Œuvres complètes de Mathurin Régnier/éd. Viollet le Duc, 1853/Satyre I

Texte établi par Viollet le Duc,  (p. 3-11).

SATYRES.

DISCOURS AU ROY [1].

SATYRE I.


Puissant roy des François, astre vivant de Mars,
Dont le juste labeur, surmontant les hazards,
Fait voir par sa vertu que la grandeur de France
Ne pouvoit succomber souz une autre vaillance ;
Vray fils de la valeur de tes pères, qui sont
Ombragez des lauriers qui couronnent leur front,
Et qui, depuis mille ans, indomptables en guerre,
Furent transmis du ciel pour gouverner la terre :
Attendant qu’à ton rang ton courage t’eust mis,
En leur trosne eslevé dessus tes ennemis ;

Jamais autre que toy n’eust, avecque prudence,
Vaincu de ton suject l’ingrate outrecuidance,
Et ne l’eust, comme toy, du danger préservé :
Car estant ce miracle à toy seul reservé,
Comme au Dieu du pays[2] en ses desseins parjures,
Tu faits que tes bontez excedent ses injures.
Or après tant d’exploicts finis heureusement,
Laissant aux cœurs des tiens, comme un vif monument,
Avecque ta valeur ta clémence vivante,
Dedans l’éternité de la race suivante :
Puisse-tu, comme Auguste, admirable en tes faits,
Rouller tes jours heureux en une heureuse paix ;
Ores que la justice icy bas descenduë,
Aux petits comme aux grands par tes mains est renduë ;
Que, sans peur du larron, trafique le marchand ;
Que l’innocent ne tombe aux aguets[3] du meschant ;
Et que de ta couronne, en palmes si fertile,
Le miel abondamment et la manne distile,
Comme des chesnes vieux aux jours du siècle d’or[4],
Qui renaissant sous toy reverdissent encor.

Aujourd’huy que ton fils[5], imitant ton courage,
Nous rend de sa valeur un si grand tesmoignage,
Que, jeune, de ses mains la rage il déconfit,
Estouffant les serpents ainsi qu’Hercule fit[6] ;
Et, domtant la discorde à la gueule sanglante[7],
D’impiété, d’horreur, encore frémissante,
Il luy trousse les bras de meurtres entachez,
De cent chaisnes d’acier sur le dos attachez ;
Sous des monceaux de fer dans ses armes l’enterre,
Et ferme pour jamais le temple de la guerre ;

Faisant voir clairement par ses faits triomphants,
Que les roys et les dieux ne sont jamais enfants.
Si bien que s’eslevant sous ta grandeur prospere,
Génereux héritier d’un si génereux pere,
Comblant[8] les bons d’amour, et les méchans d’effroy,
Il se rend au berceau desia digne de toy[9].
Mais c’est mal contenter mon humeur frénétique,
Passer de la satyre en un panégyrique[10],
Où molement disert, souz un sujet si grand,
Dès le premier essay mon courage se rend.
Aussi plus grand qu’Ænée, et plus vaillant qu’Achille,
Tu surpasses l’esprit d’Homère et de Virgile,
Qui leurs vers à ton los[11] ne peuvent esgaler,
Bien que maistres passez en l’art de bien parler.
Et quand j’esgallerois ma muse à ton merite,
Toute extrême louange est pour toy trop petite :
Ne pouvant le finy joindre l’infinité ;
Et c’est aux mieux disants une témerité
De parler où le ciel discourt par tes oracles,
Et ne se taire pas où parlent tes miracles ;

Où tout le monde entier ne bruit[12] que tes projects,
Où ta bonté discourt au bien de tes sujects,
Où nostre aise et la paix ta vaillance publie ;
Où le discord esteint, et la loy restablie,
Annoncent ta justice ; où le vice abattu
Semble, en ses pleurs, chanter un hymne à ta vertu[13].
Dans le temple de Delphe, où Phœbus on révere,
Phœbus, roy des chansons, et des muses le pere,
Au plus haut de l’autel se voit un laurier sainct,
Qui sa perruque blonde en guirlandes estraint,
Que nul prestre du temple en jeunesse ne touche,
Ny mesme prédisant ne le masche en la bouche :
Chose permise aux vieux, de sainct zele enflamez,
Qui se sont par service en ce lieu confirmez,
Devots à son mistere, et de qui la poictrine
Est pleine de l’ardeur de sa verve divine.
Par ainsi, tout esprit n’est propre à tout suject :
L’œil foible s’esbloüit en un luisant object.
De tout bois, comme on dit, Mercure on ne façonne[14],
Et toute médecine à tout mal n’est pas bonne.
De mesme le laurier et la palme des roys
N’est un arbre où chacun puisse mettre les doigts ;
Joint que ta vertu passe, en loüange féconde,
Tous les roys qui seront et qui furent au monde.
Il se faut reconnoistre, il se faut essayer,

