Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/VII. Discours sur les attributions du ministre de la guerre

Discours sur les attributions du ministre de la guerre, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 401-409).


VII

DISCOURS SUR LES ATTRIBUTIONS
DU MINISTRE DE LA GUERRE


La Convention se préoccupait de réformer l'administration du département de la guerre, qui donnait lieu à de nombreux abus. Sieyès, au nom du Comité de défense générale, présenta un rapport sur cette question. C’est à ce rapport que Saint-Just répondit, par ce discours, dans la séance du 28 janvier 1793.


Il y avait longtemps que je voulais examiner, autant qu’il est en moi, la cause du désordre que l’on se plaignait de voir régner dans le département de la guerre ; je me demandais si ce désordre était le crime du ministre, ou le fruit du régime vicieux de son département. Vous ne pouvez demander compte à un officier public que des devoirs que la loi lui impose, et des moyens qu’elle lui confie.

La réorganisation du ministère, que Sieyès vous a proposée, me paraît, dans la bouche de ce membre, une preuve tacite que le ministre est irréprochable personnellement, et que, nonobstant tout ce qu’on a pu dire, nous manquions de beaucoup de lois. Autrefois l’orgueil et la volonté du chef, les intérêts liés à sa personne et à sa faveur, entretenaient une sorte d’activité. Dans l’administration, tout était mû par ce nœud tyrannique qui lie les divers agents ou ministres au prince. La monarchie n’a péri que quand le chef, conspirant contre l’ordre public et énervant tous les rapports du peuple et des magistrats à lui, s’isola lui-même. La République périrait, si les ressorts de l’administration provisoire manquaient d’un mouvement commun et d’un centre d’activité ; car les principes et les idées de la liberté ne remplacent point l’harmonie du gouvernement. Naguère, la malignité et l’inertie du chef entravaient la marche des affaires ; aujourd’hui l’incohérence des rapports politiques produit le même effet ; rien ne remplace l’ordre et n’en tient lieu ; et si, sans examiner la nature du mal, on se contente d’invoquer la sévérité contre les agents, on repousse des emplois des hommes éclairés, qui gémissent de faire le bien dans une place très orageuse.

On me dira peut-être que la Convention est le centre d’autorité suprême qui remplace celui qui n’est plus. Il faut faire attention que, par rapport à chaque ministre, le conseil est plutôt cette autorité dont je parle, que vous ne l’êtes vous-mêmes. La royauté n’est pas le gouvernement d’un seul ; elle est l’indépendance du pouvoir qui gouverne. Si ce pouvoir qui gouverne est indépendant de vous, il y a une royauté quelconque; cette royauté est surtout dangereuse dans les mains de ceux qui manquent de lois pour tous les cas, car ils y substituent leur volonté.

Aujourd’hui la puissance exécutrice qui gouverne la République ne peut rien prescrire, diriger, réprimer par elle-même, où le pouvoir lui manque. Les ministres n’ont bien souvent contre les abus que la voie de dénonciation. On croirait, au premier coup d’œil, que cette faiblesse de l’autorité qui gouverne est favorable à la liberté, et qu’elle lui ôte les moyens d’entreprendre sur le peuple ; mais on se trompe. Si vous refusez aux magistrats la puissance nécessaire, fondée sur les lois, les mesures arbitraires s’y glissent nécessairement, ou tout languit faute de lois.

Le ministre de la guerre est isolé de tous les rapports, et le mécanisme de son département lui est comme étranger. C’est ce que je vais vous démontrer, en analysant cette partie du gouvernement. Il y a une administration particulière de l'habillement des troupes; elle a un magasin à Paris, l'autre à La Fère. Ces administrateurs passent des marchés et font des achats par commission. Partie des achats sont actuellement dans les magasins généraux, partie dans les magasins des commissaires des guerres. dans plusieurs villes, comme Strasbourg, Metz, Valenciennes, Lille, etc., etc.

