner davantage dans le secret, et nier sans honte leurs larcins. Sans doute s’ils avaient cette intégrité dont ils se parent, plus ils sont indépendans de leurs voisins, plus ils devraient mettre en évidence leur vertu, en se soumettant aux voies de droit dans leurs contestations.

XXXVIII. « C’est ce qu’ils ne pratiquent ni avec les autres ni avec nous. Sortis de notre sein, ils se sont toujours montrés rebelles, et maintenant ils nous font la guerre. Leur excuse est qu’ils n’ont pas été envoyés en colonie pour être maltraités : notre réponse est que nous ne les avons pas envoyés en colonie pour en recevoir des offenses, mais pour les commander et pour en recevoir les respects qu’ils nous doivent. Nos autres colonies nous révèrent ; je dirai plus, elles nous aiment : et si nous plaisons aux autres, qui sont en plus grand nombre, et que nous leur déplaisions à eux seuls, c’est à eux sans doute que le tort doit être imputé. J’avoue que nous serions condamnables de leur faire la guerre, si nous n’avions pas été grièvement offensés ; mais quand nous aurions même ce tort, ce serait un honneur pour eux de céder à notre colère, et la honte serait pour nous, de nous permettre la violence contre leur modération. Mais devenus insolens et gonflés de leurs richesses, après bien d’autres injures, sans avoir réclamé la ville d’Épidamne, qui nous appartient, lorsqu’elle souffrait les horreurs de la guerre, ils l’ont prise de vive force, quand nous venions la secourir.

XXXIX. « Ils disent qu’ils ont offert d’abord de se soumettre à des arbitres : mais ce n’est pas respecter la justice, que de mettre la force de son côté, et d’attendre qu’on n’ait plus rien à craindre pour établir ses raisons et appeler en jugement son adverse partie. Il faut, avant d’entrer en procès, se montrer juste en procédés aussi bien qu’en paroles. Ce n’est pas avant de commencer le siège d’Épidamne, mais lorsqu’ils ont cru que nous ne mépriserions pas cet outrage, qu’ils ont affecté de réclamer la justice. Et non contens de s’être rendus coupables par cette entreprise, ils viennent à présent vous inviter, non pas à leur alliance, mais à partager leur crime. Ils ont commencé par provoquer notre haine, et ils vous prient de les reconnaître pour vos alliés. C’était quand ils n’avaient rien à craindre qu’ils auraient dû faire cette démarche, et non quand nous sommes offensés, quand ils sont en danger, quand, sans avoir eu part à leur puissance, vous leur ferez part de vos avantages, et qu’étrangers à leurs fautes, vous en deviendrez complices à nos yeux. Que ne venaient-ils autrefois partager avec vous leur puissance, et vous auriez couru en commun les hasards des événemens. Mais non ; c’est après leur faute, dont vous ne pouvez être accusés, qu’ils veulent vous en faire partager la punition.

XL. « Que nous ne paraissions devant vous qu’avec la justice en notre faveur, que ces gens-là soient coupables de violence et de brigandage, c’est ce qui est assez prouvé. Apprenez que vous ne pourriez les recevoir sans vous rendre injustes. Si le traité porte qu’il est permis aux villes qui n’ont pas d’alliés d’en choisir à leur volonté, cette clause ne regarde pas celles qui n’entreraient dans une alliance que pour nuire à leurs voisins ; elle concerne la république qui, sans en priver une autre de son alliance, aurait besoin de pourvoir à sa sûreté, et qui n’apportera point à ceux qui ne la recevront pas, s’ils ont de la prudence, la guerre au lieu de la paix. C’est ce que vous éprouverez si vous ne nous croyez pas ; car vous ne deviendrez pas seulement leurs alliés, mais au lieu d’être les nôtres, vous deviendrez nos ennemis. Dès que vous marcherez avec eux, il faudra bien que, pour nous défendre contre eux, nous vous combattions vous-mêmes.

« Mais la justice veut que vous restiez neutres, ou plutôt que vous marchiez contre eux avec nous ; car un traité vous lie avec les Corinthiens, et vous n’en avez eu jamais avec les Corcyréens, pas même un traité de trêve. Ne faites donc pas une loi pour recevoir sous votre protection des rebelles. Quand les Samiens se soulevèrent contre vous, quand le Péloponnèse était partagé sur la question de savoir s’il fallait les secourir. nous n’avons pas voté contre vous : nous avons hautement soutenu qu’il est permis à chacun de punir ses alliés. Si vous recevez, si vous vengez des villes coupables, on verra vos sujets en aussi grand nombre recourir à notre protection, et la loi que vous aurez portée se tournera moins contre nous que contre vous-mêmes.

XLI. « Voilà quels sont nos droits auprès de vous ; ils sont fondés sur les lois de la Grèce. Nous osons dire que, dans la circonstance actuelle, vous nous devez de la reconnaissance ; nous vous exhortons à la montrer : nous vous prions de nous accorder un juste retour, et nous ne sommes pas assez vos ennemis pour en tourner contre vous les effets, ni assez de vos amis pour le réclamer trop souvent. Lorsque autrefois, avant la guerre des Mèdes, vous manquiez de vaisseaux longs contre les Éginètes, les Corinthiens vous en prêtèrent vingt[19]. Ce bon office de notre part, celui que nous vous avons rendu contre les Samiens, en empêchant le Péloponnèse de les secourir, voilà ce qui vous a procuré la supériorité sur Égine et la punition de Samos, Nous vous avons rendu ces services quand vous marchiez contre vos ennemis ; circonstance où les hommes, tout occupés du désir de vaincre, sont incapables de toute autre considération, regardent comme ami celui qui les sert, fût-il auparavant leur ennemi, et comme ennemi celui qui s’oppose à leurs desseins, quand il serait leur ami, sacrifiant tous les égards particuliers à l’objet actuel de leur ambition.

XLII. « Voilà ce dont il faut vous pénétrer, et ce que ceux qui sont trop jeunes pour le savoir par eux-mêmes doivent apprendre des vieillards. Combattez avec nous en générosité. Et qu’on ne s’imagine pas que notre discours s’accorde avec la justice ; mais que si la guerre survenait, il serait contraire à vos intérêts de vous y conformer ; le véritable intérêt est en faveur de celui qui fait le moins de fautes. Elle est encore incertaine cette guerre à venir, dont les Corcyréens vous font peur, et pour laquelle ils vous pressent d’être injustes ; et il serait indigne de vous, dans la crainte qu’ils vous inspirent, de vous attirer, non la haine supposée prochaine, mais la haine déclarée des Corinthiens. Il sera plus sage de dissiper les mécontentemens que nous a causés l’affaire de Mégare. Un dernier service, rendu à propos, fût-il même léger, est capable d’effacer une grande offense. Ne vous laissez pas entraîner par la jonction qui vous est offerte d’une marine respectable. Ne pas être injuste envers ses égaux, c’est bien mieux assurer sa puissance, qu’épris d’avantages manifestes pour le moment, ne satisfaire son ambition qu’au milieu des dangers.

XLIII. « Puisque nous sommes tombés sur ce que nous avons dit nous-même autrefois à Lacédémone, qu’il est permis à chacun de punir ses alliés, nous attendons de vous une réponse semblable. Favorisés par nos suffrages, ne nous lésez point par les vôtres. Rendez-nous la pareille, et songez que nous sommes à présent dans une circonstance où l’on n’a pas de plus grand ami que celui qui nous sert, où celui qui s’oppose à nos desseins est notre ennemi. Ne recevez pas malgré nous dans votre alliance ces brigands de Corcyre, et ne les protégez pas dans leurs injustices. Vous comporter ainsi, c’est vous acquitter d’un devoir, et consulter vos plus grands intérêts. »

Ce fut de cette manière que parlaient les Corinthiens.

XLIV. Les Athéniens ayant entendu les deux partis, se formèrent deux fois en assemblée. Ils penchèrent la première fois en faveur des Corinthiens ; mais ils changèrent d’avis la seconde. Il est vrai qu’ils ne jugèrent pas à propos de faire avec Corcyre un traité d’alliance offensive et défensive, par lequel ils auraient eu les mêmes amis et les mêmes ennemis : car les Corcyréens auraient pu les engager à faire partir de concert leur flotte contre Corinthe ; et c’eût été rompre le traité qu’ils avaient avec le Péloponnèse ; mais ils contractèrent réciproquement une alliance défensive contre ceux qui attaqueraient Corcyre, Athènes, ou quelqu’un de leurs alliés. Ils sentaient bien que, malgré ce ménagement, ils auraient la guerre avec le Péloponnèse ; mais ils ne voulaient pas abandonner aux Corinthiens Corcyre qui avait une marine si florissante ; et leur intention était d’engager de plus en plus ces peuples les uns contre les autres, pour trouver plus faibles les Corinthiens et les autres puissances maritimes du Péloponnèse, quand eux-mêmes auraient à les combattre. D’ailleurs, l'île de Corcyre leur paraissait commodément située sur la route de l’Italie et de la Sicile.

XLV. Tels furent les motifs qui engagèrent les Athéniens à recevoir les Corcyréens dans leur alliance, et quand la députation de Corinthe se fut retirée, ils ne tardèrent pas à leur faire passer un secours de dix vaisseaux. Ce fut Lacédémonius, fils de Cimon, Diotime, fils de Strombichus, et Protéas, fils d’Épiclès, qui en eurent le commandement. Ils eurent ordre de ne pas combattre les Corinthiens, à moins que ceux-ci ne se portassent contre Corcyre et ne fussent prêts à descendre dans cette île, ou dans quelque endroit qui en dépendît ; car ils devaient s’opposer de toutes leurs forces à de telles entreprises. L’objet de cet ordre était de ne pas rompre le traité. Les vaisseaux abordèrent à Corcyre.

XLVL Dès que les Corinthiens eurent terminé leurs préparatifs, ils s’y portèrent de leur côté avec cent cinquante vaisseaux. Il y en avait dix d’Élée, douze de Mégare, dix de Leucade, vingt-sept d’Ampracie, un d’Anactorium, et quatre-vingt-dix de Corinthe. Chaque ville avait nommé ses généraux : les Corinthiens en avaient cinq, dont le premier était Xénoclès, fils d’Euthyclés. Leur rendez-vous fut la côte qui regarde Corcyre : ils partirent de Leucade, et abordèrent à Chimérium dans Thesprotide. Il se trouve, dans la partie de la Thesprotide qu’on nomme Éléatis, un port, et au-dessus, à quelque distance de la mer, une ville qu’on appelle Éphyre. C’est près de là que se décharge dans la mer le lac Achérosien : le fleuve Achéron perd ses eaux dans ce lac, et lui donne son nom. Là coule aussi le fleuve Thyamis, qui sépare la Thesprotide de Cestrine, et c’est entre ces deux fleuves que s’élève le promontoire Chimérium : ce fut à cette partie du continent que les Corinthiens prirent terre, et qu’ils établirent leur camp.

XLVII. À la nouvelle de leur arrivée, les Corcyréens montèrent cent dix vaisseaux que commandaient Alidade, Æsiméde et Eurybate ; ils allèrent camper dans une des îles qui se nomment Sybota. Là vinrent aussi les dix vaisseaux d’Athènes. L’infanterie et mille auxiliaires de Zacynthe, pesamment armés, étaient sur le promontoire de Leucymne. Les Corinthiens avaient aussi de leur côté, sur le continent, un grand nombre de Barbares auxiliaires ; car ceux qui occupent cette partie de la terre ferme avaient été de tous temps amis de Corinthe.

XLVIII. Les Corinthiens, ayant fait toutes leurs dispositions, prirent des provisions pour trois jours, et quittèrent Chimérium pendant la nuit pour aller offrir aux ennemis le combat. Ils voguaient au lever de l’aurore, quand ils virent en haute mer s’avancer contre eux la flotte des Corcyréens. On ne se fut pas plus tôt aperçu des deux côtés, qu’on se mit en ordre de bataille. À l’aile droite des Corcyréens étaient les vaisseaux d’Athènes : les Corcyréens eux-mêmes composaient le reste de l’armée navale, partagée en trois corps, dont chacun était commandé par l’un des trois généraux. Telles étaient les dispositions des Corcyréens. L’aile droite des Corinthiens était formée des vaisseaux de Mégare et d’Ampracie ; au centre, étaient les alliés, chacun à leur rang ; les Corinthiens formaient l’aile gauche avec les vaisseaux qui voguaient le mieux. Ils étaient opposés aux Athéniens et à l’aile droite des Corcyréens.

XLIX. Les signaux furent levés de part et d’autre, et l’action commença. Les ponts des deux flottes étaient couverts d’hoplites, d’archers, de gens de trait. La tactique était conforme à l’ancien usage, et peu savante. Les combats de mer étaient violens, mais l’art y brillait moins que le courage : ils ressemblaient beaucoup aux combats de terre. L’affaire une fois engagée, le nombre et le désordre des vaisseaux ne permettaient pas de se détacher aisément : c’était dans les hoplites qui couvraient les ponts, que résidait surtout l’espérance de la victoire. On s’acharnait au combat, et les bâtimens ne manœuvraient plus. On ne reculait pas pour recommencer une nouvelle attaque ; mais on se chargeait avec plus de valeur et de force que de science. C’était un horrible tumulte, un trouble affreux.

Les vaisseaux d’Athènes, prêts à soutenir les Corcyréens, s’ils étaient trop vivement pressés, imposaient de la crainte aux ennemis ; mais les généraux n’attaquaient pas, intimidés par les ordres qu’ils avaient reçus. L’aile droite des Corinthiens fut celle qui souffrit davantage : vingt bâtimens de Corcyre la mirent en fuite, la dispersèrent, la poussèrent à la côte, allèrent jusqu’au camp, descendirent, brûlèrent les tentes abandonnées, et pillèrent la caisse.

De ce côté les Corinthiens et leurs alliés avaient le dessous et les Corcyréens étaient victorieux ; mais ils eurent à la gauche, où ils étaient eux-mêmes, un avantage considérable. Les Corcyréens, déjà inférieurs en nombre, avaient de moins les vingt navires qui n’étaient pas revenus de la poursuite : les Athéniens qui les virent pressés, leur donnèrent enfin du secours avec moins de crainte d’être blâmés. Ils s’étaient interdit jusqu’à ce moment de faire aucune attaque ; mais la flotte de Corcyre était mise en fuite, celle de Corinthe s’attendait à la poursuivre ; tout le monde alors prit part au combat ; il n’y eut plus de différence ; les Corinthiens et les Athéniens furent réduits à la nécessité de s’attaquer les uns les autres.

L. La fuite une fois décidée, les Corinthiens ne s’amusèrent pas à remorquer les vaisseaux qu’ils avaient mis hors de combat, mais ils se tournèrent contre les hommes, et parcoururent la flotte ennemie pour les massacrer plutôt que pour les faire prisonniers. Ils égorgeaient même leurs amis sans les connaître, ne sachant pas que leur aile droite avait été battue : depuis que les deux flottes s’étaient mêlées, comme elles étaient nombreuses, et qu’elles occupaient une grande étendue de mer, il était difficile de distinguer les vaincus et les vainqueurs.

Ce combat naval fut, par le nombre des bâtimens, le plus considérable que les Grecs eussent livré contre des Grecs. Après avoir poursuivi les Corcyréens jusqu’à la côte, les Corinthiens se mirent à recueillir les débris des vaisseaux et leurs morts. Ils en recouvrèrent la plus grande partie qu’ils transportèrent à Sybota, port désert de la Thesprotide, où une armée de Barbares était venue par terre leur apporter du secours. Ils se rallièrent ensuite, et firent voile de nouveau contre les Corcyréens. Ceux-ci vinrent à leur rencontre avec ce qui leur restait de vaisseaux en état de tenir la mer et les bâtimens athéniens : ils craignaient qu’ils ne tentassent une descente dans leur île. Il était déjà tard ; et l’on commençait à chanter pæan[20] pour se préparer à charger, quand aussitôt les Corinthiens se mirent à ramer du côté de la poupe[21]. C’est qu’ils voyaient s’avancer vingt navires d’Athènes. On les avait expédiés après le départ des dix autres, dans la crainte, comme il était arrivé, que les Corcyréens ne fussent vaincus, et que ce ne fût pas assez des premiers vaisseaux pour les défendre.

LI. Les Corinthiens furent les premiers à les apercevoir ; ils soupçonnèrent qu’il y en avait plus qu’ils n’en voyaient, et c’est ce qui les faisait reculer. Comme ces bâtimens venaient d’un côté où ne pouvait guère porter la vue des Corcyréens, ils ne les découvrirent pas, et la manœuvre des Corinthiens les étonnait ; mais enfin ceux des leurs qui les aperçurent les premiers, s’écrièrent qu’une flotte venait les attaquer. Aussitôt eux-mêmes opérèrent leur retraite. Le jour tombait ; les Corinthiens revirèrent de bord et partirent. Ce fut ainsi que les deux flottes se séparèrent, et la nuit mis fin à tous combas.

Les Corcyréens avaient leur camp à Leucymne, et les vingt vaisseaux d’Athènes, flottant à travers les morts et les débris de navires, y abordèrent peu de temps après qu’on les eut aperçus. Ils avaient pour commandans Glaucon, fils de Léagre, et Andocide, fils de Léogoras. Les Corcyréens, dans l’obscurité, avaient d’abord craint que ce ne fussent des vaisseaux ennemis ; mais quand ils les eurent reconnus, ils les reçurent dans la rade.

LII. Le lendemain, les trente vaisseaux d’Athènes sortirent du port avec ceux des Corcyréens qui étaient en bon état ; ils cinglèrent vers Sybota, où mouillaient les Corinthiens, pour voir s’ils voudraient s’essayer de nouveau. Ceux-ci mirent à la voile et s’avancèrent en ordre de bataille ; mais dès qu’ils furent en haute mer, ils restèrent dans l’inaction. Ils n’avaient pas envie d’engager une affaire à la vue du renfort que venaient de recevoir les Athéniens, et d’autres difficultés les arrêtaient : la garde des prisonniers qu’ils avaient à bord et le défaut de tout pour radouber, dans une solitude, ceux de leurs bâtimens qui avaient été maltraités. Ce qui les occupait le plus c’était le moyen de faire une retraite ; ils craignaient que les Athéniens, depuis qu’ils en étaient venus aux mains avec eux, ne regardassent la trêve comme rompue, et ne s’opposassent à leur retour.

LIII. Ils prirent le parti de faire monter sur une barque légère quelques hommes sans caducée, et de les envoyer aux Athéniens, pour tâter leurs dispositions. Voici les paroles que prononcèrent ces députés : «Vous faites une injustice, ô Athéniens, de commencer la guerre et de rompre le traité. Vous vous opposez à la vengeance que nous voulons tirer de nos ennemis et vous prenez les armes contre nous. Si votre dessein est d’empêcher que nous ne nous portions contre les Corcyréens ou ailleurs, suivant notre volonté, si vous avez résolu de rompre la paix, prenez-nous les premiers, nous qui venons nous remettre en vos mains, et traitez-nous en ennemis. »

Ils parlèrent ainsi : tous les Corcyréens qui pouvaient les entendre s’écrièrent qu’il fallait les arrêter et leur donner la mort ; mais les Athéniens répondirent : « Nous ne commençons pas la guerre, ô Péloponnésiens, et nous n’avons pas dessein de rompre la paix, mais nous sommes venus au secours des Corcyréens qui sont nos alliés. Nous ne vous empêcherons pas d’aller où vous voudrez ; mais si vous attaquez Corcyre ou quelque lieu qui en dépende, nous mettrons toutes nos forces à ne pas souffrir cette entreprise. »

LIV. Sur cette réponse des Athéniens, les Corinthiens se disposèrent à regagner leur pays : ils dressèrent un trophée à Sybota, sur le continent. Les Corcyréens recueillirent les débris de leurs vaisseaux et leurs morts ; la vague les avait poussés au rivage, et un vent qui s’était élevé pendant la nuit les avait dispersés sur toute l’étendue de la côte. Ils dressèrent de leur côté, en qualité de vainqueurs, un trophée dans un autre endroit qui porte aussi le nom de Sybota, et qui est aussi dans une île. Voici les raisons qu’avaient les deux partis pour se regarder comme victorieux : les Corinthiens, supérieurs dans le combat naval jusqu’à la nuit, avaient recueilli leurs morts[22] et les débris de leurs vaisseaux ; ils n’avaient pas fait moins de mille prisonniers et avaient mis hors de combat environ soixante-dix navires ; ils se crurent en droit d’ériger un trophée. Les Corcyréens avaient détruit bien près de trente vaisseaux ennemis, et depuis l’arrivée des Athéniens, ils avaient rassemblé les débris de leurs bâtimens et recueilli leurs morts ; la veille, les Corinthiens, à la vue des vaisseaux d’Athènes, avaient ramé à la poupe, et s’étaient retirés ; quand ensuite les Corcyréens s’étaient présentés, ils n’étaient pas venus à leur rencontre, voilà pourquoi ils élevèrent un trophée. Ce fut ainsi que chaque parti s’attribua la victoire.