Se sonder, s’exercer, avant que s’employer ;
Comme fait un luiteur[15] entrant dedans l’arène,
Qui, se tordant les bras, tout en soy se démene,
S’alonge, s’accoursit, ses muscles estendant,
Et, ferme sur ses pieds, s’exerce en attendant
Que son ennemy vienne, estimant que la gloire
Jà riante en son cœur luy don’ra[16] la victoire.
Il faut faire de mesme, un œuvre entreprenant,
Juger comme au suject l’esprit est convenant ;
Et quand on se sent ferme, et d’une aisle assez forte,
Laisser aller la plume où la verve l’emporte.
Mais, Sire, c’est un vol bien eslevé pour ceux
Qui, foibles d’exercice et d’esprit paresseux,
Enorgueillis d’audace en leur barbe première,
Chantèrent ta valeur d’une façon grossiere :
Trahissant tes honneurs, avecq’la vanité
D’attenter par ta gloire à l’immortalité[17].
Pour moy plus retenu, la raison m’a faict craindre ;
N’osant suivre un suject où l’on ne peut atteindre,
J’imite les Romains encore jeunes d’ans,
A qui l’on permettoit d’accuser impudans[18]
Les plus vieux de l’estat, de reprendre et de dire

Ce qu’ils pensoient servir pour le bien de l’empire.
Et comme la jeunesse est vive et sans repos,
Sans peur, sans fiction, et libre en ses propos,
Il semble qu’on luy doit permettre davantage.
Aussi que les vertus fleurissent en cet âge,
Qu’on doit laisser meurir sans beaucoup de rigueur,
Afin que tout à l’aise elles prennent vigueur.
C’est ce qui m’a contraint de librement escrire,
Et, sans picquer au vif, me mettre à la satyre,
Où, poussé du caprice, ainsi que d’un grand vent,
Je vais haut dedans l’air quelque fois m’eslevant ;
Et quelque fois aussi, quand la fougue me quite,
Du plus haut au plus bas mon vers se précipite,
Selon que du suject touché diversement,
Les vers à mon discours s’offrent facilement.
Aussi que la satyre[19] est comme une prairie,

Qui n’est belle sinon en sa bisarrerie ;
Et comme un pot pourry[20] des frères mandians,
Elle forme son goust de cent ingredians.
Or, grand roy, dont la gloire en la terre espenduë,
Dans un dessein si haut rend ma muse esperduë,
Ainsi que l’œil humain le soleil ne peut voir,
L’esclat de tes vertus offusque tout sçavoir ;
Si bien que je ne sçay qui me rend plus coulpable,
Ou de dire si peu d’un suject si capable,
Ou la honte que j’ay d’estre si mal apris,
Ou la témerité de l’avoir entrepris.
Mais quoy, par ta bonté, qui toute autre surpasse,
J’espère du pardon, avecque ceste grace
Que tu liras ces vers, où jeune je m’esbas
Pour esgayer ma force ; ainsi qu’en ces combas
De fleurets on s’exerce, et dans une barriere
Aux pages l’on reveille une adresse guerriere,
Follement courageuse, afin qu’en passe-temps
Un labeur vertueux anime leur printemps,
Que leur corps se desnouë, et se desangourdisse,
Pour estre plus adroits à te faire service.
Aussi je fais de mesme en ces caprices fous :
Je sonde ma portée et me taste le pous,
Afin que s’il advient, comme un jour je l’espere,
Que Parnasse m’adopte[21] et se dise mon pere,

Emporté de ta gloire et de tes faits guerriers,
Je plante mon lierre au pied de tes lauriers[22].


  1. Ce Discours, adressé à Henri IV, et composé après l’entière extinction de la Ligue, n’est pas le premier ouvrage de Regnier : il avoit déjà fait quelques satires, comme il le dit lui-même dans la suite. Mais, à l’imitation de La Fresnaye-Vauquelin, qui avoit adressé à Henri II la première de ses satires, Regnier voulut faire précéder les siennes d’un Discours au roy ; et Boileau suivit l’exemple de ses devanciers.
  2. Comme au Dieu du pays....] Ce vers forme une amphibologie que Regnier eût évitée s’il eût mis (vers 12) vaincu de tes sujets au lieu de vaincu de ton sujet, en construisant sa phrase de cette manière :
    Jamais autre que toy n’eust avecque prudence,
    Vaincu de tes sujets l’Ingrate outrecuidance,
    Ne les eust, comme toy, du danger préservé :
    Car étant ce miracle à toy seul réservé,
    Comme au Dieu du pays, en leurs desseins parjures,
    Tu fais que tes bontés excédent leurs injures.
  3. Aguets, vieux mot qui signifioit embûches ; d’où vient le terme de guet-appens, formé de l’ancienne expression aguet-appensé.. On dit encore être aux aguets, pour guetter.
  4. Comme des chesnes vieux.]
    Et duræ quercus sudabunt roscida mella,
    Virg., égl., IV.
  5. Le Dauphin, qui fut ensuite le roi Louis XIII, né à Fontainebleau, le 27 septembre 1601.
  6. Cette fable est racontée de diverses manières par les mythologues. Selon Apollodore, ce fut Amphitryon lui-même qui, pour reconnaître son véritable fils entre les deux enfants jumeaux que lui avoit donnés Alcmène, fit porter deux serpents dans leur berceau. L’opinion la plus commune, cependant, est que ce fut Junon qui, par haine pour Alcmène, suscita ces deux monstres, victimes du jeune courage d’Hercule. Théocrite a composé sur ce sujet une idylle admirable ; c’est sa vingt-quatrième.
  7. Et domtant le Discorde....] La naissance du Dauphin apaisa les troubles, en étouffant les projets auxquels la stérilité de Marguerite de Valois, première femme d’Henri IV, avoit donné lieu.
    Ce sera vous qui de nos villes
    Ferez la beauté refleurir,
    Vous qui de nos haines civiles
    Ferez la racine mourir ;
    Et par vous la paix assurée
    N’aura pas la courte durée
    Qu’esperent infidellement,
    Non lassez de notre souffrance,
    Ces François, qui n’ont de la France
    Que la langue et l’habillement.
    Par vous un Daufin nous va naître, etc.
    C’est la prédiction que Malherbe faisoit dans une ode qu’il présenta, en 1600, à Marie de Médicis, quand elle vint en France épouser Henri-le-Grand.
  8. On comble d’amour, de biens, mais non d’effroi. Combler ne s’emploie aujourd’hui que favorablement.
  9. Il se rend au berceau desja digne de toy.]
    Tene ferunt geminos pressisse tenaciter angues,
    Cum tener in cunis jam Jove dignus eras ?
    Ovid. in Deianirâ.
    ....... Manibus suis Tyrinthius angues
    Pressit, et in cunis jam Jove dignus erat.
    Idem.