Les magasins généraux envoient au corps les effets d'habillements, confectionnés ou non; les effets de petits équipements et campements sont conduits aux armées et dans les magasins des villes de guerre; là ils sont distribués au corps par les commissaires des guerres, qui, véritablement, sont comptables immédiatement au ministre; mais rien n'arrive de cette comptabilité : on ne sait point si la retenue sur la solde est exactement faite. Au surplus, cette comptabilité manque de mesure certaine pour le ministre : les achats ne sont point passés par ses mains; il n'en connaît point la qualité; il est sans moyens d'exercer une surveillance immédiate sur l'emploi; l'armée est sans discipline; on use beaucoup; la perfidie circule d'agents en agents jusqu'à lui; tout le monde se trompe réciproquement; le conseil exécutif est trompé par tout le monde.

La cavalerie a un inspecteur général vétérinaire. Il y a cinq arrondissements de dépôts; ces arrondissements ont plusieurs dépôts qui correspondent avec eux; il y a quatre inspecteurs pour faire recevoir les chevaux par des vétérinaires dans chaque dépôt.

Les fournitures de chevaux se sont faites, depuis la Révolution, par des marchés passés entre les ministres de la guerre et les fournisseurs qui font recevoir les chevaux dans les dépôts. Il n'y a aucune peine portée contre les inspecteurs qui reçoivent de mauvais chevaux; le ministre est sans moyens de surveillance, et conséquemment sans garantie; les ministres, après avoir passé un marché de remonte, ne sont plus juges de l'exactitude de la réception, de la dilapidation horrible des deniers publics; de là ces gains énormes des fournisseurs. Je vous prouverais, s'il était nécessaire, qu’un particulier a fait des marchés par lesquels il donne 48 livres de bénéfice à ses marchands pour chaque cheval : un de ces marchands, à ma connaissance, a gagné 30.000 louis depuis quatre mois. Joignez-y le bénéfice des sous-marchands et celui des fournisseurs, et jugez quels chevaux doivent arriver dans vos armées, lorsqu’il faut prélever ces gains énormes. La loi charge le ministre de tous les crimes d’autrui, et lui refuse l’harmonie nécessaire dans son administration pour y pénétrer les sourdes malveillances.

Les deniers ne passent pas par les mains du ministre ; la Trésorerie a ses payeurs aux armées, avec lesquels seuls elle correspond. Le ministre fait ses demandes à la Trésorerie, elle envoie les sommes directement. Le ministre n’a point d’agents immédiats pour surveiller les envois. Vous voyez que cette administration est un arbre, mais dont toutes les branches sont éparses, séparées du tronc.

Le régime des subsistances n’est pas moins vicieux. Il y a, depuis peu, un comité des achats, composé seulement de trois personnes, chargées d’acheter toutes les subsistances nécessaires aux armées et à la marine de la République. Ce comité d’achats est à Paris ; les besoins et les résultats s’égarent et se confondent, éloignés d’un centre unique de plusieurs cercles différents.

Le comité des achats a des hommes chargés des achats dans tous les départements. Le ministre manque également de moyens de surveillance sur la fidélité de ces achats. Ce comité compte avec le ministre, mais sans responsabilité effective, puisque le ministre est sans mesures et sans poids. Le ministre, par lui-même, ne passe aucun marché de subsistances ; il n’est point le pivot de l’administration, il est spectateur. Les préposés aux charrois, les distributeurs et les agents subalternes comptent également avec la régie de manutention, qui manque de garantie contre eux-mêmes, comme le ministre en manque contre elle. La régie est sans compétence sur le nombre et le complet des corps. La moitié des rations est pillée, les camps sont des foires où la patrie est à l’encan. Rien n’est contesté, et beaucoup de fripons traitent de confiance les uns avec les autres. Vous devez croire, et la triste expérience se renouvelle tous les jours, vous devez croire que le même désordre, par les mêmes principes, doit régner dans toutes les parties. Si le courage des soldats pouvait dépendre du malheur et de l’anarchie présente, la liberté ni la République ne verraient pas le printemps prochain. Les ministres échappent, et vous ne savez où porter la main ; le fragile édifice du gouvernement provisoire tremble sous vos pas ; l’ordre présent est le désordre mis en lois. Ce n’est point par des plaintes ni par des clameurs que l’on sauve sa patrie, c’est par la sagesse. Que quelques-uns accusent tant qu’il leur plaira vos ministres ; moi, j’accuse ceux-là mêmes. Vous voulez que l’ordre résulte du chaos ; vous voulez l’impossible. Sieyès m’a paru tourner son attention sur des périls si pressants.