LV. Les Corinthiens, sur leur route, enlevèrent par surprise Anactorium, à l’entrée du golfe d’Ambracie. Il leur appartenait en commun avec les Corcyréens. Ils y laissèrent une colonie corinthienne et retournèrent chez eux. ils vendirent huit cents Corcyréens de condition servile, et gardèrent prisonniers deux cent cinquante citoyens, dont ils eurent grand soin, dans l’espérance que, rentrés dans leur patrie, ils pourraient la leur soumettre, car la plupart étaient par leurs richesses des premiers de la ville. Ce fut ainsi que, dans cette guerre avec les Corinthiens, Corcyre évita sa ruine. Les vaisseaux d’Athènes se retirèrent. Ainsi la première cause de la guerre entre les Corinthiens et les Athiéniens, ce fut que les derniers, unis à la flotte de Corcyre, avaient exercé des hostilités contre celle de Corinthe, malgré la foi des traités.

LVI. Aussitôt après, s’élevèrent entre les Athéniens et les Péloponnésiens des différends qui entraînèrent la rupture. Les Corinthiens travaillaient à se venger, et les Athéniens ne doutaient pas de leur haine. Ils avaient pour tributaires et pour alliés les citoyens de Potidée, qui est une colonie de Corinthe sur l’isthme de Pallène. Ils leur ordonnèrent de détruire celui de leurs murs qui regarde Pallène, de leur donner des otages, de chasser les demiurges[23] que Corinthe leur envoyait tous les ans, et de n’en plus recevoir. Ils craignaient de les voir se soulever à la sollicitation de Perdiccas et des Corinthiens, et entraîner par cet exemple leurs autres alliés de la Thrace.

LVII. Ce fut aussitôt après le combat naval de Corcyre qu’ils prirent ces résolutions contre Potidée ; car les Corinthiens ne dissimulaient pas leur ressentiment, et Perdiccas, fils d’Alexandre, roi de Macédoine, auparavant allié et ami d’Athènes, se déclarait contre cette république. La cause de son inimitié, c’est que les Athéniens avaient contracté une alliance avec Philippe son frère, et avec Derdas, qui lui faisaient la guerre en commun. C’est ce qui lui fit ouvrir des négociations à Lacédémone, pour susciter contre eux le Péloponnèse, et il s’attachait les Corinthiens dans le dessein d’opérer la défection de Potidée. Il fit aussi porter des paroles dans la Thrace aux habitans de la Chalcidique et chez les Bottiéens, pour les engager à un soulèvement. S’il avait une fois dans son alliance ces pays voisins de sa domination, il devait trouver moins de difficulté dans la guerre qu’il méditait contre Athènes.

Cette république dépêchait alors contre ce prince trente vaisseaux et mille hoplites sous les ordres d’Archestrate, fils de Lycomède, et de dix autres généraux. Sur la connaissance de ses dispositions, et dans le dessein de prévenir le soulèvement des villes, on donna ordre aux commandans de ces vaisseaux d’exiger de Potidée des otages, de raser les fortifications de cette place, et de surveiller les villes voisines, pour en empêcher la défection.

LVIII. Ceux de Potidée envoyèrent une députation à Athènes ; ils voulaient essayer d’obtenir qu’on ne fît aucun changement à leur égard. Ils allèrent aussi à Lacédémone, avec des députés de Corinthe, négocier des secours en cas de besoin. Comme après un long séjour à Athènes ils n’y trouvèrent aucune disposition favorable, que déjà la flotte mettait en mer pour agir contre eux et contre la Macédoine, et que les magistrats de Lacédémone leur faisaient espérer une invasion dans l’Attique si les Athéniens attaquaient Potidée, ils saisirent cette occasion pour s’unir par serment avec les peuples de la Chalcidique et les Bottiéens, et se détacher ensemble d’Athènes.

De son côté, Perdiccas sut persuader à ceux des Chalcidiens qui occupaient des villes maritimes, de les abandonner, de les détruire, et de s’établir à Olynthe, leur faisant entendre qu’ils seraient en sûreté dans cette place lorsqu’ils n’en auraient pas d’autres à défendre. Il assigna, pour tout le temps de la guerre contre Athènes, à ceux qui abandonneraient leurs campagnes, la partie de ses domaines et de la Mygdonie, qui est située autour du lac Bolbé. Ces peuples rasèrent leurs villes, se transportèrent dans l’intérieur du pays, et se préparèrent à la guerre.

LIX. Cependant les trente vaisseaux d’Athènes arrivent dans la Thrace, et trouvent que Potidée et les autres villes ont consommé leur rebellion. Les généraux regardent comme impossible, avec les forces qui sont à leurs ordres, de faire à la fois la guerre à Perdiccas et aux villes rebelles ; ils se tournent contre la Macédoine, suivant leur première destination, et opèrent leur jonction avec Philippe et les forces de Derdas, qui avaient pénétré dans l’intérieur du royaume.

LX. Déjà la flotte d’Athènes était autour de la Macédoine, et Potidée était soulevée, quand les Corinthiens, qui craignaient pour cette ville et qui ne regardaient pas comme indifférens pour eux les dangers qui la menaçaient, y firent passer des volontaires de Corinthe et des mercenaires levés dans le reste du Péloponnèse. Le tout faisait seize cents hoplites et quatre cents hommes de troupes légères. Ils leur donnèrent pour général Aristée, fils d’Adimante, et ce fut par inclination pour lui que la plupart des gens de guerre de Corinthe voulurent le suivre ; lui-même avait toujours eu de l’amitié pour les citoyens de Potidée. Quarante jours après la défection de cette ville, ces troupes arrivèrent dans la Thrace.

LXI. On fut bientôt instruit à Athènes du soulèvement des villes ; on apprit aussi l’arrivée des troupes que commandait Aristée, et à cette nouvelle, indépendamment des premiers vaisseaux qu’on venait d’envoyer, on en expédia encore quarante avec deux mille hoplites d’Athènes. On leur donna cinq généraux, dont Callias, fils de Calliade, était le premier. À leur arrivée dans la Macédoine, ils trouvent que les mille hommes qui sont partis avant eux viennent de prendre Thermé et font le siège de Pydna. Ils se joignent eux-mêmes à cette opération ; mais ensuite, pressés par l’affaire de Potidée et par l’arrivée d’Aristée, ils sont obligés de faire un accord avec Perdiccas et de conclure avec lui un traité d’alliance, et ils sortent de la Macédoine. Arrivés à Berrhoé, ils tentèrent de la prendre, la manquèrent, et suivirent par terre leur marche vers Potidée avec trois mille de leurs hoplites, sans compter les alliés, qui étaient en grand nombre, et six cents cavaliers macédoniens, conduits par Philippe et Pausanias. En même temps, soixante-dix vaisseaux les suivaient en côtoyant ; eux-mêmes, prenant un peu d’avance, arrivèrent le troisième jour à Gigone, et y assirent leur camp.

LXII. Les troupes de Potidée et celles qu’Aristée avait amenées du Péloponnèse, campèrent, en attendant les Macédoniens, près d’Olynthe, sur l’isthme ; elles établirent un marché hors de la ville. Les alliés élurent pour général de l’infanterie Aristée, et donnèrent le commandement de la cavalerie à Perdiccas ; car ce prince venait d’abandonner encore une fois les Athéniens, et ayant remis le gouvernement dans les mains d’Iolaüs, il s’était joint aux Potidéates. Le dessein d’Aristée était d’observer, avec ce qu’il avait de troupes dans l’isthme, l’arrivée des Athéniens, pendant que les Chalcidiens, les alliés qui se trouvaient hors de l’isthme, et les deux cents cavaliers aux ordres de Perdiccas, resteraient à Olynthe. Leur destination était, à l’arrivée des Athéniens, de les prendre par derrière, et de les renfermer entre les deux armées.

Mais le général athénien Callias et ses collègues envoyèrent de leur côté à Olynthe la cavalerie macédonienne de Philippe, avec un petit nombre des alliés, pour contenir les ennemis qui s’y trouvaient postés, et les empêcher de donner du secours à l’autre armée. Eux-mêmes levèrent le camp et s’approchèrent de Potidée. Arrivés à l’isthme, ils virent les ennemis se préparer au combat, et se mirent en ordre de bataille. Bientôt après, l’action commença : l’aile d’Aristée et ce qu’il avait avec lui de Corinthiens et de troupes choisies mirent en fuite les ennemis qui leur faisaient face, et les poursuivirent au loin. Le reste des troupes de Potidée et du Péloponnèse fut vaincu par les Athéniens, et se sauva dans la place.

LXIII. Aristée, à son retour de la poursuite, trouva que l’autre aile était vaincue ; il fut incertain sur le parti qu’il devait prendre de se jeter dans Olynthe ou dans Potidée. Il préféra la dernière place comme la moins éloignée, rallia ses soldats et s’y précipita à la course. Toujours accablé de traits, il se glissa, non sans peine, le long des éperons qui appuient le mur du côté de la mer, perdit quelques-uns de ses gens et en sauva le plus grand nombre.

La ville d’Olynthe se voit de Potidée et n’en est éloignée que de soixante stades au plus. Au commencement de la bataille et à la levée des signaux, les Macédoniens qui, de cette place, devaient porter des secours à l’armée de Potidée, avaient fait quelques pas en avant pour aller s’opposer aux ennemis ; mais la cavalerie de Philippe s’était présentée devant eux en bon ordre pour les arrêter ; et comme bientôt après la victoire avait été décidée en faveur des Athéniens et les signaux baissés, ils étaient rentrés dans la place, et les Macédoniens de Philippe avaient rejoint les troupes d’Athènes. Ainsi des deux côtés la cavalerie ne donna pas. Après la bataille, les Athéniens dressèrent un trophée et accordèrent aux Potidéates la permission d’enlever leurs morts. Ceux-ci et leurs alliés ne perdirent guère moins de trois cents hommes ; les Athéniens en perdirent cent cinquante et leur général Callias.

LXIV. Ils tirèrent aussitôt du côté de l’isthme une muraille fortifiée et y mirent garnison ; mais ils ne fortifièrent pas le côté de Pallène, jugeant impossible de veiller à la défense de l’isthme et de se porter en même temps vers Pallène pour y faire des travaux, ils craignaient en se partageant d’être attaqués par les Potidéates et leurs alliés.

Quand on eut appris à Athènes que ce côté n’était pas investi, on y envoya seize cents hoplites aux ordres de Phormion, fils d’Asopius. Il partit d’Aphytis après avoir abordé à Pallène, et conduisit lentement ses troupes du côté de Potidée, tout en ravageant la campagne. Personne ne sortit pour le combattre, et il éleva la muraille projetée. Ainsi Potidée se trouva investie de deux côtés, et elle l’était en même temps du côté de la mer par la flotte qui restait en station.

LXV. Aristée, voyant la place en cet état, n’avait pas d’espérance de la sauver, à moins d’un secours de la part du Péloponnèse ou de quelque autre événement extraordinaire. Il résolut d’y laisser cinq cents hommes et de profiter du premier vent favorable pour faire sortir le reste ; c’était le moyen de ménager les vivres. Il voulait être du nombre de ceux qui resteraient, pour veiller aux dispositions intérieures et mettre les affaires du dehors dans le meilleur état qu’il serait possible. Comme il ne put faire goûter son avis, il mit en mer sans être aperçu des Athéniens ; il s’arrêta dans la Chalcidique, y fit différentes expéditions, et ayant dressé une embuscade près de la ville de Sermylis, il tua beaucoup de monde. En même temps il était en négociations avec le Péloponnèse pour en obtenir des secours.

D’un autre côté, Phormion, après avoir investi Potidée, prit avec lui seize cents hommes qu’il commandait, alla ravager la Chalcidique et la Bottique et enleva quelques places de peu d’importance.

LXVI. Tels étaient, avant la guerre, les sujets de reproches que s’étaient donnés de part et d’autre les Athéniens et les Péloponnésiens. On se plaignait à Corinthe de ce que les Athéniens assiégeaient Potidée, colonie corinthienne, où se trouvaient des Corinthiens et des Péloponnésiens. On se plaignait à Athènes des peuples du Péloponnèse, qui avaient excité à la rebellion une ville alliée et tributaire des Athéniens, et qui leur avaient fait ouvertement la guerre avec les habitans de Potidée. Cependant il n’y avait pas du moins de rupture déclarée ; la trêve subsistait encore, et les Corinthiens seuls commettaient des hostilités.

LXVII. Ils ne se tinrent pas en repos quand ils virent assiéger Potidée. Craignant et pour la place et pour les troupes qu’ils y avaient, ils convoquèrent les alliés à Lacédémone, s’y rendirent eux-mêmes, et s’écrièrent que les Athéniens avaient enfreint la paix, et qu’ils outrageaient le Péloponnèse. Les Éginètes, par crainte des Athéniens, n’envoyèrent pas ouvertement de députés ; mais ils ne se joignirent pas moins aux autres en secret pour susciter la guerre : ils se plaignaient d’être privés de leurs libertés que le traité leur avait garanties. Les Lacédémoniens appelèrent les alliés et tous ceux qui se prétendaient offensés par les Athéniens ; et s’assemblant à leur manière accoutumée, ils les invitèrent à faire entendre leurs plaintes. Chacun porta séparément son accusation ; les Mégariens, entre plusieurs griefs importans, se plaignirent surtout d’être exilés de l’Attique contre la foi des traités, et bannis de tous les ports qui appartenaient aux Athéniens. Les Corinthiens se présentèrent les derniers, et ayant laissé les autres aigrir d’abord les Lacédémoniens, ils parlèrent ainsi :

LXVIII. « La bonne foi que vous observez, ô Lacédémoniens, dans votre administration intérieure et dans votre commerce privé, ne vous permet pas de croire aux perfidies que nous reprochons à d’autres. C’est avoir d’un côté de la sagesse, et montrer de l’autre encore plus d’ignorance des affaires du dehors. Bien des fois nous vous avons prévenus sur le mal qu’allaient nous faire les Athéniens, et ces leçons, tant de fois répétées, n’ont jamais pu vous instruire : vous avez mieux aimé supposer que c’étaient nos différends personnels qui nous faisaient parler. Inactifs tant qu’on ne nous a pas ouvertement insultés, c’est quand déjà nous en sommes aux mains que vous convoquez enfin les alliés ; et certes, nous avons d’autant plus le droit d’élever la voix au milieu d’eux, que nous avons de plus grandes plaintes à leur faire entendre, nous, outragés à la fois par les Athéniens, et négligés par vous.

« Si les injustices d’Athènes envers le reste de la Grèce pouvaient sembler incertaines, nous serions obligés de vous apprendre ce que vous pourriez ignorer ; mais à quoi bon perdre maintenant des paroles, quand vous voyez les uns déjà réduits en servitude, les autres, et même vos alliés, menacés du même sort, et les Athéniens préparés de loin à résister aux attaques qu’ils osent provoquer. Sans cela ils ne se seraient pas attaché Corcyre ; ils ne la retiendraient pas malgré nous ; ils ne feraient pas le siège de Potidée : deux places dont l’une est dans la position la plus avantageuse pour nous assurer la supériorité dans la Thrace, et l’autre fournissait une flotte très puissante aux Lacédémoniens.

LXIX. « Ces malheurs sont votre ouvrage ; à vous qui d’abord leur avez permis, après la guerre des Mèdes, de fortifier leur ville, et ensuite de construire les longues murailles ; à vous qui non-seulement jusqu’ici avez successivement privé de la liberté les villes qu’ils ont asservies, mais qui la ravissez même aujourd’hui à vos propres alliés ; car ce n’est pas l’oppresseur qui est le vrai coupable, c’est celui qui peut faire cesser l’oppression et qui la dissimule, surtout lorsqu’il s’enorgueillit de sa vertu, et se donne pour le libérateur de la Grèce. Et à peine maintenant sommes-nous assemblés ! et il semble que les crimes de nos ennemis soient encore incertains !

« Il ne s’agit plus de considérer si nous sommes offensés, mais comment nous vengerons nos offenses. Ceux dont nous avons à nous plaindre n’en sont plus à délibérer, et sans différer, ils s’avancent contre des gens qui sont encore dans l’irrésolution. Nous savons quelle est la marche des Athéniens, et que c’est par des progrès insensibles qu’ils consomment leurs usurpations. Comme ils croient que vous ne les apercevez pas, parce que vous fermez les yeux, ils ne veulent pas vous réveiller en montrant toute leur audace ; s’ils reconnaissent que vous les voyez, et que vous les laissez faire, ils s’appesantiront sur nous avec effort.

« Ô Lacédémoniens ! seuls entre les Grecs, vous aimez à temporiser ; pour tout secours, vous offrez des délais au lieu de nous prêter de la force. Seuls vous vous opposez à l’accroissement de vos ennemis, non dans sa naissance, mais lorsqu’il est doublé[24]. Et cependant on vous regarde comme un peuple infaillible dans sa politique ; réputation que les faits ne confirment pas ; car nous savons que le Mède, parti des extrémités du monde, était arrivé dans le Péloponnèse avant que vous allassiez à sa rencontre, comme il était digne de vous. Et maintenant, vous n’ouvrez pas les yeux sur les Athéniens, qui ne sont pas loin, comme l’était le Mède ; mais qui sont près d’ici ; et au lieu de marcher vous-mêmes contre eux, vous aimez mieux ne vous défendre que lorsqu’ils seront arrivés, et vous abandonner au hasard en les combattant, lorsqu’ils auront acquis bien plus de forces.

« Vous ne pouvez cependant ignorer que les Barbares ont dû à eux-mêmes la plus grande partie de leurs malheurs, et que si nous avons eu souvent de la supériorité sur les Athéniens, c’est à leurs fautes bien plus qu’à vos secours qu’il le faut attribuer, puisque les espérances que vous aviez données n’ont fait qu’entraîner. à leur perte ceux qui, se reposant sur elles, se sont trouvés sans défense. Que personne entre vous n’attribue nos paroles à de l’inimitié : prenez-les plutôt pour des représentations amicales. On fait des représentations à ses amis sur leurs fautes ; on porte des accusations contre d’injustes ennemis.

LXX. « D’ailleurs, si quelqu’un a le droit de faire entendre des reproches à ses voisins, nous croyons que c’est nous, surtout lorsqu’il s’élève de grands intérêts auxquels vous nous paraissez insensibles, lorsque vous semblez n’avoir jamais calculé ce que sont ces Athéniens que vous aurez à combattre, et combien à tous égards ils diffèrent de vous.

« Amoureux de nouveautés, ils sont prompts à concevoir et à exécuter ce qu’ils ont conçu : vous êtes propres à conserver ce que vous possédez, mais vous n’imaginez rien de plus, et vous ne savez pas aider aux événemens dans les circonstances forcées. Ils ont de l’audace au dessus de leurs forces ; ils s’exposent aux périls plus qu’ils n’en avaient formé le dessein, et au milieu des dangers, ils sont pleins d’espérance : mais vous, dans l’exécution, vous faites moins que vous ne pouvez ; les mesures les plus efficaces ne sauraient vous donner de confiance, et vous croyez ne pouvoir jamais vous tirer des dangers. Ils sont remuans, vous êtes temporiseurs ; ils aiment à se répandre au dehors, et personne ne tient plus que vous à ses foyers ; en sortant de leurs murs, ils croient acquérir quelque chose ; en vous éloignant, vous croyez nuire à ce que vous possédez. L’emportent-ils sur leurs ennemis, ils s’avancent le plus qu’ils peuvent ; vaincus, ils sont à peine consternés. Pour le service de la république, ils hasardent leur vie, comme si elle leur était étrangère ; ils semblent n’avoir en propre que leur pensée, et toujours elle conçoit de nouveaux desseins pour le bien de l’état. S’ils ne réussissent pas dans ce qu’ils ont conçu, ils se croient déchus de ce qui leur appartenait ; s’ils saisissent l’objet de leur ambition, ils croient avoir peu fait en comparaison de ce qui leur reste à faire. Leur arrive-t-il de manquer une entreprise, ils forment une autre espérance et la remplissent : seuls, ce qu’ils ont conçu, ils l’ont en même temps qu’ils l’espèrent ; tant est prompte l’exécution de leurs desseins. Tout cela se fait au milieu des fatigues et des dangers. Ils consacrent leur vie entière à se tourmenter ; ils jouissent fort peu de ce qu’ils ont, parce qu’ils sont toujours occupés d’acquérir ; ils ne connaissent d’autres fêtes que de remplir la tâche qu’ils se sont imposée[25], et se font plutôt un malheur d’une inaction paisible que d’une activité laborieuse. On les peindrait fort bien d’un seul trait, en disant qu’ils sont nés pour ne pas connaître le repos et pour le ravir aux autres.

LXXI. « Ô Lacédémoniens, tel est le peuple à qui vous avez affaire, et vous temporisez ! Vous ne croyez pas qu’il suffise à la tranquillité d’une nation d’être juste dans toutes ses entreprises et de se montrer déterminée à repousser l’insulte qu’on oserait lui faire ; mais vous faites consister la justice à ne pas chagriner les autres et à ne pas même vous exposer, pour votre défense, à recevoir quelques dommages. C’est une conduite qui pourrait à peine vous réussir avec des voisins qui vous ressembleraient ; mais maintenant, comme nous venons de le faire voir, votre politique, comparée à celle des Athéniens, tient un peu trop de l’antique simplicité. Il en est comme des arts, où il faut toujours saisir les nouveaux progrès qu’ils ont faits. Des usages invariables seraient bons pour une république qui jouirait d’un repos inébranlable ; mais quand on est obligé d’affronter un grand nombre de périls, il faut savoir leur opposer un grand nombre de ressources nouvelles. Une longue expérience a inspiré aux Athéniens bien des inventions qui vous manquent.

