Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/VII. Mémoire pour les habitants de Blérancourt contre le sieur Grenet

Mémoire pour les habitants de Blérancourt contre le sieur Grenet, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 232-249).


VII

MÉMOIRE POUR LES HABITANTS
DE BLÉRANCOURT CONTRE LE SIEUR GRENET


Le rapport présenté par Saint-Just à la communauté de Blérancourt sur l’affaire des biens communaux semblait annoncer une entente facile et rapide. Il n’en fut rien. Les pourparlers continuèrent, le ton devint plus âpre, la conciliation plus difficile. À la date du 11 juin 1791, le directoire du département de l’Aisne arrêta que le conseil général de la commune de Blérancourt nommerait des commissaires chargés de représenter et de défendre les intérêts de la commune devant un tribunal de conciliation. M. de Grenet éluda cette rencontre. La communauté de Blérancourt demanda au directoire l’autorisation d’engager.un procès. Le 18 octobre 1791 le directoire du district autorisa la municipalité à poursuivre ses droits devant le tribunal du district, séant à Coucy, et, trois jours après, le 21 octobre, le directoire du département confirmait à son tour cette autorisation. Saint-Just, qui, durant toute cette affaire, avait été l’avocat de la commune, rédigea ce mémoire destiné à êln présenté au Tribunal.


J’entre en matière sans vous rappeler tout ce que les habitants ont souffert depuis qu’ils demandent en vain justice ; il faut oublier la violence et, s’il se peut, tous les maux qu’elle a faits ; il faut oublier les criants abus du pouvoir, il faut oublier les outrages que les habitants ont reçus, et je n’en parlerai quelques fois que pour justifier les plaintes et les démarches qu’ils ont occasionnées.

Mes conclusions tendent, Messieurs, etc.

Les réclamations des habitants sont fondées en titres et en possession ; je diviserai donc ce mémoire en deux parties dans la première, j’établirai les droits fondés sur les titres ; dans la seconde, j’établirai les droits fondés sur la possession.

Première Partie.


Les déclarations attribuent en propriété aux habitants ce qui suit je développerai sous chaque article ce qu’il a de contentieux.

Item, la commune de Blérancourt possède 46 arpents 65 verges près le bois des Penthiers.

La commune est en jouissance de cette portion de terres ; mais depuis environ vingt ans le bois des Penthiers s’est étendu sur la partie qui l’avoisine ; un arpentage sur les anciens terriers doit régler les limites entre le Sr Grenet et la communauté.

Item, un petit marais nommé Hacquinot, contenant un arpent 5 verges de lisières aux hoirs Pierre Bacquart, d’autre aux prés Coquerel, d’un bout aux prés de Robert Sénéchal.

Cet article n’est point litigieux.

Item, un marais nommé le marais Pierres, contenant un arpent 62 verges, tenant d’une part aux terres de fol, d’autre à Mathieu Geffrène, d’autre à Guillaume Chrétien et aux hoirs Sénéchal.

Item, un autre marais nommé le marais Saint-Pierre, contenant 5 arpents 35 verges, tenant d’une part aux terres de fol, d’autre aux marais de la Croizette et aux près de l’église du dit lieu.

Item, un autre marais nommé le marais de la Croizette, contenant 3 arpents 85 verges, tenant d’un côté aux terres de la couture, d’autre au camp à pierres et aux prés Pignon, d’autre aux dits marais de Saint-Pierre.

Item, 63 verges d’usager, lieu dit la Rouïtte, tenant à Jean Courgais d’un côté, d’un bout au Rù d’autres prés.

Ces quatre articles formant ensemble 11 arpents 53 verges ne forment en effet qu’un seul et même article, parce qu’ils sont contigus. Sur ces 11 arpents 53 verges, il en est à peine reste à la commune trois arpents ; le reste est entre les mains du Sr Grenet, je ne sais à quel titre, c’est ce qu’il voudra bien développer. Ces anticipations ont été faites depuis vingt-cinq ans, non point sans doute à titre de triage, puisqu’il n’en existe aucune trace légale. La communauté doit être rétablie dans la propriété des 11 arpents 53 verges, avec restitution de fruits, s’il n’existe point de triage en bonne forme, et, s’il en existe, avec les seules indemnités applicables aux impenses, conformément à la loi de mars 1790.

Item, un petit marais contenant 7 verges séant à fol, tenant d’un côté aux terres et des deux autres ès terres.