J’appuie l’institution de l’économat que vous a présentée Sieyès : c’est le moyen de mettre l’économie, la responsabilité, la surveillance dans la manutention. Quant au deuxième décret, présenté par Sieyès sur l’organisation du ministère de la guerre, j’ai là-dessus quelques idées que je vais vous soumettre.

Ce n’est pas seulement la puissance qu’il donne au ministre, que je veux combattre, mais la puissance du conseil dont il serait membre. Il serait possible que le conseil, renfermant dans lui-même tous les éléments de la force et de la corruption, créât, par l’abus du pouvoir, cette nécessité qui ramène un grand peuple à la monarchie.

Il ne suffit point, pour diviser le pouvoir, de diviser les attributions en différents ministères particuliers, si ces attributions se confondent ensuite dans le même point, pour ne former en effet qu’un seul pouvoir. D’un autre côté, le ministre, s’il était incorruptible, n’aurait que sa voix dans un conseil de plusieurs membres, et deviendrait un chef illusoire. Il est donc nécessaire de prendre un parti entre ces deux extrémités, en sorte que votre ministre ne soit point nul ou tout-puissant.

Mais la guerre n’est-elle point un état violent, et l’administration de la guerre doit-elle faire partie du gouvernement intérieur permanent ? Je ne le crois pas.

Le gouvernement civil, dans un État comme le nôtre, devra nécessairement avoir une certaine rectitude. Peut-être, sous certains rapports, les deux pouvoirs auront-ils besoin d’être balancés l’un par l’autre ; car, sans le balancement de pouvoirs, la liberté serait peut-être en péril, n’étant constituée que sur une base mobile et inconstante, si les législateurs, en certains cas, étaient sans frein. Je voudrais qu’il me fut permis de traiter cette question fondamentale ; sans sortir absolument de mon sujet, j’y reviendrai ailleurs ; je dirai seulement que lorsque, dans une grande République, la puissance qui fait les lois doit être, en certains cas, balancée par celle qui les exécute, il est dangereux que celle-ci ne devienne terrible, et n’avilisse la première, puissance législatrice : celle-ci n’a que l’empire de la raison ; et dans un vaste État, le grand nombre des emplois militaires, l’appât ou les prestiges des opérations guerrières, les calculs de l’ambition, tout fortifie la puissance exécutrice. Si l’on regarde bien la principale cause de l’esclavage du monde, c’est que le gouvernement, chez tous les peuples, manie les armes. Je veux donc que la puissance nommée exécutrice ne gouverne que les citoyens.

La direction du pouvoir militaire (je ne dis pas l’exécution militaire) est inaliénable de la puissance législative du souverain ; il est la garantie du peuple contre le magistrat. Alors la patrie est le centre de l’honneur. Comme on ne peut plus rien obtenir de la faveur et des bassesses qui corrompent le magistrat, il se décide à parvenir aux emplois par le mérite et l’honnête célébrité. Vous devenez alors la puissance suprême, et vous liez à vous et au peuple les généraux et les armées.

Il faut encore examiner la question sous un autre rapport. L’état de guerre est vraiment une relation extérieure ; il n’appartient qu’au souverain de délibérer sur les actes de force qui compromettent la vie des citoyens et la prospérité publique ; si ces actes sont une partie du pouvoir qui gouverne, le magistrat a la facilité d’abuser contre le peuple d’une force qui n’est instituée que contre les ennemis extérieurs. On emploie des moyens pour prolonger la guerre, on ménage même des défaites, et on trafique du salut de l’État.

