Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/PRÉFACE

Slatkine reprints (p. ms-187).
Fac-similé d'une page manuscrite de Pierre Louÿs (page 178 du premier tome des œuvres complètes).
Fac-similé d'une page manuscrite de Pierre Louÿs (page 178 du premier tome des œuvres complètes).


I

CAUSERIE


J’ai traduit ceci dans un endroit si merveilleux que je ne puis me défendre d’en parler un peu et de remettre ces quinze petites scènes dans le décor charmant où je les ai vues vivre.

C’est, dans la Haute Franconie, sur la terre même où notre race est née, une vallée vêtue d’un parc. Un margrave du siècle dernier fit dessiner ses chemins déserts et planter ses vastes forêts qu’il peupla de statues divines. Au bord des allées s’offrent des bancs de pierre, incurvés comme des coquilles et moelleux comme des divans, et l’on voit, sur les creuses pelouses, des bassins crevés par les herbes et des jets d’eau pour toujours éteints.

Aujourd’hui, ce jardin est livré aux chevreuils. J’ai vu souvent les jolies bêtes apparaître à quelques pas de moi, droites sur leurs quatre pattes fragiles, et leurs beaux yeux briller d’effroi. Et elles n’avaient peur de personne, pas même de la grande chasseresse blanche qui cambrait la grâce de son corps sur un piédestal démoli. Car elle avait perdu son arc, et ses faibles doigts étaient cassés. Du milieu de la vallée, je voyais luire Bayreuth et la gloire rouge du Théâtre sur la plus haute colline de l’ouest.

C’est de là que je partis chaque soir vers le temple où je me croyais seul à voir descendre la colombe et où les émotions les plus violentes m’enveloppaient délicieusement.


II

LES COURTISANES DE CORINTHE


Grec.

C’est un mot que la lumière environne. Il suffit que la voix le prononce pour que l’esprit imagine l’eau bleue, le ciel bleu, le marbre blanc, le soleil de feu pur, l’atmosphère toujours limpide où le sentiment de la beauté pour la première fois devait prendre forme, la rive où sa déesse naquit des amours du ciel et de la mer.

Le peuple grec a vécu son histoire dans une patrie petite et précieuse comme une gemme, un pays de couleur et de clarté entre les pâles brumes du Nord et le pâle firmament africain. En Grèce, tout est beau par soi-même, de sorte qu’il n’y a pas de contrée où la soif de l’idéal nous entraîne moins loin de la réalité, puisque dans cet horizon calme la matière est l’égale du rêve.

Ainsi, ce n’est pas la piété des sculpteurs ni l’artifice des écrivains, c’est la nature elle-même qui nous présente les anciens Grecs sous un aspect de noblesse et de beauté que nos civilisations boréales ne peuvent plus qu’admirer comme des lignes perdues. Sans doute les Grecs aussi connaissaient toutes les faiblesses, tous les vices et toutes les misères humaines ; mais ainsi que la même voix change de sonorité selon l’édifice où elle résonne, la même âme change de valeur selon la température et la couleur du temps. Entre les courtisanes grecques et les courtisanes françaises, il y avait identité presque absolue d’âme, de caractère et de passions, parce qu’elles appartenaient à notre famille aryenne et parce que les soixante générations qui nous séparent d’elles sont peu de chose dans l’histoire d’une race. Et néanmoins, ni le législateur, ni l’opinion publique ne leur ont accordé la même place dans la société. Cela tient sans doute à ce qu’une religion d’origine sémitique nous a donné des principes étrangers à nos instincts ; mais c’est surtout affaire de climat, de lumière et de chaleur.

Autour des courtisanes antiques, le public français évoque généralement le décor d’Alexandrie. En réalité, Alexandrie était une immense ville de négoce, trois fois ou quatre fois plus vaste que nous ne la voyons de nos jours ; les courtisanes y pullulaient plus que partout ailleurs, mais elles n’y jouaient pas le rôle prépondérant que leurs pareilles avaient connu, quelques siècles plus tôt, à Corinthe.