Ce marais a été planté d’ormes il y a environ quinze ans ; la commune en offre le remboursement à dire d’expert.

Item, un autre marais séant devant le château, contenant 3 arpents 62 verges, tenant d’une part et d’un bout au seigneur du dit lieu, d’un autre à Mathieu Lombart, et d’autre au chemin.

Cet article, porté dans la déclaration de 1610 à 3 arpents 62 verges, se trouve réduit dans la déclaration de 1634 à un arpent ou environ. En voici la raison :

Au commencement du xvie siècle, Bernard Pottier, seigneur de Blérancourt, fit construire le château qu’on y voit maintenant proche le marais de 3 arpents 62 verges dont il s’agit ici. Il lui plut d’en enfermer deux arpents dans sa cour, et, quelques années après, ayant réfléchi qu’il pouvait être évincé d’un bien qu’il s’était adjugé sans aucune formalité, il fit une espèce d’échange avec quelques habitants, et, au lieu de 2 arpents 62 verges qu’il avait pris, il donna 2 arpents dans un marais appelé le camp de la Herse et 1 arpent de prés au marais du Pavé.

Cet échange, daté de 1619, est consenti par 9 habitants de Blérancourt, parmi lesquels se trouvent le lieutenant de la justice, le procureur fiscal, le sergent, les fermiers des hallages et de la terre. Bernard Pottier ne se trompa que d’un seul homme, car il en fallait dix pour légitimer sa délibération. Toutefois, dans l’espèce, la commune entière devait stipuler.

Bernard Pottier eut assez de pudeur pour ne point présenter cet échange à l’homologation, formalité omise qui le frappa de nullité. La communauté de Blérancourt ne prétend point expatrier l’orgueil de ses vieux seigneurs et reprendre en nature les terres enfermées dans l’enceinte de leur château, seulement elle réclame les avantages que les lois lui garantissent en matière d’échange avec les seigneurs.

Le mardi 22 novembre 1660, il fut jugé au Parlement, sur les conclusions de l’avocat général Talon, que le seigneur d’Eggly, qui voulait faire un échange avec les habitants. leur abandonnait trois fois autant d’héritages de pareille valeur qu’il leur en prenait. Cet arrêt est rapporté par Dufresne.

Les habitants de Blérancourt ne sont pas moins autorisés que ceux d’Eggly à répéter 8 arpents de terre pour les 2 arpents 62 verges que l’on a usurpés sur eux.

Ce ne sont point les droits avares d’un individu que je fais ici parler, ce sont les droits inviolables et imprescriptibles de la société, ce sont les droits de l’agriculture, conséquemment de la patrie. Les 3 arpents que la communauté reçut en échange des mains de Bernard Pottier ne sont point même de la valeur des 2 arpents 62 verges qu’il s’appropria.

Mais comme, par une espèce de droit commun, dans ce temps-là, le fort se jouait du faible, comme ce n’était point encore assez que Bernard Pottier eùt morcelé cette portion de communaux la plus fertile et la plus précieuse, depuis huit ans ou environ le propriétaire de Blérancourt a dévasté la portion qu’il avait plu à Bernard Pottier de lui laisser et a coupé dessus environ pour 3 à 4.000 francs de pieds d’arbres qui appartenaient à la communauté.

Suivons maintenant les déclarations.

Item, le marais du Gleloy, contenant 1 arpent 70 verges tenant de trois côtés aux hoirs Louis Gallet, d’autre au fief du Gleloy.

M. de Grenet, dans un mémoire qu’il adressa au directoire du district de Chauny, en réponse à la requête des habitants, s’exprimait ainsi sur ce marais du Gleloy : Une partie de ce marais a été donnée à cens à Simon Béranger par la commune, une autre partie fut concédée gratuitement dans le siècle passé par Mlle de Tresnier pour en faire un jeu d’arc. le résidu de cette portion de marais était un cloaque ; MM. de Gesvres, il y a vingt ou vingt-cinq ans, firent la dépense de le faire combler et ils y firent planter des arbres, lesquels ont été enlevés par lui. M. Grenet, il y a six ou sept ans, parce qu’ils étaient de mauvaise nature, dans la sincérité que ce terrain était de son domaine. Il y a fait planter, il y a quelques années, des pommiers sur une veine, etc. ; lui, M. Grenet, au bout de cette veine, avait fait poser une barrière pour ôter au public l’envie d’en former un chemin nouveau, qui bientôt serait dégradé par les voitures et les bestiaux, d’autant que jamais il n’y avait eu de chemin en cet endroit avant, etc., mais que, quoique lui et ses prédécesseurs eussent eu une possession plus que trentenaire et légale, et qu’aux termes des décrets ils y eussent été maintenus, le Sr Honoré, maire, avait fait ôter la barrière pour y faire passer les voitures, quoique jamais il n’y eût eu de chemin, etc.