    Dès que le Dauphin fut né, Henri IV mit son épée à la main du jeune prince, pour le service de l’église, dit-il, et pour le bien de l’état.

  10. Ce vers fait connoître que l’auteur avoit déjà composé des satires avant ce discours.
  11. Los, louange, éloge : du latin laus.
  12. Bruire est un verbe neutre qui n’a point de régime ; cependant il est employé ici comme actif.
  13. Semble en ses pleurs chanter un hymne à la vertu.] La Rochefoucauld, auteur des Maximes morales, a dit que l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu. Maxime 223.
  14. Ancien proverbe dont Pythagore est l’inventeur, selon Apulée, dans sa première apologie. Les Latins avoient emprunté ce proverbe : Non è quovis ligno Mercurius fingi potest. Voyez Érasme, dans ses Adages, chil. 2, cent. 5, adag. 47
  15. Luiteur… Aujourd’hui on dit lutteur et lutte.
  16. pour déjà ; don’ra pour donnera, par syncope. Cette licence que prenoient nos anciens poëtes est à regretter aujourd’hui ; elle donnoit au vers françois une vivacité et une concision qui lui manquent trop souvent.
  17. Avecq’ la vanité D’attenter par ta gloire à l’immortalité.] Boileau s’est emparé de cette idée en en affaiblissant l’expression, à notre gré, par ces vers :
    Et mêle, en se louant soi-même à tout propos,
    Les louanges d’un fat à celles d’un héros.
  18. Lenglet-Dufresnoy dit qu’impudans est là pour impudemment, hardiment. Il se trompe : impudans est un adjectif qui se rapporte à jeunes Romains, et non pas un adverbe. C’est ainsi que Ronsard a dit :
    . . . . . . . . . . Et la terre commune,
    Sans semer ni planter, bonne mère, apportoit
    Le fruit, etc.
    et que Regnier lui-même dit plus loin, satire ii vers 28 :
    Et que ces rimasseurs . . . . . . . . . .
    N’approuvent impuissans, une fausse semence.
  19. Aussi que la satyre…] Par ce vers et les trois suivants, Regnier a prétendu vraisemblablement désigner la satire des Grecs, qui consistoit, ainsi que nous l’avons dit, dans l’alliance du grave avec le bouffon, car la satire romaine, dont Lucilius fut l’inventeur, est un poëme railleur ou piquant, composé pour critiquer les ouvrages ou pour reprendre les mœurs. « Satira dicitur carmen apud Romanos nunc quidem maledicum, et ad carpenda hominum vitia archææ comœdiæ caractere compositum, quales scripserunt Lucilius et Horatius et Persius. Sed olim carmen, quod ex variis poematibus constat, satyra vocabatur, quales scripserunt Pacuvius et Ennius. » Diomed. ex lib. iii Grammat.
  20. Pot pourry… Mélange de viandes et de légumes divers. En espagnol, olla podrida.
  21. Que Parnasse m’adopte…] Cette version est celle de l’édition de 1608. Celles de 1612 et 1613 portent : Que Parnasse m’adore. Quoique faites pendant la vie de l’auteur, nous regardons ce changement comme une faute plutôt que comme une correction.
  22. Ménage a ainsi déguisé ce vers charmant, pour l’insérer dans son églogue à la reine Christine :
    Rampe notre lierre au pied de tes lauriers.
    ce qui lui a été reproché par Gilles Boileau, dans son Avis à Ménage.