Corinthe fut leur cité par excellence. Rien de ce que nous offre le monde actuel ne saurait nous représenter un exemple comparable. C’était la ville des femmes, comme aujourd’hui Dawson est la ville de l’or, et le Creuset la ville de l’acier. L’amour était le fruit du pays. On venait là, de tout l’empire hellène, sans autre but que d’y acheter le plaisir de la chair et de se concilier la déesse qui le dispensait à ses fidèles. Ville de volupté, mais d’abord de pèlerinage, Corinthe offrait au voyageur deux ordres de courtisanes, les laïques et les religieuses, qu’il vaudrait peut-être mieux nommer les séculières et les régulières, car les unes n’étaient pas moins pieuses que les autres, et toutes se croyaient également agréables à leur divinité nue.

Les courtisanes religieuses étaient cloîtrées, au nombre de dix mille, dans l’enceinte d’un temple magnifique, sur lequel nous savons malheureusement peu de chose, d’abord parce qu’il a été incendié par les Romains, et ensuite parce que les moines chrétiens qui nous ont conservé (qui ont surtout détruit) les trésors de la littérature antique, ont mis au feu presque tous les traités célèbres composés par les Grecs sur leurs hétaïres. Aphrodite, pour les moines, était le diable en personne. Depuis les origines jusqu’au seizième siècle, Satan fut représenté, comme Vénus, sous la forme d’une femme nue, portant la tête du bouc, son animal sacré. Les cénobites qui recopiaient l’histoire des courtisanes se faisaient donc les historiographes de l’enfer et de ses ministres. Il ne faut pas s’étonner s’il ne s’en est trouvé que deux ou trois pour s’y résoudre.

Néanmoins, nous en savons assez pour nous figurer l’ensemble, sinon les détails, de ce colossal monastère amoureux. Les dix mille femmes qui couchaient là étaient des ex-voto vivants donnés par les fidèles en reconnaissance d’une grâce accordée. Une fille esclave coûtait cher surtout quand on la choisissait digne d’être offerte à la déesse de la beauté ; il la fallait âgée de douze à quinze ans, parfaitement belle de corps aussi bien que de visage. De pareils ex-voto n’étaient pas à la portée de toutes les bourses ; et pourtant on voyait des citoyens promettre deux ou trois ou parfois dix hiérodules au temple en échange d’une faveur céleste. Un athlète ambitieux, Xénophon de Corinthe, promit un jour à l’Aphrodite de lui offrir cent courtisanes s’il était vainqueur à la course et à la lutte des cinq arts gymnastiques. Aphrodite l’entendit, il n’en douta pas, puisqu’il eut partout la victoire, et il paya sa joie de toute sa fortune.

Ces filles n’étaient pas précisément des prêtresses, puisqu’elles ne sacrifiaient pas d’autres victimes qu’elles-mêmes ; et de tels sacrifices n’ensanglantaient qu’une fois l’autel de leur couche ; mais leur fonction était sacrée. On attribuait à leur intercession l’influence la plus directe sur la déesse maîtresse des dieux et des hommes, et par conséquent sur les destinées. Les Grecs ne croyaient pas que les Olympiens fussent doués d’omniscience et d’ubiquité. Quand ils priaient, ils n’étaient jamais sûrs d’être entendus ; ils n’auraient pas dit à Aphrodite : « Souvenez-vous qu’on n’a jamais entendu dire qu’aucun de ceux qui ont eu recours à votre protection, imploré votre assistance et demandé votre intercession, ait été abandonné. » Mais ils ne pouvaient croire que la déesse n’eût pas les yeux fixés sur le sanctuaire où la piété de la Grèce lui offrit dix mille esclaves, soumises à sa loi aimante et vouées en foule à sa statue. Aussi, quand une cité hellène devait implorer le secours du ciel pour subsister dans sa richesse ou dans son indépendance, elle chargeait de ses prières publiques toutes les hiérodules de Corinthe, qui demandaient en son nom ou le succès de la conquête ou le salut de la patrie.