« Il est temps qu’enfin votre lenteur ait son terme. Secourez dès à présent les Grecs, surtout ceux de Potidée, et ne tardez pas à vous jeter sur l’Attique. N’abandonnez point à vos plus mortels ennemis des hommes que vous aimez, et qui ont avec vous une même origine ; ne nous forcez pas nous-mêmes à nous tourner, par désespoir, vers quelque autre alliance. Si nous y étions réduits, nous n’offenserions pas les dieux vengeurs du serment, et ne déplairions pas aux hommes capables de sentir quelque chose ; car ceux-là n’enfreignent pas les traités, qui, dans l’abandon, recherchent de nouveaux amis, mais ceux qui laissent sans secours des amis qu’ils ont juré de défendre. Montrez pour nous du zèle, et nous vous restons attachés ; car nous serions coupables si nous changions légèrement d’alliés, et nous n’en trouverions pas qui nous fussent plus chers. Prenez sur cet objet une sage résolution, et ne rendez pas la domination du Péloponnèse moins respectable que vous ne l’avez reçue. »

LXXII. Ainsi parlèrent les Corinthiens. Il se trouvait dès auparavant à Lacédémone des députés d’Athènes qui étaient venus pour d’autres affaires. Instruits de ce qui s’agitait dans l’assemblée, ils crurent devoir s’y présenter, non pour faire aucune réponse aux accusations qu’on y portait contre eux ; mais pour montrer en général qu’il ne fallait pas délibérer à la hâte, et qu’on devait prendre plus de temps pour examiner de si grands intérêts. Il entrait dans leurs vues de faire connaître la puissance de leur république, de rappeler aux vieillards ce qu’ils en savaient, et d’exposer aux jeunes gens ce que leur inexpérience leur laissait ignorer. Ils espéraient, par leurs discours, disposer les esprits à se tourner plus volontiers vers le repos que vers la guerre. Ils se présentèrent donc aux Lacédémoniens et déclarèrent qu’ils voulaient se faire entendre aussi dans l’assemblée, s’ils en obtenaient la permission. Invités à s’y rendre, ils parurent et parlèrent ainsi :

LXXIII. « Ce n’est pas pour faire notre apologie contre les prétentions de nos alliés, mais pour d’autres objets que nous a députés notre république. Ayant appris cependant qu’il s’élevait contre nous de vives clameurs, nous nous présentons ici, non pour répondre aux accusations des villes, car nous ne pourrions vous parler comme à nos juges ni comme aux leurs, mais pour empêcher que, séduits par les alliés, vous ne preniez à la légère, dans une affaire importante, une résolution dangereuse. Nous voulons montrer aussi que, malgré tous ces vains discours dont nous sommes l’objet, nous avons droit de posséder ce que nous avons acquis, et que notre république mérite quelques respects.

« À quoi bon parler ici de faits trop reculés, dont on n’a pour témoins que des traditions, et non les yeux de ceux qui vont nous entendre ? Mais quant à nos exploits contre les Mèdes, et aux événemens dont vous-mêmes avez la conscience, dût-on nous reprocher d’être importuns à force de les rappeler sans cesse, il faut bien que nous en parlions. Comme dans ce que nous avons fait alors nous nous sommes exposés aux dangers pour l’avantage commun, dont vous avez eu votre part, il doit bien nous être permis d’en rappeler le souvenir, s’il peut nous être de quelque utilité. L’objet de notre discours sera moins de nous défendre que de mettre au grand jour quelle est cette république que vous aurez à combattre si vous êtes mal conseillés. Oui, nous devons le dire, seuls à Marathon, nous nous sommes hasardés contre les Barbares. À leur seconde expédition, trop faibles pour leur résister par terre, nous sommes tous montés sur notre flotte et nous les avons défaits dans un combat naval à Salamine. C’est notre victoire qui les a seule empêchés de venir jusqu’au Péloponnèse et d’y détruire les unes après les autres les villes trop peu capables de se prêter des secours mutuels contre des flottes si formidables ; et les Barbares alors nous rendirent un bien grand témoignage ; car vaincus sur leurs vaisseaux, et comme n’ayant plus une force capable de se mesurer contre nous, ils se hâtèrent d’opérer leur retraite avec la plus grande partie de leur armée.

LXXIV. « Dans ce grand événement qui manifesta que la puissance des Grecs résidait dans leur marine, nous avons procuré les trois avantages qui ont surtout assuré le succès : le plus grand nombre de vaisseaux, un général d’une rare sagesse, et un zèle infatigable. Sur quatre cents vaisseaux[26], nous n’en avons guère fourni moins des deux tiers. Le général était Thémistocle, à qui l’on doit surtout d’avoir combattu dans un détroit ; et on ne peut en douter, c’est ce qui sauva la Grèce. Aussi, pour prix de ce service, a-t-il reçu de vous plus d’honneurs que tous les étrangers qui ont paru dans Lacédémone. Et n’avons-nous pas montré autant d’ardeur que d’audace, nous qui, sans recevoir par terre le secours de personne, et lorsque, jusqu’à nos frontières, tout était déjà soumis, n’en avons pas moins résolu de quitter notre ville et de détruire nos demeures, non pour abandonner la cause de ce qui restait d’alliés, et leur devenir inutiles en nous dispersant, mais pour monter sur nos vaisseaux, et nous livrer aux dangers, sans aucun ressentiment de ce que vos secours ne nous avaient pas prévenus ? Nous pouvons donc nous vanter de ne vous avoir pas moins bien servis que nous-mêmes. C’est de vos villes bien garnies d’habitans, et dans le dessein de les retrouver bien entières, que vous êtes enfin partis pour donner du secours, quand vous avez craint pour vous-mêmes, bien plus que pour nous ; car nous ne vous avions pas vus paraître tant qu’Athènes existait encore : mais nous, sortis d’une ville qui n’était plus, et nous jetant pour elle, avec peu d’espérance, au milieu du danger, nous avons contribué à vous sauver, et nous nous sommes sauvés nous-mêmes. Mais si d’abord nous nous étions rendus aux Mèdes, craignant, comme les autres, pour notre pays, ou si, nous regardant ensuite comme perdus, nous n’avions pas eu l’audace de monter sur nos vaisseaux, il vous aurait été inutile de livrer un combat naval, puisque vous n’aviez pas une flotte capable de résister, et les affaires des Mèdes auraient pris le tour qu’ils désiraient.

LXXV. « Ne méritons-nous donc pas, ô Lacédémoniens, par le zèle qu’alors nous avons montré, par la sagesse de nos résolutions, que les Grecs ne portent pas du moins tant d’envie à l’empire que nous avons obtenu ? Ce n’est point par la violence que nous l’avons acquis cet empire : mais lorsque vous ne voulûtes pas continuer de combattre les restes des Barbares ; lorsque les alliés eurent recours à nous ; lorsqu’eux-mêmes nous prièrent de les commander. Voilà ce qui nous a forcés d’élever notre domination au point où vous la voyez, d’abord par crainte surtout, ensuite pour nous faire respecter, et enfin pour notre intérêt. Nous ne pouvions plus nous croire en sûreté en nous relâchant de notre pouvoir, nous haïs d’un grand nombre, et obligés de remettre sous nos lois quelques villes, qui déjà s’étaient soulevées : nous qui ne comptions plus comme auparavant sur votre amitié, qui même vous inspirions des défiances, et qui déjà vous avions pour ennemis ; car ç’aurait été dans vos bras que se seraient jetés ceux qui auraient abandonné notre alliance. Personne, dans un grand péril, ne peut être blâmé d’assurer, autant qu’il le peut, ses intérêts.

LXXVI. « Et vous aussi, Lacédémoniens, vous avez imposé dans le Péloponnèse, aux villes de votre domination, le régime qui vous est favorable ; et si, dans le temps dont nous parlons, vous aviez conservé le commandement, devenus odieux comme nous, vous ne vous seriez pas montrés, nous en sommes bien sûrs, plus indulgens envers vos alliés, forcés que vous eussiez été d’imprimer de la force à votre domination, ou de vous exposer vous-mêmes à des dangers.

« Nous n’avons donc rien fait dont on doive être étonné, rien qui ne soit dans l’ordre des choses humaines, en acceptant l’empire qui nous était offert, et en refusant d’en relâcher les ressorts, autorisés comme nous l’étions par ce que l’on connaît de plus puissant : l’honneur, la crainte et l’intérêt. Ce n’est pas nous qui les premiers l’avons faite, mais elle a toujours existé, cette loi qui veut que les plus faibles soient soutenus par les plus forts. Nous avons cru d’ailleurs être dignes de cet empire, et nous vous avons semblé l’être jusqu’à ce moment où, par un calcul d’intérêt, vous recourez aux lois de l’équité. Mais personne jamais, par des principes de justice, n’a refusé l’occasion qui se présentait de s’agrandir par la force ; et sans résister au penchant naturel qui porte à commander aux autres, on mérite des éloges quand on est moins injuste qu’on n’aurait le pouvoir de l’être. Nous croyons du moins que si d’autres obtenaient notre empire, ils feraient bien connaître si nous avons manqué de modération : mais pour prix de notre indulgence, nous avons injustement recueilli plus de blâme que d’éloges.

LXXVII. « En vain, dans les affaires contentieuses, nous perdons même nos procès contre nos alliés ; en vain nous sommes soumis aux mêmes lois d’après lesquelles ils sont jugés : ils nous trouvent processifs ; et aucun d’eux ne considère comment il se fait que ceux qui jouissent ailleurs de la domination, et qui sont moins modérés que nous envers leurs sujets, n’éprouvent pas le même reproche. C’est que ceux qui leur obéissent n’ignorent pas qu’on n’a pas besoin de se soumettre à la justice, quand on peut se permettre d’employer la force. Mais accoutumés que sont nos alliés, dans leur commerce avec nous, à la parfaite égalité, si, par nos décisions, ou par l’autorité qui accompagne l’empire, ou de quelque manière que ce soit, ils se trouvent rabaissés dans quelqu’une de leurs prétentions, ils n’ont pas de reconnaissance de ce qu’on ne leur ôte rien de plus : la privation qu’ils éprouvent leur est plus insupportable que si, dès le commencement, mettant de côté les lois, nous avions ouvertement abusé du pouvoir ; car alors, eux-mêmes n’eussent pas osé soutenir que le plus faible ne doit pas céder au plus fort. Il semble que les hommes soient plus indignés de quelque injustice de la part de ceux qui se conduisent en égaux, que de la violence de ceux qui agissent en maîtres. Dans le premier cas, ils voient l’envie d’étendre ses droits ; mais de la part du plus fort, ils reconnaissent la loi de la nécessité. Nos alliés avaient bien plus à souffrir de la part du Mède, et ils le supportaient : mais notre autorité leur semble dure, et cela doit être ; car le joug qu’ils éprouvent est toujours pesant pour les sujets.

« Mais vous, si, devenus nos vainqueurs, vous succédiez à notre empire, vous seriez bientôt privés de cette bienveillance que vous devez à la crainte que nous inspirons ; et surtout, si vous vous conduisiez sur les mêmes principes que dans la courte durée de votre commandement contre les Mèdes : car vous dédaignez de communiquer à personne aucun de vos droits[27], et chacun de vous, dès qu’il sort pour commander, cesse de suivre vos institutions, sans se conformer à celles du reste de la Grèce.

LXXVIII. « Consultez-vous donc avec lenteur dans une affaire qui doit avoir de longues suites, et pour trop vous fier à des idées et à des plaintes qui vous sont étrangères, ne vous plongez pas dans des calamités qui vous seront personnelles. Avant d’entreprendre la guerre, examinez bien quels en sont les hasards. Quand elle se prolonge, elle aime à produire bien des incidens inattendus. Nous sommes tous encore à une égale distance des maux qu’elle entraîne, et l’avenir nous cache qui favorisera le sort. On commence dans la guerre par où l’on devrait finir : les maux venus, c’est alors qu’on raisonne. Comme c’est une faute que ni les uns ni les autres n’avons encore à nous reprocher, et qu’il nous est encore permis de prendre une sage résolution, nous vous conseillons de ne pas rompre la paix, de ne pas enfreindre vos sermens ; et, suivant les clauses du traité, de terminer nos différends par les voies de la justice ; sinon, prenant à témoin les dieux vengeurs du parjure, nous essaierons de nous défendre contre les agresseurs, et nous ne ferons que suivre vos exemples. »

LXXIX. Ce fut à peu près ainsi que s’exprimèrent les députés d’Athènes. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les accusations des alliés contre les Athéniens, et le discours de ces derniers, firent retirer tous les étrangers, et délibérèrent entre eux sur l’objet qui les rassemblait. Le plus grand nombre fut d’une même opinion ; c’était que les Athéniens étaient coupables, et qu’il fallait, sans différer, leur faire la guerre. Alors s’avança le roi Archidamus, homme qui passait pour n’avoir pas moins de modération que de sagesse. Il parla ainsi :

LXXX. « Et moi aussi, Lacédémoniens, j’ai acquis de l’expérience dans bien des guerres : c’est ce que peuvent dire, comme moi, les hommes de mon âge que je vois ici. Ils ne seront pas entraînés, comme bien d’autres peut-être, par cette ardeur des combats qu’inspire l’inexpérience ; ils ne croiront pas que la guerre soit un bien, ni que l’issue en soit toujours assurée. En réfléchissant mûrement sur celle qui est l’objet de nos délibérations, vous trouverez qu’elle doit être de la plus grande importance. Quand nous n’avons à combattre que nos voisins du Péloponnèse, les forces sont égales, et nous sommes bientôt sur les terres ennemies. Mais des hommes dont le territoire est éloigné, qui d’ailleurs ont la plus grande expérience de la mer, qui sont bien munis de tout, plus riches qu’aucun autre peuple de la Grèce par le trésor public et l’opulence des particuliers, bien fournis de vaisseaux, de chevaux, d’armes et d’hommes, et qui ont encore une autre ressource, les tributs de leurs nombreux alliés, faut-il donc légèrement entreprendre contre eux la guerre ! Et qui nous inspire la confiance de nous hâter, sans avoir pourvu même aux préparatifs ? Sera-ce nos vaisseaux ? Mais nous sommes les plus faibles. Si nous voulons nous exercer et construire des flottes capables de balancer les flottes ennemies, il faut du temps. Ce sont peut-être nos richesses ? et c’est en quoi nous leur cédons encore bien davantage : nous n’avons pas un trésor public ; nous n’avons pas une ressource toute prête dans les fortunes privées.

LXXXI. « On croira peut-être que notre audace est bien fondée parce que, supérieurs par la discipline et le nombre de troupes régulières, nous irons dévaster leur pays. Mais ils ont encore bien d’autres pays dont ils sont maîtres, et ils tireront par mer tout ce dont ils ont besoin. Tenterons-nous de faire soulever contre eux leurs alliés ? Il faudra des vaisseaux pour les soutenir, puisque ce sont presque tous des insulaires. Dans quelle guerre allons-nous donc nous plonger ! car, si nous n’avons une marine supérieure, ou si nous ne leur coupons les revenus qui servent à l’entretien de leurs flottes, ce sera nous qui souffrirons le plus. Alors nous ne pourrons faire une paix honorable, surtout si nous paraissons commencer nous-mêmes les hostilités. Et ne nous livrons pas à l’espérance de voir bientôt cesser la guerre, si nous ravageons leurs campagnes. Je crains plutôt que nous ne la laissions en héritage à nos enfans : oui, les Athéniens auront trop d’orgueil pour se rendre esclaves de leur territoire, et ils ne seront point consternés de la guerre, comme s’ils n’en avaient pas d’expérience.

LXXXII. « Je ne veux pas cependant que, nous montrant insensibles, nous laissions maltraiter nos alliés, ni que nous fermions les yeux sur les manœuvres des Athéniens ; mais j’entends que nous ne fassions pas de mouvemens hostiles, et que nous leur envoyions porter nos plaintes, sans manifester ni l’envie de prendre les armes, ni celle de céder à leurs prétentions. En même temps, mettons-nous dans un état respectable ; engageons dans notre cause nos alliés ou Grecs ou Barbares ; cherchons à nous procurer, de quelque part que ce soit, des secours en argent ou en vaisseaux. Menacés, comme nous le sommes, par les Athéniens, on ne peut nous blâmer d’avoir recours, pour nous sauver, non-seulement aux Grecs, mais encore aux Barbares. Rassemblons nos propres ressources. S’ils écoutent nos réclamations, tant mieux : sinon, mieux disposés après deux ou trois ans, marchons contre eux si nous le jugeons nécessaire. Peut-être alors, quand ils verront notre appareil de guerre, quand nos discours répondront à ce qu’il aura de menaçant, cèderont-ils d’autant mieux que leur territoire ne sera point encore entamé, et qu’ils auront à délibérer sur leur fortune encore entière et non pas ruinée. Ne considérez, en effet, leur pays que comme un gage d’autant plus sûr qu’il sera mieux cultivé. Il faut l’épargner le plus long-temps qu’il est possible, et ne pas les rendre plus difficiles à vaincre en les réduisant au désespoir. Mais si, sans être préparés, et sur les plaintes de nos alliés nous nous hâtons de ravager leurs terres, craignons de causer la honte et le dommage du Péloponnèse. On peut apaiser les plaintes des villes et des particuliers ; mais quand, pour les intérêts des particuliers, tous ensemble se seront engagés dans une guerre dont on ne saurait prévoir l’issue ni la durée, il ne sera pas facile de déposer les armes avec dignité.

LXXXIII. « Et que personne ne regarde comme une lâcheté qu’un grand nombre de villes ne se hâtent pas de marcher contre une seule ! Toute seule qu’elle est, elle n’a pas moins que nous d’alliés qui lui apportent leurs tributs. Ce n’est pas plus avec des armes qu’avec de l’argent que se fait la guerre, et c’est l’argent qui seconde le succès des armes surtout quand ce sont des peuples du continent qui font la guerre à des peuples maritimes. Commençons donc par nous en procurer, et ne nous laissons pas d’abord entraîner par les discours de nos alliés. C’est nous, quel que soit le succès, qui en recevrons surtout ou la louange ou le blâme ; c’est donc à nous à pourvoir de sang-froid aux événemens.

LXXXIV. « Cette lenteur, cette irrésolution dont on nous fait un si grand reproche, gardez-vous d’en rougir. En vous hâtant, vous retrouverez plus tard le repos, parce que vous aurez agi avant d’être préparés. D’ailleurs membres d’une république toujours libre et brillante de gloire, le vice qu’on nous reproche peut n’être qu’une prudente modération. Seuls, par ce prétendu vice, nous ne sommes point insolens dans la prospérité, et nous cédons moins que les autres aux revers. Quand on veut, par la louange, nous précipiter dans des périls que nous ne croyons pas devoir affronter, nous ne nous laissons pas gagner par la flatterie ; si l’on veut nous piquer par des reproches, ils ne nous affligent point, et ne nous rendent pas plus faciles à persuader. Le bel ordre de notre constitution nous rend propres à la guerre et au conseil : à la guerre, parce que la honte du déshonneur tient beaucoup de la sagesse, et que la bravoure ne tient pas moins de cette honte ; au conseil, parce que nous sommes élevés dans une trop grande simplicité pour mépriser les lois, et dans une trop grande modestie pour avoir l’audace de leur désobéir. Assez peu habiles d’ailleurs dans les choses inutiles, nous ne savons pas déprimer par de belles paroles la force de nos ennemis, sauf à démentir ensuite par les effets la jactance de nos discours. Nous croyons que l’intelligence de nos voisins ressemble beaucoup à la nôtre, et que les événemens de la fortune ne se distribuent pas au gré de nos raisonnemens. En nous préparant contre nos ennemis, nous supposons toujours qu’ils ont pris de sages mesures ; et ce n’est pas sur les fautes qu’ils pourront commettre que nous fondons nos espérances, mais sur les bonnes dispositions que nous aurons faites. Il ne faut pas croire que l’homme diffère beaucoup de l’homme ; mais que celui-là doit l’emporter, qui a reçu de son éducation le courage de lutter contre la nécessité même.