Voici ce que les habitants répondirent, au directoire, à cette partie du mémoire de M. Grenet.

Premièrement. Sur la réflexion du Sr Grenet que 17 verges du marais de Gleloy ont été données à surcens par la commune à Simon Béranger, on répondait que cette portion. entourée de fossés profonds, se trouvant inabordable aux bestiaux, la commune s’était fait autoriser par l’intendant à l’affermer.

Secondement. L’emplacement du jeu d’arc ne peut faire partie du Gleloy, surtout si l’on allègue que cet emplacement fut donné par les seigneurs de Blérancourt, car ils ne pouvaient donner que ce qui leur appartenait. Or, comme ils avaient un fief au Gleloy et que ce fief n’existe plus, ils ne purent donner que ce fief.

Troisièmement. Le résidu du marais du Glegoy n’était point un cloaque, mais un pré mouvant et un peu creux, couvert d’herbes, où le bétail abordait dans les temps chauds. Ce ne furent point les prédécesseurs du Sr Grenet qui le comblèrent, mais l’hôpital de Blérancourt qui y fit verser les décombres quand il se rebatit il y a environ vingt-cinq ans.

Quatrièmement. Les arbres qui étaient sur ce marais et que le Sr Grenet trouve de mauvaise nature, le Sr Grenet les trouva assez bons pour les faire couper et vendre à son profit, il y a six ans.

Cinquièmement. Comment M. Grenet, étant dans la sincérité que le Gleloy était de son domaine, se trouve-t-il aujourd’hui si bien instruit qu’il n’en était pas ? Comment accorder cette sincérité avec le refus de le restituer lorsqu’il a les déclarations en mains ? Au premier coup d’œil, il est aisé de voir que le Gleloy, étant environné de propriétés particulières et ne pouvant s’étendre sur aucune, ne contient réellement que 1 arpent 70 verges en y comprenant les 17 verges données à surcens. Au surplus, la commune ne réclame que cette quantité et abandonne le surplus au Sr Grenet.

Sixièmement. M. Grenet, dans la sincérité que le Gleloy était de son domaine, fit obstruer par une barrière le chemin de charroi qui le partageait de temps immémorial. On ne conçoit pas comment le Sr Grenet peut avancer que ce chemin n’existait pas, ce pourquoi il y fit construire une barrière pour ôter au public l’envie d’y passer. Je l’abandonne à cet égard aux réflexions que vous pouvez faire et qui sont étrangères à l’ordre de ma cause. Le Sr Grenet n’avait point de possession trentenaire dans le Gleloy, c’était un pàtis vague, un chemin public de 15 pieds de large et un plan d’arbres, et le Sr Grenet ne possédait que la barrière qu’il y avait fait planter en 1786. La commune seule était en possession, la municipalité eut le droit de faire ôter cette barrière qui insultait elle-même la possession.

Septièmement. S’il est prouvé que le Sr Grenet n’était point en possession du Gleloy, que le Gleloy n’ait que 1 arpent 70 verges d’étendue et que la commune y soit propriétaire de 1 arpent 70 verges, le Sr Grenet n’a rien à répéter et doit restituer encore le prix des arbres qu’il y a fait couper.

Voici ce que l’on répondit dans le temps au Sr Grenet et ce qu’on répond encore s’il persiste dans ses prétentions.

Je dois placer ici la réclamation des habitants contre une entreprise plus hardie encore du Sr Grenet. Un ruisseau sépare le marais du Gleloy d’une allée qui conduit à un marais voisin ; le Sr Grenet, en même temps qu’il fit placer la barrière et couper les arbres dont nous avons parlé, fit enlever le pont qui servait de communication sur le ruisseau entre le Gleloy et l’avenue ; il fit abattre dans cette avenue les arbres qui la bordaient, la défricha, la mit en jardinage et la loua à son profit. Le Sr Grenet ne dira point que cette allée faisait partie de son domaine, elle était un chemin public de temps immémorial, témoins les arbres antiques dont elle était couverte, témoin la déclaration de 1634 laquelle en parlant du marais du Mazet le fit tenir d’un lez au Gleloy.