Le peuple n’a pas d’intérêt à faire la guerre. La puissance exécutrice trouve, dans la guerre, l’accroissement de son crédit ; elle lui fournit mille moyens d’usurper. C’est pourquoi mon dessein serait de vous proposer que le ministère militaire, détaché de la puissance exécutive, ne dépendit que de vous seuls, et vous fût immédiatement soumis. Si vous voulez que votre institution soit durable, chez un peuple qui n’a plus d’ordres, vous ferez que le magistrat ne devienne point un ordre et une sorte de patriciat, en dirigeant les armes par sa volonté ; car la guerre n’a point de frein ni de règle présente dans les lois ; les vicissitudes rendent tous ses actes des actes de volonté. Il est donc nécessaire qu’il n’y ait dans l’État qu’une seule volonté, et que celle qui fait des lois commande les opérations de la guerre. Le magistrat doit être entièrement livré au maintien de l’ordre civil. L’ordre extérieur, chez un peuple qui obéit aux lois et n’est point soumis au prince, appartient au souverain ou à ses représentants. Je ne traite de cette matière que ce qui appartient à mon sujet.

Je demande que l’attribution donnée par Sieyès au conseil, c’est-à-dire à tous les ministres collectivement, sur les opérations générales de la guerre, vous la preniez vous-mêmes ; que le ministre réponde à vous de l’exécution des lois : par là vous mettrez le peuple à l’abri de l’abus du pouvoir militaire. La responsabilité n’est point compromise, car vous ne gouvernez point ; mais le ministre vous répond immédiatement de l’exécution des lois ; il n’est point entrave ; et tous les anneaux de la chaîne militaire aboutissant à vous, les généraux ne peuvent plus remuer des intrigues dans un conseil, et le conseil ne peut rien usurper.

Sieyès avait établi un directeur et un administrateur général avec voix consultative dans le conseil. Ces officiers, je crois, seraient dangereux avec la voix consultative ; car ils s’uniraient peut-être aux autres membres du conseil pour contrarier le ministre. Sans voix consultative, leur responsabilité ne serait point claire ; ils deviendraient indépendants, et il faut prendre garde de ne pas diviser l’administration, au lieu de la simplifier. La responsabilité s’affaiblit et s’égare sur plusieurs têtes.

J’aurais manqué mon but, si, après vous avoir entretenus des vices du gouvernement militaire, je ne disais point que l’ordre des finances est le principe de l’ordre militaire. Jusqu’à présent, il ne s’est fait de révolution que dans le système politique ; et, du reste, la République repose sur les maximes de finances de la monarchie. Il faut encore changer d’idées en ce genre, ou renoncer à la liberté.

On est convaincu des désordres qu’entraîne l’émission déréglée des signes. Mais est-il possible que ceux qui savent prévoir le résultat de cette affreuse disproportion du signe aux choses n’imaginent aucun moyen d’y remédier ? On a beau parler d’hypothèque sur les fonds des émigrés et les forêts, ces fonds ne sont point des choses de consommation, contre lesquelles le signe se mesure. Cambon vous disait, le 10 janvier, en vous annonçant la nécessité d’une nouvelle création d’assignats, qu’aucun emprunt, ni qu’aucune imposition ne pouvait faire face à la dépense de 200.000.000 par mois. Cambon avait cependant senti la nécessité que la quantité actuelle du signe fluctuât sur elle-même ; mais il paraissait ne trouver de remède pour faire face à des besoins considérables, et sans-cesse renaissants, que dans les fabrications nouvelles ; moyen rapide, à la vérité, mais qui nous fait placer la liberté à fonds perdu, et nous fait ressembler à ces sauvages dont parle Montesquieu, qui abattent l’arbre pour cueillir ses fruits.

Je veux vous présenter, si vous le permettez, dans un autre moment, quelques moyens de rétablir l’ordre dans les finances.

Du reste, j’envisage avec sang-froid notre situation présente ; nous avons de grandes ressources, il s’agit de les employer ; mais pour cela, il faut que tout le monde oublie son intérêt et son orgueil. Le bonheur et l’intérêt particulier sont une violence à l’ordre social, quand ils ne sont point une portion de l’intérêt et du bonheur public ; oubliez-vous vous-mêmes. La révolution française est placée entre un arc de triomphe et un écueil qui nous briserait tous. Votre intérêt vous commande de ne point vous diviser. Quelles que soient ici les différences d’opinions, les tyrans n’admettent point ces différences entre nous. Nous vaincrons tout, ou nous périrons tous. Votre intérêt vous commande l’oubli de votre intérêt même ; vous ne pouvez vous sauver que par le salut public.

Je conclus, et je propose que le ministre de la guerre compte immédiatement à la Convention nationale, et soit distinct du conseil.