LXXXV. « N’abandonnons pas ces maximes que nous ont laissées nos pères, et que nous nous sommes bien trouvés de suivre. Follement empressés, ne décidons pas, dans la courte durée d’un jour, du sort de tant d’hommes, de tant de richesses, de tant de villes, enfin de notre gloire ; mais donnons-nous le temps de délibérer. Nous le pouvons plus que d’autres par notre puissance. Envoyez à Athènes ; faites-y demander raison de l’affaire de Potidée et des injures dont nos alliés se plaignent. Les Athéniens offrait la voie de l’arbitrage ; ceux qui se soumettent à la justice ne peuvent être légitimement poursuivis comme des coupables opiniâtres. Préparez-vous en même temps à la guerre. Telle est la meilleure résolution que vous puissiez adopter, et celle que vos ennemis doivent craindre le plus. »

Voilà ce que dit Archidamus. Mais Sténélaïdas, qui était alors un des éphores, s’avança le dernier, et adressa ces paroles aux Lacédémoniens :

LXXXVI. « Je n’entends rien aux discours verbeux des Athéniens. Ils se louent beaucoup eux-mêmes, et ne répondent rien sur les injures qu’ils ont faites à nos alliés et au Péloponnèse. S’ils se sont bien conduits autrefois contre les Mèdes, et si maintenant ils se conduisent mal avec nous, ils sont doublement punissables, parce qu’ils furent vertueux et qu’ils ont cessé de l’être. Pour nous, ce que nous avons été autrefois, nous le sommes encore, et si nous sommes sages, nous ne négligerons pas nos alliés offensés ; nous ne différerons pas leur vengeance, puisqu’on ne diffère pas à les faire souffrir. D’autres ont de l’argent, des vaisseaux, des chevaux ; nous avons, nous, de bons alliés, qu’il ne faut pas livrer aux Athéniens. Ce n’est pas une affaire à mettre en arbitrage, à juger sur des paroles ; ce n’est point en paroles que nous sommes offensés. Vengeons-nous au plus tôt et de toutes nos forces. Que personne ne prétende nous enseigner que nous devons perdre le temps à délibérer quand on nous fait injure ; c’est à ceux qui se disposent à offenser, qu’il convient de délibérer long-temps. Opinez donc pour la guerre, ô Lacédémoniens ; voilà ce qui est digne de Sparte. Ne laissez pas les Athéniens augmenter encore leur puissance ; ne trahissons pas nos alliés ; mais avec la protection des dieux, marchons contre des homme injustes. »

LXXXVII. Ayant ainsi parlé, il mit lui-même la question aux voix en sa qualité d’éphore ; mais les suffrages se donnent à Lacédémone par acclamation, et non avec des cailloux[28] : il déclara qu’il ne savait pas de quel côté était la majorité ; et comme il voulait que les opinans se déclarassent surtout pour la guerre, et fissent connaître manifestement leur vœu : « Que ceux, dit-il, qui pensent que le traité est rompu, et que les Athéniens nous ont outragés, passent de ce côté (en le montrant), et que ceux qui sont d’un avis contraire, passent de cet autre. » Alors les Lacédémoniens quittèrent leurs places et se partagèrent. Ceux qui pensaient que la trêve était rompue furent en bien plus grand nombre. On rappela les députés, et les Lacédémoniens leur déclarèrent que, suivant eux, les Athéniens étaient coupables, mais qu’ils voulaient inviter tous les alliés à donner leurs suffrages, afin de n’entreprendre la guerre que d’après une délibération générale. Cette affaire terminée, les députés se retirèrent chez eux ; ceux d’Athènes partirent les derniers, après avoir terminé la négociation qui avait été l’objet de leur voyage. Cette décision de l’assemblée fut portée la treizième année de la trêve de trente ans, qui avait été conclue après l’affaire d’Eubée[29].

LXXXVIII. Les Lacédémoniens portèrent ce décret bien moins à la persuasion des alliés, que par les craintes que leur inspiraient les Athéniens. Ils les voyaient maîtres de la plus grande partie de la Grèce, et ils craignaient qu’ils ne devinssent encore plus puissans.

LXXXIX. Voici comment les Athéniens s’étaient mis à la tête des affaires, ce qui fut la cause de leur accroissement. Quand les Mèdes se furent retirés de l’Europe, vaincus par les Grecs sur terre et sur mer ; quand ceux d’entre eux qui purent échapper sur leurs vaisseaux, et qui cherchèrent un asile à Mycale, eurent été détruits ; Léotychidas, roi de Lacédémone, qui avait commandé les Grecs à Mycale, retourna dans sa patrie, et emmena les alliés du Péloponnèse. Les Athéniens restèrent avec les Grecs de l’Ionie et de l’Hellespont, qui déjà s’étaient détachés du roi, et ils firent le siège de Sestos que les Mèdes occupaient. Ils continuèrent ce siège pendant l’hiver, et après s’être rendus maîtres de la place, qu’abandonnèrent les Barbares, ils quittèrent l’Hellespont, et chacun rentra dans son pays. Les Athéniens, après la retraite des ennemis, firent revenir leurs enfans, leurs femmes et les effets des endroits où ils les avaient déposés, et pensèrent à relever leur ville et leurs murailles. Il ne restait que peu de chose de l’ancienne enceinte des murs, la plupart des maisons étaient tombées ; il n’en subsistait qu’un petit nombre où avaient logé les plus considérables des Perses.

XC. Les Lacédémoniens, informés de ce dessein, vinrent en députation à Athènes ; eux-mêmes auraient bien voulu que cette ville, ni aucune autre n’eût été fortifiée ; mais surtout ils étaient sollicités par leurs alliés qui craignaient la puissante marine des Athéniens, bien différente de ce qu’elle avait été autrefois, et l’audace que ce peuple avait montrée dans la guerre contre les Mèdes. Les députés prièrent les Athéniens de ne pas se fortifier, et de détruire plutôt avec eux toutes les fortifications qui se trouvaient hors du Péloponnèse. Ils ne leur faisaient connaître leur objet ni leurs défiances, et donnaient pour prétexte de leur demande, que, si les Barbares revenaient dans la Grèce, il ne fallait pas leur laisser une place forte dont ils pussent se servir comme d’un point de départ, ainsi qu’ils venaient de faire de Thèbes. Ils ajoutaient que le Péloponnèse suffisait pour offrir à tous les Grecs une retraite d’où ils s’élanceraient contre les ennemis.

Les Athéniens, sur l’avis de Thémistocle, se hâtèrent de congédier les députés, et répondirent seulement qu’ils allaient, de leur côté, faire partir pour Lacédémone une députation chargée de traiter cette affaire. Thémistocle voulut être expédié lui-même sans délai, et ordonna de ne pas faire partir sur-le-champ ceux qu’on lui choisirait pour collègues, mais de les retenir jusqu’à ce que le mur fût assez élevé pour être en état de défense. Tous ceux qui étaient dans la ville, sans exception, citoyens, femmes, enfans, devaient partager les travaux : édifices publics, maisons particulières, rien de ce qui pouvait fournir des matériaux ne devait être épargné ; il fallait tout démolir. Après avoir donné ces instructions, et déclaré ce que lui-même comptait faire à Lacédémone, il partit. À son arrivée, au lieu de se rendre auprès des magistrats, il usa de délais et de prétextes ; et quand des gens en place lui demandaient pourquoi il ne se rendait pas à l’assemblée générale, sa réponse était : qu’il attendait ses collègues, qu’ils avaient été surpris par quelques affaires, qu’il comptait les voir bientôt arriver, et qu’il était étonné qu’il ne fussent pas encore venus.

XCI. On croyait Thémistocle, parce qu’on avait pour lui de l’affection. Cependant il survenait des personnes qui dénonçaient qu’on fortifiait Athènes, que déjà les murailles gagnaient de l’élévation, et l’on ne savait pas comment ne pas ajouter foi à ces rapports ; mais Thémistocle, qui en était instruit, priait les Lacédémoniens de ne pas s’en laisser imposer par des discours, et d’envoyer plutôt quelques-uns de leurs citoyens, hommes de probité, qui rendraient un compte fidèle de ce qu’ils auraient vu. On les expédia ; mais Thémistocle fit passer à Athènes un avis secret de leur départ, et manda que, sans les arrêter ouvertement, il fallait les retenir jusqu’au retour de ses collègues, car ils étaient enfin venus le joindre : c’étaient Abronychus, fils de Lysiclès, et Aristide, fils de Lysimaque ; ils lui annoncèrent que le mur était à une hauteur convenable. Il craignait d’être arrêté avec eux quand on serait instruit de la vérité ; mais les Athéniens, conformément à son avis, retenaient les députés de Lacédémone.

Thémistocle parut enfin en public, et déclara sans détour qu’Athènes était murée, et se trouvait en état de mettre en sûreté ses habitans ; que si Lacédémone et ses alliés avaient quelque dessein d’y envoyer une députation, ce devait être désormais comme à des hommes qui connaissaient aussi bien leurs intérêts particuliers que l’intérêt commun de la Grèce ; que quand ils avaient cru nécessaire d’abandonner leur ville, et de monter sur leurs vaisseaux, ils avaient bien su prendre ce parti sans le conseil de Lacédémone ; que dans toutes les affaires où ils s’étaient consultés avec les Lacédémoniens, on n’avait pas vu qu’ils eussent eu moins de sagesse que personne ; que maintenant donc ils croyaient utile que leur ville fût murée ; que c’était en particulier leur intérêt et celui de tous leurs alliés ; qu’il était impossible, sans avoir les mêmes moyens de se défendre, de prendre les mêmes résolutions pour l’utilité commune ; et qu’en un mot, il fallait que tous les Grecs soutinssent leur fédération sans avoir de murailles, ou qu’on trouvât bon ce que venaient de faire les Athéniens.

XCII. Les Lacédémoniens, à ce discours, ne manifestèrent pas de ressentiment contre les Athéniens. Quand ils leur avaient envoyé une députation, ce n’avait pas été dans le dessein de leur intimer une défense, mais de leur donner un conseil qui leur semblait s’accorder avec l’intérêt commun. D’ailleurs, ils témoignaient alors aux Athéniens beaucoup d’amitié pour le zèle qu’ils avaient fait paraître dans la guerre des Mèdes. Cependant ils étaient secrètement piqués d’avoir manqué leur projet ; mais les députés se retirèrent de part et d’autre sans essuyer aucune plainte.

XCIII. Ce fut ainsi qu’en peu de temps les Athéniens fortifièrent leur ville ; et l’on peut voir encore aujourd’hui que ce fut un ouvrage fait avec précipitation ; car les fondemens sont construits de toutes sortes de pierres qui, en certains endroits, sont restées brutes et telles qu’elles furent apportées. Des colonnes, des marbres sculptés furent tirés des monumens, et entassés les uns sur les autres. De tous les côtés de la ville, l’enceinte fut tenue plus grande qu’auparavant ; on travaillait à tout à la fois, et on ne se donnait pas de repos. Thémistocle persuada de continuer aussi les ouvrages du Pirée. Ils avaient été commencés précédemment pendant l’année durant laquelle il avait eu l’administration de la république en qualité d’archonte[30]. Il regardait comme très favorable la situation de ce lieu, qui offrait trois ports creusés par la nature ; et depuis que les Athéniens s’étaient tournés du côté de la marine, il la croyait d’une grande importance à l’accroissement de leurs forces. Il osa dire le premier qu’ils devaient s’emparer de la mer, et aussitôt il leur en prépara l’empire. Ce fut d’après son plan qu’on donna au mur l’épaisseur qui se voit encore aujourd’hui autour du Pirée. Deux charrettes qui se rencontraient apportaient des pierres. On n’en remplit pas les joints de chaux et de ciment ; mais on taillait carrément de grandes pierres, on les appareillait, et on les liait entre elles avec des barres de fer consolidées par du plomb. Ces murs eurent tout au plus la moitié de la hauteur que Thémistocle avait projetée. Son dessein était que, par leur épaisseur et leur élévation, on n’eût pas à craindre les attaques des ennemis ; qu’il ne fallût que peu d’hommes très débiles pour les défendre, et que les autres montassent sur les vaisseaux, car c’était à la marine surtout qu’il s’attachait : c’est qu’il voyait, du moins à ce que je pense, que l’armée du roi pouvait faire plus aisément des invasions par mer que par terre, et il regardait le Pirée comme plus important que la ville haute[31]. Il conseilla bien des fois aux Athéniens, s’il leur arrivait d’être forcés par terre, de descendre au Pirée, et de se défendre sur leur flotte contre tous ceux qui pourraient les attaquer. Ce fut ainsi que les Athéniens se fortifièrent, et rétablirent leur ville aussitôt après la retraite des Mèdes.

XCIV. Cependant Pausanias, fils de Cléombrote, fut envoyé de Lacédémone, en qualité de général des Grecs, avec vingt vaisseaux que fournit le Péloponnèse ; les Athéniens se joignirent à cette flotte avec trente vaisseaux : un grand nombre d’alliés suivit leur exemple. Ils se portèrent à Cypre, et en soumirent une grande partie : de là, toujours sous le même commandement, ils passèrent à Bysance, qu’occupaient les Mèdes, et s’en rendirent maîtres.

XCV. Mais Pausanias commençait à montrer de la dureté ; il se rendit odieux aux Grecs en général, mais surtout aux Ioniens et à tous ceux qui s’étaient soustraits récemment à la puissance du roi. Ils allèrent trouver les Athéniens, et les prièrent de les recevoir sous leur commandement comme étant de même origine, et de ne pas céder à Pausanias s’il voulait en venir à la violence. Les Athéniens reçurent cette proposition ; ils leur promirent de ne les point abandonner, et de tenir d’ailleurs la conduite qui semblerait s’accorder le mieux avec les intérêts des alliés.

Dans ces conjonctures, les Lacédémoniens rappelèrent Pausanias pour le juger sur les dénonciations portées contre lui. Les Grecs qui venaient à Lacédémone se plaignaient beaucoup de ses injustices, et son commandement semblait tenir plutôt du pouvoir tyrannique que du généralat. Il fut rappelé précisément à l’époque où, par la haine qu’il inspirait, les Grecs, excepté les guerriers du Péloponnèse, se rangeaient sous les ordres des Athéniens. Arrivé à Lacédémone, et convaincu d’abus de pouvoir contre des particuliers, il fut absous des accusations capitales. On lui reprochait surtout du penchant pour les Mèdes, et cette accusation semblait manifeste. Aussi le commandement ne lui fut-il pas rendu, mais on fit partir Dorcis et quelques autres avec peu de troupes. Comme les alliés ne se mirent pas sous leur autorité, ils revinrent, et les Lacédémoniens n’envoyèrent plus dans la suite d’autres généraux. Après ce qu’ils avaient vu de Pausanias, ils craignaient qu’ils ne se corrompissent de même. D’ailleurs ils voulaient se débarrasser de la guerre des Mèdes ; ils croyaient les Athéniens capables de la conduire, et alors ils étaient amis.

XCVI. Les Athéniens ayant pris ainsi le commandement, suivant le désir des alliés, par la haine qu’on portait à Pausanias, réglèrent quelles villes devaient donner de l’argent pour faire la guerre aux Barbares, et quelles devaient fournir des vaisseaux. Le prétexte était de ruiner le pays du roi, par représailles de ce qu’on avait souffert. Alors fut établie chez les Athéniens la magistrature des hellénotames, qui recevaient le tribut[32]. Le premier tribut fut fixé à quatre cent soixante talens[33], le trésor fut déposé à Délos, et les assemblées se faisaient dans le temple.

XCVII. Ce fut en commandant aux alliés, qui conservèrent d’abord leurs propres lois, et qui délibéraient sur l’intérêt général dans des assemblées communes, que les Athéniens, depuis la guerre des Mèdes jusqu’à celle que j’écris, s’élevèrent à un si haut degré de puissance par les armes et par le maniement des affaires. Ils eurent à combattre et les Perses, et ceux de leurs alliés qui tentaient des révolutions, et les peuples du Péloponnèse, qui toujours s’immisçaient dans ces querelles. J’ai écrit ces événemens, et me suis permis cette digression, parce que c’est une partie de l’histoire qu’ont négligée tout ceux qui m’ont précédé. Ou ils n’ont traité que ce qui s’est passé dans la Grèce avant la guerre des Mèdes, ou cette guerre elle-même. Hellanicus, dans son histoire de l’Attique, a touché ces faits, mais en abrégé, et sans les rappeler exactement à l’ordre des temps. Cependant c’est en montrant la manière dont s’est établie la domination des Athéniens qu’on peut la faire connaître.

XCVIII. D’abord, sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, ils prirent d’assaut Eion, sur le lac Strymon, place occupée par les Mèdes, et réduisirent les habitans en servitude. Ils firent ensuite éprouver le même sort à ceux de Scyros, île de la mer Égée qui appartenait aux Dolopes, et ils y envoyèrent une colonie. Ils firent ensuite la guerre aux Carystiens : le reste de l’Eubée n’y prit aucune part, et ces hostilités finirent par un accord. Une autre guerre suivit contre les habitans de Naxos, qui s’étaient détachés de la république. Ils furent assiégés et se soumirent. C’est la première ville alliée qui, contre l’usage, ait été réduite à la condition de sujette. D’autres eurent ensuite le même sort suivant les circonstances.

XCIX. Les défections des alliés eurent différentes causes. Les principales furent des refus de contributions en argent ou en vaisseaux ; et pour quelques-unes, celui de servir dans les armées ; car les Athéniens exigeaient ces tributs à la rigueur, et ils faisaient ainsi des mécontens, en obligeant à la fatigues des gens qui n’avaient ni l’habitude ni la volonté de les supporter. D’ailleurs ils ne commandaient plus avec la même douceur ; ils ne se montraient plus les égaux de leurs compagnons d’armes ; et ils avaient bien moins de peine à réduire les alliés qui les abandonnaient. On pouvait en accuser les alliés eux-mêmes : paresseux à faire la guerre et à s’éloigner de leurs foyers, la plupart, au lieu de fournir leur contingent en vaisseaux, et de les monter eux-mêmes, s’étaient imposé des taxes proportionnées à la dépense. Comme ils contribuaient aux frais, les Athéniens augmentèrent leur marine, et les alliés, quand il leur arrivait de tenter une défection, se trouvaient sans préparatifs et sans ressources pour la soutenir.

C. Ce fut après ces événemens que se livra, près du fleuve Eurymédon, dans la Pamphylie, un combat de terre et un combat naval des Athéniens et de leurs alliés contre les Mèdes. Les Athéniens remportèrent la victoire dans ces deux combats, en un même jour, sous le commandement de Cimon. Ils prirent et détruisirent la flotte des Phœniciens, forte de deux cents vaisseaux.

Quelque temps après, les Thasiens se détachèrent de leur alliance. Le motif de cette rupture fut quelque différend au sujet de leurs mines et des comptoirs qu’ils avaient dans la partie de la Thrace qui regarde leur île. Les Athéniens se portèrent à Thasos, furent victorieux dans on combat naval, et firent une descente dans l’île.

Vers le même temps, ils envoyèrent sur les bords du Strymon dix mille hommes, tant des leurs que des alliés, fonder une colonie à l’endroit qu’on appelait alors les Neuf-Voies, et qui se nomme maintenant Amphipolis. Ils s’en emparèrent sur les Édoniens qui l’occupaient ; mais s’étant enfoncés dans l’intérieur de la Thrace, ils furent défaits à Drabesque, dans l’Édonie, par les Thraces, qui les attaquèrent en commun, regardant l’établissement qu’on faisait aux Neuf-Voies comme un fort qu’on élevait contre eux.

CI. Les habitans de Thasos, vaincus dans plusieurs combats et assiégés, implorèrent les Lacédémoniens et les engagèrent à opérer en leur faveur une diversion en se jetant sur l’Attique. Les Lacédémoniens le promirent à l’insu des Athéniens, et ils auraient tenu leur parole, mais un tremblement de terre les empêcha de la remplir. Les Hilotes, ainsi que les Thuriates et les Éthéens, qui étaient voisins de Lacédémone, profitèrent de l’occasion pour secouer le joug et se réfugier à Ithôme. La plupart des Hilotes tiraient leur origine des anciens Messéniens, qui avaient été réduits en servitude, ce qui leur fit donner à tous le nom de Messéniens. Les Lacédémoniens eurent donc une guerre à soutenir contre les révoltés d’Ithôme.

Quant aux Thasiens, après trois ans de siège, ils se rendirent aux Athéniens, qui leur prescrivirent de détruire leurs murailles, de livrer leurs vaisseaux, et de leur donner une somme à laquelle ils furent taxés : on les obligea à en payer tout de suite une partie, sans préjudice du reste. Ils s’engagèrent aussi à céder leurs mines et tout ce qu’ils possédaient sur le continent.

CII. Les Lacédémoniens, voyant se prolonger leur entreprise sur Ithôme, implorèrent le secours de leurs alliés et celui des Athéniens[34]. Ceux-ci vinrent en grand nombre, sous le commandement de Cimon. On les avait mandés sur l’opinion de leur habileté à battre les murailles : comme le siège traînait en longueur, on sentait la nécessité de cet art. Ce fut dans cette campagne que se manifesta, pour la première fois, la mauvaise intelligence d’Athènes et de Lacédémone ; car les Lacédémoniens voyant que la place n’était pas enlevée de vive force, craignirent l’humeur audacieuse des Athéniens et leur caractère remuant. Ils ne les regardaient pas comme un peuple de leur race, et ils appréhendaient que, pendant leur séjour devant Ithôme, ils ne se laissassent gagner par ceux qui s’y étaient renfermés, et ne causassent quelque révolution. Ce furent les seuls des alliés qu’ils renvoyèrent, sans manifester cependant leurs soupçons, mais sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin de leurs secours. Les Athéniens n’en sentirent pas moins qu’on n’avait pas de bonnes raisons de les renvoyer, et qu’il était survenu quelque défiance. Indignés de cet affront, et ne se croyant pas faits pour être ainsi traités par les Lacédémoniens, à peine retirés, ils abjurèrent l’alliance qu’ils avaient contractée avec eux dans la guerre médique, et s’allièrent avec les Argiens, ennemis de Lacédémone. En même temps ces deux nouveaux alliés s’unirent par les mêmes sermens avec les Thessaliens.