Or, entre le Mazet et le Gleloy se trouve un étang très vaste ; le Mazet ne pouvait donc tenir au Gleloy que par l’avenue dont il s’agit. Les habitants ont done incontestablement le droit de demander que le pont et l’avenue qui servaient de communication soient rétablis dans leur ancien état et que le prix de l’usurpation des arbres, qu’ils évaluent à six mille livres, leur soit restitué. Il est étrange que le Sr Grenet, après s’être permis lui-même tant de voies de fait, parle encore de sa sincérité et de sa bonne foi, et s’élève contre les officiers municipaux.

Suivons toujours les déclarations.

Item. Le marais de Cavecy contenant 8 arpents 1/2, tenant des deux lisières et d’un bout aux terres labourables, d’autre au seigneur.

Sur ces 8 arpents 1/2 de marais, il n’en reste à la commune que 5 arpents 55 verges 2/3. J’invoque sur cette usurpation, non point la loi du mois de mars 1790, qui abolit le triage, mais celle qui oblige de rendre avec doinmages et intérêts ce que l’on a pris.

Item. Le marais Tombiau du roi, deux setiers d’usage, tenant des deux lisières aux hoirs Jean Flament, des deux bouts au dit seigneur.

Ce marais tient au bois des Penthiers, les limites en sont incertaines, et l’arpentage seul décidera si l’un a anticipé sur l’autre. Mais il est à propos de remarquer que le Sr Grenet manifesta en 1790 des prétentions très décidées sur cette pièce de la commune. Il y fit abattre des arbres que la municipalité, au nom de la commune qui était en possession, fit enlever et séquestrer au profit de qui il appartiendrait, après avoir dressé procès-verbal de la coupe comme d’un délit dont elle ne connaissait pas d’abord l’auteur. On le connut bientôt, et on fit défense au Sr Grenet de s’immiscer dans une possession qu’il n’avait pas. Il s’en plaignit dans sa réponse à la requête des habitants comme d’un attentat à la propriété. Et cependant les bestiaux pâturaient et pàturent encore tous les jours dans ce marais, et les habitants ont pour garant de leur propriété la déclaration de 1610, leur possession actuelle.

Item, dix arpents ou environ de marais au grand et petit Mazet.

Ce marais renseigné, comme nous l’avons dit, par la déclaration de 1634, d’un bout au Gleloy, n’est pas litigieux.

Les quatre derniers articles des déclarations qui comprennent des droits d’usage avec des paroisses voisines n’ont point de rapport avec la cause.

Seconde Partie.


Je vais traiter des droits de propriété des habitants fondés sur leur possession.

Les articles 12, 13, 14 et 15 de la déclaration de 1610 attribuent à la communauté 34 arpents 14 verges de terres sur la montagne de Notre-Dame-des-Vignes, en quatre parties.

La déclaration de 1634 porte les propriétés de la com- mune au même endroit à 44 arpents.

La déclaration de 1708 [confond le marais de 10 arpents avec ces 34. Il se peut que la commune n’était propriétaire que de 34 arpents sur le Riez et que dans les 44 sont compris les dix du Mazet ; cela est une première difficulté ; une autre difficulté, c’est qu’on ne connaît plus précisément la situation des 34 arpents dont il s’agit][1]. Les tenants et bouts sont inconnus aujourd’hui tels que les déclarations les renseignent. Les dénombrements répandraient beaucoup de clarté sur cette matière, si c’était là une question de fait ; mais la question est de droit et la voici :

Les droits des communes sont imprescriptibles. Il y a 20 ans les seigneurs de Blérancourt n’avaient manifesté aucune prétention sur l’universalité du Riez de Notre-Dame-des-Vignes [composé de plus de 200 arpents] ; ils y possédaient un bois de 44 arpents, le reste était occupé par les troupeaux depuis plus de 200 ans ; les seigneurs de Blérancourt, avant leurs entreprises sur ce Riez, il y a 20 ans, n’y prétendaient aucune propriété que leurs 44 arpents de bois, bien plus, ils évincèrent [au nom de la communauté] plusieurs défricheurs [de quelques portions envahies] et s’en emparèrent eux-mèmes après, car ce sont ces mêmes portions du Riez que le Sr Gellé fit abandonner et planter ensuite pour les seigneurs. Les sentences avaient pourtant été rendues au profit de la communauté ; alors les seigneurs violèrent la possession immémoriale des habitants, plus sacrée qu’un titre même. Si le Sr Grenet oppose la possession de l’an et jour, les habitants opposent la possession de plusieurs siècles : iis réclament donc d’abord 34 arpents des seigneurs [en vertu des déclarations, et tout le reste en vertu de la possession].