En ville, demeuraient d’autres courtisanes, très nombreuses aussi, mais qui n’avaient pas de caractère sacré. Celles-ci, est-il besoin de le dire, exerçaient une profession autorisée par les lois, et même taxée d’impôts directs, ce qui est le signe le plus frappant de la reconnaissance légale. Elles payaient patente, et, en retour, la cité les protégeait non seulement contre les amants qui battent, mais contre ceux qui ne paient pas. Elles étaient à ce point défendues qu’elles pouvaient citer en justice leurs compagnons d’une nuit et réclamer le prix de leurs peines. De notre temps, une pareille loi serait la source de tous les chantages ; mais en Grèce, rien de tel n’était à craindre : le commerce des courtisanes ne donnant pas matière à scandale, un homme grave pouvait s’y livrer sans aucune dissimulation, pourvu qu’il n’excédât ni les ivresses du lit ni celles de la table.

Ces femmes appartenaient à des classes très différentes, depuis l’esclavage jusqu’à l’extrême puissance, en passant par tous les degrés de la servitude et de la liberté. Les plus pauvres, qui ne pouvaient acheter ni bijoux ni étoffes précieuses, ne portaient pas pour cela de haillons ; elles se tenaient toutes nues sur le seuil de leur cabine, au rez-de-chaussée de la ruelle étroite où la misère les reléguait. Au-dessus d’elles se trouvaient des colonies d’esclaves, habillées et prostituées par des pornobosques. Et puis, on voyait courir dans les rues, chanter, jouer et danser dans les festins nocturnes, les musiciennes, les joueuses de flûte, les jeunes citharistes, crotalistes, acrobates, mimes et danseuses, qui bien souvent n’étaient pas libres non plus, les pauvres petites, et qui versaient à l’aube entre les mains de leurs maîtres tout ce qu’elles avaient gagné du soir au matin, avec leur talent, leur grâce, leur vice ou leur docilité.

Au sommet, paraissaient les courtisanes libres. Celles-là pouvaient prétendre à tout. Il n’y avait pas de trésor ni de palais, ni de gloire, ni de respect qu’elles ne pussent acquérir. Elles possédaient en propre les trois quarts de la ville. Elles dotaient les temples en leur envoyant des monuments d’or. On plaçait leur image sur les autels divins.

Elles ont vraisemblablement réalisé dans leur personne le chef-d’œuvre de la forme et de la vie amoureuse. Peut-être a-t-on exagéré leur culture intellectuelle, mais si elles n’ont dû qu’à leur art et à leur beauté physique la vénération de Praxitèle, cela ne diminue pas pour nous la grâce de leur ombre blanche sur le crépuscule du passé.


III

LUCIEN ET LES
“MIMES DES COURTISANES”


La jeunesse de Lucien s’est passée à modeler ces fragiles statuettes de terre cuite que nous ont conservées les tombes de la Grèce, et qui, destinées en naissant à orner la chambre des femmes, ont charmé des yeux disparus avant de faire notre joie. On connaît ces petites figurines. Elles ont eu la fortune de plaire à ceux-là même qui n’entendront jamais rien ni à l’antiquité ni à la statuaire. Il ne faut pas leur en vouloir. Le public arrive à aimer quelquefois même les jolies choses, et il serait impuissant à les déconsidérer s’il ne les faisait imiter aussitôt par ses artistes de prédilection qui les rendent brusquement insupportables.

Donc Lucien tout enfant maniait la cire molle avec son petit pouce et un ébauchoir d’os. Il façonna des bœufs, des chevaux, puis des femmes. Un jour, on le mit en apprentissage chez un de ses oncles qui, lui, était sculpteur de marbre ; mais le marbre n’était pas matière dont Lucien pût faire usage. Au premier bloc qu’on lui confia, il donna maladroitement un coup de ciseau qui brisa tout. Averti par cette expérience et par un cruel nerf de bœuf qui le fouetta où vous savez, le pauvre petit renonça pour toujours à figurer dans le Paros la forme des dieux olympiens. Delà vient sans doute qu’il s’est tant moqué d’eux plus tard.