CIII. Enfin, après dix ans, ceux d’Ithôme, ne pouvant plus résister, capitulèrent avec les Lacédémoniens. Il fut convenu qu’ils sortiraient du Péloponnèse sous la foi publique, et n’y rentreraient jamais, sous peine, pour celui qui serait pris, d’être esclave de qui l’aurait arrêté. Les Lacédémoniens avaient reçu auparavant de Delphes un oracle qui leur ordonnait de laisser partir les supplians de Jupiter Ithométas[35]. Ceux-ci eurent donc la liberté de sortir avec leurs femmes et leurs enfans. Les Athéniens s’empressèrent de les recevoir en haine de Lacédémone, et les envoyèrent en colonie à Naupacte, qu’ils se trouvaient avoir pris récemment sur les Locriens-Ozoles.

Les Mégariens recoururent aussi à l’alliance d’Athènes. Ils se détachaient de Lacédémone, parce que Corinthe leur faisait la guerre pour les limites réciproques. Ainsi les Athéniens acquirent Mégare et Pègues. Ce furent eux qui construisirent pour les Mégariens les longues murailles qui vont de leur ville jusqu’à Nisée, et ils y mirent garnison. C’est principalement de cette époque que commença la haine envenimée de Corinthe contre Athènes.

CIV. Cependant Inarus, fils de Psammétique, et roi des Libyens qui touchent à l’Égypte, partit de Marée, ville au-dessus du Phare, fit soulever la plus grande partie de l’Égypte contre le roi Artaxerxès, et, nommé lui-même chef des rebelles, il appela les Athéniens[36]. Ils étaient à Cypre avec deux cents vaisseaux, tant d’Athènes que des alliés. Ils abandonnèrent Cypre pour se rendre à l’invitation d’Inarus ; entrèrent dans le Nil, le remontèrent, et se rendirent maîtres de ce fleuve et de deux quartiers de Memphis ; ils assiégèrent le troisième, qui se nomme le Mur-Blanc. C’était là que s’étaient réfugiés les Perses, les Mèdes et ceux des Égyptiens qui n’étaient pas entrés dans la rebellion.

CV. D’un autre côté, les Athéniens firent une descente à Halies et livrèrent bataille aux Corinthiens et aux Épidauriens. Ce furent les Corinthiens qui remportèrent la victoire. Les Athéniens furent victorieux à leur tour près de Cécryphalie, dans un combat naval contre les Péloponnésiens.

Une guerre survint ensuite entre les Éginètes et les Athéniens : Il y eut un grand combat naval près d’Égine ; chacun des deux partis était secondé par ses alliés. Les Athéniens eurent l’avantage : ils prirent soixante-dix vaisseaux sur les ennemis, descendirent à terre, et formèrent le siège de la ville, sous le commandement de Léocrate, fils de Strœbus. Les Péloponnésiens voulurent secourir les Éginètes, et portèrent à Égine trois cents hoplites, qui avaient servi comme auxiliaires avec les Corinthiens et les Épidauriens : cette troupe s’empara des hauteurs de Géranie[37], et les Corinthiens descendirent avec les alliés dans la Mégaride. Ils croyaient qu’Athènes, qui avait de grandes forces dispersées à Égine et en Égypte, ne serait pas en état de protéger Mégare, ou que du moins, si elle y faisait passer des secours, elle retirerait d’Égine l’armée qui en faisait le siège. Cependant les Athéniens ne touchèrent point à cette armée ; mais ce qui était resté dans la ville, les vieillards qui avaient passé l’âge du service, et les jeunes gens qui ne l’avaient pas atteint, allèrent à Mégare sous le commandement de Myronide. Il y eut entre eux et les Corinthiens une bataille indécise, et les deux partis se séparèrent, sans que ni l’un ni l’autre crût avoir été vaincu. C’était cependant plutôt les Athéniens qui avaient eu quelque supériorité ; ils dressèrent un trophée après la retraite des Corinthiens. Mais ceux-ci, à leur retour, traités de lâches par les vieillards qui étaient restés à la ville, se préparèrent pendant une douzaine de jours, et revinrent élever un trophée devant celui des Athéniens, comme si eux-mêmes avaient été vainqueurs. Les Athéniens sortirent en armes de Mégare, tuèrent ceux qui élevaient le trophée, se jetèrent sur les autres et remportèrent la victoire.

CVI. Les vaincus se retirèrent : un assez grand nombre, poussé vigoureusement, s’égara du bon chemin et tomba dans le clos d’un particulier, qui était entouré d’un grand fossé et n’avait pas d’issue. Les Athéniens s’en aperçurent ; ils firent face à l’entrée avec des hoplites, et entourèrent le clos de troupes légères, qui accablèrent de pierres ceux qui s’y étaient engagés. Ce fut une grande perte pour les Corinthiens : le reste de leur armée regagna le pays.

CVII. Vers cette époque, les Athéniens commencèrent à construire les longues murailles qui s’étendent jusqu’à la mer, l’une gagnant Phalère et l’autre le Pirée.

Les peuples de la Phocide firent alors la guerre aux Doriens, dont les Lacédémoniens tirent leur origine. Ils attaquèrent Bœon, Cytinion et Érinéon, et prirent une de ces places. Les Lacédémoniens, sous la conduite de Nicomédas, fils de Cléombrote, qui commandait à la place du roi Plistoanax, fils de Pausanias, encore trop jeune, portèrent des secours aux Doriens avec quinze cents de leurs hoplites et dix mille alliés. Ils obligèrent les Phocéens à rendre la place par capitulation, et se retirèrent. Mais les Athéniens se mirent en croisière pour leur couper la mer, s’ils voulaient traverser le golfe de Crissa. Ceux-ci voyaient tout le danger de prendre leur route par Géranie, tandis que les Athéniens occupaient Mégare et Pègues ; car cette montagne, difficile à franchir, était constamment gardée par des troupes athéniennes, et ils n’ignoraient pas qu’elles devaient s’opposer à leur passage. Ils crurent donc devoir s’arrêter en Bœotie pour considérer quel serait le moyen le plus sûr d’opérer leur retraite. Il y avait d’ailleurs à Athènes une faction qui entretenait avec eux des intelligences secrètes, et qui les engageait à prendre ce parti ; elle espérait détruire le gouvernement populaire et s’opposer à la construction des longues murailles. Mais les Athéniens s’armèrent en masse[38] contre cette armée lacédémonienne, avec mille Argiens et les autres alliés, dans un nombre proportionné à leurs forces respectives. Ils étaient en tout quatorze mille. Ils prirent les armes, persuadés qu’ils trouveraient les ennemis dans l’embarras de chercher un passage, et d’ailleurs ils avaient quelques soupçons sur le complot de détruire la démocratie. De la cavalerie thessalienne vint les joindre en qualité d’alliée ; mais dans l’action, elle se tourna du côté des Lacédémoniens.

CVIII. La bataille se donna près de Tanagra en Bœotie[39]. Les Lacédémoniens et leurs alliés furent vainqueurs, et l’affaire fut sanglante de part et d’autre. Les Lacédémoniens entrèrent dans la Mégaride, se taillèrent des chemins à travers les forêts, et retournèrent chez eux par la montagne de Géranie et l’isthme.

Soixante-deux jours après cette bataille, les Athéniens marchèrent contre les Bœotiens sous le commandement de Myronide, et les ayant battus à Œnophytes, ils se rendirent maîtres de la Bœotie et de la Phocide, rasèrent le mur des Tanagriens, et prirent en otages les cent hommes les plus riches entre les Locriens d’Oponte. Ils terminèrent leurs longues murailles. Les Éginètes capitulèrent ensuite avec eux : ils rasèrent leurs fortifications, livrèrent leurs vaisseaux et se taxèrent à un tribut pour l’avenir.

Les Athéniens firent par mer le tour du Péloponnèse, sous le commandement de Tolmide, fils de Tolmæus ; ils brûlèrent le chantier des Lacédémoniens, et prirent Chalcis[40], ville dépendante de Corinthe, après avoir battu les Sicyoniens, qui s’opposaient à leur descente.

CIX. Les Athéniens et les alliés qui étaient passés en Égypte s’y trouvaient encore, et la guerre y eut pour eux bien des faces différentes. D’abord ils se rendirent maîtres de l’Égypte. Artaxerxès fit passer à Lacédémone le Perse Mégabaze, avec de l’argent, pour engager les peuples du Péloponnèse à se jeter sur l’Attique, ce qui forcerait les Athéniens à sortir de l’Égypte. L’affaire ne réussit pas ; ce ne fut qu’une dépense inutile, et Mégabaze retourna en Asie avec le reste des trésors qu’il avait apportés. Le roi fit partir, avec une puissante armée, un autre Perse, nommé aussi Mégabaze, fils de Zopyre. Il arriva par terre, battit les Égyptiens et les alliés, chassa les Grecs de Memphis, et finit par les renfermer dans l’île de Prosopitis. Il les y assiégea pendant dix-huit mois, jusqu’à ce qu’ayant desséché le fossé et fait prendre aux eaux un autre cours, il mit les vaisseaux à sec, changea une grande partie de l’île en terre ferme, y passa de pied, et s’en rendit maître.

CX. Ainsi furent ruinées, dans ce pays, les affaires des Grecs, après six ans de guerre. Très peu, du grand nombre qu’ils avaient été, se sauvèrent à Cyrène, en passant par la Libye. La plupart périrent, et l’Égypte retourna sous la domination du roi. Seulement Amyrtée s’y conserva une souveraineté dans les marais. Leur vaste étendue ne permettait pas de les prendre, et d’ailleurs ses sujets étaient les plus belliqueux des Égyptiens. Pour Inarus, ce roi des Libyens, qui avait causé tout le trouble de l’Égypte, il fut pris par trahison et empalé.

Cinquante trirèmes d’Athènes et des alliés venaient succéder aux premières, et dans l’ignorance de tout ce qui s’était passé, elles abordèrent à un bras du Nil nommé Mendésium. L’infanterie les attaqua par terre, la flotte des Phéniciens par mer ; le plus grand nombre des bâtimens fut détruit, le reste parvint à se sauver. Telle fut la fin de cette grande armée d’Athéniens et d’alliés qui était passée en Égypte.

CXI. Oreste, fils d’Échécratide, roi de Thessalie, chassé de cette contrée, engagea les Athéniens à l’y rétablir. Ils prirent avec eux les Bœotiens et les Phocéens leurs alliés, et marchèrent contre Pharsale, ville de Thessalie. Ils ne furent maîtres que d’autant de terrain qu’ils en occupaient en s’éloignant peu de leur camp ; car ils étaient contenus par la cavalerie thessalienne ; et ils ne purent s’emparer de la ville. En un mot ils manquèrent entièrement l’objet de leur expédition, et s’en retournèrent sans avoir rien fait, remmenant Oreste avec eux.

Peu après, mille Athéniens montèrent les vaisseaux qu’ils avaient à Pègues, car ils étaient maîtres de cette place, et passèrent à Sicyone, sous le commandement de Périclès, fils de Xantippe. Ils prirent terre, furent vainqueurs de ceux des Sicyoniens qui osèrent les combattre ; et prenant aussitôt avec eux les Achéens, ils traversèrent le golfe, allèrent attaquer Œniades, place de l’Acarnanie, et en firent le siège ; mais ils ne purent la réduire, et rentrèrent chez eux.

CXII. Trois ans après, les Péloponnésiens et les Athéniens conclurent une trêve de cinq ans[41]. Les Athéniens, en paix avec la Grèce, portèrent la guerre en Cypre ; leur flotte était de deux cents vaisseaux, tant des leurs que de leurs alliés. C’était Cimon qui la commandait. Soixante de ces bâtimens passèrent en Égypte, où les appelait cet Amyrtée, dont le royaume était dans les marais. Les autres firent le siège de Citium. Cimon mourut, la famine survint et ils abandonnèrent le siège. Comme ils passaient au-dessus de Salamine, ville de Cypre, ils eurent à la fois un combat de terre et un combat de mer contre les Phéniciens, les Cypriens et les Ciliciens, et retournèrent chez eux, vainqueurs dans ces deux combats. Les vaisseaux revenus de l’Égypte rentrèrent avec eux.

Les Lacédémoniens firent ensuite la guerre qu’on appelle sacrée, s’emparèrent du temple de Delphes et le remirent aux Delphiens ; mais après leur retraite, les Athéniens l’attaquèrent à leur tour, le prirent et le rendirent aux Phocéens.

CXIII. Après un certain espace de temps, comme les exilés bœotiens occupaient Orchomène, Chéronée et quelques autres villes de la Bœotie. Les Athéniens allèrent attaquer ces places, devenues ennemies. Eux-mêmes envoyèrent mille hoplites, les alliés fournirent leur contingent, c’était Tolmide, fils de Tolmæus, qui commandait. Ils prirent Chéronée, réduisirent les habitans en servitude, y laissèrent une garnison et se retirèrent.

Ils étaient en marche près de Coronée, quand des troupes sorties d’Orchomène vinrent les attaquer ; c’étaient des exilés de Bœotie qui avaient avec eux des Locriens, des exilés de l’Eubée et tout ce qui était de la même faction. Ils furent vainqueurs, égorgèrent une partie des Athéniens et réduisirent le reste en captivité. Les Athéniens abandonnèrent la Bœotie tout entière, à condition qu’on leur rendrait leurs prisonniers. Les exilés bœotiens et tous les autres revinrent et rentrèrent dans leurs droits.

CXIV. Peu après, l’Eubée se souleva contre les Athéniens ; déjà Périclès marchait à la tête d’une armée pour la soumettre, quand on lui annonça que Mégare était en état de révolution, que les Péloponnésiens allaient se jeter sur l’Attique, et que les garnisons athéniennes avaient été égorgées par les Mégariens, excepté ce qui avait pu se réfugier à Nisée. Mégare n’en était venue à la défection qu’après avoir attiré à son parti Corinthe, Épidaure et Sicyone. Périclès se hâta de ramener son armée de l’Eubée, ce qui n’empêcha pas les Péloponnésiens, sous la conduite de Pliatoanax, fils de Pausanias et roi de Lacédémone, de ravager dans l’Attique Éleusis et les campagnes de Thria ; mais ils n’avancèrent pas plus loin et se retirèrent. Alors les Athéniens retournèrent dans l’Eubée, toujours sous le commandement de Périclès, et la soumirent tout entière. Ils la reçurent à composition, excepté les habitans d’Hestiés, qu’ils chassèrent, et ils s’emparèrent de leur pays.

CXV. Peu après leur retour de l’Eubée, ils conclurent avec les Lacédémoniens une trêve de trente ans[42], et rendirent Nisée, l’Achaïe, Pègues et Trezène. C’était ce qu’ils avaient conquis sur les Péloponnésiens.

Six ans après, une guerre s’éleva au sujet de Priène entre les Samiens et les Milésiens. Ces derniers, maltraités dans cette guerre, vinrent à Athènes et y firent retentir leurs plaintes contre ceux de Samos, qui, secondés par des particuliers de cette île, voulaient changer la constitution du pays. Les Athéniens allèrent à Samos avec une flotte de quarante vaisseaux, et y établirent la démocratie ; ils prirent en otages cinquante enfans et autant d’hommes faits, qu’ils déposèrent à Lemnos, et ne se retirèrent qu’en laissant une garnison dans l’île. Quelques Samiens l’avaient quittée et s’étaient réfugiés sur le continent. Ils conspirèrent avec les hommes les plus puissans de la ville et avec Pissuthnès, fils d’Hystaspe, qui avait le gouvernement de Sardes. Ils rassemblèrent sept cents hommes de troupes auxiliaires et passèrent à Samos à l’entrée de la nuit. Ils attaquèrent d’abord le parti populaire et se rendirent maîtres du plus grand nombre ; ils enlevèrent ensuite de Lemnos leurs otages, abjurèrent la domination d’Athènes, et livrèrent à Pissuthnès la garnison athénienne et les commandans, qu’ils avaient en leur pouvoir. Ils se disposèrent aussitôt à porter la guerre à Milet, et Bysance entra dans leur défection.

CXVI. À cette nouvelle, les Athéniens partirent pour Samos avec soixante vaisseaux ; mais ils en détachèrent seize, les uns pour aller observer dans la Carie la flotte des Phéniciens, les autres pour aller demander des secours à Chios et à Lesbos. Ce fut donc avec quatre vaisseaux que, sous la conduite de Périclès et de neuf autres généraux, ils livrèrent, près de l’île de Tragie, le combat à soixante-dix vaisseaux samiens, dont vingt étaient montés d’hommes de guerre : tous venaient de Milet. Les Athéniens remportèrent la victoire ; ils furent ensuite renforcés par quarante vaisseaux d’Athènes et vingt-cinq de Chios et de Lesbos. Ils descendirent à terre, furent vainqueurs, élevèrent des murailles de trois côtés de la place pour l’investir, et en firent en même temps le siège par mer. Périclès prit soixante des vaisseaux qui étaient à l’ancre, et se porta avec la plus grande diligence à Caune en Carie, sur l’avis que des vaisseaux phéniciens s’avançaient ; car dès auparavant, Stésagoras et quelques autres étaient partis de Samos avec cinq vaisseaux pour observer les Phéniciens.

CXVII. Les Samiens profitèrent de la circonstance pour sortir du port à l’improviste ; ils tombèrent sur le camp qui n’était pas fortifié, détruisirent les vaisseaux qui faisaient l’avant-garde, battirent ceux qui se présentèrent à leur rencontre, et furent quatorze jours maîtres de la mer qui baigne leurs côtes. Pendant tout ce temps, ils faisaient entrer dans leur ville et en faisaient sortir tout ce qu’ils voulaient ; mais au retour de Périclès, ils se virent de nouveau renfermés par la flotte.

Quarante vaisseaux vinrent ensuite d’Athènes au secours des assiégeans avec Thucydide[43], Agnon et Phormion ; vingt avec Triptolème et Anticlès, et trente de Chios et de Lesbos. Les Samiens livrèrent un faible combat naval, et ne pouvant plus tenir, ils furent obligés de se rendre après neuf mois de siège. Ils s’engagèrent par la capitulation à raser leurs murailles, à donner des otages, à livrer leurs vaisseaux et à rembourser les frais de la guerre par des paiemens a époques fixées. Ceux de Bysance convinrent de rester, comme auparavant, dans l’état de sujets.

CXVIII. Peu d’années après, survinrent les événemens dont j’ai déjà parlé ; l’affaire de Corcyre, celle de Potidée et tout ce qui, sur ces entrefaites, servit de prétexte à la guerre que je vais écrire. Toutes ces entreprises des Grecs ou les uns contre les autres, ou contre les Barbares, occupèrent à peu près une période de cinquante ans, depuis la retraite de Xerxès jusqu’au commencement de cette guerre-ci. Dans cet intervalle de temps, les Athéniens donnèrent une grande force à leur domination et s’élevèrent à un haut degré de puissance. Les Lacédémoniens le virent et ne s’y opposèrent pas, si ce n’est dans quelques circonstances de peu de durée ; mais en général, ils restaient inactifs. Toujours lents à s’engager dans les guerres, à moins qu’ils n’y fussent contraints, ils avaient été occupés par des hostilités particulières. Enfin ils n’ouvrirent les yeux sur la puissance des Athéniens que lorsqu’il n’était plus possible de se dissimuler leur élévation et quand ils avaient déjà touché aux alliés de Sparte. Ils crurent alors qu’il n’était plus temps de dissimuler, qu’il fallait les combattre avec la plus grande vigueur et anéantir, s’il était possible, leur domination, ils déclarèrent donc que la trêve était rompue et que les Athéniens s’étaient rendus coupables d’injustice. Ils envoyèrent à Delphes demander au dieu s’ils auraient l’avantage dans la guerre qu’ils méditaient d’entreprendre. On prétend que le dieu répondit qu’en combattant de toutes leurs forces ils auraient la victoire, et qu’il leur prêterait ses secours s’ils l’invoquaient et même s’ils ne l’invoquaient pas.

CXIX. Ils assemblèrent une seconde fois les alliés pour mettre aux voix s’il fallait entreprendre la guerre. Les députés des villes confédérées arrivèrent, l’assemblée se forma et chacun parla suivant son opinion, mais le plus grand nombre accusa les Athéniens et se déclara pour la guerre. Les Corinthiens avaient prié les députés de chaque ville en particulier d’énoncer ce vœu, craignant, si l’on différait, que Potidée ne fût enlevée. Ils étaient présens, et s’avançant les derniers, ils s’exprimèrent à peu près en ces termes :

CXX. « Non, sans doute, généreux alliés, nous ne reprocherons plus aux Lacédémoniens de n’avoir pas eux-mêmes décrété la guerre, puisque c’est pour cet objet qu’ils viennent de nous rassembler. Ils ont rempli ce que nous avions droit d’attendre : car il faut que ceux qui jouissent du commandement, contens de l’égalité dans leurs intérêts particuliers, soient les premiers à s’occuper des intérêts communs, puisque c’est eux qui, dans les autres occasions, obtiennent les premiers honneurs.