Si le sieur Grenet présente, à l’appui de ses prétentions sur le Riez de Notre-Dame-des-Vignes, un dénombrement de 1570 qui porte son bois à 100 arpents y compris ripailles et terres incultes, il est aisé de concevoir que rien n’empêchait les seigneurs de Blérancourt de mettre ce qu’ils voulaient dans leur dénombrement, mais un seul dénombrement n’est pas un titre pour un seigneur et surtout celui de 1570 cité par le Sr Grenet n’en est pas un, parce que ce dénombrement, je ne sais pourquoi, fut rejeté par le seigneur apanagiste de Coucy. En outre les dénombrements de 1445 et de 1677 ne disent rien de 100 arpents de bois sur le Riez, et l’article est en blanc dans le dernier.

Le Sr Grenet ne peut opposer aux habitants aucune sorte de prescription, et d’ailleurs ce n’est que depuis 20 ans que l’on a entrepris sur eux. S’il ne peut prescrire, il ne peut pas non plus opposer sa possession. Les bois plantés depuis vingt ans sur le Riez de Notre-Dame-des-Vignes doivent done être abattus et le sol qu’ils occupent rendu à l’usage des bestiaux, de l’agriculture. Si le Sr Grenet oppose un titre (ce qu’il ne peut point faire), je lui opposerai la prescription et la jouissance paisible et immémoriale des habitants.

En dernière analyse, il appartient au Sr Grenet sur le Riez 44 arpents de bois seulement ; le reste et tout le reste appartient aux habitants en vertu de leurs titres et de leur usage.

La commune réclame encore en vertu de sa possession l’avenue du Gleloy défrichée il y a 7 ans, et à cet égard je n’ai point de discussion particulière à traiter. J’ai parlé ailleurs de cette avenue et je parlerai ci-dessous [des principes] de sa possession.

Ainsi la communauté de Blérancourt s’est vue chassée de ses propriétés et on ne lui a opposé d’autres droits que la force ; le laboureur s’est défait de la moitié de ses troupeaux ; des bois sans valeur et croissant à peine sur des rochers ont remplacé les pâturages, des fossés creusés autour de ces bois en ont défendu l’approche au légitime propriétaire, que le despotisme repoussa de son propre bien ; le plus riche des habitants fut aussi le plus avare, le plus discourtois, le moins généreux, il abattit les plantations. ferma les chemins, flétrit l’agriculture, et quand le règne des lois vint ranimer l’espérance des habitants, on employa mille artifices pour les effrayer et les tromper ; il offrit 3.000 francs des plantations, elles en valent 12.000. Le Sr Grenet, voyant sa proie s’échapper de ses mains, redoubla d’efforts pour la conserver ; il avança que les plantations par lesquelles ses devanciers avaient pris comme possession du bien d’autrui avaient plus de 40 ans et lui appartenaient, et il en avait offert [l’achat]. Au surplus, sa manière la plus constante de raisonner fut de tout réduire en morale de fait : parce qu’il y avait plus de 40 ans qu’on était coupable, on n’était point coupable. Je sais bien qu’on prescrit par trente ans contre le glaive des lois, mais un hennète homme ne prescrit point contre l’honneur et sa conscience. Toutefois, il se trompa, car il ne se trouve point sur les communaux de Blérancourt un seul arbre de 40 ans ; un acte de notoriété signé par les mains qui les ont plantés atteste que les plus vieux n’ont point encore 38 ans.

Le Sr Grenet n’a point autre chose à répéter que les frais de ses plantations. Il n’a rien à répéter de plus, car ce n’est point sa terre qui les a nourris, et ils sont dus au propriétaire pour l’indemniser de l’infertilité de leur ombre.

Mais le Sr Grenet ne doit attendre aucun remboursement qu’il n’ait fait compte de tous les arbres coupés dans les usages, dans le Gleloy et dans son avenue. Quant aux bois plantés par ses prédécesseurs sur le Riez de Notre-Dame-des-Vignes, ils ne sont susceptibles d’aucune indemnité, car ils ont dévoré la terre, privé les troupeaux de leurs nourritures et n’ont aucune valeur.