Il se remit à modeler des jeunes filles d’argile, avec la terre rouge de Syrie où était tombé le sang d’Adonis. Car Lucien naquit en Syrie, comme Méléagre, comme Philodeme, comme tant d’autres à qui une lignée asiatique, avouée ou clandestine, a transmis le don de la grâce avec l’instinct si particulier qui fait pressentir en toutes choses une volupté latente et promise.

On peut reconstituer sans invraisemblance la série de ses figurines. Les modeleurs du second siècle éditaient des sujets variés, mais de nombre pourtant restreint. Lucien dut mettre tout son zèle à faire vivre un corps féminin sous les plis serrés de l’himation ; il dessina le nasal d’un casque ou la palme d’un éventail ; il assit sur le banc sculpté un torse de femme en rêverie et pressa de chaque côté les petits bâtons d’argile grise, qui, palpés avec prudence, s’effilent en forme de bras nus ; la petite fille qui joue aux osselets, un genou et une main sur la terre ; la vieille nourrice voûtée qui amuse un enfant ; la courtisane qui attend, debout, un doigt dans les lèvres ; il vendit aussi les divinités porte-bonheur que les Syriens plaçaient dans leurs maisons et qui leur assuraient la fécondité de la terre ; c’était la persique Anaïtis, hideuse et obèse, à la coiffure élargie ; c’était la svelte Fortune qui relève sa tunique jusqu’à son nombril, à la fois pour mieux courir et pour se donner plus vite.

Peut-être même grava-t-il en creux dans la pierre dure les moules de ces lampes roses qui illustraient avec simplicité « les jeux que la lampe voit seule », et venaient à propos éclairer l’imagination des amants.

De tels petits sujets étaient traditionnels. Le monde devenait vicieux. On avait trouvé depuis bien des siècles déjà tout ce que l’art peut obtenir de l’idée ou de la matière, et les artistes se résignaient à ne plus traiter que des motifs où l’invention avait moins de part que la personnalité. Lucien regarda beaucoup la terre et les vivants ; pour le reste il utilisa l’effort de ses prédécesseurs, et ce fut ainsi qu’il apprit à écrire.

Il écrivit beaucoup. Sans le savoir, il fondait pour l’éternité, car son œuvre est un des très rares qui soient parvenus jusqu’à nous sans trop de lacunes. Tandis que nous n’avons d’Eschyle que 7 tragédies sur 70, nous pouvons lire et apprécier 82 opuscules attribués au seul Lucien. C’est une richesse.

Les moines chrétiens qui copiaient et conservaient dans les couvents une si faible part de la littérature grecque, ont préservé Lucien de l’oubli. Grâces leur en seraient rendues s’ils avaient agi en lettrés. Mais ils montraient d’autres soucis. Ils répandaient ces livres avec zèle, non pas parce qu’ils étaient beaux, mais parce qu’ils étaient impies. De même qu’entre tous les comiques grecs, les moines aimaient Aristophane pour la familiarité parfois grossière avec laquelle il traitait les dieux, de même ils lisaient Lucien qui tournait Dzeus en ridicule. Avant de fonder une religion nouvelle, il fallait détruire les temples rivaux et souffler la flamme sur Antioche. Clément d’Alexandrie, Lactance, Arnobe brandissaient le Deutéronome sur la pauvre Pasiphaë. Ils donnaient à Satan la forme des satyres. Ils combattaient Vénus comme une reine adversaire. Quel argument c’était pour tous que de choisir entre mille un écrivain irréligieux et de dire : vous le voyez, eux-mêmes ils bafouent ce que nous venons jeter bas !

Non seulement ils nous ont transmis l’œuvre inégal de leur complice, mais ils lui ont attribué, semble-t-il, un certain nombre de morceaux dont Lucien n’était pas coupable. Les philologues distinguent avec certitude ces attributions erronées. Par malheur ils ne s’entendent point. Jadis on admettait que l’Âne fût authentique ; il y a dix ans, sous peine de se faire insulter en Sorbonne, il fallait le signer Lucius de Patras ; aujourd’hui on le rend à Lucien qui l’aurait imité de Lucius… Soit. Ce sont là jeux d’École Normale et cela n’intéresse pas la littérature.

