Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/IV. L’AMANT DE CŒUR

Slatkine reprints (p. 211-218).





IV

L’AMANT DE CŒUR





MOUSARION (Petite Muse), courtisane, 18 ans.


SA MÈRE.




la mère
Si nous trouvons encore un amant comme Chairéas, ô Mousarion, il faudra sacrifier une chèvre blanche à l’Aphrodité vulgaire, à l’Ouranienne des jardins une génisse, et couronner la Déméter qui donne les richesses, car nous serons heureuses et trois fois heureuses. Tu vois maintenant combien nous recevons de ce jeune homme : il ne t’a pas encore donné une obole, pas un vêtement, pas une paire de chaussures, pas une boîte à parfums, rien que des prétextes, des promesses et de belles espérances. Il dit toujours : « Si mon père… et que je devienne maître de mon patrimoine, tout sera pour toi. » Et tu dis qu’il a juré de t’épouser légalement.
mousarion
Il l’a juré, mère, par les deux déesses et par l’Athênê Polias.
la mère
Et tu te fies à ça ? Et l’autre jour, comme il n’avait pas de quoi payer ce qu’il devait, tu lui as donné ton anneau sans me le dire ! Il l’a vendu pour boire, et ensuite tes deux colliers ioniques, qui pesaient chacun deux darikes[1] et que l’armateur Praxias de Chiôs avait fait faire à Ephèse pour toi. Il fallait bien que Chairéas payât ses dettes à ses amis. Ton linge, tes chemises, je n’en parle pas. Nous avons fait une trouvaille ! et nous sommes bien heureuses de l’avoir rencontré !
mousarion
Mais il est beau, il n’a pas de barbe, il me dit qu’il m’aime et se met à pleurer ; et puis il est fils de Dinomaché et de Lachês l’aréopagite, il nous dit qu’il m’épousera et nous donne de grandes espérances, quand seulement le vieux aura fermé l’œil.
la mère, ironique.
Eh bien, Mousarion, lorsqu’il nous faudra des chaussures et que le cordonnier nous demandera une double drachme, nous lui dirons : « Nous n’avons pas d’argent ; accepte de nous quelques… espérances. » Et chez le marchand de farine quand on nous donnera notre note : « Attends, dirons-nous, que Lachês Collyteus soit mort ; nous te payerons après les noces. » Tu ne rougis pas d’être la seule des courtisanes qui n’ait ni boucles d’oreilles, ni collier, ni tunique tarentine ?
mousarion
Pourquoi rougirais-je, mère ? sont-elles plus heureuses ou plus belles que moi ?
la mère
Non, mais elles sont plus intelligentes. Elles savent le métier de courtisane. Elles ne se fient pas aux phrases ni aux petits jeunes gens qui ont des serments sur le bout des lèvres. Toi tu es fidèle, tu aimes Chairéas comme un mari, tu ne te laisses toucher que par lui ; et l’autre jour, quand ce laboureur acharnien vint t’apporter deux cents drachmes, prix du vin que son père l’avait envoyé vendre, il n’avait pas de barbe non plus, celui-là, mais tu t’es moquée de lui et tu as couché avec Chairéas l’Adônis.
mousarion
Quoi, il fallait laisser là Chairéas pour recevoir près de moi ce paysan qui sentait le bouc ? Chairéas a la peau douce comme un petit cochon d’Acharnai[2].
la mère
Soit. C’était un rustre et il sentait mauvais, mais pourquoi n’as-tu pas reçu Antiphôn, le fils de Ménécratès, qui t’offrait cent drachmes ? N’était-il pas beau, homme du monde, et du même âge que Chairéas ?
mousarion
Mais Chairéas dit qu’il nous égorgera tous les deux, s’il me trouve jamais avec lui.
la mère
Combien d’autres menacent de cela ! Et alors tu vas rester sans amants, tu te feras honnête femme, tu ne seras plus courtisane mais prêtresse de la Thesmophore ?… Laissons cela ; c’est aujourd’hui les Alôa[3] ; qu’est-ce qu’il t’a donné pour la fête ?
mousarion
Il n’a rien à lui, petite maman.
la mère
Il est le seul qui ne sache rien tirer de son père en lui envoyant un esclave menteur, ni de sa mère en la menaçant, si cela ne prend pas, de s’engager dans l’infanterie de marine. Il reste assis chez nous, il nous ennuie et non seulement il ne donne rien, mais il ne te laisse rien recevoir de ceux qui donnent. Et toi, crois-tu, Mousarion, que tu auras toujours dix-huit ans, que Chairéas aura toujours les mêmes sentiments pour toi quand il sera riche et que sa mère lui aura trouvé un mariage d’argent ? Est-ce qu’il se souviendra encore des larmes et des baisers et des serments, devant une dot de cinq talents, crois-tu ça ?
mousarion
Il s’en souviendra, lui. La preuve, c’est qu’il ne s’est pas marié. On l’a pressé, on l’a presque forcé, il a refusé.
la mère
Puisse-t-il se faire qu’il n’ait pas menti. Mais je te rappellerai, Mousarion, ce que je te dis là.
  1. 87 grammes.
  2. Bourg de la banlieue d’Athènes.
  3. Fête de Déméter.