Péroraison.


Telles sont les réclamations des habitants. Elles n’auraient pas été portées dans les tribunaux si les sinuosités du Sr Grenet ne les y avaient conduites. Les habitants sont irréprochables devant lui ; ils le rendirent lui-même, il y a 4 ans, juge en cette cause, où il était si intéressé. Il épuisa, avec des hommes simples, tout ce que la politique a de plus rusé. Nous avons en mains une foule de lettres où il promet justice, où il étale le beau langage de la compassion et de l’humanité. Tout cela est demeuré sans effet sous le despotisme officieux de la commission intermédiaire du Soissonnais. Les habitants renouvelèrent leurs réclamations auprès du district de Chauny. Après 18 mois de convulsions et de patience, on les autorise à plaider. Alors le rôle pacifique et conciliateur du Sr Grenet s’évanouit avec son espérance, le regard des lois semble l’épouvanter. Il temporise dans les tribunaux comme il avait fait auparavant. Peut-être attendait-il le retour de quelques droits de committimus. Je n’en sais rien, et, quoiqu’il en soit, sa prudence évasive ne nous échappera pas cette fois-ci. Vous avez vu. Messieurs, sur quels [faits] reposent les légitimes réclamations des habitants ; je résumerai rapidement votre attention sur les questions [de droit] qu’elles ont présentées.

Je ne parlerai plus de la restitution des triages depuis trente ans : la loi y est précise et sans interprétation.

Je parlerai des dommages et intérêts dus à la communauté pour les arbres enlevés sur les communaux. Car si c’est en qualité de tuteur de ses vassaux. ou de premier associé, ou de dépositaire des intérêts de tous, que le Sr Grenet s’est établi gardien de leur usafruit, la communauté a le droit de lui demander ses comptes ; s’il l’a fait comme usurpateur. la communauté l’attaque en restitution. et je développe l’action que la loi lui ouvre contre lui.

Ses droits sont inaltérables et toujours présents, parce que son impuissance et sa minorité permanentes font qu’elle ne peut éprouver aucune révolution qui fait prescrire dans l’état civil ; elle ne peut ni aliéner ni perdre, elle ne peut disposer de rien par elle-même, et reste passive sous l’autorisation du magistrat. Si donc elle n’a pas de droit sur elle-même, à plus forte raison l’usurpateur ne peut-il point en acquérir sur elle. Cet usurpateur fut d’ailleurs de mauvaise foi, car il était dépositaire du titre commun et ne pouvait se méprendre sur sa propriété. Si ce fut une formalité omise que de ne point attaquer l’usurpateur au moment de l’usurpation, il faut distinguer. C’est sur ces raisons que le 15 juin 1750 un arrêt rapporté par Lefort condamne le seigneur de Chatel-lès-Carnay à mille livres de restitution [par chaque année] pour des bois qu’il avait coupés sur les communaux depuis 1732. Il est vrai que ces communaux étaient à titre onéreux et que les habitants offrirent de payer le cens, mais en effet il s’agissait toujours d’une action mobiliaire des habitants que leur minorité leur avait conservée et que la mauvaise foi du seigneur de Chatel-lès-Carnay, agissant contre son propre titre, n’avait pu endommager.

Enfin, par la même raison, le Sr Grenet était lui-même l’administrateur de la chose usurpée, et j’invoque sur ce principe l’imprescriptibilité des droits contre tout abus de confiance.

J’ai fait ces observations seulement sur ce qui concerne la spoliation des plantations ; il me reste quelque chose à dire sur l’envahissement des propriétés.

La commune n’avait, il y a 20 ans, d’autres titres que la possession sur l’universalité du Riez de Notre-Dame-des-Vignes, à l’exception de 44 arpents. Il s’agit de poser exactement la question.

Une communauté dont le seigneur a usurpé le domaine sur lequel elle n’avait d’autres droits que sa possession, peut-elle invoquer cette possession 20 ans après le trouble ?

On peut voir, à la manière dont les habitants expriment leurs droits, qu’ils ne cherchent que la vérité. Cette question ainsi posée amène nécessairement deux autres questions de droit : Comment les habitants rappelleront-ils les traces de leur possession ? Le seigneur pourra-t-il exiger un titre ?