Les Mimes des courtisanes n’ont jamais cessé, par une fortune spéciale, de lui être attribués. Oserai-je émettre l’opinion qu’ils présentent au contraire des signes inquiétants ; que, écrits sous les Antonins, nous dit-on, ils nous montrent la vie d’Athènes assez différente de ce qu’elle était au second siècle de notre ère ; qu’il y a entre leur prose et les vers de la comédie moyenne plus d’un rapprochement à noter ; qu’à défaut de cet argument, on remarquerait qu’ils sont conçus, composés et limités sur le modèle de certains Mimes récemment découverts et dont nous savons au moins qu’ils étaient fort à la mode quatre ou cinq cents ans avant Lucien ; qu’enfin ce sont des chefs-d’œuvre insignes, et que ceci exclut probablement l’idée qu’ils aient pu être imagés sans modèle par l’auteur de l’Okypous.

Quoi qu’il en soit, on peut considérer Lucien comme ayant, sinon inventé, au moins adapté ce recueil de scènes à son goût personnel et à celui de son temps. Modeleur, il ne prenait pas toujours la peine de faire poser devant lui des figurines vivantes ; il revoyait le sujet déjà traité, le corrigeait à son plaisir et en faisait une chose nouvelle. Écrivain, il ne pensa pas qu’en laissant les arts pour le style son esprit dût se retenir à des scrupules particuliers.

Son livre, son meilleur livre, celui-ci, nous présente en quinze scènes trente personnages. Ce sont gens du même monde, un monde mêlé si l’on veut mais cependant assez spécial pour qu’on puisse s’attendre à trouver quelque similitude entre les éléments qui le composent. Or, il n’en est rien. Ces hommes et ces femmes sont des types circonscrits en quelques lignes, des caractères dont pas un n’empiète sur le suivant, des voix qui cessent de parler aussitôt qu’on les connaît, et l’ensemble nous offre un tableau complet, complet en quinze pages, de la vie nocturne à Athènes.

Je ne crois pas qu’il y ait en littérature un autre exemple de cette concision ni de cette variété.

Et l’admirable c’est que le lecteur reconnaît, après deux mille années, et dans un monde si lointain, tous les personnages de ces dialogues, sans en excepter le moindre. Rosalindre et Orgon portent encore la marque du temps qui les a vus naître. Ici rien n’a vieilli : les femmes sont de Forain, les hommes sont de Gyp, ils nous ont parlé, sinon dans la vie courante au moins entre les pages des livres les plus récents — et les plus exacts (paraît-il). Nous retrouvons ici Pauline Cardinal, Olympia, Mme Tellier, Satin, Jenny Cadine et Fanny Legrand. Qu’elles aient aujourd’hui les mêmes occupations, les mêmes fêtes et les mêmes larmes que jadis, cela va de soi, mais le parallèle atteint souvent les analogies les plus singulières… Les romanciers actuels que l’antiquité préoccupe et qui entreprennent de donner à leurs récits « un caractère vraiment grec », pourraient tout aussi bien s’inspirer de Lucien pour donner à d’autres études « un caractère vraiment français ».

Tant le conteur antique avait mis ses soins à retrancher, le long de son livre, tout ce qui n’était pas éternel.


IV

LUCIEN ET NOTRE ARGOT


Chaque fois que j’ai traduit du grec des conversations familières j’ai été surpris ou amusé par les étonnantes coïncidences de l’esprit grec et de l’esprit français. Si j’avais été plus sûr de moi, j’aurais fait un article là-dessus. L’argot même d’Aristophane et de Lucien revit dans l’argot français. Par exemple, cette tournure : « En voilà une, de chance ! », se retrouve en grec avec ses deux génitifs inutiles. Une courtisane de Lucien dit que son amant est « à sec » ; cela signifie qu’il est ruiné, etc. Autant on désespère de traduire une ode de Keats ou un simple quatrain de Heine, autant c’est plaisir que de traduire Lucien : on a l’illusion de le rendre à sa langue originale.