Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/I. L’ÉDUCATION DE CORINNA

Slatkine reprints (p. 189-196).





I

L’ÉDUCATION DE CORINNA







CORINNA (La Touffe), petite fille.


CROBYLÊ (Petite Vierge), sa mère.





crobylê

Eh bien, Corinna, tu l’as senti, ce n’est pas si terrible que tu le pensais, de perdre sa virginité. Tu as été avec un jeune homme ; pour premier cadeau tu as rapporté cent drachmes et avec cela je vais t’acheter tout de suite un collier.

corinna

Oui, petite maman ! et qu’il ait des pierres flamboyantes comme celui de Philainis !

crobylê

Il sera tout pareil. Mais écoute, je vais te dire ce qu’il faut que tu fasses et comment tu dois te conduire avec les hommes. Nous n’avons que cela pour vivre, ma fille ; depuis deux ans que ton bienheureux père est mort tu ne sais pas comment nous avons vécu. Quand il était là nous ne manquions de rien. Comme forgeron il avait acquis un grand nom au Pirée. On peut entendre dire à tout le monde qu’il n’y aura jamais un forgeron comme Philinos. Après sa fin, j’ai vendu ses tenailles, son enclume et son marteau deux cents drachmes et c’est là-dessus que nous avons vécu. Ensuite j’ai tissé, descendant la trame et tournant les fils, gagnant avec peine de quoi manger ; et je t’ai élevée, ô ma fille, seule espérance qui me fût restée !

corinna

Tu veux parler des cent drachmes ?

crobylê

Non. Mais j’ai pensé que tu étais déjà assez grande pour me nourrir, tout en te procurant à toi-même facilement de quoi t’orner, de quoi t’enrichir, de quoi avoir des robes de pourpre et des esclaves.

corinna

Comment ça, mère ? Pourquoi dis-tu ça ?

crobylê
En vivant avec les jeunes gens, en buvant en leur compagnie, et en couchant avec, pour de l’argent.
corinna, scandalisée.
Comme la fille de Daphnis, Lyra ?
crobylê
Oui.
corinna
Mais… c’est une courtisane !
crobylê
Il n’y a pas de mal à ça. Toi aussi tu deviendras riche comme elle et tu auras beaucoup d’amants…
corinna, (Elle pleure).
· · · · ·
crobylê
Pourquoi pleures-tu, Corinna ? Ne vois-tu pas combien il y a de courtisanes, comme elles sont recherchées, comme elles gagnent de l’argent ! Daphnis, moi je l’ai connue (ô chère Adrasteia ![1]), en guenilles, avant qu’elle eût l’âge de se faire prendre. Et maintenant tu vois comment elle marche : avec de l’or, des robes fleuries et quatre esclaves.
corinna, consolée.
Comment a-t-elle gagné cela, Lyra ?
crobylê
D’abord, en s’habillant avec élégance, en étant aimable et brillante avec tout le monde, non pas riant aux éclats à propos de tout comme tu fais, mais souriant pour attirer. Ensuite en traitant avec habileté, mais sans tromperies, ceux qui vont la voir ou qui l’emmènent chez eux, et en ne raccrochant jamais les hommes la première. Quand on la paye pour venir à un souper, elle ne s’enivre pas — car c’est ridicule et les hommes ont cela en horreur — et elle ne se bourre pas de nourriture comme une sotte ; elle ne touche qu’avec le bout des doigts, et en silence, les mets ; elle ne s’emplit pas les joues ; et elle boit tranquillement, non pas à plein gosier, mais par petits coups.
corinna
Même lorsqu’elle a soif, mère ?
crobylê
Surtout lorsqu’elle a soif, Corinna. Elle ne parle pas plus qu’il ne faut, elle ne se moque pas de ceux qui sont présents et ne regarde que celui qui la paye. Et à cause de cela tout le monde l’aime. Puis, quand il faut entrer au lit, elle travaille sans obscénité, mais avec soin, et elle ne recherche qu’une chose entre toutes, c’est de soumettre l’homme et d’en faire un amant. C’est ce dont tous la louent. Si tu retiens bien cette leçon, nous aussi nous serons riches, car pour le reste, elle est loin d’avoir ton… (mais rien, ô chère Adrasteia !) je ne dis plus qu’une chose : puisses-tu vivre !
corinna
Dis-moi, mère, tous ceux qui me paieront seront-ils comme Eucritos, avec qui j’ai couché hier ?
crobylê
Pas tous. Il y en aura de mieux. Quelques-uns seront très vigoureux. D’autres ne seront pas aussi jolis.
corinna
Et il faudra que je couche aussi avec ceux-là ?
crobylê
Surtout avec ceux-là, ma fille ! Ce sont eux qui donnent le plus. Les beaux ne veulent donner que leur beauté.

Prends bien soin de t’attacher ceux qui payent le mieux, si tu veux que dans peu de temps toutes les femmes disent en te montrant du doigt : « Ne vois-tu pas Corinna, la fille de Crobylê, comme elle est riche ! comme elle a fait sa mère trois fois heureuse ! » Qu’en dis-tu ? Tu feras cela ? Tu le feras, moi je le sais, et tu les dépasseras toutes facilement. Maintenant va te laver ! si le petit Eucritos revenait aujourd’hui ! Car il me l’a promis.

  1. L’Inévitable, épithète de Némésis. Crobylê flatte la déesse pour ne pas être punie d’une médisance.