Les habitants prouveront leur possession par témoins ; s’il est nécessaire, ils la prouveront par le silence des dénombrements communs sur les prétentions des seigneurs dans toute l’étendue de ce larris. Ce dénombrement est une première preuve par écrit pour les habitants ; les témoins sont le reste de la preuve.

Cette question est encore susceptible d’être considérée sous un troisième point de vue, et le voici : la possession des habitants malgré l’usurpation du seigneur, a-t-elle cessé ? Non, Messieurs, elle n’a point cessé. En effet, pour que la possession des habitants eût cessé, il faudrait que l’usurpation eût été faite par un étranger, car un étranger prescrit contre un autre, et on ne prescrit pas entre associés. La possession de l’usurpateur associé est encore la possession de tous ; c’est sur ce principe que l’Assemblée constituante a rendu le décret sur la réunion des triages à la masse commune ; elle n’a point prétendu exproprier le seigneur, car en lui ôtant le triage elle lui a rendu ses droits d’associé et sur cette portion et sur tout le reste.

Lorsqu’une propriété est indivise, le copossesseur ne peut point prescrire.

Si le Sr Grenet prétend avoir acquis ce que nous réclamons, sans doute il a acquis de mauvaise foi, car il avait le titre en mains. Il n’a pu acquérir ce qui était inaliénable et, qui plus est, il n’a pu acquérir d’un dépositaire.

Je suppose que le Sr Grenet eût pris cette portion à titre de triage, il y a 25 ans ; à ce titre, elle retournerait aux habitants. À plus forte raison y doit-elle retourner à titre d’usurpation, si tant est qu’il veut sincèrement se faire un droit de cette usurpation.

Ainsi la question que je vais d’abord mathématiquement poser dans le fait doit être ainsi résolue dans le droit : Une communauté d’habitants dont le seigneur a envahi le domaine, il y a 20 ans, n’a point perdu pour cela sa possession, puisque l’un des associés a possédé.

Ainsi la possession des habitants est actuelle. Il ne faut pas étendre ce principe jusqu’aux propriétés du seigneur, je fais cette réflexion pour prévenir un sophisme qu’on me pourrait objecter.

D’ailleurs, pour ses propriétés, le seigneur est fondé en titres et en possession, et l’habitant n’a ni possession ni titre.

On ne doit tirer d’autre conséquence de ce que j’ai dit, sinon que la communauté doit être admise à prouver la possession immémoriale par témoins, puisque, si cette possession immémoriale existe, elle n’a pu être interrompue que par un tiers et point par un associé et un dépositaire, et que, si celui-ci l’a fait, les habitants possèdent en vertu de sa possession.

Il faut résoudre la difficulté qui pourrait naître à raison du remboursement des frais de plantations sur ce larris, mais je remarquerai que l’esprit de la loi est que les communes profitent, et elles n’ont rien à profiter sur des bois qui au contraire ont détruit sa pâture. Le seigneur doit encourir les peines portées contre le défrichement, car il y a de la différence entre défricher pour mettre bas et planter une avenue, et le décret n’a trait qu’aux avenues ou plantations vagues. Si le seigneur exige le remboursement des bois plantés, alors je trouverai le moyen de le rembourser facilement, car pour avoir joui 20 ans contre la possession des habitants, je demanderai qu’on le condamne à 200 livres de dommages et intérêts par chaque année, applicables aux impenses comme les fruits du triage, et que la valeur actuelle du bois soit compensée par la valeur du dommage depuis que le dépositaire a joui. Ces conclusions ne peuvent être prises que sur sa défense, que j’attends.

Il est clair que la loi sur le remboursement des plantations ne peut ici recevoir d’application, car c’est l’accroissement et l’amélioration du domaine que l’on rembourse, au lieu qu’ici la commune rembourserait le prix d’un délit qui a détruit son troupeau. J’appelle un délit, non point l’usurpation des seigneurs, j’ai prouvé qu’il n’existait qu’un séquestre des fruits ; mais j’appelle un délit le défrichement des pàtures. C’eut été de même un délit de la part des habitants s’ils eussent défriché, et c’est une raison de plus à l’appui de ce que j’ai dit ci-dessus de la possession, car celle du Sr Grenet aurait non seulemont commencé par la mauvaise foi, elle aurait encore commencé par un délit. Voilà le Sr Grenet entre le glaive du ministère public et celui de la loi civile.

