Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/X. Lettre à Daubigny

Lettre à Daubigny, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 348-349).


X

LETTRE À DAUBIGNY


Daubigny était un ami et un compatriote de Saint-Just. C’est grâce à la protection de ce dernier qu’il entra, en 1793, dans les bureaux du ministère de la guerre, ou il devint secrétaire de Bouchotte, et qu’il fut nommé successivement juge au Tribunal révolutionnaire et officier municipal. Accusé de vol, devant la Convention, puis devant le Tribunal révolutionnaire, il fut défendu par Saint-Just et par Robespierre, et acquitté. En 1792, Daubigny était installé à Paris, rue Montpensier. La lettre que Saint-Just lui écrivit, en juillet 1792, ne lui parvint peut-être jamais, car elle fut retrouvée, après le 9 thermidor, dans les papiers de Saint-Just, ce qui laisse supposer qu’elle ne fut pas envoyée à son destinataire. Elle révèle chez Saint-Just, à ce moment, une sorte de fièvre et de colère haletante, qu’on ne peut expliquer que par le désappointement qu’il avait éprouvé de ne pouvoir être élu à l’Assemblée législative, en raison de son trop jeune âge.

Tombée entre les mains de Courtois après le 9 thermidor, cette lettre ne fut pas publiée dans les pièces justificatives du rapport du 16 nivôse. Plus tard, en 1828, le texte en fut donné dans le recueil des Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois (tome II, p. 254 sq.). L’original de la lettre, après avoir passé en diverses mains, faisait partie, récemment encore, de la collection de M. Meyer Cohn, à Berlin, et fut mis en vente, avec cette collection, en octobre 1905.


Je vous prie, mon cher ami, de venir à la fête ; je vous en conjure ; mais ne vous oubliez pas toutefois dans votre municipalité. J’ai proclamé ici le destin que je vous prédis : vous serez un jour un grand homme de la République. Pour moi, depuis que je suis ici, je suis remué d’une fièvre républicaine qui me dévore et me consume. J’envoie par le même courrier, à votre frère, la deuxième. Procurez-vous-la dès qu’elle sera prête. Donnez-en à MM. de Lameth et Barnave ; j’y parle d’eux. Vous m’y trouverez grand quelquefois. Il est malheureux que je ne puisse rester à Paris. Je me sens de quoi surnager dans le siècle. Compagnon de gloire et de liberté, prêchez-la dans vos sections ; que le péril vous enflamme. Allez voir Desmoulins, embrassez-le pour moi, et dites-lui qu’il ne me reverra jamais, que j’estime son patriotisme, mais que je le méprise, lui, parce j’ai pénétré son âme, et qu’il craint que je ne le trahisse. Dites-lui qu’il n’abandonne pas la bonne cause, et recommandez-le-lui, car il n’a point encore l’audace d’une vertu magnanime. Adieu ; je suis au-dessus du malheur. Je supporterai tout ; mais je dirai la vérité. Vous êtes tous des laches, qui ne m’avez point apprécié. Ma palme s’élèvera pourtant, et vous obscurcira peut-être. Infàmes que vous êtes, je suis un fourbe, un scélérat, parce que je n’ai pas d’argent à vous donner. Arrachez-moi le cœur, et mangez-le ; vous deviendrez ce que vous n’êtes point : grands !

J’ai donné à Clé un mot par lequel je vous prie de ne lui point remettre d’exemplaire de ma lettre. Je vous le défends très expressément, et si vous le faisiez, je le regarderais comme le trait d’un ennemi. Je suis craint de l’administration, je suis envié, et tant que je n’aurai point un sort qui me mette à l’abri de mon pays, j’ai tout ici à ménager. Il suffit ; j’espère que Clé reviendra les mains vides, ou je ne vous le pardonnerai pas.

Ô Dieu ! faut-il que Brutus languisse oublié loin de Rome ! Mon parti est pris cependant : si Brutus ne tue point les autres, il se tuera lui-même.

Adieu, venez.

Saint-Just.

Noyon, le 20 juillet 1792.


À M. Daubigny, rue Montpensier, no 60, à Paris.