« Nous croirions inutile d’avertir ceux d’entre vous qui ont eu affaire aux Athéniens de se tenir en garde contre leurs entreprises ; mais ceux qui occupent l’intérieur des terres, et qui n’habitent pas dans le voisinage des lieux de commerce, doivent savoir que s’ils ne protègent pas les habitans des côtes, ils se rendront à eux-mêmes plus difficiles les débouchés des richesses que les saisons leur prodiguent, et recevront avec plus de peine ce que la mer fournit au continent. Ils seraient de bien mauvais juges des intérèts qui nous occupent, s’ils croyaient y être étrangers, s’ils ne voyaient pas qu’en négligeant la défense des villes maritimes, bientôt le danger va les atteindre, et que ce n’est pas moins sur leurs intérêts que sur les nôtres que nous délibérons aujourd’hui. Qu’ils n’hésitent donc pas à renoncer à la paix et à prendre les armes. Le caractère des hommes modérés est de rester tranquilles tant qu’on ne leur fait point injure ; celui des hommes courageux, quand ils sont insultés, de passer de la paix à la guerre, et, après la victoire, de la guerre à la réconciliation ; de ne pas se laisser entraîner par la prospérité de leurs armes, et de ne pas supporter des injustices, flattés du repos de la paix. Car celui qui reste tranquille, de peur d’interrompre ses jouissances, se verra bientôt enlever, s’il persiste dans l’indolence, la douceur de cette mollesse qui lui faisait aimer la tranquillité ; et celui qui, dans la guerre, veut pousser trop loin la prospérité, ne pense pas qu’il se laisse emporter à une audace perfide. Bien des projets mal conçus réussissent par les imprudences plus grandes encore des ennemis ; et plus souvent encore des desseins qui semblaient bien concertés tournent contre leurs auteurs, et n’ont qu’une issue honteuse. Jamais on n’exécute ses pensées avec la même confiance qu’on les a conçues : on est dans la sécurité quand on délibère ; on faiblit par crainte dans l’exécution.

CXXI. « Pour nous, c’est après avoir reçu des offenses, c’est avec de justes sujets de plainte, que nous réveillons la guerre ; vengés des Athéniens, nous déposerons à temps les armes. Nous avons bien des raisons de compter sur la victoire. Supérieurs par l’expérience des combats et par le nombre, nous sommes tous bien disposés à suivre également les ordres de nos chefs. L’avantage que donne à nos ennemis la supériorité de leur flotte, nous l’aurons avec les finances auxquelles tous contribueront, et avec les trésors déposés à Delphes et à Olympie. Nous n’avons qu’à faire un emprunt pour être en état de leur débaucher, par une solde plus haute, leurs matelots étrangers : car la force des Athéniens leur est moins personnelle qu’achetée à prix d’argent ; la nôtre, fondée sur nos personnes plus que sur nos richesses, est plus indépendante. Par une seule défaite navale, il est probable qu’ils seront perdus ; s’ils résistent, nous aurons plus de temps pour nous exercer à la marine ; et quand nous les aurons égalés dans la science, nous les surpasserons en courage. Ce que nous devons à la nature, l’instruction ne peut le leur donner, et ce qu’ils doivent à la science, nous pouvons l’enlever par l’application. Il faut pour cela de l’argent, nous le fournirons. Quoi ! leurs alliés ne refusent pas de leur apporter des tributs destinés à les asservir, et nous, pour nous venger de nos ennemis et nous sauver à la fois, nous craindrions la dépense ! Nous refuserions de sacrifier une partie de nos richesses pour les empêcher de nous les ravir, et pour n’être pas malheureux par elles !

CXXII. « Nous avons encore d’autres moyens de leur faire la guerre : la défection de leurs alliés, qui leur enlèvera surtout les revenus qui forment leur puissance, des forteresses que nous pourrions élever sur leur territoire, et tout ce que personne ne saurait prévoir en ce moment. Car la guerre ne suit pas la marche qu’on lui prescrit ; elle-même invente le plus souvent ses moyens suivant les circonstances. S’y conduire avec modération, c’est se ménager plus de sûreté ; s’y livrer à l’emportement, c’est s’exposer à bien des revers. Ce qu’il faut considérer, c’est que si chacun de nous n’avait que des querelles sur ses limites avec des ennemis égaux, il serait en état de se défendre ; mais ici les Athéniens, assez forts pour tenir seuls contre nous tous ensemble, seraient bien plus redoutables encore contre chacune de nos villes en particulier. Si donc nous ne nous défendons pas, étroitement unis par nation, par villes, et d’un commun accord, ils n’auront pas de peine à nous soumettre séparément. Et sachez que notre défaite, mot toujours terrible à entendre, ne serait autre chose que la servitude. Se figurer, même par la pensée, que tant de villes pussent être maltraitées par une seule, c’est une honte pour le Péloponnèse. Ce serait nous déclarer dignes de cet opprobre, annoncer que nous sommes devenus assez lâches pour l’endurer, et que nous avons dégénéré de nos pères à qui la Grèce a dû sa liberté. Et nous n’assurerons pas cette liberté pour nous-mêmes ! nous souffrirons qu’une ville usurpe sur nous la tyrannie, nous qui nous vantons de détruire les monarques qui ne mettent qu’une seule ville sous leur joug ! Nous ne pensons pas qu’une telle conduite tiendrait de trois vices bien dangereux : l’imprudence, la mollesse et la négligence. Car vous n’éviterez pas ces reproches en vous excusant sur votre mépris pour vos ennemis ; sentiment dont on voudrait bien se faire un titre de sagesse, et qui, pour avoir perdu beaucoup de ceux qui s’y sont abandonnés, a reçu au contraire le nom de folie.

CXXIII. « Mais à quoi bon vous reprocher vos erreurs passées plus que ne l’exigent les circonstances actuelles ? Livrons-nous aux travaux de la guerre, et venons au secours du présent pour parer à l’avenir. Il est dans le caractère que vous ont transmis vos ancêtres d’acquérir des vertus au milieu des fatigues : ne changez point de mœurs, quoique vous jouissiez aujourd’hui d’un peu plus de fortune et de puissance. Il n’est pas juste de perdre par la richesse ce qu’on a gagné par la pauvreté. Vous avez bien des motifs de marcher avec confiance aux combats, surtout lorsque, par sa réponse, un dieu vous y appelle ; lorsque lui-même promet de vous secourir ; lorsque, par crainte ou par intérêt, la Grèce entière va combattre avec vous. Ce ne sera pas vous qui romprez les premiers le traité ; vous viendrez plutôt au secours des conventions outragées, et le dieu qui vous ordonne de combattre, déclare assez que la paix est violée.

CXXIV. « Puisque, à tous égards, vous pouvez légitimement entreprendre la guerre, et que tous nos suffrages sont en faveur de cette entreprise, s’il est certain qu’elle s’accorde avec l’intérêt des villes et des particuliers, ne tardez pas à secourir les habitans de Potidée. Ils sont Doriens et sont assiégés par des Ioniens ; c’est le contraire de ce qu’on voyait autrefois. Rétablissez en même temps la liberté des autres villes. Il ne vous est plus permis de différer, quand déjà les uns sont maltraités, et quand les autres, si l’on voit que nous sommes assemblés sans rien oser pour leur défense, souffriront bientôt les mêmes outrages. Persuadés que vous en êtes venus à la dernière extrémité, et que nous vous donnons le meilleur conseil, généreux alliés, n’hésitez pas à décréter la guerre, et sans craindre ce que, pour le moment, elle peut avoir de terrible, ne songez qu’à la paix qui doit la suivre, et qui en sera plus durable : car c’est par la guerre que la paix s’affermit. Elle est moins assurée quand, par amour pour le repos, on refuse de combattre. Regardez comme s’élevant contre tous cette ville qui, dans la Grèce, usurpe un pouvoir tyrannique : déjà elle domine sur les uns ; elle médite la servitude des autres : marchons pour la réduire. Nous-mêmes nous vivrons ensuite exempts de dangers, et nous rendrons à la liberté les Grecs maintenant asservis. »

Ainsi parlèrent les Corinthiens.

CXXV. Les Lacédémoniens, après avoir entendu les différentes opinions, prirent les suffrages de tous les alliés qui se trouvaient à l’assemblée. Ils furent donnés par ordre, depuis les villes les plus puissantes jusqu’aux plus faibles. Le plus grand nombre vota la guerre. Comme cependant rien n’était prêt, on jugea qu’on ne pouvait en venir tout de suite aux hostilités, mais que chacun devait, sans délai, pourvoir à ce qui lui était nécessaire. Il ne se passa pas une année entière avant qu’on fût en état de faire une invasion dans l’Attique et de commencer ouvertement la guerre.

CXXVI. Ce temps fut employé en négociations avec les Athéniens ; on leur portait les griefs qu’on avait contre eux. C’était pour avoir un prétexte plus spécieux de les traiter en ennemis si l’on ne recevait pas de satisfaction. D’abord les députés de Lacédémone leur prescrivirent d’expier la souillure qu’ils avaient contractée envers la déesse[44]. Voici quelle était cette souillure.

Il y avait eu un Athénien, nommé Cylon, homme qui avait remporté le prix dans les jeux olympiques : il était riche et distingué entre les anciennes familles. Théagène, Mégarien, alors tyran de Mégare, lui avait donné sa fille. il s’avisa de consulter l’oracle de Delphes, et le Dieu lui répondit que, le jour de la plus grande fête de Jupiter, il pourrait s’emparer de la citadelle d’Athènes. Il emprunta du secours à Théagène, fit entrer ses amis dans son projet, et quand arriva le temps où l’on célébrait les fêtes olympiques dans le Péloponnèse, il s’empara de la citadelle. Son but était d’usurper la tyrannie. Il croyait que cette fête était la plus grande de Jupiter, et qu’elle le concernait en quelque sorte lui-même à cause de sa victoire aux jeux olympiques. S’il y avait dans l’Attique ou ailleurs une fête encore plus solennelle, c’est ce qui ne lui vint point à la pensée et ce que l’oracle n’avait pas dit. Or il se célèbre chez les Athéniens, hors de la ville, une fête nommée Diasia, en l’honneur de Jupiter Milichios[45] et c’est la plus grande de toutes. Des citoyens en grand nombre, de tout rang, de tout sexe et de tout âge, y offrent en sacrifices non des victimes, mais des productions de la contrée[46]. Cylon, croyant bien comprendre l’oracle, exécuta son dessein. Dès que les Athéniens en eurent la nouvelle, ils accoururent en masse de la campagne au secours de la citadelle, l’investirent et en firent le siège. Comme il traînait en longueur, las de rester campés devant la place, la plupart se retirèrent, et investirent les neufs archontes d’un pouvoir absolu pour donner, sur la garde et sur tout le reste, les ordres qu’ils jugeraient nécessaires. C’étaient alors les archontes qui étaient chargés de presque toute l’administration. Les gens assiégés avec Cylon étaient dans un fort mauvais état, manquant de vivres et d’eau. Cylon et son frère parvinrent à s’évader. Les autres, se voyant pressés, et plusieurs même mourant de faim, s’assirent en supplians près de l’autel qui est dans l’Acropole. Ceux à qui la garde était confiée, les voyant près de mourir dans le lieu sacré, les firent relever avec promesse de ne leur faire aucun mal : mais après les avoir emmenés, ils les égorgèrent. Ils tuèrent aussi en passant quelques-uns de ces malheureux assis au pied des autels et en la présence des déesses vénérables[47]. Ils furent regardés depuis comme des hommes souillés, pour avoir offensé la déesse, et cette tache se répandit sur leurs descendans. Les Athéniens les exilèrent. Ils furent aussi chassés par Cléomène avec le secours des Athéniens révoltés[48]. On ne se contenta pas de condamner les vivans à l’exil, on assembla même les os des morts qui furent jetés hors des limites. Ces bannis rentrèrent dans la suite, et leur postérité est encore dans la ville.

CXXVII. Les Lacédémoniens, en demandant que cette souillure fût expiée, avaient pour prétexte de venger l’offense faite aux dieux ; mais la vérité, c’est qu’ils savaient que Périclès, fils de Xantippe, appartenait à cette race de bannis par sa mère, et en le faisant chasser, ils comptaient obtenir plus aisément ce qu’ils voudraient des Athéniens. Cependant ils espéraient moins le voir exiler, qu’exciter contre lui des mécontentemens, parce qu’on le regarderait, par la souillure dont il était entaché, comme l’une des causes de la guerre. C’était l’homme le plus puissant de son temps ; il était à la tête des affaires ; en tout il s’opposait aux Lacédémoniens ; il empêchait de leur céder et pressait les Athéniens de rompre avec eux.

CXXVIII. Ceux-ci, de leur côté, demandèrent que les Lacédémoniens expiassent le sacrilège commis au Ténare. C’était au Ténare qu’autrefois ils avaient fait sortir du temple de Neptune des Hilotes supplians, pour leur donner la mort. Suivant eux-mêmes, ce fut en punition de cette offense qu’arriva le grand tremblement de terre à Sparte. Les Athéniens demandaient aussi l’expiation du sacrilège commis contre la déesse au temple d’airain[49]. Voici quel fut ce sacrilège, lorsque les Lacédémoniens rappelèrent, pour la première fois, Pausanias du commandement qu’il exerçait dans l’Hellespont[50], il fut soumis à un jugement et renvoyé absous. Cependant on ne lui rendit pas le commandement ; mais il prit lui-même en son nom la trirème hermionide, et retourna dans l’Hellespont sans l’aveu des Lacédémoniens. Il donnait pour prétexte de son voyage la guerre de Grèce ; mais en effet il voulait continuer les intrigues qu’il avait liées avec le roi, dans le dessein de s’établir une domination sur les Grecs. Il avait commencé par rendre des services à ce prince, et il avait posé les bases de tous ses projets. Car dans sa première expédition, après son retour de Cypre, lorsqu’il eut pris Bysance, place occupée par les Mèdes, et où furent faits prisonniers plusieurs amis et parens du roi, il les renvoya à ce prince à l’insu des alliés, et publia qu’ils s’étaient échappés de ses mains. Il agissait de concert avec Gongyle, d’Érétrie, à qui il avait confié Bysance et la garde des prisonniers. Il fit même passer Gongyle auprès de Xerxès avec une lettre : voici ce qu’elle contenait, comme on l’a découvert dans la suite : « Pausanias, général de Sparte, a fait ces prisonniers et te les renvoie, pour faire quelque chose qui te soit agréable. J’ai intention, si tu y consens, d’épouser ta fille et de te soumettre Sparte et le reste de la Grèce. En me concertant avec toi, je me crois en état de mettre ce dessein à exécution. S’il t’est agréable, envoie-moi sur la côte un homme affidé par qui nous puissions continuer notre correspondance. »

CXXIX. Voilà ce qu’a fait connaître cet écrit. Il plut à Xerxès, qui envoya sur la côte Artabaze, fils de Pharnace, en lui ordonnant de se mettre en possession de la satrapie de Dascylitis, et de déposer Mégabatès qui en était revêtu. Il le chargea d’une lettre pour Pausanias à Bysance avec ordre de le mander au plus tôt, de lui montrer son cachet, et, s’il en recevait quelques ouvertures sur ses desseins, de faire avec la plus grande fidélité ce qu’il jugerait le plus a propos.

Artabaze étant arrivé exécuta les ordres qu’il avait reçus, et envoya la lettre. Voici ce qu’elle contenait : « Ainsi parle le roi Xerxès à Pausanias. Tu m’as renvoyé au-delà de la mer les hommes que tu as sauvés de Bysance : ma reconnaissance en restera pour toujours écrite dans mon palais, et je suis flatté de ce que tu m’as communiqué. Que le jour ni la nuit ne t’arrête et ne te puisse détourner de travailler à ce que tu me promets. Ne regarde comme un obstacle ni la dépense en or et en argent, ni le nombre des troupes, s’il faut en faire passer quelque part. Je t’adresse Artabaze, homme sûr et fidèle ; traite hardiment avec lui de tes affaires et des miennes, et conduis-les de la manière que tu jugeras la meilleure et la plus utile pour tous deux. »

CXXX. À la réception de cette lettre, Pausanias, qui s’était acquis la plus grande distinction dans la Grèce pour avoir commandé à la bataille de Platée, conçut encore bien plus d’orgueil. Il ne sut plus se conformer aux mœurs de sa nation, mais il sortit de Bysance vêtu de la robe des Perses, et dans son voyage en Thrace, une garde perse et égyptienne l’escortait armée de piques ; il faisait servir sa table avec la somptuosité des Perses. Incapable de renfermer ses desseins en lui-même, il manifestait dans de petites choses les grandes pensées qu’il comptait exécuter un jour. Il se rendit d’un accès difficile, et il était d’une humeur si hautaine avec tout le monde indifféremment, que personne ne pouvait l’aborder. Ce ne fut pas une des moindres raisons qui engagèrent les Grecs à passer de l’alliance de Lacédémone à celle d’Athènes.

CXXXI. Les Lacédémoniens, instruits de ces procédés, le rappelèrent pour lui en demander compte ; et lorsque, sans ordre de leur part, il eut osé remettre en mer sur la trirème hermionide, on ne douta plus de ses desseins. Forcé par les Athéniens de sortir de Bysance. Il ne revint point à Sparte ; mais on apprit qu’il se fixait à Colonnes dans la Troade, qu’il ne s’y arrêtait pas à bonne intention, et qu’il avait des intelligences avec les Barbares. On crut alors ne devoir plus dissimuler, et les éphores lui envoyèrent un héraut avec une scytale[51], et lui firent signifier l’ordre de ne pas s’écarter du héraut, s’il ne voulait pas que Sparte lui déclarât la guerre. Il craignit de se rendre suspect, et dans la confiance qu’il se laverait par argent du crime qu’on lui imputait, il revint à Sparte une seconde fois. D’abord mis en prison par ordre des éphores, car ils ont le pouvoir de faire éprouver ce traitement aux rois eux-mémes, il parvint à en sortir en gagnant les magistrats, et s’offrit à rendre compte de ses actions et à répondre à ses accusateurs.

CXXXII. Ni les Spartiates, ni ses ennemis, ni toute la république n’avaient aucune preuve assez forte pour les autoriser à punir un homme du sang royal et qui était alors revêtu d’une haute dignité : en qualité de cousin de Plistarque, fils de Léonidas, décoré du titre de roi, mais trop jeune pour en exercer les fonctions, il avait la tutelle de ce prince. Mais son éloignement pour les mœurs de son pays, son affectation d’imiter celles des Barbares, donnaient bien des raisons de soupçonner qu’il ne voulait pas se contenter de sa fortune. On remontait à l’examen de sa vie ; on recherchait s’il ne s’était pas écarté des lois reçues ; on se rappelait qu’autrefois, sur le trépied que les Grecs consacrèrent à Delphes des prémices du butin fait sur les Mèdes, il avait osé, comme si c’eût été son offrande particulière, faire graver ces paroles : « Pausanias, général des Grecs, après avoir défait l’armée des Mèdes, a consacré ce monument à Apollon. » Les Lacédémoniens avaient fait effacer aussitôt cette inscription, et graver le nom des villes qui, victorieuses en commun des Barbares, avaient consacré cette offrande. On mettait cet acte de présomption au rang des crimes de Pausanias, et depuis qu’il était devenu suspect, on y trouvait de grands rapports avec ses desseins actuels. Le bruit se répandit aussi de certaines intrigues qu’il avait eues avec les Hilotes, et ce bruit était bien fondé. Il leur avait promis la liberté et l’état de citoyens s’ils se soulevaient avec lui et le secondaient dans l’exécution de tous ses projets. Cependant, quoique des Hilotes le dénonçassent eux-mêmes, on n’en voulut pas croire leurs délations ni rien prononcer contre lui. La conduite des Lacédémoniens était celle qu’ils out coutume de tenir entre eux ; ils ne se hâtent jamais de prononcer des peines capitales contre un Spartiate, sans avoir des preuves incontestables. Mais enfin, un homme d’Argila, que Pausanias avait aimé autrefois, qui jouissait de sa confiance, et qui devait porter à Artabaze ses dernières dépêches pour le roi, devint, dit-on, son dénonciateur. Il conçut des craintes sur la réflexion que jamais aucun des émissaires qui avaient été chargés avant lui de semblables messages n’était revenu. Il ouvrit les lettres, après en avoir contrefait le cachet, pour les refermer s’il se trompait dans ses soupçons, ou pour que Pausanias ne s’aperçût de rien s’il les redemandait pour y faire quelque changement. Il y trouva l’ordre de lui donner la mort, et il s’était douté qu’elles contenaient quelque chose de semblable.

CXXXIII. Quand il eut présenté ces lettres aux éphores, il leur resta moins de doute ; mais ils voulurent entendre, de la bouche même de Pausanias, quelque preuve de son crime. D’accord avec eux, le dénonciateur se réfugia au Ténare, en qualité de suppliant, et s’y construisit une cabane à double cloison, où il cacha quelques éphores. Pausanias vint le trouver et lui demanda le sujet de ses craintes. Les éphores entendirent tout distinctement : les reproches de l’homme sur ce que Pausanias avait écrit à son sujet, les détails dans lesquels il entra, comme quoi il ne l’avait jamais trahi dans ses messages auprès du roi, et comme quoi, en reconnaissance, il se voyait jugé digne de mort, ainsi que l’avaient été tant d’autres de ses serviteurs. Ils entendirent Pausanias convenir de tout, l’engager à ne pas garder de ressentiment, lui donner sa foi pour la libre sortie du lieu sacré, le presser de partir du plus tôt et de ne pas mettre obstacle à des négociations importantes.