Un arrêt du conseil du 25 mars 1735 fait défense à toute personne et aux seigneurs même de défricher aucun pâtis à peine de 1.000 livres d’amende.

Les juges qui devaient connaitre de ces délits étaient les propres juges des seigneurs, et ce furent ces juges, en même temps régisseurs, qui défrichèrent pour les seigneurs.

Ainsi, je trouve dans les seigneurs, abus de confiance comme dépositaires, abus d’autorité comme juges. Je n’ai point eu d’autre motif, Messieurs, en défendant cette cause, que l’intérêt de la loi même, celui de l’agriculture dont je suis profondément pénétré. Les mêmes défrichements ont eu lieu depuis 30 ans dans tout l’empire. Le troupeau de la communauté que je défends, de 1.500 bêtes se trouve réduit à 600. Je laisse à penser, à l’économie, quelle perte a subi l’état, dans toute son étendue, car la proportion est à peu près la même partout.

Il ne me reste plus qu’un mot à dire, et ici je me constitue un moment le défenseur des absents. L’infamie de votre [condamnation] retomberait en partie sur les prédécesseurs du Sr Grenet. Ces prédécesseurs ont-ils planté tout ce que l’on voit sur les communaux, et s’il est vrai, ne l’ont-ils point fait, au profit des habitants, par générosité ? Rien ne prouve le contraire, et jusqu’à ce que le Sr Grenet, par la représentation de son contrat d’acquisition, ne prouve que les plans des communes y ont été compris, il est permis d’en douter. Il n’allèguera point qu’il est en possession et qu’il n’a point de titre à montrer. C’est le contraire. La commune est en possession, et c’est à lui de faire apparaitre ses droits à l’indemnité. C’est ce que la commune s’était réservé par ses conclusions, en n’offrant que le remboursement des plantations qui seraient légitimement dues. Ces plantations peuvent avoir été des bienfaits. Dans ce cas, le Sr Grenet n’aurait pu les acheter, et la présomption est en faveur des habitants. Je ne dissimule point que l’intérêt de ces derniers a quelque part à ma réflexion, mais je suis bien aise que le Sr Grenet apprenne que si quelque jour nous le perdons, sa mémoire sera respectée comme celle de ses prédécesseurs.

Je dois conclure à ce que le Sr Grenet soit tenu :

[2] ;

2° De remettre aux habitants tous les triages faits depuis trente ans ;

3° De se désister de toute portion des communaux comprise dans la déclaration de 1610 ;

4° De remettre aux habitants, en échange des 2 arpents 62 verges pris sur le marais du château, 8 arpents de pareille valeur, y compris les 3 déjà donnés[3] ;

5° De rétablir en état de communication l’allée défrichée entre le Gleloy et le marais du Mazai, de même que le pont enlevé sur le ruisseau ;

6° De payer aux habitants une somme de 12.000 francs pour les abattis par lui faits sur les communaux, si mieux n’aime que le dommage soit constaté par experts ;

7° Se désister de toute espèce de prétention sur le Riez de Notre-Dame-des-Vignes, à l’exception de son bois de 44 arpents, en observant que le Riez ne consiste que dans des terres incultes et les défrichements plantés en bois depuis 25 ans ;

8° De se désister de tous droits sur les plantations aux offres de l’indemniser par ses mains sur le prix des dommages et intérêts qu’il doit aux habitants, sans préjudice à la preuve que doit administrer le Sr Grenet que les plantations lui ont été vendues.

  1. Tous les renvois et corrections marqués par les signes [] sont de la main de Saint-Just.
  2. Renvoi placé dans la marge, écrit de la main de Saint-Just, et raturé par lui :
    « Si non et faute par lui de le faire dans le délai de 8ne à compter du jour de la sigon de la sentence ou que les habitants soient autorisés à arpenter sur les déclarations qu’ils ont en mains.
    « Procéder dans la 8ne de la sigon de la sentence à l’arpentage des communaux sur ses titres et dénombrements contradictoirement avec la communauté, sinon et faute par lui de nommer des arbitres à la 1re sommation, le condamne provisoirement en 10.000 francs de dommage et intérêts. »
  3. Renvoi placé dans la marge, écrit de la main de Saint-Just, et raturé par lui :
    « Sinon et faute par lui d’y satisfaire dans la 8ne le condamne en 3.000 francs de dommage et intérêts. »