CXXXIV. Les éphores se retirèrent après avoir tout entendu. Désormais bien assurés du crime, ils prirent des mesures pour arrêter Pausanias dans la ville. On raconte qu’il allait être pris sur le chemin ; mais qu’à l’air d’un des éphores qui s’avançaient, il reconnut quel était son dessein. Sur un signe qu’un autre éphore lui fit en secret par bienveillance, il courut à l’enceinte de la déesse au temple d’airain, et prévint ceux qui le poursuivaient. Cette enceinte n’était pas éloignée. Il s’arrêta dans une petite chapelle qui en dépendait, pour ne pas souffrir les intempéries de l’air. Ceux qui le cherchaient cessèrent d’abord leur poursuite ; mais bientôt après, ils enlevèrent le toit de la chapelle, virent qu’il y était, et murèrent les portes ; ils restèrent à le garder et l’assiégèrent par la faim. Quand ils s’aperçurent qu’il était près de rendre le dernier soupir dans la chapelle, ils le tirèrent de l’enceinte, n’ayant plus qu’un souffle de vie, et aussitôt après il expira. Leur première idée fut de le jeter dans le coade[52], où l’usage était de jeter les malfaiteurs ; mais ils prirent le parti de l’enterrer dans quelque endroit du voisinage. Le dieu qui a son temple à Delphes ordonna dans la suite aux Lacédémoniens de transporter le tombeau de Pausanias à l’endroit où il était mort. On le voit encore aujourd’hui en avant de l’enceinte sacrée ; ce qu’indique une inscription gravée sur des colonnes. Le dieu déclara aussi qu’ils avaient commis un sacrilège, et leur ordonna d’offrir à la déesse deux corps au lieu d’un. Ils firent jeter en fonte et consacrèrent deux statues d’airain, comme une expiation de la mort de Pausanias.

CXXXV. Les Athéniens, sur ce que le dieu avait jugé les Lacédémoniens coupables d’un sacrilège, leur ordonnèrent de l’expier. Les Lacédémoniens envoyèrent de leur côté une députation à Athènes, accuser Thémistocle de n’avoir pas été moins favorable aux Mèdes que Pausanias : c’est ce qu’ils avaient découvert dans le procès de ce général. Ils demandaient qu’il reçût la même punition. Thémistocle était alors éloigné de sa patrie par un décret d’ostracisme : il vivait à Argos, et faisait des voyages dans le reste du Péloponnèse. Les Athéniens consentirent à la demande qu’on leur faisait : d’accord avec les Lacédémoniens qui se montraient disposés à le juger avec eux, ils envoyèrent des gens avec ordre de l’arrêter en quelque endroit qu’ils le trouvassent.

CXXXVI. Thémistocle, informé à temps, quitta le Péloponnèse pour se réfugier chez les Corcyréens dont il était le bienfaiteur ; mais ils lui représentèrent qu’ils craignaient, en le gardant chez eux, de s’attirer l’inimitié d’Athènes et de Lacédémone, et ils le transportèrent sur le continent qui fait face à leur île. Toujours poursuivi par ceux qui le cherchaient et qui s’informaient de tous les lieux où il choisissait un asile, il fut réduit, ne sachant que faire, à se réfugier chez Admète, roi des Molosses, qui n’était pas son ami. Ce prince était absent. Thémistocle se rendit le suppliant de la femme d’Admète, qui lui conseilla de s’asseoir près du foyer, tenant leur enfant dans ses bras. Le roi arriva peu de temps après : le suppliant se fit connaître. Il s’était montré plusieurs fois contraire à des demandes que ce prince avait adressées aux Athéniens. Il le pria de ne pas se venger d’un infortuné qui venait lui demander un refuge ; que ce serait maltraiter un homme maintenant bien plus faible que lui ; que la générosité ne permettait que de tirer une vengeance égale et de ses égaux ; qu’après tout si Admète avait éprouvé de sa part quelque opposition, il s’agissait d’objets de peu d’importance et non de la vie ; mais que s’il le livrait (et il déclara par quels ordres et pour quelles raisons il était poursuivi), c’était lui ravir toute espérance de salut. Admète fit relever Thémistocle qui continuait de tenir l’enfant dans ses bras, et c’était, chez les Molosses, la plus puissante manière de supplier.

CXXXVII. Peu de temps après arrivèrent les députés de Lacédémone et d’Athènes ; ils dirent bien des choses et n’obtinrent rien. Admète ne livra pas Thémistocle, le laissa partir pour se rendre auprès du roi, et l’envoya par terre à Pydna qui appartenait à Alexandre : c’était la route qu’il devait prendre pour gagner l’autre mer. Thémistocle trouva dans le port de cette ville un vaisseau marchand qui allait passer dans l’Ionie ; il en profita et fut poussé par la tempête au camp des Athéniens qui faisaient le siège de Naxos. L’équipage ne le connaissait pas ; mais la crainte l’obligea de découvrir au pilote qui il était et les raisons de sa fuite, ajoutant que, s’il refusait de le sauver, il l’accuserait de s’être rendu, à prix d’argent, fauteur de son évasion ; qu’il n’y avait rien à risquer pourvu que personne ne sortît en attendant qu’on pût faire route ; que s’il consentait à le servir, il en serait dignement récompensé. Le pilote fit ce qu’on lui demandait, mouilla un jour et une nuit au-dessus du camp des Athéniens, et fit voile pour Éphèse. Là Thémistocle lui fit présent d’une somme considérable ; car ses amis d’Athènes ne tardèrent pas à lui faire passer de l’argent, et il reçut ce qu’il avait déposé secrètement à Argos.

Il gagna l’intérieur des terres avec un des Perses de la côte, et fit tenir à Artaxerxès, fils de Xerxès, qui venait de monter sur le trône, la lettre suivante : « C’est moi Thémistocle qui me rends près de toi ; moi qui, plus qu’aucun Grec, ai fait du mal à ta maison tant que j’ai été forcé de me défendre contre l’invasion de ton père ; mais je lui ai fait encore plus de bien quand je n’ai plus eu de crainte pour moi, et que lui-même, à son retour, avait de grands dangers à courir. (Il avait en vue l’avis qu’il lui avait donné que les Grecs allaient se retirer de Salamine ; et le mensonge par lequel il lui avait fait croire que c’était lui qui avait empêché de rompre les ponts[53].) J’entre dans ton empire, ayant de grands services à te rendre et persécuté par les Grecs pour l’amitié que je te porte. Je veux attendre un an, pour te rendre compte toi-même des motifs qui m’ont fait entrer dans tes états.

CXXXVIII. Le roi admira, dit-on, le courage de Thémistocle, et le pria de faire ce qu’il se proposait. Celui-ci, pendant le temps qu’il passa sans prendre audience, apprit ce qu’il put de la langue des Perses et des usages du pays, et l’année expirée, s’étant fait présenter au roi, il fut élevé auprès de ce prince à des honneurs que jamais aucun Grec n’avait obtenus. Il dut ces distinctions aux dignités dont il avait été revêtu, à l’espérance qu’il faisait concevoir au prince de lui soumettre la Grèce, et surtout aux preuves qu’il avait données de ses talens. En effet, Thémistocle avait bien fait connaître toute la force du génie qu’il tenait de la nature, et il méritait l’admiration qu’inspire un homme privilégié. Son esprit était à lui ; il n’avait rien appris pour l’acquérir, rien pour y ajouter[54]. Il jugeait très sainement des événemens imprévus, et n’avait besoin pour cela que de la plus courte réflexion. Le plus souvent il formait des conjectures certaines sur l’avenir et sur les circonstances qui devaient en résulter. Il n’était pas moins capable d’expliquer nettement les affaires que de les bien conduire. Celles dont il n’avait pas l’expérience, il les saisissait et en jugeait sainement. Dans les choses douteuses, il prévoyait le pire et le mieux. Enfin par la force de son naturel, par la promptitude de son esprit, il excellait à trouver sur-le-champ ce qu’exigeaient les conjonctures. Il mourut de maladie : quelques-uns disent qu’il s’empoisonna lui-même volontairement, dans l’idée qu’il lui était impossible de tenir les promesses qu’il avait faites au roi.

Ce que l’on sait, c’est que son tombeau est à Magnésie d’Asie, dans le marché. Il gouvernait cette province que le roi lui avait donnée. Il avait la Magnésie pour le pain, et elle rapportait cinquante talens par an[55] ; Lampsaque pour le vin, et il paraît que c’était le meilleur vignoble de ce temps-là ; Myonte pour la bonne chère[56]. Ses parens prétendent que ses os furent apportés dans sa patrie suivant ses dernières volontés, et qu’il fut inhumé dans l’Attique, à l’insu des Athéniens ; car il n’était pas permis de l’enterrer, parce qu’il avait été banni pour crime de trahison. Ainsi se termina la fortune de Pausanias de Lacédémone, et de Thémistocle d’Athènes, les deux hommes de leur temps qui jetèrent le plus grand éclat.

CXXXIX. Voilà quels furent, à la première députation, les ordres que donnèrent et reçurent à leur tour les Lacédémoniens pour les expiations de sacrilèges. Ils revinrent une seconde fois et demandèrent que le siège de Potidée fût levé et qu’Égine fût rendue à ses propres lois. Mais le point sur lequel ils s’expliquèrent d’abord et le plus nettement, fut le décret porté contre Mégare : ils déclarèrent que, s’il était levé, il n’y aurait pas de guerre. Ce décret interdisait aux Mégariens l’entrée des ports dans toute la domination athénienne, et des marchés de l’Attique. Mais les Athéniens n’écoutèrent pas les autres propositions, et ne levèrent pas le décret. Ils accusaient ceux de Mégare de cultiver un champ sacré, qui n’était point marqué par des limites[57], et de donner retraite à des esclaves fugitifs. Enfin les derniers députés de Lacédémone arrivèrent : c’étaient Ramphius, Mélisippe et Agésander. Ils n’ajoutèrent rien à ce qui avait déjà été dit tant de fois, et se contentèrent de répéter que les Lacédémoniens voulaient la paix. « Elle subsistera, disaient-ils, si vous laissez vivre les Grecs sous leurs propres lois. » Les Athéniens convoquèrent une assemblée où tous les citoyens pussent donner leurs suffrages. Il fut convenu d’y délibérer et d’y répondre en une seule fois sur tous les chefs. Un grand nombre de citoyens parlèrent ; les deux opinions eurent des partisans : on disait qu’il fallait faire la guerre, que le décret sur Mégare ne devait pas mettre obstacle à la paix, et qu’on n’avait qu’à l’abolir : enfin Périclès, fils de Xantippe, s’avança ; c’était l’homme qui avait alors le plus d’autorité dans la république, et le plus de talent pour la parole et pour l’exécution. Voici de quelle manière il donna son avis :

CXL. « Je suis toujours du même sentiment, ô Athéniens ; c’est qu’il ne faut pas céder aux peuples du Péloponnèse : non, que je ne sache que les pensées des hommes tournent au gré des événemens, et qu’ils ont toujours plus d’ardeur au moment où ils se déterminent à la guerre que lorsqu’ils y sont engagés ; mais je n’en vois pas moins que je dois persister aujourd’hui dans mon opinion. Je prie ceux d’entre vous qui l’auront adoptée de soutenir, en cas de revers, ce qu’ils auront décrété en commun ; ou si nous avons des succès, de ne pas les attribuer non plus à leur sagesse, car il peut arriver que ce soit aussi bien les conjonctures qui marchent follement que les pensées des hommes : aussi, dans tous les événemens qui choquent nos idées, avons-nous coutume d’accuser la fortune.

« On peut reconnaître que, depuis long-temps, les Lacédémoniens forment des desseins contre nous, et ils sont loin d’avoir changé de dispositions. Vainement a-t-il été convenu que, s’il survenait quelques différends, on les terminerait à l’amiable, sans se dessaisir de ce qu’on aurait entre les mains ; ils ne nous ont jamais invités à faire juger leurs griefs, et ils n’acceptent pas l’offre que nous faisons de nous soumettre à des arbitres. Ils aiment mieux vider la querelle par les armes que par la justice, et ne paraissent maintenant que pour nous donner des ordres, et non pour nous adresser leurs plaintes.

« Ils nous commandent de lever le siège de Potidée, de laisser Égine sous ses propres lois, de révoquer le décret porté contre Mégare ; et voilà maintenant que leurs derniers députés nous imposent la loi de laisser à tous les Grecs la jouissance de leurs droits. N’imaginez pas que refuser d’abolir le décret sur les Mégariens, ce soit faire la guerre pour bien peu de chose, parce qu’ils soutiennent que, le décret supprimé, on n’aurait point la guerre. Éloignez toute idée sur quoi vous puissiez vous faire le reproche d’avoir pris les armes pour un faible sujet ; car c’est à ce sujet si faible que tient l’affermissement de votre puissance et l’épreuve de votre courage. Accordez-leur ce peu qu’ils vous demandent, et vous verrez aussitôt, comme si c’était la crainte qui vous eût fait obéir, arriver l’ordre d’accorder quelque chose de plus. Mais en refusant avec fermeté, vous leur ferez voir nettement qu’il faut en agir avec vous comme avec des égaux.

CXLI. « D’après ce que je viens de dire, prenez le parti de vous soumettre, avant d’avoir été maltraités ; ou si nous faisons la guerre, ce qui, je crois, vaut le mieux, de ne céder à aucune condition, ni douce, ni rigoureuse, et de ne pas nous réduire à ne garder qu’avec un sentiment de crainte ce que nous possédons. C’est toujours un esclavage qu’un ordre plus ou moins rigoureux, qu’aucun jugement n’a précédé, et que des égaux intiment à leurs voisins. Daignez réécouter, et vous allez apprendre en détail si, dans les avantages dont les deux partis se peuvent flatter pour soutenir la guerre, nous ne sommes pas les mieux partagés.

Les Péloponnésiens sont des gens de travail ; ils n’ont de richesses ni en particulier ni en commun. Ensuite ils n’ont aucune expérience des guerres longues et maritimes, parce que la misère les oblige de terminer promptement entre eux les hostilités. De telles gens ne peuvent ni équiper des flottes, ni envoyer souvent hors de chez eux des armées de terre ; il faudrait pour cela s’éloigner de leurs propriétés, et prendre les frais de la guerre sur leurs facultés personnelles ; d’ailleurs nous leur interdirons la mer. Les richesses soutiennent mieux la guerre que des contributions forcées, et des hommes de peine sont plutôt prêts à y payer de leurs personnes que de leur argent, car ils ont l’espérance de pouvoir survivre aux dangers ; mais ils ne sont pas sûrs que leur argent ne soit pas dissipé avant la fin de la guerre, et c’est ce qui ne peut manquer d’arriver si, contre leur opinion, mais comme on doit s’y attendre, elle est de longue durée. Car, dans une seule affaire, les Péloponnésiens et leurs alliés sont capables de résister à tous les Grecs ; mais ils ne le sont pas de se soutenir contre une puissance qui ne fait pas la guerre a leur manière.

« Comme ils n’ont point un conseil unique, ils ne peuvent rien faire avec célérité. Ce sont différentes républiques qui toutes également ont droit de suffrage ; et comme elles ne forment pas un seul peuple, chacun pense à ses intérêts. et pour l’ordinaire rien ne se termine. Les uns ont surtout en vue quelque vengeance ; les autres veulent que leurs propriétés n’aient rien à souffrir. Ils se rassemblent tard, jettent vite un coup d’œil sur les intérêts communs, et s’occupent bien plus constamment de leurs affaires personnelles. Aucun ne croit que sa négligence particulière fasse aucun fort au bien général : il pense qu’un autre y pourvoira pour lui ; et tous ayant séparément la même pensée, l’intérêt commun se détruit sans qu’on s’en aperçoive.

CXLII. « Mais la rareté de l’argent est surtout ce qui ne peut manquer de les arrêter. Ce ne sera que lentement qu’ils pourront s’en procurer, et, dans la guerre, les occasions ne permettent pas d’attendre. D’ailleurs ni les forts qu’ils pourront élever sur notre territoire, ni les vaisseaux qu’ils pourront construire ne méritent de nous effrayer. Ce sont des entreprises difficiles, même en temps de paix, et pour une puissance égale en force, que ces fortifications à construire[58]. Que sera-ce donc en pays ennemi, et quand nous leur opposerons des travaux semblables ! S’ils élèvent chez nous quelque forteresse, ils pourront s’en servir pour faire des incursions dans nos campagnes, ravager quelques parties de nos terres, donner asile à nos transfuges ; mais ils n’élèveront pas une muraille capable de nous investir, de nous empêcher d’aller par mer dans leur pays, de nous défendre sur nos vaisseaux qui constituent notre puissance ; car, par notre pratique de la marine, nous avons plus d’expérience de la guerre de terre que par la guerre de terre ils n’en ont des affaires navales ; et ils ne parviendront pas aisément à devenir des marins habiles. Vous-mêmes, vous qui, depuis la guerre des Mèdes, vous appliquez à la marine, vous n’avez point encore porté cet art à la perfection ; comment donc des laboureurs, sans connaissance de la mer, et qui n’auront pas la permission de s’y exercer, parce que toujours nos nombreux vaisseaux seront en course sur eux, pourraient-ils faire quelque chose d’important ? Ils se hasarderaient bien contre quelque flottille, se rassurant sur leur incapacité par leur nombre ; mais, contenus par de grandes flottes, ils resteront inactifs : faute de s’exercer ils n’en deviendront que plus ignorans, et par conséquent plus timides. La marine est un art aussi difficile que tout autre : elle ne souffre pas qu’on s’y applique en passant et par occasion, elle veut qu’on s’y livre sans partage.

CXLIII. « Qu’ils ne respectent pas les trésors d’Olympie et de Delphes ; qu’ils tâchent de nous débaucher par une plus haute paye nos matelots étrangers ; il sera bien singulier encore que nous ne conservions pas l’égalité, si nous-mêmes, citoyens et habitans[59] prenons le parti de monter sur nos vaisseaux. Un avantage bien considérable, c’est que nos équipages sont plus nombreux et plus habiles que dans tout le reste de la Grèce, et qu’aucun étranger, dans le cours de l’expédition, n’accepterait pour quelques journées de forte paye de passer du côté de nos ennemis avec moins d’espérance de la victoire et la certitude d’être exilé de sa patrie.

« Voilà, du moins suivant moi, quelle est ou à peu près la situation du Péloponnèse. La nôtre, exempte des mêmes vices, a de grands avantages qui nous tirent de l’égalité. S’ils entrent par terre dans notre pays, nous irons par mer dans le leur : ce n’est pas la même chose qu’une partie du Péloponnèse soit ravagée, ou que l’Attique le soit tout entière. Ils n’auront pas en dédommagement d’autres pays qu’ils puissent occuper sans combattre, et nous en avons un grand nombre dans les îles et sur le continent. C’est une grande chose que l’empire de la mer ; je vous en fais juges : si nous étions insulaires, qui serait plus que nous à l’abri de toute attaque ? Il faut aujourd’hui nous rapprocher le plus qu’il est possible de cet état par la pensée, abandonner nos terres et nos maisons de campagne, et, follement irrités contre les Péloponnésiens, qui nous sont bien supérieurs en nombre, ne pas hasarder d’affaire avec eux. Vainqueurs, nous aurions à les combattre encore aussi nombreux qu’auparavant ; et vaincus, nous perdrions le secours de nos alliés d’où vient notre force ; car ils ne se tiendront pas en repos si nous ne sommes pas en état de leur en imposer par les armes. Ne gémissez pas sur le ravage des campagnes, sur la destruction des édifices ; pensez aux hommes : ce ne sont pas ces choses-là qui possèdent les hommes, mais les hommes qui les possèdent ; et si j’espérais en être cru, je vous dirais d’aller vous-mêmes dévaster vos champs, et montrer aux Lacédémoniens que, pour de tels objets, vous ne consentirez pas à leur obéir.

CXLIV. « J’ai encore bien d’autres raisons d’espérer que vous aurez l’avantage, pourvu que vous ne pensiez pas à étendre votre domination pendant que vous ferez la guerre, et que vous n’accumuliez pas contre vous des dangers de votre choix. Je crains bien plus vos propres fautes que les desseins des ennemis : c’est ce dont je parlerai dans quelque autre discours, quand nous serons en action. Maintenant renvoyons les députés avec cette réponse : « Nous permettrons aux Mégariens de fréquenter nos marchés et nos ports, pourvu que les Lacédémoniens n’éloignent de chez eux ni nous ni nos alliés. Ces deux conditions ne sont pas interdites par le traité. Nous rendrons à leurs propres lois les villes de notre alliance qui jouissaient de cet avantage quand nous avons juré la paix, pourvu qu’eux-mêmes rendent libres celles qu’ils tiennent sous leur domination, et que chacune d’elles ait le droit de se gouverner à son gré, sans être soumise aux lois de démolie. Nous consentons à faire juger nos différends suivant la teneur du traité, et nous ne commencerons pas la guerre, mais nous nous défendrons contre les agresseurs. »

« Voilà ce qu’il est juste de répondre et ce qui convient à la dignité de notre république. Il faut savoir que la guerre est indispensable ; que si nous la commençons de notre gré, les ennemis pèseront moins fortement sur nous, et que des plus grands dangers résultera la plus grande gloire pour l’état et pour les citoyens. Ce n’est pas avec une puissance telle que la nôtre que nos pères se sont élancés pour arrêter les Mèdes ; mais, abandonnant ce qu’ils possédaient, avec une sagesse supérieure à leur fortune, avec plus d’audace que de force, ils ont repoussé les Barbares, et ont élevé jusqu’à ce haut point de gloire les destinées de l’état. Ne dégénérons point de leur vertu ; employons tous nos moyens pour nous défendre contre nos ennemis, et tâchons de ne pas laisser à nos neveux un empire moins puissant que nous ne l’avons reçu. »

CXLV. Voilà ce que dit Périclès. Les Athéniens regardèrent ses conseils comme les meilleurs qu’ils pussent recevoir, et ils en formèrent leur décret. Ils s’en rapportèrent sur tous les points à son opinion, dans leur réponse aux Lacédémoniens. Ils déclarèrent, en général, qu’ils ne feraient rien par obéissance, et qu’ils étaient prêts, conformément au traité, à faire juger les plaintes que l’on portait contre eux, mais comme des égaux qui transigent avec leurs égaux. Les députés se retirèrent, et il n’en revint pas d’autres.

CXLVI. Tels furent, avant de prendre les armes, les contestations et les différends qui s’élevèrent entre les deux partis ; ils commencèrent dès l’affaire d’Épidamne et de Corcyre. Cependant, au milieu de ces querelles on ne laissait pas de commercer ensemble et de passer dans le pays les uns des autres sans le ministère des hérauts, mais non sans défiance : car ce qui se passait troublait les conventions, et devint le prétexte de la guerre.

  1. . Quoique la division des chapitres ou des paragraphes de Thucydide soit assez mal faite, comme c’est celle des meilleures éditions, nous avons dû la suivre, pour la commodité des lecteurs qui voudront recourir au texte.
  2. Chez les anciens Grecs, la dénomination de Barbares désignait des étrangers, des hommes qui ne parlaient pas la langue grecque ; chez les modernes, les Barbares sont des peuples encore non policés ; dans le langage commun, le mot barbare signifie cruel, féroce.
  3. Il faut entendre ici le mot ville dans le même sens qu’il offre dans le texte, et que lui donnaient souvent les anciens Grecs : il signifie une association d’hommes. Des villes dont les citoyens étaient dispersés dans des bourgades différentes, n’étaient pas ce que nous entendons aujourd’hui par ce mot ; c’étaient de petits états, des peuplades, des républiques ; et c’est souvent par l’un de ces derniers mots qu’il faut traduire le mot grec polis (ville)
  4. Hélène, fille de Tyndare, quoiqu’elle eût déjà été enlevée par Thésée, fut recherchée par la plupart des rois de la Grèce. Son père craignait, en donnant la préférence à l’un des concurrens, d’exciter contre lui-même et contre son gendre le ressentiment de tous les autres. Ulysse le tira d’embarras : il s’était mis sur les rangs par point d’honneur ; mais il aimait Pénélope, fille d’Icare, et il promit à Tyndare de le délivrer de ses inquiétudes, s’il lui procurait la main de cette princesse. Le vieillard, par son conseil, fit prêter à tous les princes rivaux le serment de prendre les armes en faveur de celui d’entre eux qui serait préféré, s’il arrivait que quelqu’un troublât les douceurs de son mariage. (Apollodori Bibliolh., I. iii, c. x.) Ulysse, par l’entremise de Tyndare, épousa Pénélope. Hélène fut accordée à Ménélas, et quand Paris l’eut enlevée, tous les rois furent obligés, par leur serment, à venger son époux.
  5. Le Péloponnèse renfermait la Laconie, la Messénie, l’Argolide, l’Arcadie et l’Élide. La Laconie et la Messénie appartenaient aux Lacédémoniens.
  6. Le mot tyran signifiait en grec un usurpateur de la puissance souveraine, même lorsqu’il l’exerçait avec douceur. Cependant les poètes et les orateurs emploient souvent le mot tyrannos comme synonyme de basileus (roi). Une des tragédies de Sophocle est intitulée Œdipos tyrannos, et il faut traduire Œdipe roi, et non Œdipe tyran.
  7. La dignité royale était héréditaire. Voilà la différence que les Grecs mettaient entre la royauté et la tyrannie. Dans nos langues modernes, ce dernier mot emporte avec lui l’idée de cruauté, et il s’applique même à un souverain héréditaire qui opprime ses sujets.
  8. Une querelle, pour quelques bateaux de pêcheurs, fut la cause de cette guerre. (Justin, I. xliii, c. v.)
  9. Pentécontore, vaisseau de cinquante rames, ou plutôt de cinquante rameurs ; car il n’était monté que de cinquante hommes, comme Thucydide vient de le dire paragraphe x, en parlant des vaisseaux de Philoctète, et les mêmes hommes ne pouvaient ramer continuellement.
  10. Thucydide appelle le roi de Perse, le roi par excellence. Les autres auteurs grecs l’appellent ordinairement le grand roi.
  11. Naxos fut la première île alliée que les Athéniens soumirent à l’état de sujette. (Thucydide, L.i, c. xcviii.) Les habitans de Thasos furent obligés de raser leurs fortifications, et de livrer leurs vaisseaux (c. ci). L’île d’Égine éprouva plus tard le même traitement (c. cviii)
  12. C’est un trait que Thucydide lance contre Hérodote. C’est aussi Hérodote qu’il a en vue, en parlant des deux prétendus suffrages des rois de Lacédémone, et de la cohorte des Pitanates (liv. vi, c. lvii ; liv. ix, c. iii).
  13. Je crois que c’est encore un trait lancé contre Hérodote. La lecture de son histoire, faite aux jeux olympiques, avait paru faire partie de ces jeux.
  14. Cette trêve de trente ans fut conclue, suivant Dodwel, quatre cent quarante-cinq ans avant notre ère. Sur l’affaire de l’Eubée, voyez ci-dessous, c. cxiv.
  15. Quand une colonie était devenue assez puissante pour en fonder une autre à son tour, elle devait demander à sa métropole un citoyen qui était chargé de la conduire, et qui en devenait le fondateur. Corcyre était une colonie de Corinthe ; elle fut obligée, pour fonder la colonie d’Épidamne, de s’adresser aux Corinthiens, et ceux-ci lui envoyèrent Phalius, qui fut le fondateur de la colonie nouvelle.
  16. Les supplians s’asseyaient dans les parvis des temples, ou autour des autels, et souvent ils tenaient en mains des rameaux. Quand c’était un particulier qu’on venait implorer, on s’asseyait auprès de son foyer.
  17. C’était de la métropole que les colonies recevaient le feu sacré et leur pontife.
  18. On donnait le nom d’hoplites aux troupes qui avaient l’armure complète, à la différence des archers, frondeurs, gens de trait, et de toutes les troupes légères qui n’étaient pas complètement armées. J’ai été obligé d’adopter dans cette traduction le mot hoplites, pour éviter le retour trop fréquent d’une périphrase.
  19. Les vaisseaux ronds servaient au commerce, les vaisseaux longs à la guerre. Thucydide a déjà dit que les Corinthiens avaient perfectionné la marine, et construit les premiers des vaisseaux sur un modèle inconnu de l’antiquité.
  20. On chantait avant le combat un pœan en l'honneur du dieu Mars, et un autre après le combat en l'honneur d'Apollon.
  21. On ramait du côté de la poupe, pour reculer insensiblement sans cesser de faire face à l’ennemi.
  22. Après les batailles, le parti vaincu traitait avec le parti victorieux pour avoir la permission d’enlever ses morts. Demander cette permission, c’était avouer sa défaite, puisqu’on reconnaissait qu’on ne pouvait les enlever de force. On les recevait, par convention, par traité, sous la foi publique. Les vainqueurs enlevaient les leurs, sans avoir besoin d’aucune convention. Cet usage est souvent indiqué dans Thucydide. Ici, les Corinthiens et les Corcyréens enlevèrent leurs morts sans avoir besoin de traiter, ce qui donnait aux uns et aux autres le droit de s’attribuer la victoire.
  23. Il y a dans le texte les epidemiurges. Les demiurges formaient dans les républiques doriennes cette magistrature supérieure que composaient les archontes dans d’autres républiques.
  24. On croit généralement que les Lacédémoniens aimaient la guerre, et ne cherchaient que les occasions de combattre ; mais Thucydide, qui devait les bien connaître, et dont la véracité n’est pas suspecte, nous en donne une idée bien différente. Il les représente partout comme le peuple de la Grèce le plus lent à s’engager dans des expéditions de guerre, comme celui qui en craignait le plus les suites, et qui avait le moins de confiance en ses forces. (Voyez ci-dessous, ch. LXXXIV et CXVIII, et liv. V, chap. CVII et CIX.) Mais le portrait comparé qui va suivre des Lacédémoniens et des Athéniens, suffit pour montrer combien les Athéniens, ce peuple ami des talens et des arts, étaient audacieux et entreprenans, et combien les Lacédémoniens, qui ne savaient faire que la guerre, étaient timides et indécis.
  25. C’est, comme l’observe le scoliaste, un trait lancé contre les Lacédémoniens, qui ne faisaient pas la guerre les jours de fêtes, et n’étaient pas, à cet égard, moins superstitieux que les Juifs. Ils avaient aussi une loi qui ne leur permettait pas de se mettre en campagne avant la pleine lune. Ce fut l’excuse qu’ils donnèrent aux députés que les Athéniens envoyèrent implorer leur secours dans la première invasion des Perses. Ils attendirent obstinément la pleine lune, et n’arrivèrent que le lendemain de la bataille de Marathon, assez tôt pour féliciter les vainqueurs sur le champ de bataille. (Hérodote liv. VI, chap CVI et CXX.)
  26. On pourrait être tenté de suivre la leçon de quelques manuscrits, qui ne comptent que trois cents vaisseaux. Ce serait le moyen d’accorder Thucydide avec Démosthène, qui dit, dans sa harangue sur la couronne, que la flotte était de trois cents vaisseaux, et qu’Athènes en fournit deux cents. Hérodote, contemporain de l’événement, fait monter la flotte à trois cent soixante-dix-huit vaisseaux, sans les pentécontores (liv. VIII, chap. XLVIII) ; et il dit (chap. XLIV) que les Athéniens fournirent seuls cent quatre-vingts vaisseaux.
  27. Jamais hommes ne furent plus hautains que les Spartiates, ni plus jaloux de leurs droits. Ils ne donnèrent le droit de cité qu’à Tisamène et à son frère Hégias, et cela par la nécessité des circonstances, et parce que le danger de la guerre des Perses était imminent. (Hérodote, lib. IX, cap. XXXII.) Les rois donnèrent bien à des étrangers la permission d’habiter le pays, mais non le droit de cité. Ils rendirent de grands honneurs à quelques hommes extraordinaires, mais sans leur accorder la qualité de citoyens. (Meursius, Miscell. Lacon. lib. IV, cap. X.)
  28. À Athènes, les suffrages se donnaient avec des cailloux que chacun des votans, suivant qu’il adoptait ou rejetait la question, jetait dans une urne d’airain ou dans une urne de bois. De là, le mot psephos, qui, en grec, signifie caillou, signifiait aussi suffrage et décret. Il y avait des occasions où l’on donnait son suffrage en levant la main. C’était la manière dont on le donnait dans les élections, et le mot qui signifiait étendre la main, signifiait aussi élire : χειροτονία.
  29. La trêve de trente ans fut conclue la quatrième année de la quatre-vingt-treizième olympiade, quatre cent quarante-cinq ans avant notre ère (Dodwell). Le décret de l’assemblée de Lacédémone, contre les Athéniens, est de la première année de la quatre-vingt-septième olympiade quatre cent trente-deux ans avant l’ère vulgaire.
  30. Thémistocle avait été archonte la quatrième année de la soixante-onzième olympiade, quatre cent quatre-vingt-treize ans avant l’ère vulgaire.
  31. La citadelle était la ville haute : elle est souvent nommée Acropolis (ville haute), et quelquefois simplement polis (ville). Cela n’était pas particulier à Athènes.
  32. Il y a dans le texte qui recevaient le phoros ; ce fut ainsi qu’on nomma la contribution en argent. Le savant Barthélémy, dans sa Dissertation sur une ancienne inscription grecque, relative aux finances d’Athènes, a fait passer dans notre langue le mot grec hellénotames. Il appelle aussi quelquefois ces magistrats trésoriers de l’extraordinaire, parce que, dit-il, les sommes qu’ils étaient chargés de percevoir n’avaient rien de commun avec les taxes ordinaires que payaient les habitans de l’Attique. Le corps des hellénotames était composé de dix officiers, un de chaque tribu.
  33. Le talent valait 5,400 livres de notre monnaie. Les 400 talens faisaient 2,484,000 livres.
  34. Vers l’an 464 avant l’ère vulgaire.
  35. Jupiter Ithométas. J’ai mieux aimé conserver cette terminaison sonore, que de la franciser et d’écrire Jupiter Ithomien.
  36. Vers l’an 462 avant l’ère vulgaire.
  37. Géranie, montagne et promontoire de la Mégaride, entre Mégare et Corinthe.
  38. Se lever en masse, s’armer en est masse, est une manière nouvelle de s’exprimer, que de nouvelles circonstances ont rendue nécessaire. Tant que cette expression a manqué à notre langue, on n’a pu traduire en français que par une périphrase le mot grec pandémei.
  39. Vers l’an 456 avant l’ère vulgaire.
  40. Cette ville de Chalcis faisait partie de l’Acarnanie.
  41. 450 ans avant l’ère vulgaire.
  42. 445 ans avant l’ère vulgaire.
  43. Ce Thucydide n’était pas de la famille de notre historien. Il était beau-frère de Cimon, et se rendit célèbre par son opposition à Périclès. C’est lui qui, en parlant de l’éloquence adroite et persuasive de ce grand homme, disait : « Quand je l’ai renversé, il nie qu’il soit à terre, et il le persuade. »
  44. Quand il est question d’Athènes, la déesse par excellence est toujours Minerve.
  45. Jupiter mellitus, Jupiter doux et clément.
  46. P. Castellanus, de Festis Grœcorum, croit qu’à cette fête on offrait des victimes et surtout des porcs. Thucydide parle des offrandes qu’y faisaient un grand nombre de citoyens, et il est possible que des particuliers en petit nombre immolassent des victimes. Cette fête rappelait les temps antiques où l’on ne faisait pas couler le sang sur les autels et où l’on y brûlait seulement des végétaux. Voyez la note de Grævius sur le vers 336 des Opera et dies d’Hésiode. Il y prouve, par un passage de Porphyre, l’antique usage de n’honorer les dieux que par des fumigations. Il aurait pu joindre à ce témoignage une autorité encore plus respectable, parce qu’elle est plus ancienne, parce que c’est celle d’un homme qui devait avoir fait une étude particulière des rites employés dans les mystères, où l’on sait que les anciens usages étaient religieusement observés. L’autorité dont je parle est celle du faux Orphée. Quel que soit l’auteur qui s’est caché sous ce nom imposant, l’ancienneté de ses poésies a été démontrée par le savant Runkbenius dans ses Epistolæ criticæ. À la tête de chacun des hymnes de ce poète, on lit quelle était la fumigation la plus agréable à la divinité qu’il implorait. Le verbe qui, dans la langue grecque, signifie sacrifier, θύειν, a signifié dans son origine faire des fumigations.
  47. Les Euménides, Erinnys ou Furies.
  48. Cléomène, roi de Sparte, fut appelé à Athènes par Isagoras, chef d’une faction, et en chassa sept cents familles. (Hérodote, liv. V, chap LXX et suivans.)
  49. Pallas. On la nommait Poliouchos, parce qu’elle était la divinité tutélaire de la république, et Chalciœcos, parce que son temple était d’airain, ou du moins revêtu de lames de ce métal. On prétend que cet ouvrage avait été commencé par Tyndare, et qu’il fut continué par son fils. Après leur mort, il resta long-temps abandonné. Les Lacédémoniens le reprirent, firent construire le temple en airain, et jeter en fonte, du même métal, la statue de la déesse. L’architecte, nommé Gitiadas, était en même temps poète lyrique, et fit un hymne en l’honneur de Pallas. (Pausanias, liv. III)
  50. Il faut rapprocher de ce récit le chapitre XCVIII.
  51. La scytate était un bâton dont voici l’usage. On faisait deux scytales de la même proportion : l’une restait dans les mains des éphores, et ils donnaient l’autre au général qu’ils expédiaient. Quand ils avaient des lettres secrètes à lui écrire, ils roulaient une lanière blanche sur ce bâton, écrivaient sur cette lanière, et la déroulaient pour la donner au courrier. Elle n’offrait que des caractères sans suite et même tronqués ; mais le général lisait aisément ce qu’elle contenait en la roulant sur sa scytale. C’est un moyen bien grossier eu comparaison du double chiffre dont les modernes fout usage pour la correspondance secrète.
  52. Les coades, caeades ou caictes, étaient des fentes de rochers causées par des tremblemens de terre.
  53. Il était de l’intérêt du Grecs de combattre dans un détroit où la flotte innombrable des Perses ne pût se développer et perdît l’avantage que lui donnait la supériorité du nombre. Cependant ils voulaient quitter le détroit de Salamine : mais Thémistocle, pour les y retenir malgré eux, fit donner avis à Xerxès de leur dessein, et le pressa de les attaquer avant qu’ils ne lui échappassent. Les Perses se hâtèrent de les enfermer, et les forcèrent ainsi eux-mêmes à être vainqueurs. (Hérodote, liv. viii, chap. lxxv.) Après la défaite des ennemis, Thémistocle voulait qu’on les poursuivit opiniâtrement, et qu’on allât briser les ponts qui leur ouvraient une retraite. Son avis ne passa pas ; et il songea dès lors à tirer parti pour l’avenir de la contradiction qu’il venait d’éprouver. Il craignait déjà l’inconstance des Athéniens, et pour se ménager, en cas de besoin, un asile auprès de Xerxès, il lui manda que c’était lui-même qui avait empêché les Grecs de le poursuivre et de briser les ponts. (Même livre, chap. cx.) Cette note était nécessaire, parce que les lecteurs qui auraient oublié le passage d’Hérodote, et qui se rappelleraient seulement la manière différente dont Plutarque et Cornélius Népos rapportent ce fait, ne pourraient entendre Thucydide.
  54. Il avait fort mal profité de sa première éducation, et avait eu dans sa jeunesse une si mauvaise conduite, que son père l’avait déshérité. Le désir d’effacer cet affront en fit un grand homme.
  55. 270 000 livres de notre monnaie.
  56. Les reines de Perse avaient différentes provinces pour les différentes parties de leur parure : une pour leurs voiles, une autre pour leurs ceintures, etc. (Brisson, De Regno Persarum, lib. i, cap. cviii.)
  57. Il s’agissait de la campagne qui séparait Mégare de l’Attique, et que les Athéniens avaient consacrée aux déesses révérées à Éleusis (Cérès et Proserpine). Un champ qui n’est pas marqué par des limites signifie un champ sacré et qu’il n’était pas permis de cultiver ; tous les terrains qu’on cultivait étaient divisés par des bornes.

    Les poètes comiques suivent ordinairement les opinions reçues. Il paraît donc qu’on pensait à Athènes, comme le croyaient aussi les Mégariens au rapport de Plutarque (in Pericle), qu’une des principales causes de la guerre du Péloponnèse était celle que rapporte Aristophane : « Des jeunes gens ivres vinrent, dit-il, à Mégare et enlevèrent la courtisane Simæthe. En revanche les Mégariens piqués enlevèrent deux filles qui appartenaient à Aspasie. C’est ainsi que, pour trois malheureuses, la guerre éclata dans toute la Grèce. Dans sa colère, Périclès l’Olympien lança les éclairs, fit gronder la foudre et troubla la Grèce entière. Il porta une loi écrite d’un style de chanson, par laquelle les Mégariens étaient éloignés du marché, de la mer et du continent. Les Mégariens, mourant de faim, implorèrent les Lacédémoniens pour faire lever le décret sur les trois femmes perdues : les Athéniens se refusèrent à des prières plusieurs fois répétées ; et de là le bruit des armes. » (Aristoph. Acharn., v. 523 et suivans.)

  58. Je crois que l’orateur a ici en vue les murailles que les Athéniens, en pleine paix, construisirent malgré l’opposition des Lacédémoniens, et qui leur donnèrent beaucoup d’inquiétudes jusqu’à ce qu’elles fussent achevées.
  59. J’appelle habitans, à l’exempte des Genevois, ce qu’on appelait a Athènes métœciens, μέτοικοι, des hommes qui venaient de différentes parties de la Grèce s’établir dans l’Attique pour y exercer quelque industrie. Ni eux, ni même leurs descendans nés dans l’Attique, ne jouissaient des droits de citoyens. Ils ne pouvaient les obtenir que par de grands services. C’était une classe intermédiaire entre les citoyens et les esclaves, et elle était exposée à bien des oppressions, bien des vexations, bien des avanies.